[8 Septembre 1597] Réflexions sur les quais [Terminé]

Claire-Marie avait acheté efficacement tout ce que lui avait demandé la cuisinière. Cette dernière avait été si gentille avec elle. Cela l'avait bien changé de Marthe.

Comme elle avait été rapide, elle se permit de simplement suivre Crépuscule, en flânant. Il l'entraîna près du port. Petit coquin, il espérait sans doute chiper du poisson. Claire sourit en le suivant. Elle emplit son nez des bonnes odeurs de la mer. Du sel, de l'onde, du poisson... tout ce qui lui manquait de chez elle. Tranquillement, elle se posa sur un muret. Elle tendait l'oreille, tentant de décrypter les marchandages des pêcheurs qui revenaient ou les encouragements des aînés aux plus jeunes gens qui s'apprêtaient à embarquer.

Elle laissa vagabonder son esprit, tout en sentant Crapuscule à ses pieds jouer avec une arrête. Comme elle se sentait sereine. Sa nouvelle situation lui était profitable, c'était certain. Même si Claire sentait bien que son nouveau maître avait d'autres projets qu'il ne lui avouait pas encore.

Un début de migraine commençait à s'agiter sous son crâne à force de réfléchir longuement à ces thèses complexes. Cette notion de prédestination restait encore nimbé de mystères. Il n'était pas assuré de pouvoir y croire, pas plus qu'en ces dogmes traditionalistes chrétiens qui ne servaient qu'à tenir en laisse les populations. Les idées évoquaient le séduisaient pourtant. Il aurait aimé pouvoir en débattre avec quelqu'un, un esprit au moins aussi brillant que lui-même, cultivé, érudit même, capable d'explorer les hypothèses les plus hasardeuse... Mais cela n'existait pas. Personne n'aurait le courage de s'ouvrir sur le sujet. Lui-même n'oserait pas. Finir sur un bûcher pour hérésie n'était pas dans ses projets.
Alors que sa tête se redressait lentement, son regard surprit une silhouette toute frêle mais aisément reconnaissable. Claire... Elle était adossée à un muret, sereine, sans aucune crainte d'être en retard. Il se leva et marcha d'un pas rapide vers elle puis s'immobilisa quelques mètres avant. Les yeux sombres de la pauvre enfant lui remirent en mémoire sa condition. Elle souffrait d'une cécité qui risquait de la faire paniquer s'il la surprenait trop brusquement. Il adopta ainsi une allure paisible, très lente, et s'approcha en douceur. Sa main se posa avec légèreté sur l'épaule de la jeune fille, dans un geste de tendresse qui dénotait furieusement chez lui.

"Tout va bien, Claire ? Comment les choses se sont déroulées après ton retour chez les Monthoux ? tes maîtres ont bien écouté ma requête et ne t'ont pas puni, n'est-ce pas ?

Claire rêvassait à propos de son pays d'origine avec toutes ces odeurs et ces sons. Soudain, elle sentit une main sur son épaule. Elle ne tressaillit pas énormément, sentant que c'était un ami. Elle sourit doucement en reconnaissant la voix du père Thierry.

- Bonjour Père Thierry.

Son sourire diminua lorsqu'il lui parla des Monthoux. Crépuscule le sentit et vint lui offrir quelques cajoleries qu'elle lui rendit.

- Oui... seulement, quelques jours après, Crépuscule a cassé un vase et le maître est devenu furieux. Il voulait le chasser et me punir. Seulement, Monseigneur de Wollenbach arrivait juste à ce moment. Il m'a racheté et m'a permis d'échapper à la punition. Alors je travaille pour lui maintenant.

Elle n'osa pas dire qu'elle s'y sentait mieux. Moins oppressée, et plus sereine, même si la grande ombre de Jérémie et la douceur de Marie-Anne lui manquait.

- Et vous alors ? Je n'ai pas pu revoir Tristan ou Alexandre depuis avec tout ce qu'il s'est passé. Est-ce qu'ils vont bien ? Et votre presbytère, c'est arrangé ?

Lorsque le chat de la jeune fille vint s'approcher, Thierry tiqua mais ne le repoussa pas. En temps ordinaire, il aurait donné un coup de pied à ce matou mais celui-là appartenait à Claire. Il ne pouvait lui faire cela. Ce petit compagnon représentait sa seule famille, son point d'attache dans un vaste monde cruel. Il se borna donc à rester immobile et à attendre que l'animal cesse de s'intéresser à lui. Sa petite maitresse tendit d'ailleurs la main pour le cajoler.

