[12 Septembre 1597] Accueil de la nouvelle esclave [Terminé]

Mort… Elle ne réalisait pas que William pouvait mourir pour si peu. Et pourtant… une partie d’elle le prenait très au sérieux. S’il n’avait pas appris à être comme il était, il serait mort. C’était une étrange et effroyable pensée à avoir, alors que lui était un citoyen libre, un homme avec des droits et une voix. On ne faisait pas tellement de cas pour un esclave, en comparaison. Un frisson prit la jeune femme, alors qu’elle sembla de plus en plus réaliser ce qui se passait ici.

« La… main ? » répéta-t-elle avec difficulté, fermant machinalement ses poings contre le bras de William. Comme si elle s’imaginait sans ses doigts. Elle fronça légèrement les sourcils, s’empêchant de visualiser ce que ça ferait. « Quel intérêt tire donc le maître de cette violence gratuite ? … Pas si gratuite, s’il paie des gens pour le faire… »

Donc, en plus de faire attention à ses gestes, elle devra faire attention à ses doigts… si elle ne veut pas les perdre. Mais pourquoi ? Pourquoi commencer cela, dans un premier temps ? Pourquoi se lancer dans de telles boucheries ? L’intérêt d’avoir des esclaves, c’était de les faire travailler au mieux, et sans doigt, ou sans main, ils ne pouvaient plus travailler, c’était aussi simple que cela.

« Pourtant, vous pouvez trouver des preuves de ce qui se passe, non ? La cruauté laisse des traces, quelqu’un finira bien par vous entendre ! »

La justice ne pouvait pas laisser passer cela, n’est-ce pas ? Son précédent maître était un avocat, elle connaissait les valeurs des preuves et des témoignages. Vu la position de William, un homme proche du maître et proche des serviteurs, un homme libre et instruit, nul doute qu’il serait écouté au tribunal. Il fallait juste… Il faudrait juste… que quelqu’un vienne voir.

Mais les portes de cette demeure resteront closes à tout intrus, et elles ne s’ouvriront qu’à l’ordre d’Ulysse.

Ses pensées furent arrachées par la voix de William, qui commença à lui conter l’histoire de ce Thésée. Il avait une voix grave, apaisante quand il parlait ainsi. Elle l’écouta alors avec la plus grande attention, restant perchée sur ses mots. Pendant un moment, il semblait lui aussi s’évader dans son propre récit.

« Vous êtes un bon conteur, vous savez. » lui affirma Aud à la fin de son histoire.

Il n’y avait pas vraiment de morale à en tirer – ou alors elle n’en voyait pas beaucoup – mais elle imaginait sans peine l’exploration de ce labyrinthe, et cette pauvre femme Ariane sauvée par un dieu sur une île déserte.

« Comment a-t-il fait ? A-t-il envoyé un navire pour elle ? »

Mais il s’arrêta brusquement, le regard porté au-dehors d’une fenêtre. Aud suivit alors son regard, et perçut ce terrain de sable. Et ce mur… ces gens… ces gens !

Elle blêmit d’un coup, portant sa main à sa bouche.

Il n’y avait pas de mot pour cela. Des oiseaux tournaient autour du mur, s’y posant par groupes entiers, au-dessus de corps abandonnés, à moitié pourris ou dévorés.

William était mélancolique à la pensée terrible des exactions qui se produisaient entre ces murs. Tant de drames ! Tant de larmes versées ! Aud chercha à comprendre la logique. Il soupira.

Il semble que Ulysse aime faire souffrir. Et voir la souffrance. Je ne comprends pas davantage. Avant... Avant, il souffrait, lui, du mal des autres. Quand je m'écorchais un genou, enfant, c'est lui qui pleurait rien qu'à voir le sang. Peut-être la tragédie de l'incendie ? Voir disparaître sa famille entière dans les flammes et en ressortir vivant... Cela doit en retourner le cerveau, tu ne crois pas ?

Il s'arrêta là, méditant à nouveau à ce changement drastique. Pourquoi Ulysse avait-il renoncé à sa si belle gentillesse ?Pourquoi ? la réponse échappait encore.

Aud croyait en le pouvoir de la justice. William se pinça les lèvres, sceptique.

