Les cachots

Tristan venait de danser une petite heure sur le parvis et de ramasser ainsi quelques piécettes pour ses prochains repas. Sur le chemin du retour, alors qu'il voulait rejoindre la taverne où Lénius et lui se donnaient rendez-vous, il fut arrêté par un sifflement aigu. Il cessa de rouler, tendit l'oreille.
Le bruit venait des cachots. L'invalide se trouvait en effet juste à côté de la prévôté, qu'il longeait. Il ne devait pas traîner, avant que de se faire repérer par un garde. Comme le prisonnier sifflait une seconde fois, Tristan murmura en retour, juste assez fort pour espérer n'être entendu que du captif :


-- Oui ?

Le cœur du jeune homme bondit dans sa poitrine, heureux que quelqu'un lui réponde. Tournant la tête vers la porte, il vérifia qu'aucun garde ne l'observait puis regarda celui qui avait répondu à son appel. Il sourit. Tristan !

"Tu es décidément un véritable sauveur !"

Il saisit son morceau de parchemin plié en quatre et lui glissa entre les barreaux.

'Peux-tu conduire ça à qui tu sais à la rue Sourde, s'il te plait ? C'est une information importante qui saura lui être utile."

Tristan lui sourit, avec quelque chose de charmeur mais de piquant dans cette expression. Il ne saisit pas immédiatement le papier, en reconnaissant Alexandre : le danseur n'avait pas oublié leur dernière rencontre et son tissu de mensonges. Certes, pour se protéger sans doute -- ainsi que Lucrezia, mais il était tout de même bon de lui signifier qu'il n'était pas le dernier des imbéciles.


-- Des ennuis, M'sieur le professeur d'histoire ? Mensonges sur son parcours professionnel p'têt' ?


Sa voix se fit aussitôt moins piquante cependant, et il ne laissa pas mariner davantage le pauvre jeune hommes. Tristan s'agrippa au mur, se dressa un peu tant bien que mal hors de son fauteuil, sur ses jambes tremblantes. Il put ainsi atteindre enfin la lucarne à barreaux et saisir le petit morceau de papier. Aussitôt, il retomba, épuisé, sur son siège.


-- Ce s'ra fait. J'espère qu'tu sortiras d'là.


Il aurait bien demandé quelle mésaventure l'avait conduit derrière les barreaux, mais le temps pressait et un garde pouvait surgir d'un moment à l'autre. Il s'éloigna.

A la réplique de Tristan qui avait démonté son mensonge et découvert sas doute sa réelle identité, Alexandre tressaillit et manqua de perdre l'équilibre. Il se raccrocha in extremis puis baissa la tête.

"Je... je suis désolé, c'est que... Je voulais pas vous attirer d'ennuis, ni à vous, ni à moi, ni elle. enfin voilà. Pardon."

Il observa, la mine basse, Tristan prendre le parchemin. Pourvu que son amie la reçoive et sache en faire bon usage.

"Merci. T'inquiète... c'est pas trop grave, je pense."

Quelques heures s'étaient écoulées. La porte de la prison se déverrouilla dans un bruit sec, grinça, et un des soldats parut. Il ordonna à Alexandre de se lever et de le suivre.


-- Allez, dehors. Le Père Thierry est là.

Un groupe de soldats sortit de la prévôté pour se charger du convoi mené par le seigneur de Frenn. Ils ouvrirent les portes de la fourgonnette et les hommes pressés firent sortir non sans rudesse les deux garçons. Il fallut porter le fauteuil de Tristan sur la terre ferme et tirer Alexandre en dehors de la voiture. Les agents leur adressèrent à peine un regard, pris qu'ils étaient dans les différentes affaires à gérer. Leurs mains fermes les menèrent seulement jusqu'à l'un des cachots où on les enferma sans ménagement. Dans les prisons voisines se trouvaient les concernés par les affaires du moment : un voleur, un esclave en fuite et deux prostituées qui exerçaient sans être rattachées à aucune maison-close.
En apercevant Alexandre, un des agents le reconnut et railla, avec un fond de peine au milieu de la pointe :

-- Encore toi ?!

Tristan se renferma et plongea dans ses pensées pour ne rien laisser paraître, tandis que les commis les tiraient brutalement du fourgon. Il glissa un regard de soutien à Alexandre puis, passant devant les cachots, observa avec peine les autres malheureux enfermés dans les prisons voisines. Enfin, on poussa le garçon dans leur cellule et il entendit un des employés s'adresser à Alexandre, pour lui rappeler avec ironie sa précédente incarcération. Tristan soupira discrètement.

