[4 septembre, après-midi] Des repérages [Terminé]

Emeryc ne pouvait pas prétendre au nom de son père dans le milieu de l'information sans être au courant d'évènements tels que la réouverture de l'Auberge de l'Ours Noir, à laquelle il ne manquerait pas de réaliser une visite sous peu, il se le promettait. Mais il était présentement davantage accaparé par l'établissement du Lupanar, un lieu chapeauté par la marquise de la Caldée qui, avait-il entendu dire, arriverait en ville incessamment sous peu (si ce n'était pas déjà le cas) pour finaliser quelques préparatifs.

Il avait grappillé ça et là des histoires sur ce qu'il se passait à l'ombre des commerces de ce gabarit, et s'était fait un devoir d'arriver à se rapprocher de leur créatrice ; car qui mieux qu'Emeryc pour garantir la sérénité des clients - surtout les plus riches d'entre eux - de ce lieu de tous les plaisirs, en monnayant la protection de leurs secrets, accumulant au passage des preuves à charge contre eux s'ils daignaient un jour lui causer du tort ? Il espérait que la marquise flairerait l'opportunité. Son père, en son temps, n'avait-il pas déjà fait ce genre d'affaires ?

S'il restait à Emeryc un réseau d'yeux et d'oreilles solide au travers du royaume et de ses colonies, ce dernier avait quelque peu souffert des dernières années de Clément II puis de la mort de son père. Sa mère avait maintenu la plupart des mailles du filet en place (et la savoir autant impliquée dans le projet lui donnait parfois des frissons) mais il était du rôle du comte de maintenir la mainmise de la famille sur la connaissance des actions qui se déroulaient en Monbrina, de la plus haute des tours du château de Der Ragascorn au caniveau le plus obscur de Braktenn, où ourdissent bien souvent ceux qui deviendront plus tard des assassins politiques. Connaître les pensées de la Cour, la gronde de la populace et les troubles des frontières, sans filtre ni faux-semblant, était essentiel pour jouer avec aise.

Il était donc venu dans la rue attenante à l'endroit avec un maigre cortège, qui se tenait légèrement à l'écart, et des habits suffisamment classieux pour ne pas être confondu avec un membre de la plèbe. Ceux qui le regarderaient sans le voir penseraient à un roturier bien plus riche que le commun ; un coup d'oeil plus attentif lèverait aussitôt la méprise. Il n'espérait pas vraiment rencontrer quelqu'un d'intérêt ici, bien qu'il s'y soit préparé. Les futurs clients de cet établissement seraient aussi les siens, de gré ou de force.

Cet après-midi s'annonçait bien morne. Les roues de Lénius traînaient sans but à travers les rues et sa route l'amena vers cet établissement qui venait de rouvrir. On disait qu'une influente marquise le tenait -- étonnant, d'ailleurs, pour des nobles si soucieux de se différencier des roturiers par l'absence de travail et de commerce. Autant d'éléments attisaient la curiosité de la gargouille, autant que l'éventualité de découvrir ici quelques secrets, et de rétribuer des filles pour les plaisirs que son physique lui interdisait dans le cadre d'une relation amoureuse.
Un homme, élégant mais sans ostentation, traînait lui aussi dans les environs. Le monstre le salua d'un hochement de tête et d'un large sourire, découvrant son râtelier apocalyptique, quand il arriva à sa hauteur.


-- En attente d'une partie de plaisir, beau Sire ? le taquina-t-il.

Emeryc fut tiré de ses pensées par une voix malicieuse ; en vérité, elle aurait pu venir du Malin en personne, tant son interlocuteur avait une apparence monstrueuse. Il dut déployer des efforts de sérénité pour ne pas reculer de dégoût.

- Ah ! Seigneur ! Si notre Créateur nous a façonnés à son image, il aura fait de vous la passion du Christ incarnée.