Je ne sais... Le duc est un Grand du Royaume. il y a des preuves, cachées derrière les murs du domaine.  Le témoignage d'un petit intendant ne suffira pas à persuader les gardes du roi de m'écouter. on m'accuserait de vouloir nuire à mon maître. Il me faut plutôt avoir de bons alliées. Des nobles de préférence. Sûrs. Qui souhaiteraient faire tomber le maître. Ulysse.... par comportement irrévérencieux en public, Ulysse finirait tôt ou tard par se faire des ennemis. Il faut ainsi attendre, en silence, et frapper à la porte d'un de ses adversaires, fort, quand viendra le moment.

Peu après, la discussion porta sur un sujet bien plus agréable et qui les éloigna de cette angoisse mortuaire. Les récits mythologiques étaient si beaux et grandioses. Ils exercèrent cette même fascination sur Aud qui buvait ses paroles. Il se réjouissait de l'observer plus détendue. Un court instant, sa main se laissa aller à caresser la peau de son bras. Elle le félicita de ses talents de conteur. Il rougit.

Oh ! Comparé à ceux d'Ulysse, je ne suis qu'amateur en ce domaine. Je pouvais à l'époque l'entendre pendant des heures sans jamais me lasser !

Il lui sourit d'un air timide puis répondit à sa question :

Eh bien, euh... C'est un Dieu. Alors il a dû la voir depuis l'Olympe. c'est la montagne où vivent les Dieux. et ils ont le pouvoir d'apparaitre là où ils veulent. Comme par magie.

Le bulle de bonheur éclata à nouveau. Ils venaient d'arriver devant la fenêtre. La redoutable arène était deux eux. Sinistre. Aud le voyait aussi. Elle remarquait également le mur où séchaient les malheureux esclaves exposés. William l'attira à elle et l'obligea avec fermeté à s'écarter. il l'entraina vers un autre couloir, loin de cet endroit maudit.

Désolé... Mais tu vois à quel point où va ici la folie...

« Et messire de Frenn ? » demanda-t-elle alors en reposant son regard une nouvelle fois sur William.

Lui semblait peu optimiste sur les chances d’arriver à faire découvrir cet endroit, ces horreurs, mais Aud avait pu voir que le baron correspondrait bien à cet hypothétique noble qui pourrait les sauver. Il semblait avoir une réputation droite, il semblait aimer la justice, et avoir une dent contre le Duc. En outre, il était le Premier Conseiller du Roi !

« Il a semblé avoir beaucoup de pouvoir, au marché. Il n’a… ‘‘perdu’’ que pour une question d’argent, mais du reste… il avait des soldats, un médecin, il a appliqué ses lois. Il serait possible qu’il vous écoute. »

Et elle espérait aussi ne pas se tromper en estimant le baron digne de confiance. Son intervention plus tôt dans la journée avait laissé une marque dans l’esprit de la jeune fille, et bien qu’elle ne le connaissait guère, elle l’estimait déjà énormément. Lui était un homme de justice. Et la justice finissait toujours par trouver sa voie, n’est-ce pas ?

Il le fallait.

Car sans justice, que deviendrait le monde ?

Le monde deviendrait comme cette arène qu’elle avait sous les yeux, où le tyran n’avait jamais à s’inquiéter du juste. Si William ne l’avait pas tirée pour s’éloigner, elle n’aurait pas réussi à détourner son regard de ce spectacle horrible. Cette vision allait la marquer, c’était certain. Elle le sentait. Comme une marque au fer rouge, une image gravée dans sa mémoire.

Il l’emmena ailleurs, vers un autre couloir, une autre aile de cette demeure.

« Désolé… Mais tu vois à quel point va ici la folie… »

« Et vous avez vécu ainsi pendant des années… » répondit-elle, en appliquant pour elle-même ses propres conseils. Être forte. Peut-être qu’un jour, ce sera elle qui nourrira les corbeaux ainsi exposée sur le mur. « Je sais à quoi m’attendre, maintenant… »

Aud cita le nom d'un aristocrate plus qu'important et en qui elle plaçait une étonnante confiance. Cela se comprenait. L'homme avait essayé de le soustraire à la cruauté du duc dont elle avait aperçu le début de ses œuvres par le truchement d'un fillette qui passait innocemment par là. William méditait à ces informations. Dyonis de Frenn... Tout récemment promu Premier Conseiller. Son pouvoir politique était effectivement incontestable. Qui plus est, aux dires de la jeune fille, il ne portait pas Ulysse dans son cœur. A nouveau, si ce dernier l'avait vu plusieurs fois dans des moments terribles ou embarrassants, cela se comprenait.