Fataliste, Alexandre se laissa prendre et emmener sans chercher à se débattre ou à fuir. Il retrouva sans aucun plaisir ces cahots et les ombres qui y rôdaient. Au moins, cette fois, Tristan serait là pour tenir compagnie et éviter l'angoisse d'être trop forte. Et puis, il y avait la pensée de son père. La dernière fois, il croyait seul, perdu... Aujourd’hui, il savait que son père tenterait tout pour lui.

Soudain, un des gardes l'apostropha et lui adressa une moquerie. Le sang orgueilleux de sa race s'éveilla. Un rictus mauvais se dessina au même moment. Il redressa la tête et toisa l'homme, ayant à cet instant une expression fortement similaire à celle du père Thierry.

"Que voulez-vous, mon bon monsieur, je trouvais vos soins ici... excellents ! Pour tout dire, je me languissais même de cet endroit et de votre compagnie. A ce sujet, serait-il possible de réserver un quelconque abonnement ? Que voulez-vous, J'apprécie tant ces épreuves."

L'intonation était étonnamment cynique, à la limite de l'insolence.

Tristan haussa un sourcil et serra les dents à la nouvelle saillie de son ami, certes amusante mais qui allait encore attirer des ennuis. Il était bien le fils de son père ! Si un des soldats pouffa à la plaisanterie -- au moins, ce prisonnier avait de l'humour -- deux autres s'emparèrent d'Alexandre et un collègue éleva le bras. Pris par un élan instinctif, Tristan poussa les roues de son fauteuil pour tenter de s'interposer et adressa un regard implorant aux commis. Dans une tentative inconsciente uniquement due à ses nerfs à vif, le garçon porta même sa main à l'encontre de celle du soldat. Geste stupide aussitôt réprimandé : Tristan fut poussé sur le côté et une claque sonore fera valdinguer la tête d'Alexandre.

-- Eh bien je ne doute pas que Monsieur le juge saura te faire passer cette insolence par ses excellents soins, comme tu dis, piaffa l'agent.

Il considéra plus longuement Alexandre. Ce visage et l'air insolent qu'il avait eu lui rappelèrent sans mal les traits du père d'Anjou. Voilà donc pourquoi le prêtre défendait tellement ce garçon... A cette pensée, l'homme retint un petit rire sec mais son regard sur Alexandre parla pour lui. D'un signe, il commanda aux autres hommes de lâcher le garçon. Il regarda Tristan et ordonna :

-- Celui-ci est impulsif. Les menottes. (à Alexandre : ) Gare à ta langue, toi.

Une fois Tristan ferré au mur, le groupe sortit de la cellule et verrouilla la grille. Toute la scène avait été suivie par les deux prostituées et l'esclave enfermés dans les prisons voisines. Ils fixaient encore les deux garçons après le départ des commis.

Grisé par sa provocation, Alexandre remarqua à peine l'agitation de Tristan pour tenter vainement de le protéger. De son regard pétri par l'insolence, il fixait le soldat avec un certain amusement. Brusquement, une gifle s'abattit et l'envoya sur le pavé. Ses béquilles tombèrent en même temps. Face à la douleur qui lui venait, l'humeur orgueilleuse se retira peu à peu. Il baissa la tête et s'apprêta à s'excuser quand un des soldats se mit à le fixer avec une certaine insistance. Au départ, il ne comprit pas. Néanmoins, à sa manière de le dévisager, à son expression, le jeune homme finit par comprendre et une légère insolence revint.

"Eh oui ! J'ai un puissant protecteur avec moi ! C'est pourquoi je peux me permettre... quelques excès. Avec un père tel que le mien, il ne m'arrivera rien !"

Il laissa éclater un rire franc face à la suite de sa nouvelle provocation. La révélation était-elle un risque ? Non, hier, son père avait avoué leur secret au seigneur de Frenn et il serait certainement utilisé au procès. Il préférait ainsi manifester toute sa confiance au point de paraître suffisant et prétentieux.

Finalement, les soldats les jettèrent en cellule et Alexandre remarqua à cet instant son ami ferré au mur. Cette vision chassa immédiatement l'orgueil et le fit renouer avec la honte. Penaud, il bredouilla :

"Pardon.. j'ai encore montré que la pomme ne tombait jamais loin de l'arbre."

