[7 septembre 1597] À la Garde-Prudence [Terminé]

Dimanche.

La voix de Dolorès-Clarence résonna au matin comme la brume du sommeil qui s'éveille. Les nonnes allèrent en silence à la petite chapelle pour accomplir les prières du jour, laissant libre Lucrezia dans le dortoir. Il n'y avait pas de travail physique aujourd'hui, seulement le recueillement dans de longues périodes de silence méditatif, des contemplations, le regard tourné vers la forêt ou les nuages. Mère Appoline scandait les messes basses d'une voix habituée.

Après la première messe du matin, Hilde se recueilla près d'une petite rivière. Le bruit blanc l'isolait de tout. Elle s'hypnotisait des milliers d'éclats sur les remous de l'eau. Pourquoi avait-elle tant causé avec Lénius? Que cherchait-elle, au fond, réellement de cet entretien? Il lui sembla au bout d'un certain temps, qu'un besoin rassurant de réciprocité était insatisfait. Certes les sœurs ici étaient excessivement ouvertes, mais dans les murmures de leur rôle seulement. Il fallait garder l'apparence de l'obéissance dogmatique. Hilde était libre dans sa tête, son corps, malgré quelques contraintes de son choix de vie, mais pourquoi risquer cette proche liberté pour un échange d'idées compromettantes? Hilde y réfléchit pour une bonne partie de la journée.

À son réveil, Lucrezia avait vagabondé. Les sœurs semblaient avoir quitté le dortoir au petit jour.

Il était déjà une heure avancée du jour lorsqu'elle se décida à marcher aux alentours. Il lui manquait de l'aconit ; s'il s'en trouvait aux alentours, elle en ramasserait. Elle longea le cours d'une petite rivière et, devant elle, Lucrezia aperçut bientôt la sœur qui l'avait accueillie. Elle s'approcha dans son dos. Ses cheveux ébouriffés, laissés libres sur la toile du vêtement, lui donnaient un air un peu fou. Sans un bruit, elle s'assit à côté de la sœur.

Comme l'air était pur en ce début de septembre. Hilde pouvait sentir le fond de l'air changer. Un détail qui venait du nord, une brise plus froide se mêlait à cette fin d'été. L'automne viendrait. Tout revenait toujours. Qu'allait-il revenir de sa rencontre avec Lénius, avec le père d'Anjou? Elle ferma les yeux pour se centrer encore plus sur son tourment.
Les éclats de soleil dansaient sur ses paupières. Un parfum soudain de femme, une surdité sur sa gauche… Hilde ouvra les yeux et bondit.
— Douce bonté divine que faites-vous là?
La jeune fille en congé chez elle lui paraissait… décalée. Bien que entière de sa personne, Hilde sentait une contradiction entre son allure et son esprit. La brise rehaussa la chevelure de Lucrezia le temps d'un souffle et Hilde ne s'en ressentait pas moins mal. Cette femme dérangeait.
— P-pardon, vous m'avez surprise, je… peux vous aider peut-être? Avez-vous manqué de quoi que ce soit?

Elle eut un sourire lointain.

Il lui sembla avoir tourné la page d'un long siècle d'attente. Elle tenait la formule de la vapor ; la voie de la vengeance entrouverte, il lui suffisait désormais de rassembler les ingrédients, d'ouvrir l'espace et d'entraîner Giacometti là-bas. Lorsqu'il serait mort, il faudrait retourner sur la grand'place et brûler la maison familiale des di Subiaco. L'empire paternel n'était plus ; l'oncle espérait régner sur le patrimoine de son frère en marchant sur son cadavre, mais il périrait à son tour. La suite importait peu : depuis ses seize ans, Lucrezia n'avait jamais songé à la vie.

Pourtant, si l'hospitalité des sœurs lui donnait le temps, sinon de laisser les braises s'éteindre sur les ruines du presbytère, en tout cas de rassembler les ingrédients du rituel, Lucrezia avait trouvé plus qu'un refuge à la Garde-Prudence. Dans son esprit malade et toujours focalisé sur son but mortel, la tranquillité du lieu imprimait son rythme lent, son bercement limpide et sa simplicité.

Prise d'une idée, elle toucha sa tempe en mimant d'un geste de la main le vol des pensées ; se tournant vers la sœur, Lucrezia la regarda d'un air interrogateur.