"Quoi ? tu as changé de maître ? Une scène pour un vase... de la part d'un chat, en plus, un animal qui rend bien des services dans l'élimination des nuisibles qui mangent les provisions ! J'avais entendu que le comte était stupide, mais à ce point... Sans doute est-ce mieux pour toi. Ce seigneur de Wollenbach est-il plus convenable ? Te traite t-il bien ? N'hésite pas à me dire la moindre gêne, Claire. J'interviendrai encore auprès de lui en ta faveur si ta peine est trop dure."

Il se décide à changer de conversation qui doit la préoccuper et  lui rappeler son sinistre quotidien. Elle réclame de connaitre le sort de ses amis. Il sourit.

"'Alex va bien, très bien même. Ce petit ingrat est parti tôt en me laissant un billet très flou, qu'il avait une importante chose à faire, qu'il reviendrait tantôt, ou pas. Je me demande ce que cet idiot a en tête.. Il a beau être intelligent, courageux, généreux et loyal, il a gardé l'instinct de conservation d'un enfant de six ans. J'espère qu'il ne s'attirera pas d'autres ennuis. Tristan va bien lui aussi, très bien même, puisqu'il a trouvé un emploi auprès du Seigneur Dyonis de Freen. Quant à mon presbytère... Les choses sont un peu plus complexes. Je vais devoir dormir à l'église quelques temps. mais ne t'inquiètes tout va bien pour moi !"

Le prêtre se gardait bien de préciser qu'il irait avec plaisir passer ses nuits dans le lit d'une prostituée en attendant de retrouver une demeure à lui. Cette information n'était pas à partager une jeune fille si pure que Claire. Par ailleurs, pour une fois que quelqu'un pouvait l'apprécier sincèrement, sans rien savoir de ses nombreux travers, il ne voulait lui fournir de raisons de le détester. Il tenait trop à cette belle lumière qu'elle avait su allumer dans son cœur et qui réchauffait son âme meurtrie par le poids des ans.

Claire garda Crépuscule dans ses bras, sentant qu'il agaçait tout de même un peu le père Thierry. Elle pouvait comprendre. Tous les hommes ne s'accordaient pas avec les animaux.

- C'est ce que Jérémie a dit... Pour les rats. Et c'est ce que Dame Rose disait aussi.

Elle hocha doucement la tête lorsqu'il dit que ce serait mieux. Elle le pensait aussi, même si sa maîtresse Florentyna s'était montré gentille.

- M. de Wollenbach a été assez bon pour me racheter, alors que je risquais une grave punition. Il me traite bien oui, et il m'a autorisé à garder Crépuscule. Je ne pense pas que vous ayez à intervenir cette fois.

Elle a un léger sourire qui montre toute la reconnaissance qu'elle a pour ce qu'il avait fait. Elle se tut alors pour écouter ce qu'il était arrivé à ses amis. Elle fut soulagée d'apprendre qu'ils allaient tous deux bien.

- Oh... j'espère qu'Alexandre ne fera pas de bêtises. Mais je suppose qu'il est mieux averti à présent.

Elle fut surprise par ce qu'il lui apprit sur Tristan.

- Oh... alors il a trouvé un emploi ? C'est formidable. Mais qui est ce seigneur ? Est-ce qu'il vous a paru gentil ?

Puis Claire hoche la tête lorsqu'il parle du presbytère. Elle ne peut rien y faire de toute façon. En espérant que rien de fâcheux ne se cache derrière tout cela. Rapidement, un nouveau flash vient se livrer à son esprit. Cette femme, sans parole... Claire secoue la tête. Rien d'important.

Thierry acquiesce silencieusement la confirmation. Son ancienne maîtresse avait été une personne intelligente et respectueuse, même envers les plus faibles. Une chose bien rare. Il espéra que cette dame soit morte honorablement mais du fait de ses récentes théories, il en doutait. Les gens de valeurs devaient souffrir dans la dignité pour accéder finalement au Paradis. Il s'intriguait cependant du nom cité. Qui était-ce ? Il semblait la toucher.

"Jérémie.. Qui est donc cette personne ? Un ami ?"

Il observa ensuite la jeune fille et songea que celle-ci avait atteint depuis quelques temps les émois amoureux. S'agissait-il d'un galant ? Il s’inquiéta tout de suite de l'éventualité, en un père jaloux, un sentiment tout nouveau en lui et qui le dépassait. Pourtant, il ressentait de l'aigreur pour cette personne inconnue de lui et dont il était à près certain qu'il lui ferait mal tôt ou tard. Il savait mieux que quiconque la nature volage des hommes. Il n'en était un parmi des millions à aimer butiner de filles en filles pour quelques minutes de plaisir charnel. Jusqu'à présent, la chose ne lui posait aucun problèmes. Les filles étaient seulement là pour assouvir leurs bas instincts en déchargeant les bourses trop pleines. Néanmoins... Néanmoins, imaginer un de ces hommes séduire par des paroles mielleuses cette pauvre Claire, la souiller de ce fluide répugnant pour l'abandonner quelques minutes. Son cœur se révulsait à cette pensée. Il devait rencontrer ce Jérémie et le sonder habilement de ses intentions.
A ces idées se rajoutèrent les déclarations de Claire sur son nouvel employeur. Il paraissait effectivement gentil de racheter une esclave aveugle qui allait être punie. Cela cachait quelque chose il en était certain.

