[EVENT] Tératologie ~ 9 septembre, soir [Terminé]

Après une petite heure en carrosse à travers la ville, puis dans les périphéries boisées au bout desquelles apparut le palais, le groupe arriva aux abords du domaine privé de Gérald Der Ragascorn. Ce dernier figurait encore au bal masqué en présence de sa reine et de ses courtisans, mais il ne tarderait pas à s'en retourner dans ses appartements. En attendant, l'on fit patienter la muette, la grosse gargouille et les jumelles dans une antichambre sur laquelle veillaient quatre lanciers. Chaque entrée ouvrait sur de longs couloirs eux aussi bordés de gardes immobiles et concentrés. Le et le fer forgé des lustres claquaient. Leurs lumières jouaient avec les sculptures d'un bois très sombre prodiguent un jeu d'ombre qui eut pu être inquiétant. Des spectres paraissaient ainsi jouer avec les créatures fantastiques qu'affichaient de gigantesques tapisseries tout autour de la salle.

Lucrezia avait le sceau, la tenue et la vapor. Lorsque le roi arriverait, il trouverait l'un de ses lots habituels de difformes ; même s'il ignorait le détail de leur capture, il devrait s'en désintéresser. Ramasser les monstres sortait du cercle des préoccupations d'un monarque. En profiter rentrait à l'intérieur.

Lucrezia jeta un œil distant aux difformes. Il fallait observer leur réaction ; sinon les avertir, du moins les jauger, pour réussir le projet fou du baron.

Lui d'habitude si bavard et allègre, il n'avait rien dit durant le trajet, prostré comme un homme en deuil sur sa chaise. Les mots du père Thierry le hantaient. Tristan. Tristan en prison. Tristan, demain condamné... Pourquoi donc, par le Diable ? Dans de violentes nausées en vagues amères, il avait voulu vomir son impuissance à l'aider, secouer la réalité pour en faire tomber ce qu'il n'espérait être qu'un cauchemar. Il y aurait un procès. Et lui était là, emprisonné, conduit au roi pour une raison qui le faisait à la fois ricaner et frémir. Ce monarque aimait les curiosités. Lui amenait-on de nouveaux jouets ? C'était semblait-il à cela que se trouvait préposée cette fille avec eux.

Lénius ressassait ainsi les dernières heures, échoué au milieu de cette antichambre avec les siamoises et leur porteuse. Derrière leurs lunettes, ses yeux considéraient sans grand intérêt les tentures d'excellente fabrique et les boiseries sculptées.

-- Allons-nous compléter le mobilier baroque de Sa Majesté ? finit-il par lâcher simplement pour exprimer, de quelque manière que ce fut, ses craintes sous le masque de la désinvolture.

La servante qui n'avait pas décroché un seul mot lui inspirait particulièrement cette idée de meuble. La gargouille ne bougeait pas. La rangée de lames qui lui servait de dentition mordillait ses lèvres tordues. Ses énormes pinces grattaient nerveusement ses roues.

Lucrezia avait tout entendu : la conversation du nicolaïte et du monstre, en attendant le retour du roi, lui avait indiqué la marche à suivre. Comme à son habitude, elle tira de la poche de sa cape les morceaux de parchemin, mais aussi la plume froissée ; et, de sa poitrine, le petit flacon d'encre. Elle écrivit : Vous voulez la libération de votre ami. C'est aussi le mien. J'obtiendrai du roi qu'il le gracie. M'aiderez-vous ?

Lucrezia montra le message à l'affreux cabossé. Comme elle évaluait tout par l'esprit, rien ne la dégoûtait dans les apparences.

La femme lui tendait un billet. Une muette, comprit Lénius. Il retint un petit rire à l'idée de ce roi qui apprécierait donc à ce point d'embaucher des invalides. Ou il s'agissait tout simplement d'un moyen prudent de se faire servir avec une certaine discrétion.
A la lecture de ses phrases nettes et précises, habituée qu'elle devait être à l'économie efficace, l'homme difforme sentit une masse de question le bousculer en même temps qu'une bouffée d'espoir. Sans même se contenir, il s'écria :

-- Vous, Tristan... Mais comment l'avez-vous donc rencontré ? Il ne m'en a jamais rien dit. Et que pourriez-vous donc pour lui ? Dois-je donc comprendre que vous n'êtes pas qu'une simple servante auprès du Roi... Que devais-je faire ?

Lénius ne pensait même pas à se méfier pour le moment, trop saisi par l'idée de sauver son ami.