Hilde cligna d'abord des paupières. Le geste de Lucrezia semblait clair et à la fois imprécis. Elle répondait à sa question ou émettait une remarque sur un sujet dont elle seule savait le raisonnement? La nonne pinça ses lèvres.
— Pardon, vous avez manqué quoi? Je n… oh, vous trouvez le lieu apaisant? Vous avez perdu votre idée? tenta Hilde, mais votre sourire me fait croire que vous allez plutôt bien. Oh, vos soucis semblent s'évaporer!
Hilde avait quand même l'habitude du silence, même si elle y consacrait moins de temps que ses consœurs. Elle finissait par déchiffrer le langage corporel.
— Oui, le lieu est prégnant, n'est-ce pas? Ce n'est point par hasard que nous nous sommes installées ici.
Se sentant encore sur le point de trop parler, Hilde revint au point de départ.
— Je peux vous aider à quelque chose ou est-ce que vous me permettez de continuer ma prière? Nous sommes dimanche voyez-vous, je dois me consacrer à la méditation. La parole m'est restreinte… un peu comme vous, comme pour nous rappeler comme vivre sans paroles.

Lucrezia avait choisi le mutisme. Elle avait trouvé ce biais défensif : depuis sa bouche ne parlait plus. Elle se demanda de quoi les sœurs se défendaient. L'ennemi devait être bien charnel ou bien urbain, puisqu'il les incitait à se réfugier ici. Hilde et Lucrezia avaient peut-être, au fond, le même ennemi. Seule la tactique variait. Lucrezia avait l'intuition que les sœurs se débarrassaient de leur ennemi par la fuite et, surtout, par l'apaisement spirituel, qui purifiait leur cœur de l'hostilité envers l'ennemi. Cela ne convenait pas à Lucrezia. Son oncle et Giacometti avaient déjà consommé leur crime et le pardon n'était pas une option. Lucrezia ne voulait pas purifier son cœur. Lors des événements, elle avait seize ans ; son cœur reposait dans l'innocence, en ce temps-là. Lucrezia voulait la purification dans son sens propre, en grec : le feu. La pyromanie et la méditation n'avaient qu'un seul et même but mais le feu ne résolvait pas simplement les situations dans l'esprit des hommes ; il modifiait la matière en la détruisant et en l'autorisant à reformer, avec les atomes séparés, de nouvelles identités. Lucrezia n'avait pas même envie de voir le phénix qui ressortirait du brasier de la maison des di Subiaco sur la grand'place. Il lui suffisait de savoir qu'un nouvel univers surgirait du feu.

Se renversant en arrière, elle s'allongea, les bras en croix, dans l'herbe du bord de la rivière, en répandant autour de sa tête un soleil blond. Quelque chose de malade lui brûlait le regard. Elle ferma les yeux. Elle fut un temps secouée d'un petit rire hystérique ; et, tout à coup parfaitement silencieuse, elle éteignit sa présence, comme elle le faisait les nuits sans sommeil devant la table de divination. Il pouvait sembler qu'elle n'était plus là.

Hilde écarquilla les pupilles lorsque Lucrezia s'allongea au sol. Le malaise de la savoir proche persistait. Le petit rire décousu lui glaça les veines. Qui était-elle? Hilde inspira très longuement, jusqu'à ce que l'air frais soit chaud dans son corps, jusqu'à sentir sa chair s'oxygéner. Pourquoi se sentait-elle si troublée par cette jeune femme? Sa visible démence l'insécurisait. Hilde avait peur... pour sa vie? Non. Pour son corps, qui pourrait être placer face à la douleur imprévisible. Pour l'association à sa personne qu'on pourrait faire. Non plus.

La petite voix murmurait dans son coeur -- que certains appellaient le Saint-Esprit. Ce qui effrayait Hilde était de constater que Lucrezia, elle, avait succomber à la rage. Et Hilde en connaissait les limites pour les avoir frôler de si près. Sa folie aurait pu être la sienne.

La nonne ignora au mieux la présence de Lucrezia. Au mieux mais sans succès. L'apaisement de la prière ne vint plus. Hilde attendit alors le son de la cloche qui annonçait le midi, réunion au réfectoire, messe basse et méditation à nouveau. Cette fois, Lucrezia la suivra-t-elle partout? Hilde se leva pour se diriger vers sa communauté.

Un rayon de midi frappait le visage de Lucrezia.

Émergeant d'un lac d'absence, elle s'ébroua la tête, en accentuant par là le désordre de sa chevelure. Il y avait un contraste entre son esprit, méticuleux jusqu'à la manie, et l'air sauvage et fugitif dont l'avait affublée l'équipée en forêt. Son père n'aurait pas reconnu la fillette aux longs cheveux, très sage et trop absorbée dans ses cailloux, qui faisait l'ornement de la maison des di Subiaco. À cette idée, un accès de colère et de tristesse enivra le cerveau détraqué de la muette.

Elle vagabonda furieusement tout l'après-midi ; lorsqu'elle eut trouvé les rochers de lune et l'aconit, Lucrezia s'en revint vers la Garde-Prudence. Il lui fallait retrouver le livre, la besace, et, surtout, l'ingrédient le plus décisif.