Il ne fit pas de remarque sur le manque évident de protocole qu'avait cette conversation. S'il invoquait le décorum, il admettait de fait être un noble traînant dans une partie douteuse de la ville en revendiquant cet état de fait. D'un signe discret, ses gardes l'interrogèrent : devaient-il s'employer à écarter cet individu grotesque manu militari ? Pas tout de suite, leur indiqua le comte d'un regard. Après tout, ils étaient dans la rue, et le délit de faciès n'était pas réellement un crime - bien que le cas aurait pu faire jurisprudence. A la plaisanterie du monstrueux personnage, Emeryc répliqua sur le même ton :

- Et vous donc, laid Sire ? Dussiez-vous entrer là-dedans, je ne vois que deux explications : ou bien la nature a-t-elle plus pourvu votre bourse que votre face, ou bien votre visage n'est pas la seule monstruosité dont vous disposiez.

Lénius rit ouvertement, et même avec un fond d'amitié, aux plaisanteries grinçantes du visiteur quant à son physique qu'il qualifie de Passion du Christ.


-- Alors, Messire, je porte ma croix avec panache, jusqu'au sommet du grand crâne vide du monde. (Un temps) Et j'ai en effet la chance d'avoir un physique... disons sélectif -- il m'épargne les gourgandines venant ne me séduire que pour mon allure. Je suis chanteur et troubadour et Fortune digne m'accorder des périodes fastes, où ces activités me rapportent. Je viens donc m'essayer à ce nouvel établissement. Connaissez-vous donc la patronne ? Va-t-elle arriver incessamment sous peu ? Que venez-vous chercher céans ?


La gargouille sourit avec malice. Le jeune sieur qui lui faisait face était infiniment mieux pourvu que lui par la Nature, et de son vocabulaire se dégageait une certaine distinction. Avait-il donc tant besoin que cela d'avoir recours à des prostituées ? Cela étonnerait fort Lénius et il misa plutôt sur des affaires purement stratégiques et économiques pour expliquer sa présence céans.

Au moins cet "homme" avait-il un certain sens de la dérision ; le pauvret n'avait pas dû avoir le choix à ce propos, car Emeryc n'imaginait pas, sinon, comment pouvoir supporter un tel fardeau. Le lot des miséreux était bien souvent de se réfugier dans la dévotion, mais comment louer le Créateur d'avoir été affublé ainsi ? Certains flagellants remerciaient le Ciel de tous leurs malheurs, pensant qu'on leur envoyait des épreuves ; en vérité, la seule épreuve qu'affrontaient ces gens était d'ordre mental.

- Un troubadour, dites-vous ? Je dois vous avouer que la musique n'est pas le premier de mes plaisirs. Ni le second, d'ailleurs. Je n'ai été éduqué qu'au son des chœurs solennels à la gloire du Tout-Puissant. Autant dire qu'il me reste beaucoup à rattraper pour me faire une idée plus précise sur ce domaine.

Bien entendu, il avait lu des poèmes, écouté quelques ballades ; mais rien de très consistant. Du reste, la "question" d'Emeryc sur le contenu des bourses de l'homme n'attendait pas de réponse. Pourtant l'infirme y répondit tout de même, et le comte fut presque tenté de saluer cela. Aux questions dont il fut bombardé, il répondit :

- Je ne connais pas la responsable, mais j'ai entendu des ouvriers dire qu'elle arriverait sous peu - ce serait logique, puisque les travaux du bâtiment ont fini récemment. Il camouflait sa connaissance de telles informations par des affirmations que le bon sens aurait tôt fait d'accepter et d'assimiler. Quant à ce que je cherche, disons que je m'étonnais qu'une femme de rang soit à la tête d'un tel commerce, et que la curiosité m'a guidé jusqu'ici.

Que la maison-close était tenu par une marquise était un fait qui avait commencé à filtrer dans les rues depuis un certain temps. En conséquence de quoi, il assumait que son interlocuteur en était au courant ; après tout, les troubadours n'étaient-ils pas colporteurs de ce genre de nouvelles ? A ce propos, cela donnait à Emeryc une multitude d'idées qu'il tâchait de mettre en ordre dans son esprit en écoutant son compagnon d'infortune.

