[7 décembre 1597] Aperta Inquisitio [Terminé]

Il était encore tôt ce matin quand on annonça à l'huissier qu'un personnage important se présentait aux bureaux de la prévôté. L'homme se signa en entendant son identité : le cardinal Matthieu Cassin. Il avait déjà entendu parler de l'ecclésiastique et connaissait son rigorisme dont Monbrina aurait actuellement grand besoin. Il savait aussi que l'éminent personnage revenait fraîchement du siège du Vatican. Quelle affaire pouvait-elle bien l'amener en ces murs ?
Quand on ouvrit la porte au sieur vêtu de pourpre, le secrétaire abaissa le buste et le salua avec toute la déférence qui s'imposait :

-- Votre Éminence. Bienvenue à vous céans. Que pouvons-nous faire pour vous ? (Un temps, laissant au cardinal le soin d'approcher, de s'installer sur le fauteuil qu'on lui présentait) Votre séjour à Rome a-t-il été bon ?

Matthieu s'était levé tôt et, après un bon petit-déjeuner, s'était dirigé d'un pas déterminé vers sa destination. Il avait laissé quartier libre à Alexandre, officiellement car il l'avait bien servi la veille mais avant tout afin de pouvoir se montrer discret et pour ne pas lui dévoiler tout le contenu de son enquête. Il savait peut-être faire la tisane mais il était bavard comme une pie et on lui avait même rapporté qu'il avait dénoncé des esclaves par excès de zèle. Il soupira. Ce garçon n'avait pas vraiment de bon sens... Enfin bref...

Il arriva à la prévôté en bombant le torse, avec toute sa haute stature dont il était si fier, même s'il restait bien plus petit que Joseph. Il apprécia la révérence avec laquelle le secrétaire l'accueillait et hocha la tête.

- Je vous remercie de bien vouloir me recevoir.

Il s'installa avec lenteur sur le fauteuil et répondit tout d'abord la deuxième question.

- Fort bien, je vous en remercie. C'est toujours un honneur d'aller au Saint Siège recevoir les ordres de Sa Sainteté.

Il lissa ensuite sa robe et prit un air grave.

- Ainsi que vous le savez,Sa Sainteté souhaite que l'Empire de Monbrina prospère comme enfant de l’Église et dans ce but, je suis venu à Braktenn pour débarrasser les habitants du démon qui pourrait les poursuivre. Or, j'ai entendu récemment des rumeurs : il y aurait des sorciers et d'autres serviteurs du Malin dans nos rues et c'est inacceptable ! Voilà pourquoi je viens vers vous dans le but de m'enquérir des principaux cas de troubles-fêtes, afin de pouvoir les attraper, les poursuivre au tribunal et les purifier par les flammes.

En réalité, Matthieu avait un cas très précis en tête, un certain empoisonneur boiteux, affublé de deux horribles appendices pour soutenir ses jambes consumées par le mal qui se serait tout récemment évanoui dans la nature. Si seulement il le tenait, alors il tiendrait aussi sa preuve, et, cette fois, le roi ne pourrait pas le contredire.

L'homme acquiesça poliment, satisfait d'entendre que par l'entremise de Matthieu, l'Empire monbrinien continuait de recevoir les saintes directives du Vatican. La conversation prit un tour grave lorsqu'il fut question du motif de sa présence matinale à la prévôté. Des démons. Des sorciers avaient apparemment fait parler d'eux. Intéressant... et inquiétant. Il fallait ne pas tarder à mettre les autorités sur le coup si tel était le cas.

-- Oh, malheureusement, Votre Éminence, les trouble-fêtes sont bien nombreux et il en est toujours un certain nombre pour échapper aux forces de l'ordre malgré tous les moyens que nous déployons, soupira le secrétaire.

Le dossier des avis de recherche était important. Et encore ! Des serviteurs du Malin pouvaient aussi sévir ailleurs sans avoir été encore enregistrés. Le secrétaire jugea donc vain de présenter au Cardinal la liste entière des individus actuellement recherchés. Il lui fallait des indications supplémentaires.

-- Nous pourrons sans aucun doute déjà mieux cerner les suspects avec des précisions. Avez-vous en tête des faits particuliers ? Un témoignage ? Soupçonnez-vous quelqu'un de précis ?

Il ouvrit son cahier, gorgea sa plume d'encre et se prépara à prendre en notes les dépositions de l'ecclésiastique. Il ne venait certainement pas avec de telles paroles en bouche s'il ne disposait pas d'une histoire spécifique ayant déclenché sa venue.

Matthieu appréciait de voir le respect dans les yeux de son interlocuteur. Au moins, cette fois, il était bien reçu... Il releva encore un peu le menton et plissa les yeux aux dires de l'homme. Oui, il s'en doutait. Mais cette fois, il fallait frapper fort, marquer les esprits pour les dissuader de se détourner de Dieu.

