L'entrée de la prévoté

5 Septembre 1597, en toute fin d'après-midi :

M. Bellanger arrivait d'un pas lourd, le visage crispé vers la prévôté. Après une longue journée de travail, il avait autre chose à faire que de perdre du temps. Pourquoi le convoquait-on d'abord ? Le soldat venu l'avertir avait mentionné que son fils avait été interpelé. Quelle bêtises cela pouvait-il être ? Alexandre était un bon garçon, honnête, travailleur, bien élevé. Jamais, il n'enfreindrait les règles. Ce dernier savait le conséquences qu'une telle action aurait. Il aimait son fils mais ne lui pardonnerait aucune faute. Au moindre relâcherait, il le corrigerait de son ceinturon pour lui remettre en mémoire où se trouvait son devoir et sa place.
Passant devant les gardes, il demanda contrarié :

"Excusez-moi, mais je suis M. Bellanger, le libraire, on m(a dit que mon fils serait retenu ici. Comment est-ce possible? Il doit y avoir erreur sur la personne, non ?"

Les gardes voient arriver un homme abattu, encore incertain du coup qui venait de le frapper. Un des soldats fut bien obligé de lui dire :


-- Nous ne faisons malheureusement pas erreur. Un jeune homme libraire, avec ses béquilles, cheveux bruns, fluet. (Il attendra un signe du père pour signifier que la description correspondait bien à Alexandre.) Votre fils a été surpris a fouiller dans la salle des archives interdites de la bibliothèque. Il avait décortiqué la liste des ouvrages et emprunts, sachant très bien que cette salle était strictement défendue à l'accès. Il prétend qu'un curé lui a recommandé d'aller s'introduire clandestinement dans cette réserve, mais j'en doute fort. Nous avons dû enfermer Alexandre en attendant le prêtre. Désirez-vous le voir ?

M. Bellanger contempla avec stupéfaction l'homme qui venait de lui fournir cette explication. Une erreur? Ce ne pouvait être qu'une erreur. Ce n'était pas possible. Son fils. Son fils... Il connaissait les limites des lois et des choses à faire et surtout à ne pas faire. Le curé ? Quelqu'un l'aurait entrainé vers de mauvaises pentes ? Il serra les poings. Celui-là, s'il le trouvait recevrait ses coups de poings ! Et son fils, s'il sortait, recevait de sérieux coups de ceinture pour avoir oublié ses enseignements ! La colère l'envahissait après l'ahurissement.
Quand le soldat lui proposa de voir Alexandre, son visage se courrouça :

"Non ! Je... Je ne verrai pas tout de suite cet ingrat. J'ai besoin de me calmer. Digérer. C'est.. On se tue à donner une bonne éducation et voilà comment on est remercié ! Qu'en pensez-vous ?"

Il se met à interpeller les passants les plus proches, tout comme les soldats :

"Hein, qu'en dites-vous ? Ca sert à quoi de se démeber à élever des gosses qui vous trahissent à peines sortis ?"

Les passants ralentissaient, contemplaient avec hébétude ce pauvre homme complètement défait et occupé à les interpeller par désespoir. Les uns hochaient la tête de dépit, d'autres haussaient les épaules, quand leurs voisins pressaient le pas et poursuivaient leur chemin.


-- Je comprends votre colère, Monsieur, souffla le garde. Je comprends... J'ose espérer que cette expérience servira de leçon à votre fols mais en l'occurrence, le bibliothécaire et tous les témoins sont formels quant à l'intrusion illégale d'Alexandre dans les locaux des livres interdits.


Il attendit le temps nécessaire à ce que l'homme se calmât.

Malgré la colère qui continuait à ruminer en lui, M. Bellanger réussit plus ou moins à l'intérioriser. Faire bonne figure. Ne surtout pas montrer que la famille entière aimait à se donner en spectacle et à troubler l'ordre public. il devait se contenir malgré ses envies rageuses qui lui venaient.

"Je vous prie de m’excuser, les mots ont dépassé ma pensée."

Rapidement, l'homme tourna les talons et s'éloigna d'un pas rapide. Sa démarche trahissait sa colère et sa frustration.

