[13 Septembre 1597] Une chambre sous les combles [Terminé]

Le regard plein de pitié pour ce malheureux esclave ayant eu à subir les crises de délires que les fièvres avaient causé à son infortunée amie, Isabelle le transporta jusqu'aux combles du Lupanar, là où personne ne viendrait le chercher. Il pourrait se reposer jusqu'au moment où elle serait certaine que la variole ne l'avait pas affecté et qu'elle pourrait l'autoriser à frayer avec les autres sans risquer de les contaminer.

La chambre où ils se trouvaient était dépouillée et misérable. Une simple piaillasse en guise de lit mais des couvertures chaudes. Elle posa l'infirme dessus puis entreprit de retirer sa tunique sale et déchirée. Elle devait le laver et le purifier des miasmes.

"Comment te nommes-tu ? Moi, c'est Isabelle."

Il suivit vaguement, du bout des yeux et de ce qui leur restait de conscience, le chemin que traversait son corps entre les bras de la femme. Une route à peine éclairée, vers une chambre encore moins lumineuse. Pourtant, toute la misère de cette pièce le réconforta infiniment par le seul fait que Blanche ne s'y trouvait pas. Le reste n'avait aucune importance. Débarrassé de ses chaînes aux chevilles, il savoura même la paillasse et les vieilles couvertures.
Tristan se laissa déshabiller par sa sauveuse. Il n'eut même pas les réflexes d'enroulement timide qui l'auraient saisi d'ordinaire. Ses pupilles erraient. Honteux - sans bien savoir de quoi, mais honteux - l'esclave n'osa pas regarder la femme qui le prenait en charge. Après un temps d'hésitation - celui que réclamait la lente reprise en main du réel, après les frayeurs qui venaient de lui être infligées - le petit invalide murmura :

-- J'm'appelle Tristan, M'dame. Merci beaucoup...

Le malheureux garçon gisait sur le matelas de paille. Il semblait si faible. Comme si sa petite vie allait être brusquement soufflée, telle une chandelle dans le vent. Isabelle se refusait à baisser les bras. Lorsque la variole était venue prendre sa famille, elle avait su arracher à la mort ses deux derniers frères, de tout jeunes enfants, qui aujourd'hui étaient devenus de solides gaillards pères de famille. Elle recommencerait. Elle sauverait ce garçon.

Isabelle se releva et alla chercher une bassine et revint avec pour s'agenouiller devant Tristan. Sa main passa avec une douceur infinie sur le corps du garçon. D'abord, le torse, les bras, les jambes, pieds, mains... Elle le retourna et lava ensuite le dos pour le nettoyer là aussi. Les miasmes de la maladie devaient être retirées.

"C'est un joli nom Tristan. Tu es esclave, c'est ça ? Qu'as-tu fait ? Tu as commis des crimes ?"

Sa voix se voulait douce et sans nuance de jugement. Elle demeura toutefois prudente. Elle ignorait l'histoire de ce garçon. Il semblait jeune, inoffensif... Elle préférait être méfiant. Bien des gens savaient se faire passer pour êtres innocents alors qu'ils commentaient de terribles exactions. En tant que prostituée, elle était placée pour connaitre les pires vices de l'homme.

Après la toilette, elle se releva pour changer l'eau puis revint poser un linge humide sur le front de Tristan. Elle l'habilla ensuite d'une tunique à la fois légère mais propre et soignée. Un vêtement comme le petit infirme n'aurait jamais pu espéré porter. Isabelle lui prit ensuite la tête et lui fit délicatement boire quelques gorgées d'eau puis lui tendit une pomme.

"J'irai ensuite te  chercher du bouillon."

Tristan revint peu à peu à lui. Il découvrit la femme salvatrice, agenouillée près de lui et occupée à le déshabiller complètement. Le garçon se laissa faire tout du long : elle le lavait de la tête aux pieds, sans doute pour tenter de le purifier des microbes. Comme un enfant, il apprécia la douce toilette et rougit même quelque peu. Surtout quand son gant de toilette vint à son entrejambe.