"Ce seigneur de Wollenbach... il... Il.. Quelle tâche te fait-il faire au juste ? Il ne t'emmène jamais dans une chambre à coucher, n'est-ce pas ? tu ne... Tu ne fais pas..."

Son teint était devenu cramoisi. Lui, d'ordinaire si grivois, capable de sortir les pires plaisanteries paillardes lors de ses soirées de débauche perdait tout usage de la parole devant Claire. L'entretenir de ce genre de sujet.. Il lui semblait qu'il pervertissait lui-même cette belle lumière d'inoncence qu'elle était.
Thierry tenta de se recomposer, se raccrochant à la conversation :

"J'espère aussi que sa mésaventure lui aura appris la prudence, oui. Quant à l'employeur de Tristan, je ne saurai me prononcer encore. Il est cependant facilement identifiable par des crochets à la place des mains. D'après mes renseignements, ce serait un accident survenu durant dans son enfance. Une étourderie de jeunesse. Je ne sais quelle opinion avoir à son sujet. Il semble sévère ... Je pense qu'il est juste cependant."

Il rajouta ce mensonge pour ne pas inquiéter Claire. En réalité, il soupçonnait le noble de rechercher auprès de Tristan des informations sur l'incendie de son presbytère et de l'avoir engagé pour les lui soutirer. Par quelle manière ? Le prêtre craignait les pires. Dans le secret de son domaine, l'homme pouvait librement se livrer aux pires tortures qui auraient raison de la volonté du plus brave des hommes. Peut-être aurait-il dû donner discrètement un coup de dague dans le dos de Tristan au moment de sa bénédiction au lieu de le menacer. Cela aurait été plus sûr et le pauvre n'aurait pas eu à endurer les supplices qui s'annonçaient terribles pour lui. Dans la multitude de la foule, on aurait facilement mis cela sur le compte d'un règlement de comptes entre mendiants. Il n'y avait cependant pas pensé une seule seconde à ce moment. Cette erreur serait-elle fatale ? Pour lui et Alex ? Peut-être pas. Tristan ne ne connaissait pas la vraie raison de la condamnation. Dans le pire des cas, il éventerait leur filliation, ce qui serait certes gênant mais pas si récriminatoire. Il pourrait aisément citer une longue listes de religieux ayant maitresses et enfants si cela se produisait. Il se détendit, se rassurant peu à peu. Tout ira bien. Il baissa la tête et adressa un sourire à Claire, oubliant que celle-ci ne le verrait pas.

Lorsqu'il lui posa la question sur Jérémie, en contradiction totale avec ses pensées, Claire répondit sur un ton léger.

- Oh oui, c'est un ami. C'est lui qui m'a le plus aidé chez les Monthoux ; quand je suis arrivée, il a été très rassurant et nous a fait visiter la maison. je crois que c'est aussi lui qui a persuadé mon nouveau maître de m'acheter. Jérémie est vraiment quelqu'un de gentil.

Elle continua à caresser Crépuscule, mais finit par froncer les sourcils aux paroles du père Thierry. Si Dame Rose l'avait toujours mis en garde à propos des hommes, elle l'avait toujours fait de façon voilée, aussi la jeune fille était véritablement innocente dans tous les sens du terme. Elle secoua la tête.

- Non, je n'ai pas le droit d'aller dans sa chambre. Tout ce que je fais pour l'instant, ce sont les courses, mais il a dit qu'il aurait d'autres missions à me confier plus tard. Pourquoi cette question ?

Elle sentait dans la voix du père qu'il était lui-même gêné. Étrange conversation... Elle ne cacha pas son étonnement quant à l'employeur de Tristan

- Des crochets ? Il a dû en effet lui arriver quelque chose de grave.

Elle baissa la tête lorsqu'il lui exprima son opinion sur Dyonis. Elle sentait qu'il ne lui disait pas tout. Tristan était débrouillard cela dit, il saurait sans doute s'en sortir. Elle laissa ses yeux divaguer vers le port, adressant une prière silencieuse à la mer, pour ses amis et pour l'avenir.