Le commis salua poliment l'homme avant qu'il ne sorte. Il viendrait très certainement récupérer son fils une fois achevée la garde à vue.

5 Septembre 1597, dans la soirée :

Malgré la convocation qui paraissait urgente, Thierry ne s'était absolument pressé et mené tranquillement sa vie avant de se décider à répondre à cette convocation. S'ils désiraient tant que cela sa présence, qu'ils développent sa curiosité en donnant un motif ! Le prêtre s'amusait beaucoup d'invoquer sa fonction, soi disant prestigieuse, pour excuser son regard. Ces idiots de soldats lui mangeraient dans la main !
S'avançant vers la porte, il s'adressa avec autorité et suffisance à un soldat :

"Je suis le curé Thierry d'Anjou, officiant à l'église Saint-Eustache, pourrais-je connaitre la raison à pourquoi on a troublé ma messe ? Mes paroissiens en ont été très importuné."

-- Mon Père, merci de vous être déplacé, assura le garde avec déférence.


Il le laissa entrer et lui proposa de s'asseoir. Puis, s'installant derrière son bureau, il expliqua :


-- Nous avons un détenu qui prétend que vous lui avez commandé d'aller consulter des ouvrages interdits. Je ne comprends pas pourquoi, dans ce cas, le garçon ne s'est pas présenté à la bibliothèque avec un sauf-conduit de votre part, au lieu de s’introduire clandestinement dans le local. Dit-il vrai ? Et quels sont les ouvrages en question ?


Le soldat voulait commencer par interroger le prêtre seul, pour vérifier ensuite si les propos concordaient avec ceux d'Alexandre, et avant même de lui laisser voir le prisonnier. Il ajouta ensuite :


-- Concernant l'affaire du jeune infirme aux couteaux que vous avez eu la grande sagesse de nous dénoncer, l'enquête se poursuit et il sera interpellé. Mais en attendant, voulez-vous bien nous éclairer sur cet autre cas ?

Thierry se laissa conduire puis s'installa dans une chaise peu confortable. Il écouta le soldat raconter l'histoire, se mettant à réfléchir à ce que celui-ci lui soumettait Un garçon ? Quel garçon ? Les mains posées sur l'accoudoir, son index battit la mesure. Y avait-il une possibilité pour que ce soit le fils Bellanger ? S'il pouvait savoir, s'il pouvait lever le doute, être sûr qu'Alexandre soit dehors, en lieu sûr de tout ennui judiciaire, le prêtre réfuterait avec plaisir ces propos et enverrait croupir celui qui osait souiller son nom sans aucun problème de conscience. Mais comment le déterminer ? Il fallait jouer serré.

"Un garçon qui se serait introduit là pour moi ? Étrange.. Mais, vous savez, je forme beaucoup de jeunes garçons, j'ouvre leur esprit curieux.. J'ai quelques élèves qui sont intéressés d'ailleurs par la prêtrise, me demande des conseils, veulent savoir en quoi cela consiste exactement.. Je me dois bien de leur expliquer, de leur enseigner à quoi ressemblera leur existence s'ils poursuivent ce désir... Avec certains, quand je découvre un potentiel, que je sens une véritable vocation, il m'arrive d'évoquer les livres interdits, d'expliquer que le devoir du prêtre est de trier les connaissances.. Peut-être, ce garçon que vous avez pris est un de ceux-là ? La curiosité de ces jeunes gens est si forte et la jeunesse peut être si téméraire.  Mais je serai bien au regret d'apprendre que je serai alors responsable de cette transgression."

-- Je vois. Votre enseignement n'est en aucun cas en cause. Mais l'on ne sait jamais comment il peut être reçu et j'espère que vous ne manquerez pas de ramener cet élève dans le droit chemin : nous serons d'accord que votre formation ne doit certainement pas encourager l'illégalité. Sauriez-vous me donner les noms de vos élèves les plus investis ?