Puis elle parla de sa condition. Esclave... Le mot était encore si pénible à ses oreilles. Et pourtant il désignait ce qu'il serait jusqu'à la fin de ses jours, sa nouvelle chair - imprégnée d'ailleurs de cette marque au fer rouge à son épaule. Il hocha la tête pour lui répondre quant à sa caste, avant de s'empresser de lever le moindre doute sur ses mauvaises intention :

-- Oh non ! Je... j'suis pas dangereux, j'suis pas un criminel... J'ai... été condamné pour parasitisme, et... et pour avoir aidé à faire passer un billet à une personne qui en a fait quelque chose de très mauvais.

Il serra les dents et se prostra, aux souvenirs réveillés de toutes ces mésaventures. Comme il regrettait ! Comme Alexandre et lui n'auraient jamais dû croiser la route de cette Sibylle, ni celle du baron de Frenn. Tout ce qui s'en était suivi ne se résumait qu'à du dégât : un incendie, la torture dans les caves du domaine de Frenn, le procès, et cette épouvantable vente sur le marché aux esclaves. Tristan secoua la tête : il ne servait à rien de ressasser. C'était ainsi.

Tristan se tut, profita ensuite des compresses et des nouveaux habits qu'Isabelle lui donnait si généreusement. Il se blottit au creux de sa nouvelle tunique, propre, agréable, sans trou ni rapiéçage aucun. Les larmes lui vinrent aux coins des eux et il murmura :

-- Merci infiniment, Madame. Z'êtes si bonne...

A voir sa tenue, il devina qu'elle faisait partie des prostituées de l'établissement. Comme toujours, le petit infirme se demanda quelle situation terrible - ou quel choix personnel, cela arrivait - avait amené cette dame au trottoir et aux passes. Il songeait à cela en buvant goulûment, avant de croquer dans la pomme. Quand Isabelle indiqua aller chercher un bouillon, Tristan posa sur elle un regard brillant, infiniment reconnaissant.

Aux réponses que lui fournissaient Tristan, Isabelle comprit que celui-ci n'était absolument pas un criminel. Un malheureux garçon qui n'avait pas eu chance. Voilà tout. Une condamnation à l'asservissement pour parasitisme. Cela aurait pu lui arriver. Après la destruction de sa famille suite à la terrible maladie, elle s’était retrouvée seule avec deux enfants très jeunes à élever. Elle ne savait comment gagner de l'argent. Alors, la jeune femme s'était sacrifiée et accepté s'ouvrir ses cuisses chaque soir à des connus pour leur apporter sur leur table du pain. Elle ne le regrettait pas. Grâce à cette heureuse décision, tous deux étaient établis et pères de famille exemplaires.

Isabelle contempla longtemps ce malheureux garçon qui acceptait ses soins avec une profonde reconnaissance dans le regard. Il n'avait pas souvent dû recevoir des marques d'affection. Elle eut un rictus quand il la qualifia de bonne puis secoua la tête.

"Non, non, je ne suis pas bonne, j'accomplis mon devoir de chrétienne, Tristan; Une chose que nous devrions tous faire."

Elle avait prononcé cette phrase d'un ton légèrement pincé, un peu à la manière d'un professeur sévère rappelant une parole à un élève.

Peu après, Isabelle quitta la mansarde. Elle revint quelques instants plus tard avec une marmite de bouillon. La prostituée la posa au sol et en servit dans une écuelle puis s'approcha pour nourrir Tristan avec.

"Il faut beaucoup manger et boire pour combattre la fièvre et la maladie."

-- Vot' devoir de chrétienne, répéta Tristan.

Le mots étaient sortis avec davantage d'ironie qu'il l'eusse souhaité, mais cela n'avait rien à voir avec Isabelle. Simplement, l'esclave se vit rappelé par ces paroles la sinistre ombre de son maître planant toujours sur lui même quand il n'était pas là. Aussi prit-il soin d'expliquer sa réaction à la bienfaitrice, cette fois-ci beaucoup plus doux :

-- Mon m... maître invoque aussi le devoir du bon chrétien pour me torturer. C'est fou comme on en tire tous l'enseignement qu'on veut. (Ses yeux humides cherchèrent à nouveau ceux d'Isabelle pour y trouver encore sa si rare affection et l'en remercier) Mais j'ose croire que c'est vous qu'êtes dans le juste.