Thierry écouta avec sérieux la réponse de la jeune fille sur son ami Jérémie et se détendit. Il ne semblait effectivement pas être un mauvais bougre. En tous les cas, s'il avait œuvré pour améliorer l'existence de sa camarade, c'est que celui-ci se souciait d'elle, de son bien-être. Un bon point en son honneur. Il sentit toutefois à l'intonation surprise de Claire, au contenu de ses réponses que celle-ci était véritablement vertueuse. En tous les sens du terme. Son bel esprit de lumière ne concevait même pas encore l'acte de chair. Au moins, ce seigneur de Wollenbach n'en abusait pas. Il préféra adopter un ton léger, désireux de ne surtout pas l'importuner sur un sujet qui, en ce moment, le dérangeait plus que jamais.

"Bien, bien, très bonne chose. je suis satisfait que tu puisses mener une vie  apaisante malgré.. ta situation. Es-tu encore libre ? A quelle heure dois-tu rentrer au logis ?"

En même temps, la mémoire de Thierry s'agitait. Le nom de Jérémie éveillait en lui quelque chose. Il lui semblait avoir connu une personne, un esclave, répondant à ce nom. Brusquement, des limbes de l'oubli jaillirent le souvenir de la réprimande de ce stupide Monthoux à un homme robuste d'allure statuaire. Il se rappelait avoir songé que celui-là aurait pu trouver sa place à l'entrée de son église. Jérémie... S'il se souvenait correctement, son maître l'avait grondé pour s'être intéressé à des ouvrages à une librairie en ville. Des ouvrages, qui plus est, interdits. Il n'avait pas prêté une grande attention à l'époque mais maintenant... Maintenant, il songeait que ce pourrait intéressant de discuter avec un esclave apparemment cultivé et qui n'avait nul doute d'étudier des notions réprouvés par le bon ordre moral.

"Jérémie...  Cela vient de me revenir. Il y a quelques jours, j'ai assisté à une scène pénible sur la grand place au cours de laquelle le comte de Monthoux réprimandait sévèrement un de ses esclaves. Je ne suis pas sûr mais il me semble que c'était un dénommé Jérémie. Est-ce lui ton ami ?"

Aux mots de Thierry, Clair se crispa un peu.

- Oh... vous avez raison, je ne devrais pas tarder... La cuisinière est vraiment gentille, mais elle ne fera pas de dîner sans ingrédients. Je... je vais peut-être commencer à rentrer.

Seulement, avant qu'elle ait pu se retirer du muret, le père Thierry lui posa encore une question à propos de Jérémie. Elle s'en souvenait aussi. Cela lui avait vraiment fait peur, cette façon dont le comte avait violenté son ami. Claire en avait tremblé, même après. Elle baissa légèrement la tête.

- Oui... c'était lui. J'étais là aussi et j'ai tout entendu.

Elle se pressa le bras, légèrement mal à l'aise. Au final, le destin lui avait peut-être bien donné un bon coup de main en la tirant de là-bas.

- J'espère qu'il va bien, souffla-t-elle. Je ne l'ai pas revu depuis que je suis partie.

"Oui, je ne voudrais surtout pas de causer de tort en te retenant. As-tu besoin d'aide pour rentrer ? Veux-tu que je te raccompagne ? Ce panier m'a l'air lourd, non ? je pourrais te le porter."

Thierry se cherchait des prétextes pour rester encore quelques temps avec cette belle petite lumière qui l'émerveillait et purifiait à sa manière un monde distordu et corrompu. Sa seule présence réchauffait ce cœur de glace qu'il avait endormi année après année, aigri par ses tourments et ses désillusions.

Quand Claire confirma son intuition sur l'identité, il opina légèrement de al tête et ressentit son malaise. Il le partageait. Instinctivement, sa main se posa sur son bras, à l'emplacement de la marque qui se réveillait doucement et l'élançait. Elle est là, sous la peau, il la sentait le picoter. Cette scène humiliante, le regard fier mais malgré tout soumis de l'homme... Il avait été gêné, embarrassé, obligé de fuir rapidement pour ne pas étouffer sous l'angoisse qui le submergeait. Jérémie... Un esclave qui avait été réprimandé pour avoir été dit dans une librairies des références à des ouvrages et auteurs interdits. Son maître pensait qu'il avait répété en perroquet. Thierry émettait un doute raisonnable. Pourquoi un esclave ne saurait-il pas lire ? Tous étaient des êtres humains, doté"s d'une certaine forme d'intelligence. Par ailleurs, la noblesse élevait des sots à l'instar de ce Monthoux, pourquoi des esclaves brillants ne se dissimuleraient-ils pas dans les rangs des esclaves ? Cette pensée accaparait son esprit. Trouver quelqu'un d'au moins aussi intelligent que lui, ayant eu une instruction satisfaisante, possédant une curiosité le poussant à s'intéresser à des connaissances dites interdites, avec qui il pourrait enfin débattre, repousser ses propres limites... Le défi était si tentant.