Thierry sentait l'excitation monter en lui qui naissait de cette situation tendue. Comme il savourait ce doux frisson montait en lui et mettre du piment à une vie fade, perdue dans une éternelle routine. Il réprima un sourire. Même si ce garçon n'était pas le fils Bellanger, il le soutiendrait. Celui-là avait eu le mérite de pimenter une journée qui avait été assez ennuyeuse. Le soldat le rassurait de la qualité de son enseignement, assurait que ses actes n'étaient pas en cause... Pauvre idiot !
Lorsque le soldat lui réclama des noms, il choisit d'en donner des vrais, en noyant celui du fils Bellanger parmi une petite masse.

"Allons, mes élèves les plus attentifs, les plus méritant... Ah oui ! Il y a le troisième fils de M. Lenormand, le boulanger près de la place du calvaire, Antoine, qui vient souvent me voir et rêve de porter aussi la soutane malgré l’interdiction de son père. Il peut être d'ailleurs très... vif. il me faut souvent le raisonner, son tempérament est très exalté. Il y a le fils cadet du notaire Pezanna, Marc, très érudit, très sang, mais il porte une telle soif de connaissances.. Peut-être que cela pourrait causer d'enfreindre les règles ? Il y a aussi un pauvre orphelin placé en apprentissage chez un forgeron de la rue aux Martyrs. Thomas. Il est assez déluré et malgré ses capacités, son intelligence, j'ai parfois du mal à le canaliser. Sinon.. il y a aussi le fils Bellanger, Alexandre, le libraire, très curieux, cultivé, doté d'un des meilleurs potentiels qu'il m'a été donné de voir, mais il est si calmz. J'aurai d mal à croire que ce soit lui..."

Le policier nota scrupuleusement le noms et s'arrêta sur le dernier.


-- Je suis au regret de vous dire que c'est effectivement le fils Bellanger qui est en cause, mon Père. Le temps est venu de vous expliquer l'un et l'autre et de confronter -- ou concilier vos versions.


Sur ce, il envoya son collègue vers les cachots et lui ordonna de revenir avec le jeune homme. Le garde, assis à son bureau, guetta son arrivée.

Quand le soldat eut révélé le nom du garçon, Thierry laissa échapper un faible soupir. Au moins avait-il été  bien inspiré de ne rien nié et de soutenir l'inconnu. Il devait ainsi continuer, trouver moyen d'encenser la version du garçon et l'aider ainsi à se libérer de cette redoutable prison.
Lorsque le fils Bellanger parut, l'air plus misérable que jamais, Thierry sentit son cœur se serrer dans sa poitrine. Une rare émotion de compassion réveillait le muscle endormi. Il se leva et alla étreindre le garçon qui venait de s'installer.

"Je suis navré, mon garçon, tu as dû... t'emballer, mal comprendre mes paroles, non ? Cela ne ressemble pas... Mais je vais te sortir de là. Il n'est pas possible qu'on garde une aussi bonne personne que toi enfermée ici quand tant d'autres criminels plus sournois errent en liberté !"

Froid et neutre, le commis vit arriver Alexandre, aussi faible qu'abattu. Il assista avec un léger haussement de sourcils à la curieuse scène entre le prêtre et le jeune homme. Cette étreinte n'avait rien de conventionnel. Le père Thierry confirma aussitôt avoir sans doute vu son élève, en la personne d'Alexandre, mal comprendre les propos de son enseignant. Le soldat demanda à l'invalide :


-- Bon. Jeune homme, résumez nous les faits. Quelles paroles du père Thierry ont pu être comprises de travers et vous ont incité à commettre ce geste aberrant ? Que cherchiez-vous exactement dans cette réserve interdite ? Et jurez sur les Écritures de dire la vérité, toute la vérité.

Lorsque le prêtre se réinstalla, Alexandre, toujours troublé, releva la tête vers le commis qui lui demandait à présent sa version des faits. Sa tête se tourna un bref instant vers le père Thierry. la nervosité lui nouait l'estomac. Qu'avait-il raconté au juste ? Il craignait de se perdre lui-même alors que son curieux allié avait tout fait pour le sortir d'affaire.
Cherchant ses mot avec soin, le garçon murmura avec hésitation :

"je.. le père Thierry me parle de beaucoup de textes, me dit bien que c'est interdit.. Mais il laisse échapper dès fois des réflexions qui m'ont rendu très curieux. il parlait l'autre jour de Machiavel avec tant de brio. Certes, il condamnait l’œuvre pour ce que celle-ci était mais vantait l'écrivain. Il regrettait que celui-ci ne se cantonne pas à composer de meilleurs ouvrages. Ses paroles n'ont cessé de susciter mon interrogation. J'ai essayé de résister mais la tentation était si grande. je connaissais si bien la bibliothèque. Chaque jour où je m'y rendais, je 'arrêtais plus d'y penser. Et j(ai fini par céder. je suis désolé."