Les poignets serrés dans les lourdes attaches, Tristan se plaqua contre le mur le plus confortablement qu'il put et suivit d'un œil colérique la suite de la scène. Alexandre ne comprenait-il pas que, quelles que soit le poids de son protecteur, il alourdissait les charges contre lui ? Et que son père devrait décupler d'efforts !
Quand les gardes furent sortis et que le garçon présenta ses excuses, Tristan ne répondit pas immédiatement. Après quelques secondes, sa petite voix siffla :

-- J'peux savoir combien de trucs t'as encore prévu de faire pour nous attirer des ennuis ?

En vérité, lui aussi avait eu un geste idiot, fort aidé par l’extrême tension et la mauvaise nuit qu'il avait passée. Aussi poussa-t-il un soupir à peine ses mots achevés.

Le ton agressif de Tristan agaça Alexandre et lui fit oublier sa culpabilité ressentie vis-à-vis de la stupidité insolente de sa provocation. D'une voix forte, il proclama :

"Et alors ? Je fais comme je veux ! T'avais qu'à pas traîner avec moi si tu voulais pas d'ennuis ! Tu l'as bien vu la première fois que j'avais pas de bonnes fréquentations, non ? Ou alors t'es bête, c'est ça ? Remarque, ouais, ça doit être ça ! Tellement bête que t'as passé mon message à l'autre pute alors que j'étais dans une cellule comme celle-là ! Faut vraiment pas être très intelligent !"

Tristan écarquilla les yeux. Voilà qu'il l'accusait d'être resté avec lui malgré ses ennuis, et d'avoir porté un mot dont il n'avait même pas été en capacité de lire le contenu ! Il ne l'avait transmis que par amitié. Et maintenant, comme Alexandre clamait cela bien fort, il fournissait aux surveillants une nouvelle preuve d'actes illégaux de leur part à tous les deux : des messages clandestins passés depuis la prison ! Tristan resta consterné. Il ne put que cracher un :

-- C'est ça, ouais. Va te faire foutre.

"Et toi, va bien te faire foutre toi aussi !"

Débordé par les émotions que la colères faisait naitre en lui, Alexandre ne réfléchissait plus au sens de ses paroles et de ses actions. Seule une agressivité manifeste le dominait vis-à-vis de celui l'ayant attaqué de ces accusations haineuses. Il tourna le dos, se prostrant sur lui-même pour se couper de toute relation. Entre ses dents, il marmonnait quelques mots incompréhensibles.

Tristan poussa un souffle sec par le nez. Ses yeux flambèrent de colère à la réplique d'Alexandre, avant qu'il ne le vit se ramasser dans son coin. Le garçon pour sa part expira lentement, espérant se calmer et faire taire ses angoisses. Ses mains tentaient de se détendre autant que possible entre les menottes.

A l'autre bout de la cellule, une des prostituées enfermées dans la prison voisine chuchota à Alexandre, compatissante, surtout après leur brève dispute :

-- Vous-êtres là pour quoi tous les deux ?

l'interpellation de la prostituée arracha Alexandre à sa colère. Il tourna la tête et observa la femme recluse elle aussi. Pourquoi était-il là ? Que répondre ? Il ne fallait pas trop en dire au risque que leurs geôliers les entendent.

"Des broutilles. Une intrusion dans un château, tout ça pour un idiot qui ne le mérite même pas, tiens ! J'aurai dû écouter mon père, pardi, il me disait de pas y aller !"

Cette fois-ci, c'en était trop. Tristan s'enroula sur lui-même, le front posé sur ses jambes recroquevillées. Il pleurait en silence, la tête cachée de telle sorte que personne ne le vît.

La femme soupira à ce que lui confiait Alexandre. Elle ne voulait pas se mêler de leur dispute, mais eut de la peine pour ce qui risquait d'attendre les garçons après ce petit délit. Des seigneurs faisaient des fois pendre pour encore moins que ça... Un lièvre chassé dans leur forêt. Un impayé. Pourvu que celui qui avait envoyé là ces deux prisonniers se montre plus raisonnable.

-- Ah... Merde... parvint-elle seulement à dire sans oser poser davantage de questions déplacées. J'm'en va prier pour vous deux, mon gars.
-- Vous êtes dans le même pétrin c'est con de vous chamailler, murmura l'esclave à côté. Veillez l'un sur l'autre. Vous, vous êtes pas seuls au monde chaucun d'votre côté.

Alexandre ne croyait pas trop en la force des prières pour régler leur sort. Tout reposait entre les mains de son père et si celui-ci se loupait... Si le seigneur de Frenn se montrait plus fort... Il frissonna à cette pensée quand l'esclave prononça ces paroles qui lui firent tourner la tête vers Tristan. Les bras menottés au mur, écartés en croix, le petit infirme ressemblait à l'infortuné Jésus. Cette vision le fit faiblir. Il s'apprêta à parler quand les mots butèrent dans sa bouche. A ce moment, Tristan devait le détester pour ces mauvaises paroles, pour son comportement, c'était ce qu'il y avait de mieux pour lui.