- Je comprends, mon fils. Mais désormais, je suis aussi là pour éradiquer ces hérétiques.

Fort de la confiance du Pape, il croyait en sa mission. Il réussirait et affirmerait ainsi l'autorité du Saint Siège. Cette fois, le roi ne saurait le repousser. Matthieu hocha la tête lorsque le brave homme lui demanda des précisions. Il était temps d'entrer dans le vif du sujet.

- Oui... J'ai entendu parler d'un sorcier, un maléfique empoisonneur infirme qui aurait sévit dans la forêt avant de mystérieusement disparaître. Mais j'ai entendu dire qu'il aurait été vu en ville, que certaines personnes auraient malheureusement subi sa malédiction. Je voulais savoir ce que vous en saviez, si vous aviez plus de précision.

La description fournie par le cardinal ne disait rien qui vaille. Le secrétaire fronça les sourcils, passa un doigt sur sa tempe plissée, avant de se lever pour aller chercher la pile des avis de recherche du moment. Un infirme mystérieusement disparu récemment... le commis songea de suite à un profil susceptible de correspondre. Après qu'il eut prospecté un certain nombre de descriptifs et affiches, il en tira une, revint s'asseoir au bureau et la soumit à l'ecclésiastique. Le document présentait un homme robuste, équipé d'attelles de fer et de béquilles, cheveux bruns tressés et regard très bleu.

-- Se pourrait-il que ce soit lui ? Nous recherchons depuis quelques temps cet invalide et ce que nous en savons recoupe en partie votre témoignage. (Un temps) Il s'appelle Hyriel. Il officiait en ville comme écrivain public avant de se volatiliser. Nous n'avons pas connaissance d'un nom de famille, il semble que ce soit un personnage assez mystérieux. Il se trouve dans le dossier de la prévôté pour une bête histoire de fausse identité... mais dois-je comprendre qu'il faille ajouter la sorcellerie à ses charges ? (Il se cale contre le dossier de son siège et poursuit, après que le cardinal ait parlé de malédiction : ) C'est étrange, je me rappelle justement d'une rumeur qui a circulé fin septembre et courant octobre aux alentours du marché aux esclaves de Monsieur Greeglocks... Elles prétendaient qu'un infirme aurait maudit le comte Prosper de Monthoux.

Le secrétaire se pencha, ouvrit un tiroir de son meuble de travail et en tira un épais cahier qu'il prospecta quelques instants, non sans avoir au préalable présenté ses excuses à l'ecclésiastique pour la petite interruption. Au fil des pages défilaient des dizaines de "on-dit", de témoignages, de bribes de suspicions, consignées dans l'éventualité de futures affaires. En parcourant ses dates, l'homme retrouva ce qui concernait ces rumeurs de malédiction. Il acheva :

-- Ah ! Voilà. Oui... C'était le jour où Monsieur Greeglocks procédait à la revente de toutes les esclaves prostituées du Lupanar de la ville. Quelques badauds ont rapporté la présence de cet infirme et son intérêt particulier d'une part pour le comte, et d'autre part pour les transactions qui se jouaient alors sur l'estrade.

Matthieu laissa son interlocuteur chercher. Il semblait tenir quelque chose. Il se pencha un peu en avant et regarda avec attention. Matthieu hocha lentement la tête. Il tapota la feuille.

- Oui, il me semble que c'est bien cela.

Il prêta une oreille attentive à la suite et plissa les yeux.

- Je vois... Il avait donc une couverture.

Il se redressa sur sa chaise.

- En effet, je suis persuadé que nous avons là un adorateur de Satan.

Il haussa un sourcil à la suite. c'était bien ce qu'il lui semblait avoir entendu. C'était formidable, tout venait à lui bien facilement ! Le Seigneur veillait sans doute bien à sa quête. Il réussirait, il en était désormais persuadé. Il leva la main à ses excuses pour lui signifier qu'il pouvait faire toutes les recherches qu'il voulait. il garda un oeil sur les pages qui défilaient et hocha la tête, avec un air très sérieux.

- Je vois... Ainsi donc, le sieur Greeglocks a-t-il vu également quelque chose ? Serait-il possible de le rencontrer et de l'interroger et de faire de même avec les éventuels témoins ?

Le portrait de l'infirme suspect éveilla aussitôt l'intérêt du cardinal. Apparemment, il pouvait tout à fait correspondre à l'ensorceleur qu'il avait dans le collimateur. Le secrétaire acquiesça à la déduction de Matthieu Cassin quant à la couverture du suspect.