La voix de Claire le sortit de ses réflexions. elle, ses préoccupations étaient d'ordre matériel et morale. La chère enfant.

"Je fréquente parfois les Monthoux. Si j'y parviens, je pourrais me renseigner sur ce Jérémie et te donner de ses nouvelles."

Néanmoins, avant de le rencontrer, Thierry voulait mieux connaitre l'homme en question. Ses propos avaient été surpris dans une librairie... Il n'avait qu'à tous les visiter aujourd'hui et découvrir quelles avaient été ses réelles paroles. Ce serait le premier pas à faire vers ce Jérémie.

- Vous êtes vraiment très gentil, mais il n'est pas si lourd vous savez. C'est très aimable à vous de vouloir m'accompagner mais n'avez-vous pas de devoirs envers les paroissiens cet après-midi ? Je ne voudrais pas être une source de retard pour vous.

Lorsque le prêtre lui proposa de se renseigner en ce qui concerne Jérémie, elle eut un sourire joyeux.

- Vous feriez cela ? Merci beaucoup. Vous savez, je n'ai jamais connu d'autres prêtres que vous, mais j'ai l'impression que les gens d’Église êtes vraiment des gens de bien.

Elle le pensait sincèrement. Dame Rose n'avait jamais voulu qu'elle approche les religieux, mais elle ignorait pourquoi. Quand elle le voyait lui, ou Soeur Hilde, Claire trouvait que leur Dieu ne pouvait être mieux servi. Par effet de domino, elle songeait que lui aussi devait être quelqu'un de très bien. Peut-être que plus tard, elle pourrait poser plus de questions au père Thierry, afin de mieux comprendre leur religion. Elle priait bien des esprits, pourquoi pas un nouveau ?

La mention de ses obligations fit légèrement rougir les joues du prêtre. Ses paroissiens... Depuis le temps, en dehors des messes, ils avaient appris à se débrouiller seuls. Leur idiotie crasse ne l'ennuyait que trop. Il préférait se perdre dans les filles et le vin. Il était persuadé de passer bien plus de temps dans les bordels et tavernes qu'entre les murs de son église ou de de son feun presbytère. La question innocente de Claire le gênait, redoutait que celle-ci ne découvre finalement sa véritable nature souillée. Sa belle lumière ne voudrait alors plus le voir. Il en était persuadé. Les si belles âmes ne pouvaient se corrompre avec les flammes de l'Enfer.
Il tenta de maitriser sa voix :

"Je n'ai pas de prérogatives aujourd'hui. Je peux te suivre n'importe où. Ca te va ?"

Désireux de ne pas appesantissement trop sur la question, sa main s'empara du panier aux pieds de la jeune fille puis son bras s'entoura autour de celui de sa petite protégée.

Brusquement, elle lâcha une autre de ses saillies pleine d’innocence qui lui fit échapper un rire amer qu'il fut incapable de réprimer. Les gens d'église, de bonnes personne ? La pauvre n'entrevoyait que la sinistre illusion que leur ordre voulait donner au monde. Mais tout n'était que superficialité et hypocrisie. Lui le premier aimait à jouer de ce rôle pour prendre l'ascendant sur al foule, ivre de ce pouvoir sans limites, ou presque.

"Nous faisons ce que nous pouvons, avec nos moyens humains, rien de plus."

Allait-elle continuer à l'entretenir sur le sujet ? La discussion devenait dangereuse. A tout moment, il risquait de montrer son véritable visage et de perdre cette lumière qui le réchauffait depuis deux jours et lui redonnait un soupçon d'espoir.

Claire ne put s'empêcher de sourire lorsqu'il lui prit le bras et son panier. Il ressemblait à ce que Dame Rose décrivait comme un père. Claire n'en avait pas eu, on avait préféré l'abandonner. Elle se sentit soudain triste à cette idée. Mais maintenant, elle avait Thierry, et puis tous ses autres amis. Elle n'était plus seule. Son bras se raccrocha à celui du prêtre.

- D'accord... tant mieux si vous n'êtes pas pris.

Lorsqu'il lui répondit, elle sentit que quelque chose clochait dans sa voix. Elle ne voulait pas le contrarier, mais commençait à vraiment vouloir en apprendre plus. Elle osa laisser s'élever sa voix frêle.

- Et ce Dieu alors, que fait-il avec ses moyens à lui ?