Se détournant de Tristan, il répondit sèchement :

"Je m'en moque. Ce gars m'énerve, m'agace. Il est responsable de toute cette merde."

Le jeune homme s'en voulait maintenant de prononcer de si dures accusations mais cela aiderait Tristan à le détester encore plus fort. Tout à l'heure, au procès, il le laisserait s'enfoncer et il pourrait être chargé de tous les crimes. Tristan serait ainsi épargné. Tout serait pour le mieux.

Les deux autres prisonniers étaient loin, Tristan ne les avait pas bien entendus. Les nouvelles proférations d'Alexandre, elles, l'atteignirent de plein fouet. Entre deux sanglots, sous le coup de la colère il releva légèrement la tête ; le temps d'un petit crachat au sol bien assez éloquent. Pourtant, une infime part de lui-même lui soufflait que le fils Bellanger ne pouvait être aussi cruel, malgré la terreur et la perte de moyens occasionnées par l'approche du procès. Complètement perdu, Tristan enterra derechef la tête entre ses jambes ramenées contre son torse.

Dans l'autre cellule, l'esclave en fuite grogna dans sa barbe, agacé par ces gamineries. Il s'écarta, retournant à ses pensées et à son sombre mutisme. Les deux femmes se rapprochèrent l'une de l'autre après un coup d’œil blasé aux deux garçons.

Au crachat qui s'écrasa au sol, le cœur d'Alexandre fut meurtri. Voilà qui était manifestement clair : son seul et unique ami le détestait. Des larmes menacèrent de couler. Il serra les poings. Ne pas pleurer. Ne pas dévoiler ses véritables sentiments. Cette comédie devait empêcher Tristan de continuer à s'exposer. De cette manière, il le laisserait s'exposer tout à l'heure et ne le défendrait plus.

Afin de ne pas percevoir la silhouette du petit infirme, Alexandre se mit difficilement debout, accroché à ses béquilles et traversa la cellule d'un pas morne. Il posa ses béquilles contre la paroi et attrapa les barreaux entre ses mains. La rue lui parvenait difficilement.

"Papa...."

Le cœur brisé par cette comédie sinistre, il songeait à son père si habile pour le mensonge, pour travestir la réalité et ses sentiments. Il auarit voulu avoir cette force en ce moment et ne pas se sentir aussi faible. Pour Tristan. Pour protéger Tristan.

" Papa.... Aide-moi, papa."

Au milieu de la buée, les yeux rougis de Tristan suivirent la marche abattue d'Alexandre jusqu'aux barreaux donnant sur le dehors. Il n'entendit pas ce que marmonnait le jeune homme et tentait simplement de laisser sa colère redescendre. Ne restait plus qu'à attendre le sort qui leur serait fait, sans chercher plus loin pour le moment.

Le relent nauséeux tira le garçon de ses pensées et l'odeur rance lui attrapa les narines. Il découvrit Alexandre effondré, une flaque de vomi à côté de lui. Les soubresauts du corps fragile et ses gestes houleux portèrent Tristan à un mouvement en avant. Alors seulement, il se rappela de ses mains attachées. Son cœur accéléra et malgré la dispute, il s'inquiéta pour le fils Bellanger. Le voir perdre connaissance ou tomber très malade l'inquiéta. Tristan laissa de côté sa colère et appela les geôliers :

-- A l'aide ! Ici, s'y vous plaît !

Il fallait s'assurer de la santé du garçon et éponger l'infecte senteur qui se répandait dans la cellule et les voisines. Une des femmes et le voleur cillèrent et plissèrent les narines.

La nausée continuait à l'agiter, alimenté par les relents de vomi collés aux pavés sous lui. il se redressa, écœuré, puis remarqua le visage inquiet de Tristan. Il soupira. Même après toutes ces horreurs dites, son ami continuait à le soutenir. Son coeur se serrait, à la fois heureux de sa loyauté et désespéré que celui-ci puisse faire échouer son plan pour le sauver. Il devait encore durcir s'il désirait l'obliger à le lâcher enfin.

"Ta gueule !"

La tête tournée vers Tristan, il s'obligea à le fusiller d'un regard méchant.

"Je vais bien, hein ! Juste le repas qui a mal passé ! Tu vas me laisser un peu tranquille, connard, au lieu de déranger tout le monde ?"