Oui.. Cet homme pourrait être utile... On le dit effectivement droit, soucieux de justice. Mais il faut avancer lentement. Avec prudence. Même avec des valeurs saies, un noble reste un noble. Les simples roturiers ne peuvent s'adresser trop librement à lui. Question d'étiquette.

Son esprit réfléchissait à un possible plan. Se rendre au château du baron ou au palais serait dangereux. Le duc de Rottenberg le saurait. Il fallait trouver le moyen d'une rencontre fortuite. Ou prétendue fortuite. Il allait devoir y travailler.

Tout en marchant vers une autre aile, William sentit l’angoisse monter en Aud. il baissa la tête, navré.

Désolé... cette maison qui était le paradis.... Désolé...

Aud le plaignait de rester ici depuis si longtemps. il lui sourit gentiment.

Grand Dieu, non ! Par chance, Ulysse n'est revenu au pays que depuis quelques semaines seulement. Auparavant, il étudiait au collège. Puis, en sortant, il a eu apparemment l'envie de courir le monde, visiter d'autres pays... De temps en temps, j'entends les rumeurs de certaines aventures qu'il a conté de ce qu'il a pu vivre. Ces expériences l'ont peut-être marqué là aussi. Peut-être...

Soudain, le bruit des grilles du portail résonnèrent. Dans un réflexe professionnel, William lâcha la main de Aud et courut à la fenêtre la plus proche. Son visage pâlit.

Oh non !

Entendre parler des horreurs qui se passaient ici était une chose. S’en rendre compte concrètement en était une autre. La logique pouvait-elle réellement être appliquée ici ? Même en étant traumatisé de quelque chose, pouvait-on vraiment considérer une telle barbarie ? Elle ne voulait pas perdre ses doigts. Ni ses mains. La jeune esclave déglutit, finissant par hocher la tête, se faisant une raison.

« Je vais bien, ne vous inquiétez pas. C’est bien, je devais le savoir…tôt. »

Si elle devait vivre des années ici, maintenant elle comprenait combien elle devait faire attention. Ne pas s’attirer d’ennuis, et ne pas en attirer à William également. Lui aussi semblait comprendre qu’il allait devoir jouer finement… En le voyant ainsi réfléchir, faire ses hypothèses dans un coin de sa tête, Aud se rapprocha de lui d’un pas, et lui prit alors la main pour rappeler son attention.

« S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire… vous savez. Pour vous aider. Dites-le moi, d’accord ? N’importe quoi. »

Et elle était sérieuse. Terriblement sérieuse. Elle ne voudrait certainement pas rester sur le côté alors qu’elle avait déjà commencé à participer à cette idée. Fatale idée. Dénoncer son maître. Oh, petite Aud… depuis quand étais-tu devenue si rebelle ? C’était un cas qui ne s’était encore jamais présenté à elle, auparavant. Avoir un maître tant versé dans la folie qu’il devait être arrêté… Peut-être était-ce la preuve qu’elle n’était pas si docile, finalement. Quel scandale, Aud. Quel scandale…

Le bruit arriva, dehors. Et William réagit comme un ressort, soudainement blême. Il la lâcha pour voir à la fenêtre, et la jeune femme n’eut pas besoin d’explication : le maître était de retour. Elle inspira alors, gardant tout son calme et la tête froide.

« Très bien. Que dois-je faire ? Donnez-moi un ordre, William, il ne faut pas que je ne sois pas occupée. »

Aud était courageuse. Malgré l'effroyable découverte aperçue par la fenêtre, elle avait repris des couleurs et souhaitait encore se rende utile. il lui sourit doucement, attendri. Après tant de misères, elle restait pure et généreuse.

Contente-toi de survivre. C'est déjà assez.

Son regard fixait à présent les grilles qui laissaient passer Ulysse. Les commis à l'ouverture restaient le plus loin possible. Ils redoutaient un possible coup de canne. Wiliam remarqua alors un esclave qui suivait en silence le maître à la mine indéchiffrable. Qui était-ce ? Pourquoi avoir acheté un second esclave dans la même journée ? Du sang coulait de ses tempes. Un frisson le saisit. Que s'était-il donc passé ?

Saint-Mère de Dieu !

Dans son dos, Aud s'agita. Elle réclama une tâche. il ferma un instant les yeux pour réfléchir.

Ce que tu peux faire... Va dans les chambres et pièces vides. Fais du ménage. Si tu vois quelqu'un, cache-toi !