Quand elle lui ramena encore à manger, Tristan ne cacha pas sa faim et engloutit derechef le contenu de l'écuelle, à mesure que la femme le lui donnait. Il ravala des larmes d'émotions qui lui venaient et osa demander :

-- Z'êtes là depuis longtemps ? (un temps) Et... vous... vous savez ce que Madame Blanche veut tant à Alexandre ? C'est mon ami. C'est pour qu'il vienne que j'suis là.

Les paroles de Tristan semèrent une ombre dans l’esprit d'Isabelle. Les devoirs d'un bon chrétien... Cela semblait si simple à accomplir mais tant de gens pêchaient à ne pas les mettre en pratique. Par paresse. Par manque d'envie. Par ambition. Ses frères eux-mêmes, malgré son éducation, oubliait parfois d'assister aux messes. Ils étaient trop fatigués par le travail disaient. Elle les en faisait chaque fois un lourd reproche, soutenue par leurs épouses respectives. Soudain, Tristan la fit se tendre. Comment ? Qui utiliserait la religion pour torturer ?

"Allons.. Tu dois mal comprendre. Quelle personne pourrait user des enseignements du Christ pour faire le mal ? Impensable ! Qui est ton maitre ? Je vais me charger, si cela est vrai, de lui rappeler quel doit être sa véritable conduite.

Isabelle se entait prête à partir en croisade contre cet homme qui osait prendre sa foi religieuse en otage. Cela la scandalisait.

"Que te fait-il au juste ? Que dit-il ? Raconte-moi tout dans le moindre détail."

En même temps, un sourire flottait sur son visage en apercevant Tristan vider avec appétit son écuelle. Parfait ! Il prenait des forces et les utiliserait contre la maladie. Elle lui resservit une par.

"Continue de manger autant que tu peux. Si tu as cette maladie, il faut beaucoup manger et boire pour la combattre."

Elle écouta les interrogations, perplexe. Alexandre ? Qui était-ce ?

"Je suis revenue il y a une heure de ma visite à mon frère quand j'ai entendu ces bruits dans la chambre de Blanche. Alexandre, tu dis ? Qui est-ce ? Je ne connais personne de ce nom."

-- Non malheureusement, j'ai très bien compris mon maître, murmura l'esclave.

Les questions d'Isabelle l'inquiétèrent alors au plus haut point. Non ! Elle ne devait pas aller parler au Cardinal. Il pourrait lui faire du mal, lui attirer divers ennuis - pour le simple fait d'être une catin... mais si en plus de cela elle contestait son idéologie... C'était trop dangereux pour elle. Confus, s'en voulant soudain de s'être laissé aller à de telles confidence, Tristan secoua la tête et souffla :

-- Non... Je... Pardon mais... C'est mieux pour tout le monde, pour vous et pour moi, que vous connaissiez pas mon maître. S'il déduit que j'ai dit du mal de lui... et si vous allez lui parler alors il le déduira... eh bien il me battra encore. (Des larmes lui reviennent aux yeux, avec le souvenir de sa dernière douloureuse expérience dans l'hôtel particulier du Cardinal) Oubliez ce que j'vous ai raconté s'il vous plaît.

Il ne s'épanchera pas davantage en plaintes, refusant de raconter en détail ce que Matthieu Cassin disait et infligeait aux êtres de sa condition. Pour se donner contenance, l'esclave plongea le nez vers son bol de bouillon et l'acheva. Il espéra qu'Isabelle n'insiste pas et changerait de sujet. Aussi le petit invalide s'empressa-t-il de rebondir, quant à Alexandre :

-- C'est le fils... enfin... c'était le fils du libraire Bellanger. Il l'a renié. Comme moi, Alexandre est devenu esclave suite à des expériences malheureuses. Et c'est mon... mon ami très cher.

Ils ne devaient en effet rien être de plus - aux yeux de tous - que deux excellents camarades.