Une porte située sur le côté de l'établissement qui semblait pourtant fermé de l'extérieur s'ouvrit sur Héra de la Caldée suivit par le maître de chantier.

- Comment cela les tentures ont du retard ? s'époumona la marquise.

A c'est côté le petit homme trapu se tortillait sur ses pieds. Il était conscient de marcher sur des chardons ardents.

- Je suis navrée ma Dame, le navire de marchandise a une semaine de retard. Il devrait arrivé à quai demain. Le temps de les acheminer jusqu'ici nous aurons fini de les poser fin de semaine pour sûre.

La Marquise acquiesça en silence et fouilla dans son cuticule pour y trouver quelques pièces.

- Bien, je compte sur vous

Héra déposa les pièces dans la main du maître de chantier et avant de s'éloigner rejoindre Bastien stationnait quelques rues non loin de l'établissement interrogea l'homme sur les commerces environnants.

- Pouvez-vous m'indiquer une bonne couturière? J'ai également besoin d'envoyer des invitations de qualité à qui puis-je m'adresser en ville ?

-- La curiosité, répéta Lénius dans un sourire taquin. Mais vous avez bien raison. Tout droit sorti de quatre murs pleins de pieuses louanges réservées au Seigneur, vous avez tout à découvrir en ce domaine comme dans celui de la musique, je suppose. Et la mienne est effectivement un peu plus profane que les cantiques religieux. Je dirai même que mes rondeaux et ballades peuvent s’assortir aux activités qui se tiennent céans... aussi bien qu'à des banquets d'aristocrates. Les courbes de ma lyre savent charmer. Mes dents savent mordre. C'est au bon vouloir de mes spectateurs ou de mes caprices.


Il fronça les sourcils et réagit aux mêmes éléments qui interloquaient le visiteur :


-- C'est en effet étonnant qu'une femme... et qui plus est une femme de haut rang... dispose d'un commerce. Surtout comme celui-là. Je croyais que la noblesse se faisait une maligne fierté de son argent et de son oisiveté !


Son affreux sourire s'étira après la petite pointe. Et justement, une dame arrivait, énergique et apparemment en colère après des domestiques suite à un retard logistique. De toute évidence, il s'agissait de la patronne. Une très belle femme à la peau laiteuse, aux cheveux flamboyants et à l'impérieuse dignité traversait cette rue. Elle arriva bientôt à la hauteur de la gargouille hideuse et de son interlocuteur. Lénius la salua dans une profonde révérence, respectueuse, mais qui n'en fit que davantage ressortir ses bosses et ses bourrelets tassés sur son fauteuil roulant.


-- Madame, dit Lénius avec la plus grande des politesses, avant de se reprendre : Oh mais ! Quel impoli je fais ! Je m'appelle Lénius, troubadour et monstrueusement vôtre !

Emeryc reconnut que l'élocution de l'homme était beaucoup plus avenante que son physique. S'il fermait les yeux, il aurait presque pu penser discuter avec un gentilhomme.

- Mon brave, vous avez l'air d'être le genre de personne que les sots sous-estimeraient bien volontiers, vous jetant un sou pour que vous leur chantiez des louanges, et qui, séance tenante, se gargariseraient de vos vers sans se rendre compte qu'ils sont de terre et grignotent leur égo.

L'irruption de la dame dans la rue - qui, aux habits, au parler, à la manière, surtout, de s'énerver, ne pouvait qu'être noble, et donc très probablement la marquise et patronne de la maison - aiguilla leurs yeux et leurs oreilles. Et si Emeryc ne manqua pas un mot de la conversation qu'elle entretenait avec son valet sans se soucier de qui pouvait l'entendre, il ne fit pas l'affront, en se présentant à elle, de suggérer qu'il ait pu un instant l'espionner ou capter une bribe de phrase qui ne lui était pas destinée. Ce genre de pratiques sournoises n'était vraiment pas le genre du comte.

- Madame, dit-il simplement en faisant preuve de sa plus belle révérence - à la hauteur, somme toute, de la personne à qui elle était destinée. Et Emeryc ne pensait pas seulement à son rang.