Elle tremblait doucement, craintive. On l'avait prévenue que ce sujet pouvait lui coûter cher. Mais elle se sentait en confiance avec le père. Peut-être pourrait-il l'éclairer. Alors, elle pourrait se tirer d'affaire en toute situation. Et pour cela, Thierry accepterait sûrement de l'aider.

Thierry appréciait de sentir la douceur de son bras fragile contre le sien bien plus solide. Sa silhouette frêle, appuyée contre la sienne, le réchauffait et l'apaisait. Il se sentait un autre auprès d'elle, il oubliait ses démons, ses tourments.. mais bien vite de sa belle innocence jaillissaient les questions simples d'un esprit curieux.
Se mordant la lèvre, le prêtre hésita longuement, incertain des réponses à fournir. Était-ce bien à lui de lui enseigner la religion ? Sa manière de al concevoir, ses idées... Le peu de foi qu'il possédait n'était pas très catholique. Il pourrait reprendre les mots prononcés lors de ses sermons, des confessions, mais ils seraient stériles, vides de tout sens. Il n'en penserait aucun. Ce n'était pas une conversation de comédie qu'il souhaitait avoir avec elle. Jamais. Alors... Alors, il tenta maladroitement de composer quelque chose :

"Dieu est avant tout un observateur, il prête attention à chacun de nos gestes, mais n'intervient pas. Il se rapproche de ce que serait un parent devant son enfant adulte. A notre naissance, Il nous offre notre âme pour que nous l'utilisions selon notre conscience et nos désirs. Ceux comme toi qui la conserve dans la lumière sont récompensés par une vie éternelle après leur mort, après une vie terrestre dans la souffrance, ils accèdent à cette vie éternelle de bonheur. Les autres... Quant aux autres, ils se perdront en Enfer."

Inconsciemment, dans le dérive de ses pensées, de nouvelles paroles s'échappèrent de sa bouche :

"C'est probablement là où sera ma place..."

Claire-Marie attendait avec impatience cette réponse que lui seul pourrait lui apporter. Il ne la blâmait pas, ce qui était déjà une bonne chose. Elle marcha d'un pas léger, plus rassurée. En revanche, le père Thierry semblait trébucher dans ses propos. Quelque chose n'allait pas. Le regard vide de Claire le chercha un moment.

- Mais alors, il reste là-haut, et n'agit sur personne ? Pourtant, il pourrait peut-être, non ? Pourquoi n'en a-t-il pas envie ?

Elle entendait le concept de l'âme, sa grand-mère le lui avait expliqué. En revanche, ce concept de récompense lui était étranger. Elle fronça légèrement les sourcils.

- Mais... si c'est comme un parent... je sais qu'il arrive qu'on gâte les enfants les plus gentils, mais pourquoi refuser à d'autres cette nouvelle vie ? Il doit être malheureux de voir des gens en Enfer, non ?

C'est sa dernière phrase qui la glaça. Tant qu'elle s'arrêta, en le cherchant davantage du regard.

- Pourquoi dites-vous cela ? Après tout ce que vous avez fait pour Tristan et Alexandre. Et Marie-Anne disait souvent que vous faisiez très bien votre office. Quelles raisons y a-t-il pour vous punir ?

Les interrogations de Claire étaient censées, pleines de bons sens, et troublaient Thierry. Comment lui répondre ? Il aurait tant aimé pouvoir dire "Je ne sais pas." mais sa position de prêtre le lui interdisait. Il ne pouvait être sincère avec elle. Comment lui expliquer que lui un curé n'avait qu'une foi fragile, vacillante comme la flamme d'une bougie en fin de vie, n'était rien d'autre qu'un comédien ? il ne faisait que répéter des gestes et des paroles que ses parents puis les moines lui avaient appris. Néanmoins, toute cette théologie lui laissait un sale goût de la bouche. Une vaste farce hypocrite, voilà ce qu'était cette grande et magistrale religion que l'on disait être le catholicisme.
Mais il ne pouvait expliquer cela à Claire. D'abord, cela la troublerait. Ensuite, elle et lui seraient en grand danger. De telles pensées relevaient de la pire hérésie qui soit. La moindre oreille qui trainerait rapporterait rapidement l'infirmation et tous deux se retrouveraient quelques jours plus tard ligoté à un bûcher. Il désirait une mort bien moins violente et moins humiliante. Et Claire.. Claire méritait encore moins que lui ce destin.

"Nous ne savons exactement quelles sont les intentions de Dieu." reprit Thierry en pesant chacun de ses mots. "Nous, les théoriciens supposons qu'Il observe, qu'Il juge... Certains assurent avoir entendu sa voix. C'est un sujet sur lequel nos débats ont du mal à s'accorder."