D'un index sur ses lèvres, Lucrezia avait fait signe au monstre de ne pas s'agiter : rien n'était trop compromettant, mais la discrétion nuisait rarement au succès. Très vite, elle écrivit : Ce n'est pas le temps des longs récits. Pensez à Tristan. J'ai le moyen de le sauver. Si vous souhaitez l'aider, indiquez aux filles doubles qu'il leur faudra danser pour le roi. Vous lui servirez du vin. Ne soyez surpris de rien : je réponds de tout.

Lorsqu'il eut lu, Lucrezia brûla le parchemin, en le jetant dans la torchère la plus proche.

Un mélange trouble d'euphorie et d'anxiété tenait encore Lénius, qui tentait de maîtriser les petits soubresauts de ses mains bosselées. Il hocha la tête aux mots de la femme : il fallait être calme. Ce ne serait pas ici et maintenant qu'il aurait les détails de l'histoire. Tristan restait l'urgence.
Il se tourna vers les jumelles et, un peu embarrassé, dit :

-- Madame me... me fait savoir qu'il serait bien que vous dansiez pour le roi à son retour.

Lénius comprenait, entre les lignes, qu'il s'agissait de distraire le monarque pendant que la muette ferait Diable savait quoi.

À l'infirme et aux siamoises, Lucrezia adressa un regard encourageant, tout en se renfonçant dans un prudent silence. Elle sentait l'imminent retour du roi.

La gargouilla haussa les épaules, ne trouvant rien à dire devant la déconfiture bien naturelle des siamoises. Elles avaient de quoi être perdues. Lui ne l'était pas moins et d'ici peu, ils seraient à la merci du roi. Le troubadour n'arrivait du reste pas encore à savoir si la servante était de leur côté, de celui du roi derrière quelque ruse, ou si elle ne jouait tout bonnement que pour son propre compte. Ce qu'elle prévoyait attisait la curiosité de l'homme autant que sa méfiance.

Le vacarme de la suite royale sur le retour finit par se faire entendre. Des claquement de lance, des pas militaires, des chemins qui se séparaient, se défaisaient et se recomposaient à mesure des couloirs du château. On ouvrait les portes cérémonieusement sur le passage de Sa Majesté, on l'annonçait.
Entouré de sa soldatesque, Gérald Der Ragascorn finit par arriver dans la petite antichambre où, lui avait-on signifié, une servante attendait là avec deux curiosité promptes à pourvoir à son bon plaisir. Tout autour du monarque semblait composé comme un vivant tableau, les lueurs de sa cuirasse assorties aux lances de ses hommes ; les écussons de sa garde mariés à la couleur de sa lourde cape... Des plis de statue traînaient dans ses pas et son imposante carrure vint dominer l'atypique trio. Ses larges yeux bleu nuit perçaient, équarrissaient, analysaient. Nulle émotion ne perturbait son visage sévère, encadré par une ample moustache qui rejoignait des favoris quasi noyés dans les pans de sa perruque. Il décortiquait l'hideux puzzle de chair et d'os avec une curiosité scientifique, puis le double corps des siamoises encore voilé sous leur déguisement -- avec cette fois-ci l'appétit en plus de l'étonnement pour la mécanique des organismes les plus bizarres. Aucun mépris toutefois. Encore moins une attention mielleuse. Simplement un désir de découvrir, presque une humble admiration devant ce qui était à comprendre et à dominer. Un peu de résistance dans la vie de celui à qui tout obéissait.

La fausse servante, dont le mutisme donnait l'assurance qu'elle garderait un silence de tombe sur les frasques du roi, fit l'inclination la plus sincère qu'elle put. Se mettant légèrement en retrait, Lucrezia attendit les ordres royaux. Dans son dos, sous sa cape, la besace faisait un léger renflement.

-- Votre Majesté, déclara Lénius en dessinant une révérence dont l'aspect burlesque n'était que partiellement due aux fantaisies de son corps.

Les yeux à demi-baissés décortiquèrent la carrure majestueuse et la froideur du visage qui le dominait. Pourtant, la gargouille imaginait que cet homme sous le costume du roi désirait la distraction et la satisfaction de sa curiosité. Tant qu'à jouer -- et sans doute que le monarque le voulait, en un sens, sinon des phénomènes humains ne seraient pas ici -- le gros infirme s’oublia à tromper son angoisse par la projection de piques.

-- L'on dit qu'un souverain a un grand vide à combler. Puissent ces jouets vous y aider.

Au fond de lui, il se sentait néanmoins comme un funambule sur un fil dangereux et susceptible de le faire tomber à chaque instant. L'infirme redoutait ce qui allait suivre. Mais il persistait et succombait à ses instincts provocateurs pour lesquels la situation était une trop belle tentation. Jusqu'où aurait-il le droit d'aller ? Lénius l'expérimenterait au fur et à mesure. Au moins, grâce à lui le roi ne serait pas sans divertissement.