-- Effectivement, il n'est pas rare que ces suppôts du diable cultivent la double identité et sévissent sous le couvert d'une autre profession. Ou bien d'une apparente docilité. (Puis, concernant Greeglocks) Je pense, oui, que la première étape de l'enquête va être de rendre visite au marchand d'esclaves. Il nous faut son témoignage direct. Puis une petite intervention au Lupanar apparaît elle aussi comme une piste non négligeable, à mon sens : ce n'est sans doute pas un hasard si l'estropié était présent à la vente le jour où l'on négociait toutes ces catins. Qu'en pensez-vous, Votre Éminence ? J'ai bien conscience qu'il sera pour vous pénible d'aller traquer le démon dans ce lieu de perdition qu'est la maison-close... mais tout porte à croire que notre investigation l'exige.

Matthieu ne put qu'approuver les sages paroles du secrétaire. En effet, malheureusement, les couvertures permettaient à bon nombre de ces cloportes de s'échapper et de se terrer dans leurs trous. Il considéra ensuite sa proposition en lissant sa barbe naissante.

- En effet, ce sera plus sage.

L'option suivante le fit ouvrir les yeux, cependant, il était déterminé. Il s'appuya sur la table avec ses mains, le regard assuré.

- Ce sera peut-être difficile, mais si c'est essentiel à l'enquête, je me dois de le faire. Il est de mon devoir d'attraper ce sorcier et de le livre à la justice de Dieu. Et qui sait, peut-être pourrais-je apporter un peu de lumière dans ce lieu de perdition et remettre les filles perdues de cet établissement sur le droit chemin.

Le secrétaire et Son Éminence tombaient manifestement d'accord. Le commis prépara un nouveau document et commença à rédiger la demande officielle de dépôt de plainte. Tandis que la plume véloce crissait sur le papier, il notifia :

-- Nous allons tout mettre en œuvre pour la capture de cet invalide et nous verrons bien de quoi il est coupable ou non. (Un temps) Ainsi donc, avec votre accord, nous allons pouvoir remonter ce qui semble avoir été son chemin. D'abord, la maison-close. Ensuite, une petite convocation du sieur Greeglocks ici-même pour enregistrer son témoignage. Si vous voulez bien être présent à son audition ?

Il cessa un instant sa rédaction, carra les épaules et soupira :

-- Comme vous le dites, aussi pénible que soit cet office, il ne sera pas une mauvaise chose que d'aller ramener un peu de morale dans le Lupanar. Nos agents y avaient déjà mené une grosse saisie à la mi-septembre, sous le commandement du seigneur de Frenn... mais apparemment il faut recommencer, puisqu'en l'espace de trois mois il semble que ce sorcier y ait eu des implications. (Il acheva sa rédaction) On n'inspecte jamais assez ces lieux de perdition !

Enfin, il tendit au cardinal un feuillet ainsi rempli et lui demanda :

-- Votre Éminence peut lire le détail de l'enregistrement de sa plainte. Si tout vous convient, nous n'attendons que votre signature pour lancer officiellement les procédures. Et nous rendre, demain, avec vous au Lupanar. Vingt-quatre heures nous sont suffisantes pour mobiliser les effectifs nécessaires à une fouille détaillée du lieu et à des interrogatoires sur place.

Dépôt de plainte et demande d'ouverture d'enquête

Plaignant : Son Éminence le Cardinal Matthieu Cassin
Prévenu : Hyriel _________
Motif : Suspicion de faits de sorcellerie, commerces douteux en la cité et au Lupanar.
Autres à préciser : Cette inquisition sera menée par le bras séculier, en coopération avec le bon secours de l'Eglise et le Cardinal Cassin, missionné par Sa Sainteté et spécialiste en démonologie.

Signature du plaignant

Une fois que toutes les formalités seront réglées, le secrétaire se lèvera pour serrer la main du Cardinal, lui adresser une révérence et le raccompagner à l'entrée. Ils se reverraient dès le lendemain, accompagné d'un détachement de brigadiers, pour mener la prochaine étape de l'enquête en les murs du Lupanar.

Matthieu suit la plume du secrétaire, presque impatient. Il tient bientôt son coupable...

- Parfait. Je ne doute pas que cela se fera vite avec votre aide. Et bien sûr, j'assisterai à tout ce qui est nécessaire pour apporter mon aide.

Il hocha ensuite la tête et se mit en intense réflexion.

- Je vois. Il est déjà bon que nos supérieurs mettent un peu d'ordre dans tout cela mais malheureusement, il faut toujours y revenir, vous avez bien raison... (soupir) C'est bien malheureux... mais j'espère que je saurais, comme vous le dites, apporter un peu de lumière en ces lieux.

Il saisit alors le papier, presque avec avidité et lut avec satisfaction.

- C'est parfait. Je vous retrouverai donc demain

Il apposa immédiatement sa signature d'un trait élégant, déterminé. Il sourit en serrant la main au secrétaire L'enquête était désormais en marche