Sur ce terrain, Thierry estima s'en sortir assez bien et que ce n'était pas le plus dangereux. La suite devenait plus hasardeuse.

"Eh bien, s'il est comme parent... Peut-Il être triste de voir partir des âmes mauvaises en Enfer ? Probablement. Mais il est peut-être aussi dégoûté de nos querelles et guerres incessantes. Depuis toujours, il n'a eu de cesse d'envoyer des prophètes pour exhorter les hommes à se libérer de leurs démons, à s'ouvrir aux hommes, à vivre en paix... Depuis des siècles, nous ne faisons que reproduire nos erreurs. A force, n'est-ce pas décourageant d'assister au même spectacle ? Alors... devant tant de travers, j'imagine que Dieu se réjouit des quelques bonnes âmes qui réussissent à trouver en eux la force de la suivre."

Brusquement, Thierry prit conscience de l'énormité sortie de sa propre bouche. Il avait confessé sa véritable nature sans y prendre garder, se laissant guider par cette âme vertueuse. Il lui lâcha le bras et resta immobile, le corps tremblants. Son réconfort ne l'aida pas. Bien au contraire. Sans en avoir conscience, elle l'enfonçait, noyait sa tête sous l'eau de ses vices. Sa générosité pour Alexandre... Tout ceci n'était que par un amour paternel pour son fils. Tristan... il serra mes dents. S'il connaissait mieux la relation à eux deux, elle la trouverait moins joyeuse. Elle porta le coup de grâce en évoquant le nom de Anne-Marie, cette esclave qu'il avait espéré séduire et attirer dans son lit dans la seule intention de nuire au comte de Monthoux. Non, il n'était pas un homme bien. Il était un monstre.
A cet instant, des larmes commencèrent à lui brouiller la vue.

"Je... je suis un monstre, Claire."

Son intonation avait perdu toute force, devenant un filet de voix pitoyable.

Claire attendait ses réponses, de plus en plus perdue. Il manquait de logique dans tout cela. Pourquoi ce Dieu, s'il les aimait, ne voulait pas mieux les connaître, ou les aider ? Elle eut une maigre lueur d'espoir quand Thierry lui parla de personnes l'ayant entendu.

- C'est vrai ? Et qu'est-ce qu'il a voulu leur dire ? Ils devaient être importants s'il a bien voulu leur adresser un message un jour.

Elle ne put qu'hocher la tête cependant à la suite. Claire se rembrunit un peu. Thierry n'avait pas tort, les hommes pouvaient être très cruels entre eux. Sans doute que cela le rendait triste et qu'il n'avait pas d'autre choix. Soudain, elle sentit le père vaciller. Ce qu'elle entendit lui provoqua un frisson. Elle chercha alors la main du père Thierry pour finir par la trouver.

- Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? Vous...

Elle ne pouvait plus parler que pour elle. Ses actions... elle avait parlé pour les autres, peut-être sans savoir. mais en ce qui la concernait, elle était sûre de ce que Thierry avait fait pour elle.

- Un monstre ne m'aurait pas défendue devant les Monthoux. Dame... Dame Rose ne me laissait pas sortir... parce qu'elle pensait que les gens m'éviteraient. Ou... même me rejetterait. Je l'ai longtemps cru mais...

Elle baissa la tête, lâchant la main de Thierry pour le joindre devant elle. Claire en était profondément gênée. Mais elle ne voulait pas voir un de ses seuls amis malheureux.

- Mais c'est différent ici. Je suis sortie et j'ai rencontré des amis. Des amis formidables comme vous, qui m'ont aidé. Qui surtout ont accepté de me donner leur affection.

Spoiler:

Les questions de Claire entraient par les oreilles du prêtre mais n'effaçaient de son esprit. Il n'était plus réceptif. Son corps continuait de trembler, irrépressiblement, noyé sous le poids de ces fautes que faisait malgré elle remonter à la surface. Était-ce donc cela le poids des péchés ? Seraient-ils finalement en train de l'étouffer après toutes ces années de mauvaise conduite ? Son regard se baissa et observa le visage désormais inquiet de Claire. Elle paraissait à la fois calme, douce, maternelle... Qui était donc cette fille ? Une simple âme vertueuse perdue dans le tumulte généré par les milliers d'âmes sinistres, semblables à la sienne ? A moins que celle-ci ne soit au contraire un ange descendu directement du Ciel pour venir le guider. Ou le punir.

Elle parla.