Der Ragascorn adressa un regard rapide à la servante, qu'il autorisera d'un geste rapide à se redresser, avant de planter ses yeux sur le tas d’oripeaux sur roues à la langue aussi acérée que ses dents qui lui faisait face. Un imperceptible pli au coin de sa lèvre accueillit la pique de la créature. Celle-ci ne saurait encore pas dire à cette expression si le roi écoutait avec indulgence, ou agacement, le rôle du bouffon qu'il semblait presque avoir l'outrecuidance de s'attribuer lui-même. En retour, d'une voix sombre et aussi enracinée qu'un vieux chêne, indéchiffrable, l'homme répliqua :

-- Insolent. En plus de ta verve nous constatons que tu ne t'adonnes pas aux génuflexions réglementaires à notre égard. Un tel manquement est sans doute à ne mettre que sur le compte de... ton incomparable fainéantise.

Derrière la rudesse, Lénius aurait de quoi deviner un goût pour ce jeu du fou et du roi. Ne durerait-il qu'une soirée ou un peu plus longtemps ? Gérald Der Ragascorn en déciderait plus tard. Il se tourna vers les siamoises et les jaugea, dans leur costume à double face, jour et nuit, noir et blanc, rêve et cauchemar. Deux personnes en une.

-- Bien essayé, mais vous n'êtes pas encore au niveau de la Trinité.

Il se dit en les regardant que ce fut une bonne idée que d'avoir expédié rapidement sa reine pour ce soir. Le monarque fit signe à des serviteurs d'approcher et leur ordonna :

-- Une collation. Et du vin.

Il venait déjà de fort manger au bal masqué. Cependant les mets et les soins de Dionysos devaient accompagner ce genre de soirée. Un geste autoritaire ordonnera au petit groupe de le suivre dans une pièce attenante richement décorée et au milieu de laquelle des guéridons recevraient bientôt les nourritures terrestres.

Tête inclinée, Lucrezia fermait la marche. On ne voyait pas son sourire. Entrant à la suite du monarque et des monstres, elle referma la porte (il n'y avait qu'eux dans la pièce) derrière les serviteurs, chargés de la nourriture et du vin. Lucrezia resta debout derrière le roi, le front baissé, les mains jointes sur sa tenue, l'esprit désordonné. Les calculs s'y mâtinaient d'intuitions sans suite.

Les sœurs sont totalement perdues. Elles s'inclinent profondément, autant que leur double corps leur permet, à l'entrée du toi. Sous leurs voilettes, l'une se pince la lèvre, l'autre se mordille la joue. Toutes deux ont le cœur qui palpite. Elles osent à peine rire aux plaisanteries de Lénius (qui d'ailleurs leur plaisent autant qu'elles les effraient : n'a-t-il pas peur des représailles ?). D'un petit pas tremblant, elles suivent le groupe dans la pièce voisine et prient le bon Dieu que rien ne vienne les dépasser.

Une fois dans la petite pièce avec seulement les deux monstres et celle qu'il prenait pour une servante, le roi s’assoira à table, face au fauteuil que d'un signe il aura commandé à la femme de lui tirer. On fit amener du vin et des pâtisseries de prix dans lesquelles le roi plongea. Il se tourna vers les phénomènes, qu'il étudierait en détail après sa collation. En attendant, Der Ragascorn demanda :

-- D'où venez-vous ? Et si l'une de mes servante vous a acquis, c'est que vous devez avoir quelques talents... outre celui déjà assez intéressant en soi de votre complexion.

Ses larges yeux fixèrent tour à tour la gargouille, puis les siamoises. Le bleu nuit de ses pupilles se versait dans leurs regards sans doute intimidés. La nuit serait confidente de l'anormal, une fois encore. La nuit était belle.

-- Oh ! Je suis de partout et de nulle part, Sire ! Je joue dans les rues avec la lyre que Votre Majesté peut apercevoir accrochée au dossier de mon fauteuil. La Nature m'aura pourvu d'une capacité à caresser les cordes de cet instruments, et d'utiliser celles de ma voix, en compensation du corps farcesque que voici... A moins ! A moins que le Ciel nous ait rendus infirmes pour nous ramener au niveau des humains ordinaires, trop doués que nous sommes !

Derrière ses badineries, l’œil inquiet du monstre guettait -- quêtait -- le moindre signe de colère ou de complicité auprès du souverain. Très rapidement, Lénius se tourna aussi vers la muette et les jumelles.