Face à ses interrogations frontales, Tristan se renferma. Il n'osait pas évoquer davantage son maitre et les mauvais traitements que ce dernier lui faisait connaitre. Typique. Les victimes préféraient se murer dans le silence plutôt que dénoncer leur agresseur. Un homme qui servait en plus d la religion pour justifier ses travers. Quelle honte ! Il ne perdait rien pour attendre. Peu important si ce garçon ne parlait pas, elle saurait obtenir seule des renseignements. Vingt années de prostitution... Cela lui avait appris à comment flatter les hommes et dire les bons mots pour soutirer les informations. Elle réprima un rictus amusé. Les catins seraient décidément les meilleures espionnes qui soient si sa majesté l'aurait voulu.

Isabelle préféra ainsi se concentrer sur son petit malade qui mangeait avec bon appétit son second bol de bouillon. Parfait ! Avec l'aide de Dieu et un peu de chance, elle saurait peut-être le réchapper. Le nom de cet Alexandre éveilla sa curiosité. Un fils renié par son père ? ET que viendrait-il faire au Lupanar ?

"Qu'est-ce que donc ces histoires ? Qu'a fait cet Alexandre pour être renié par son père ? Et pourquoi viendrait-il ici ? Et pourquoi toi es-tu là au fait ? Tu n'es pas un nouvel esclave acheté par Bastien ?"

Elle n'insista pas. Bon signe... ou bien indice de la stratégie d'Isabelle prête à aller fouiner de son côté... Impossible de le savoir et à présent il était trop tard. Tristan s'en mordait déjà les lèvres. Oh pourvu qu'elle ne trouve jamais l'identité de son maître et n'aille pas réveiller ses foudres bien malgré elle !
Elle l'inondait à présent de questions quant à Alexandre et l'esclave s'employa à y répondre au mieux - précis quand il le fallait, évasif quand nécessaire.

-- Alexandre a eu le trop bon cœur de prêter main forte à quelqu'un qui avait en fait des mauvaises intentions. Pour cette personne, il s'est introduit dans des archives interdites. Ensuite, il s'est mis en tête d'aller fouiller en secret le château d'un noble, à ma recherche, et il s'est fait prendre à nouveau. Je crois... je crois que Madame Blanche veut le récupérer mais je ne comprends pas exactement pour quoi faire. A part qu'elle l'appelle "son sang" et qu'elle le juge précieux.

Il pencha la tête quand la conversation aborda son propre cas :

-- Oh non, Bastien m'a pas du tout acheté. Il m'a enlevé. Pour faire venir Alexandre précisément, je sers d'appât...

Isabelle écouta avec intérêt les informations que contait l'esclave tout en ne le sentant pas entièrement sincère. Il retenait sciemment des informations. Sans doute pour protéger cet Alexandre. Quelle était cette étrange histoire ? Un noble serait impliqué ? Cela ne lui disait rien de bon. Et Blanche... Qu'avait à voir son amie là-dedans ? Les termes "mon sang" ou "précieux" la laissèrent perplexe. Quel était donc ce micmac ? Quel lien entre une prostituée d'âge mûr et un gamin tombé récemment dans l'esclavage ? Une pièce manquait. Brusquement, au mot appât, Isabelle se décomposa.

"Quoi ? Comment... Mais quelle est cette histoire ? Bastien enlevant un esclave ? Il est si prudent, si méfiant des lois. Il obéirait à Blanche ?"

Isabelle se remémora au même moment de l'intendant soumis aux vils caprices de Héra jusqu'à son départ puis à l'arrivée providentielle de Blanche qui était plusieurs fois intervenue pour le protéger. Serait-ce là l'explication ? Bastien se soumettait à ses désirs, mêmes les plus fous, comme simple récompense. Quelle redoutable folie. Mais Blanche... Pourquoi Blanche désirait-elle cet esclave Alexandre ?

"Alexandre... Mais que possède ce garçon pour valoir les ennuis qu'apporteraient un vol d'esclave ? Même pour le proposer aux clients aux pratiques douteuses, ce serait de trop grands risques."

Devant la circonspection et les inquiétudes d'Isabelle, Tristan entreprit de répondre au mieux :

-- Ouais... Bastien a dû... changer. En tout cas oui, il a l'air d'obéir au doigt et à l’œil à Madame Blanche. C'est elle qui veut Alexandre, parce que...