Sa voix douce et apaisante résonna à nouveau dans son crâne. Sa main serrait la sienne. Elle compatissait pour lui. Elle continuait à voir du bien en lui, à rejeter le pécheur indécrottable qu'il était destiné à être. Elle voulait le comprendre. Elle essayait de le comprendre, de le raisonner... Il n'y avait véritablement aucun mal, aucune mauvaise intention qui sommeillait dans cette majestueuse âme de lumière.

"Claire.... Je ne suis..."

Elle continua à le défendre, à lui rappeler son intervention chez les Monthoux. Elle voulait continuer de croire en lui. Une autre larme perla à ses yeux. Il avait envie de se confesser, de se mettre à genoux devant elle et avouer tous ses crimes. Néanmoins, la vision de son visage qui serait alors déçu le retint. Il ne voulait pas voir cela. Elle croyait en lui. Elle retirait un plaisir sincère et honnête d'être son amie. Comment pourrait-il le lui ôter ? Il serait pire monstre qu'il n'avait encore jamais imaginé être.

'Je... Pardon..."

Il se força à reprendre une contenance, à retrouver une meilleure image. Son corps tremblait encore. sa main effleura la joue de la jeune fille.

"Pardon de te déranger ainsi. Je n'aurai pas dû m'épancher comme ça mais quand on arrive à un certain âge, le poids du passé nous rattrape et avec lui, les déceptions, les désillusions, les choses qu'on se dit qu'on aurait mieux fait.. J'ai eu.. une crise de conscience. Je suis vraiment désolé de t'avoir gêné avec la faiblesse de mes états-d'âme."

Sa voix s'était durcie pour ne pas trahir le chagrin qui vibrait au bout de ses cordes vocales. Il reporta son attention vers le visage tendue de Claire. Il voulait la voir sourire. Il voulait la voir sourire pour toujours.

Claire ne sut comment interpréter cette demande de pardon. Pourquoi ? Elle venait de lui dire qu'elle ne pouvait pas lui en vouloir, pour aucune raison. Lorsqu'il lui effleura la joue, elle le sentit encore trembler. Claire n'avait jamais connu de contact physique aussi doux. Presque... comme un membre de sa famille. Elle se souvint vaguement que sa grand-mère pouvait avoir de tel contact avec elle. Elle leva les yeux. Elle devina facilement qu'elle devait rencontrer ceux du père Thierry.

- Vous ne me dérangez pas. Je comprends que vous ayez envie de parler. Ce n'est une faiblesse, c'est humain.

Elle eut un léger sourire. Elle n'aimait pas le sentir triste. Quand il l'était, elle le devenait aussi.

Les yeux aveugles de la jeune fille le fixaient et le touchaient en plein cœur. Il lui semblait que ceux-ci possédaient le pouvoir de le sonder, de l'atteindre... Serait-ce un pouvoir apporté par la cécité ? Dans l'Antiquité, bon nombre de voyants étaient représentés aveugles. Tiresias, par exemple, décrit par Homère, avait reçu son don de Zeus en même temps que le retrait de sa vision. Il se remémora ensuite de ces lignes écrites par le philosophe romain Sénèque : "Des yeux qui voient sont pour lui des incitations au divorce, à l’inceste, au viol et au meurtre ; ceux qui ne voient pas, au contraire, attestent l’innocence.". Un passage de l'évangile de Saint-Matthieu affirmait le même enseignement : " Et si ton œil veut te corrompre, arrache-le et jette-le. » Les pensées sages des Anciens... Pourquoi les avait-on oublié ? Du fait de sa cécité, l'aveugle ressentait mieux le monde et le comprenait infiniment mieux.
Apaisé, il esquissa un sourire doux et caressa à nouveau la joue de la jeune fille de cette tendresse paternelle nouvelle.

"Ce n'est pas très correct d'importuner les gens avec des pensées personnelles, contre lesquelles ils ne peuvent malheureusement rien.. c'est juste.. ma croix, celle que je dois porter, à l'instar de notre Seigneur Jésus."

Claire rougit légèrement lorsqu'il reposa la main sur sa joue. Elle accueillait cette chaleur avec plaisir. Elle n'en avait jamais connu de semblable. Même Dame Rose n'avait pas de tels gestes d'affection. Elle restait toujours distante, comme une maîtresse envers son esclave. Là, le père Thierry agissait vraiment comme un ami. Un père...

- Je ne... connais pas tous les usages. Mais je crois qu'on a tous le droit de parler de soi quand il le faut. Enfin, c'est ce que moi je voudrais. Parce que parler, ça décharge. Et si la personne ne parle pas... elle peut aller très mal. Et je préfère écouter, plutôt que les gens aillent mal.

Un mot cependant l'arrêta. Un mot qu'elle n'avait jamais entendu.

- Qu'est-ce que c'est... une... croix ? Et qui est ce Seigneur ?