Alexandre termina là et baissant la tête, espérant avoir été convaincant et que son mensonge s'accorderait avec celui du prêtre.

Un scribe notait scrupuleusement tous les dires de l'un et de l'autre. Le garde se tourna vers le père Thierry :


-- Confirmez-vous ses dires ? Condamnez-vous son geste ? Qu'avez-vous à ajouter ?

De retour dans son siège, Thierry observait avec nerveusement ce que le garçon allait dire. Saurait-il prononcer des paroles qui se conjugueraient aux siennes ? Ses entrailles se nouaient. Il n'avait jamais eu peur, surtout pour une autre personne que lui-même. Mais ce garçon... Il ferma un très court instant les yeux et revit ce moment où ses bras s'étaient refermés sur son corps chétif. La première fois depuis tant qu'il l'étreignait. Jusque là, il suivait son évolution à distance et ressentait de la fierté de le voir se démener pour vivre dignement malgré son infirmité. Dans toutes les épreuves, le garçon savait sourire et relevait la tête. Un tel courage, une telle volonté... Il était assurément la meilleure - probablement la seule même - qu'il eut faite de sa vie.
Au fil de l'exposé d'Alexandre, le prêtre se détendit un peu. Les paroles pouvaient concorder. Malgré la panique, malgré l'inexpérience, il savait se débrouiller. Il ne se trahissait pas. Il ne faiblissait. Une autre raison d'être fier.

A la toute fin, le soldat lui posa la question fatidique. Il acquiesça sans la moindre hésitation.

"Bien sur. C'est vrai. Je me souviens avoir évoqué avec lui la question de Machiavel. Oui, j'ai admiré la qualité de sa plume malgré ses idées dérangeantes. Oui, j'ai échangé dessus avec ce garçon. Je ne pensais pas avoir eu une sur lui une telle influence ! Oh.. Seigneur, tout est ma faute alors !"

Thierry s'interrompit pour se signer.

"J'aurai dû mettre plus de nuances dans mon discours, j'aurais dû mieux le conseiller.. Ne suis-je donc qu'un mauvais exemple ? C'est..."

Il cessa brusquement son ton catastrophé feint et reprit d'une voix plus modéré :

"Voyons, ne peut-il pas sortir maintenant ? Tout ceci est mon entière faute. Laissez-moi en prendre toute responsabilité. Je le garderai chez moi pour cette nuit, lui ferai la leçon et le ramènerai demain matin à son père.. Par ailleurs, regardez-le ! A t-il l'air d'un vrai criminel ? Non ! Et puis, cette journée en cellule a dû être fort instructive et il ne recommencera pas Soyez indulgent et remettez-le moi."

Tout l'entretien fut pris en note. Le garde se leva et alla demander à son collègue de convoquer le juge d'instruction, qui s'occupait d'autres affaires dans une pièce attenante. Tous les documents de l'interrogatoire lui furent remis. Le commis au bureau annonça :


-- Le juge et ses collègues vont délibérer. Votre entretien est levé le temps qu'un verdict soit rendu.

Thierry se mordit les lèvres, espérant que la délibération serait favorable. Après tout, il était prêtre, représentait une honnêteté bienveillante au sein de la communauté. pourquoi ces gens ne lui feraient-ils pas confiance.

"pourrais-je au moins rester avec ce garçon ? il doit se sentir si seul..."

D'un sobre hochement de tête, les gardes l'y autorisèrent. Il ne pouvait de toute façon rien arriver, la salle était surveillée par d'autres commis. On se retira, laissant Thierry et Alexandre assis l'un près de l'autre.

La porte se clôt sur les délibérations, et l'incertitude de la réussite des déclaration du prévenu -- bien involontairement aidé malgré lui par le prêtre.