Ici il se retint, se demandant s'il devait confier les origines de son compagnon. Après tout, cette femme semblait vraiment bienveillante et il n'aurait rien à craindre d'elle. Peut-être même que cette révélation pourrait accroître son respect et son envie de porter assistance à Alexandre.

-- Parce qu'elle souhaite le rééduquer. Dans la tête de Blanche, Alexandre devra bientôt hériter d'un titre de noblesse et abandonner sa vie d'esclave et tout le reste, pour se consacrer à ses nouvelles fonctions.

Il haussa les épaules, lui-même dépassé par un tel projet. Son compagnon étant devenu esclave, il n'y aurait pas grand chose à espérer et une fois encore, Blanche délirait. Même si en réalité, Tristan souhaiterait de tout son cœur voir Alexandre heureux, restitué dans ses droits, enfin tranquille. Obtenir un affranchissement toutefois, cela restait rarissime et relevait de l'utopie pour l'écrasante majorité des esclaves. Tristan avait du reste pris soin de dire "Dans la tête de blanche" pour se dispenser ainsi de tout révéler de l'histoire de son compagnon, de parler de Thierry, du mariage stérile, de son père adoptif, de la vraie origine de Blanche et de beaucoup trop de choses encore.

Isabelle écouta sans être certaine de bien comprendre. Tout ceci la dépassait.

"Bastien doit considérer devoir être loyal à Blanche pour l'avoir protégé. Enfin, je suppose. Mais quelle est cette histoire étrange ? pourquoi Blanche penserait que cet Alexandre devrait hériter d'un titre de noblesse ? Si c'est un esclave... Oh ! Non, il était un roturier. Une naissance illégitime ? Doux Jésus !"

Elle se signa brusquement, le teint pâle.

"Cet Alexandre est le fils de Banche, c'est ça ? Un fils qu'elle a eu avec un noble dont elle espère que celui-ci en fasse son hériter ? Par la Sainte-Mère ! Quelle histoire ! Mais si je me rappelle, ces derniers jours, Blanche pestait contre un baron. Elle répétait ce maudit baron. C'est ce baron le père de cet Alexandre, n'est-ce pas ?"

Silencieux, Tristan suivit les déductions empressées d'Isabelle. Il comprit bien cette curiosité et le rythme emballé de son raisonnement : lui-même en ferait de même à sa place. L'esclave secoua la tête à la dernière hypothèse de sa bienfaitrice et essaya de répondre quelque chose d'à peu près cohérent, que lui-même croyait :

-- Le fils du seigneur de Frenn ? Oh non, non, ça m'étonnerait très fort. Ce baron est... d'une droiture et d'une rigidité morales inflexibles en matière de mœurs et d'intimité. (Il ne pouvait cependant plus en dire autant des pratiques politiques de Dyonis...) Non, c'est pas ça, j'en suis quasiment sûr.

Cela dit, songea Tristan, il ne serait pas étonnant que des proches et complices de Blanche puissent imaginer une telle chose entre elle et le baron, tant le flou était encore entretenu sur cette affaire. Le petit esclave avait du mal à se le figurer et connaissait du reste les véritables motifs des actes de la démente. Motifs que d'ailleurs il ne révélerait pas à Isabelle. Cela devenait trop intrusif et c'était à Alexandre qu'il appartenait de décider s'il souhaitait en parler - et à qui. Certainement pas à lui-même.
Baissant les yeux, Tristan lécha le peu de nourriture qu'il lui restait sur les doigts, avec un sourire attendrissant. Puis il se mit en boule et se lova une nouvelle fois dans les confortables couvertures. Une crainte lui revint alors : la variole... Comment se manifestait une telle maladie ? Quand et de quelle façon saurait-il s'il en était atteint ou non ? Pourvu qu'Alexandre ne vienne pas. Ne l'approche pas. Des larmes gonflèrent ses yeux à cette pensée.