Discrètement, Lucrezia approuva de la tête. Au milieu du tourbillon de la danse et du vin, de la musique et du sommeil, l'effet de la vapor n'alerterait pas le souverain. Son esprit, transporté déjà par l'atmosphère du lieu, partirait tout simplement un peu plus loin, dans l'espace de confrontation.

Le troubadour tenta d'accorder le rythme de sa musique aux danseuses improvisées autant qu'elles s'accordaient à lui. Lénius cherchait à tâtons une cadence guère trop vive pour ne pas contrarier les pas des jumelles, guère trop lente pour que le roi puisse s'accrocher aux notes comme à une salterelle qui tenait en haleine. Il trouva peu à peu une marche convenable et son doigté se fit plus habile. Son esprit pour l'instant s'éteignait. Plutôt ne pas réfléchir à ces événements qui les dépassaient tous. Il répondit d'un très court hochement de tête au regard de Siloé-Sémélé et se mordillait la joue. Pour l'heure, la muette entrait en scène.

La poigne ferme du roi posa la coupe dans laquelle il venait de plonger les lèvres. Ses yeux s'accrochèrent au spectacle certes maladroit, mais qui avait l'avantage de nourrir son observation plus scientifique qu'artistique. Sa face restait de marbre. Il goûtait à tout cependant. Le vin, les gâteaux, les gestes des siamoises, les notes arrachées à la lyre par les doigts tordu de cet étrange satyre. Vint ensuite une un égarement. Comme un rêve qui s'installait au milieu de toutes ces effluves, de tous ces gestes. Son âme lui parut se détacher de son corps et partir dans un ailleurs aussi nouveau que troublant. Il y avait là des ombres. Le roi se redressa, carra les épaules et serra les poings sur ses accotoirs. L'inébranlable posture de majesté censée faire tout ployer devant ses volontés. Y parviendrait-il avec les esprits ? Sa raison démissionnait devant la vapor mais sa fierté solide demeurait.

Lucrezia avait débouché la vapor. Comme elle officiait, dans son antre, en répandant les tourbillons de l'oliban, Lucrezia arrivait à succomber au vertige en conservant la lucidité bizarre de son esprit. L'infirme et les siamoises se trouvaient plus loin ; mais les effluves lourds de la vapor régnèrent bientôt dans la pièce. Ils diffusaient le parfum du cadavre et du miel, de l'orage et de l'herbe sous la lune, d'une abomination tout à la fois séduisante et très épicée.

Les esprits s'arrachaient aux corps, se transportant jusqu'à l'espace de confrontation.


[Comme convenu, la mystique est un Acte avec point fort . Je fais trois lancers : s'il y a réussite, le personnage est entraîné ; mais s'il y a échec, le personnage est toujours dans la pièce et il pourra agir sur les corps sans esprit. Le lancer n°1 concerne le roi (mais son esprit flotte déjà : disons qu'en cas d'échec, il fait une autre action plus ou moins consciente en partant pour l'espace de confrontation. Le lancer n°2 concerne Siloé-Sémélé. Le lancer n°3 concerne Lénius. (Il y aura une autre série de lancers liée à l'envoûtement lui-même : il définira le nombre d'idées dont je peux convaincre le roi et le degré d'envoûtement type dégâts collatéraux dont les autres, s'ils sont emportés, souffriront.)]

Les pinces de Lénius continuaient à jouer mais comme un corps sans personne. Ça allait, ça venait dans une mécanique tremblante que le troubadour ne savait contrôler. La pesanteur de son corps tanguait dans un balancement compulsif au rythme maladif de ses notes. Où était son esprit ? Le pont bringuebalant semblait rompu entre sa chair et son âme, qui errait à la merci d'une autre âme dont il sentait la puissance tout près de lui. Un champ désertique où se promenait des spectres se déployaient autour de lui et la fixité dévorante des yeux de la muette le prenait. La mélodie que sa lyre crachait relevait maintenant du délire et pulsait dans ses tripes. Lénius appartenait à la voix plantée en lui ; la voix qui n'existait pas dans le monde réel.

Quelque chose n'allait pas selon le cours ordinaire. La sensation trouble d'une emprise à l'oeuvre saisit le roi. La provenance de ces griffes qui tentaient d'agripper son esprit lui demeurait cependant inconnue. Il secoua nerveusement la tête, fouilla le décor et les yeux de chacun de ses sujets pour comprendre. Les paupières plissées et un sec recul le poussèrent à se concentrer. Se resserrer sur sa raison et son pouvoir. Il choisit d'arrêter le vin pour ce soir et se fixa complètement sur les gestes gauches des siamoises. Se fixer sur une recherche anatomique ou mécanique lui rendait souvent toutes les prises sur sa réalité. Gérald Der Ragascorn tenta de se dominer. Et de dominer.