William reporta son attention vers al fenêtre et fixa le maître et l'esclave qui atteignait presque l'escalier majestueux qui donnait accès à l'entrée principale de l'hôtel. le garçon était bel et bien blessé. Ses tempes saignaient. Il se signa. Ce malheureux avait été attaqué par Ulysse et il le soustrayait de la voie publique pour l'achever dans son domaine.

Le fou....

Bien assez, bien assez… Non, ce n’était jamais assez. Elle pouvait faire plus, elle le savait. Survivre, ce n’était presque rien. On survivait quand on était soldat, quand on était dans la difficulté, pour ses proches et ses personnes aimées. Il fallait un but à la survie. Et elle… en avait-elle ? Aud ne survivait pas. Pas dans ce sens-là. Elle vivait d’autre chose, et ne s’était jamais souciée de sa survie. La vie et la mort, ce n’était absolument pas une question qui effleurait son esprit… du moins, jusqu’ici.

Mais elle vit William pris d’effroi d’un coup par ce qu’il voyait par la fenêtre. La venue du maître, mais aussi… autre chose.

Elle acquiesça d’un hochement de tête professionnel, cachant sa panique récente sous son pragmatisme.

« Les chambres, oui. Je pourrais aussi m’occuper de l’aile des invités, et peut-être pourrais-je aider en cuisine. Je ferai certainement cela, avec votre permission bien sûr. »

Après tout, en dehors de ce qui s’est passé entre eux, William était son supérieur et elle ne pouvait rien faire sans ses ordres, évidemment. Mais ça ne l’empêchait pas de poser sa main contre le bras de l’intendant. Elle ne voyait que peu l’homme que ramenait le maître, mais elle le devinait souffrant, blessé, en voyant sa posture. Respire, Aud… ça ira.

« Ça ira. » répéta-t-elle, cette fois à voix haute. Et elle lui sourit du mieux qu’elle pouvait, vu les circonstances. « Vous pourrez l’aider, j’en suis certaine. »

Aud essayait de dissimuler sa peur au mieux mais ce n'était pas suffisant. Il la comprenait. Comment accepter en quelques minutes une réalité aussi étouffante ? Oubliant la possibilité d'être surpris, écoutant les émois de son cœur, il s'avança et prit la jeune fille entre ses bras.

Je suis désolé.. pour tout.. ça.

Ses lèvre se posèrent sur son front et l'embrassèrent délicatement. Alors que ses mains jouaient avec ses cheveux, Aud le ramena à la réalité en lui disant qu'elle irait aider ensuite en cuisine. Il blêmit alors en remarquant leur position dangereuse et se retira aussitôt.

Non ! Pas.. les cuisines. il y a toujours au moins un contremaitre. Reste loin des cuisines !

Aud se penchait à son tour pour observer l'esclave que ramenait le maitre. Elle le flattait et disait qu'il pourrait le sauver. William répondit, contrit :

Je vais essayer.

Aud fut encore surprise de le sentir ainsi la prendre dans ses bras. C’était un contact chaleureux, très doux… auquel elle répondit après un temps d’hésitation. Quand ils se séparèrent, elle lui sourit malgré tout, ses mains toujours posées contre les bras de l’intendant, presque aussi blanches que sa chemise.

« Vous n’y êtes pour rien, ne vous excusez pas. » Elle lui tapota alors les manches, le faisant se redresser avec toujours cette expression rassurante qu’elle s’efforçait à avoir. Au moins pour lui. « Eh bien dans ce cas, c’est entendu. Je n’irai pas aux cuisines. »

Sa main se leva alors, et dans un élan d’audace qu’elle n’aurait jamais soupçonné chez elle, l’esclave vint lentement remettre en place une des mèches brunes de William.

« Nous nous retrouverons plus tard… »

Aud se recula alors. Ils ne pouvaient pas être surpris ici, dans ces circonstances. Et puis maintenant, elle avait du travail à faire. Même dans cette situation, elle aimait travailler. Une pièce bien propre lui apportait toujours une belle satisfaction. Alors qu’elle disparaissait dans le couloir, elle se retourna pour porter sur lui un dernier regard.

Non vraiment, elle n’avait jamais rencontré d’homme comme lui…

William se séparait à grand regret de la douce étreinte avec cette troublante jeune fille et lui adressa un sourire discret. Elle se retirait afin de prendre son service. il l'observa s'éloigner puis fit de même, allant glaner des informations sur le tout nouvel esclave amené par le maitre.

Bonne chance.

Il souffla cet encouragement et finalement quitta Aud.