Isabelle écouta les démentis véhéments du petit esclave mais les jugea un peu trop rapides. Il couvrait son ami Alexandre et l'héritage que celui-ci pourrait un jour recevoir. Cela était bien normal. Trahir une amitié serait un acte indigne, surtout auprès d'une étrangère aussi gentille puisse-t-elle être. Le baron de Frenn ? Quel aristocrate était-ce ? Elle avait bien sûr entendu qu'il avait été récemment nommé au poste de Premier Conseiller. Un homme important. Niveau rumeurs, peu venaient avec lui. Il n'aurait jamais couru les maisons closes, ni du temps de son mariage ni depuis son veuvage. Cela ne voulait rien dire. La liaison avec Blanche s'était peut-être développée d'une manière plus officieuse. Dans une autre ville ? Ou celle-ci était menée discrètement dans un lieu secret où les amants se retrouvaient pour des nuits tendres. Et cet Alexandre ? Serait-il bien l'enfant né de cet amour libertin ? L'intuition lui soufflait que non. Alexandre avait été asservi pour une bêtise de jeunesse. Quel père, aussi cruel soit-il, laisserait son fils devenir esclave ? Impensable. Quoique... Alexandre était un bâtard et son existence aurait pu mettre ses autres enfants, légitimes eux, dans l'embarras. A contrecœur, le baron avait peut-être pris cette dure décision dans le but de préserver la réputation de sa progéniture noble. Un sacrifice. Si cela était le cas, ce malheureux Alexandre était bien à plaindre. Mais il lui faudrait confirmer plus tard ces hypothèses.

Soudain, la prostituée remarqua les larmes dans les yeux de Tristan. Elle le prit aussitôt dans ses bras avec une tendresse maternelle. Ses doigts caressaient ses cheveux qui venaient d'être lavés.

"Allons, allons, mon garçon, qu'as-tu ? Parle-moi."

Elle se mit à chantonner une petite berceuse, continuant à réconforter son protégé.

Tristan se laissa bercer, troublé par la sensation de tant de bonté maternelle. Des contacts qu'il ne connaissait que si peu, qu'il n'avait expérimenté qu'une courte année au contact des nonnes-gitanes s'étant occupées de lui. Il sourit à Isabelle de toute sa tendresse puis, pour elle, entreprit de faire disparaître ses larmes.

-- C'est que... j'ai très peur de contaminer mon ami si j'suis malade. S'il vient là... il va forcément vouloir approcher et tout. Non, y faut pas.

Isabelle continua à bercer avec tendresse le petit esclave et eut un sourire en l'entendant craindre pour la vie de son ami. Dans cette situation de mort possible, cette générosité était la preuve d'une bonne personnalité. Elle répondit d'une voix ferme mais avec une pointe de douceur :

"Ton ami Alexandre ne viendra pas ici. Personne ne franchira cette porte à part moi. Tu as été touché par Blanche, tu as sans doute été contaminé, tu dois donc être en quarantaine afin que la maladie ne se répande pas. Je puis t'assurer que je me battrai avec férocité pour faire respecter ce droit."

Le petit esclave l'écouta avec admiration, et cependant une certaine crainte.

-- Il viendra, j'le connais... Mais d'ailleurs vous... vous... Vous craignez pas la maladie ? Vous êtes immunisée ? Je vous vois me toucher, vous occuper de moi et tout. Comment ça se peut ?

Isabelle eut un faible sourire à la question de Tristan.

"Je considère que Dieu m'a offert un don et mon devoir est de porter assistance aux malades et de les réconforter. Par le passé, quand j'étais encore jeune, ma famille entière a été décimé par la variole. Seuls mes deux frères les plus jeunes ont su y survivre. Le maitre d'apprentissage qui me formait à être couturière et mort lui aussi, avec plusieurs autres apprenties. Je suis devenue prostituée pour élever mes deux frères et leur offrir de belles situations. Voilà voilà."

Soudain, de l'agitation retentissait en bas. Elle se leva, inquiète. Que se passait-il donc ?

"Des voleurs ? Oh mon dieu, que se passe t-il ?"

Alors que Tristan écoutait les confidences de la bienfaitrice, il entendit lui aussi l'inquiétant remue-ménage et se tendit, serrant ses mains en prière. Que leur arrivait-il encore ? Ou bien était-ce une intervention salvatrice ?

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