[12 Septembre 1597] Accueil de la nouvelle esclave [Terminé]

Le duc de Rottenberg était parti tôt au matin après avoir torturé mentalement des esclaves au petit-déjeuner. Ces actes indignaient William et l'intriguaient. Pourquoi son ancien ami d'enfance avait-il oublié ses valeurs premières ? Il était autrefois si gentil dans sa jeunesse, si avenant... Il ne comprenait pas. L’énigme me dépassait.

Afin d'occuper l'esprit, l'intendant arpentait l'hôtel particulier où sa mère avait autrefois travaillé avant lui. Il passait dans chaque pièce et veillait à ce que les contremaîtres n'abusent pas de leur autorité face aux esclaves. Il y avait assez d'un seul tyran dans cette maisonnée ! Il en houspilla un dans un salon qui mettait la tête d'un jeune homme dans les cendres à peine éteintes du foyer de cheminée. Immédiatement, William bondit et corrigea le lourdaud avant de le sommer de quitter les lieux. Il réconforta ensuite l'esclave et l'emmena en sécurité le soigner. Combien de temps le malheureux tiendrait-il encore ? Souvent, William se disait que ses essai ne rimaient à rien... Il ne sauvait jamais personne. Il ne faisait que prolonger des souffrances.

Après une petite heure à panser l'homme et le réconforter avec des paroles difficilement choisies, William descendit aux cuisines et s'installa sur un banc. Il comptait surveiller la préparation des repas et empêcher qu'un contremaître ne se décide à couper la main d'un esclave. Le maître jugeait cela amusant quand l'un d'eux rapportait un élément du corps de l'un de ces malheureux et les récompensait alors de quelques pièces. De quoi entretenir les idées les plus perverses.

Lui empêcherait ces exactions. Au maximum de ses capacités. Il était le véritable gardien du domaine des de Rottenberg, le seul à rester intègre.

Une petite heure de route rythmée par les secousses des pavés avait conduit, à travers les rues de Braktenn, l'attelage affrété par les commis du sieur Greeglocks. Une voiture sans prétention que tirait un cheval trapu se dirigeait vers l'hôtel particulier du seigneur de Rottenberg. On y avait installé la jeune zakrotienne à la hâte. Trois individus l'encadraient, en plus de la précaution élémentaire voulant que l'esclave fusse toujours menottée. Rien ne devait être tenté lors du voyage. La prudence demeurait de mise, quand bien même l'esclave avait jusqu'à présent donné des gages de docilité.

Le brouhaha des badauds et des commerces, le remuement des voitures et des animaux à travers les venelles céda place au calme luxueux des quartiers les plus prestigieux : ceux où se déployaient les résidences de nombreux aristocrates. Loin était l'odeur des miasmes et de verdure se paraient ces flancs de la cité.
Enfin, une halte marqua l'arrivée du petit convoi devant une élégante demeure dont tout trahissait l'importance de son propriétaire. Un commis saisit Aud au bras et lui impulsa le mouvement pour se lever et sortir du véhicule. Nul mot ne lui avait été adressé : le trio demeurait concentré sur sa tâche - et sur les affaires suivantes déjà dans leur esprit. L'un d'eux seulement s'était autorisé, sur le trajet, un regard mi-curieux mi-démuni pour la jeune zakrotienne, qu'il savait amenée par eux vers un homme dont une bonne trentaine de badauds avaient pu constater la profonde instabilité.
Le meneur du convoi approcha de la porte d'un bois épais et sculpté. Il actionna le heurtoir qui toqua avec fermeté. Puis se recula. Et d'une lorgnade vers ses collègues, il les invita à les rejoindre sur le seul avec Aud sans perdre un instant.

Pas un instant la jeune femme avait tenté de se débattre ou s’enfuir. L’idée lui avait pourtant traversé l’esprit, alors qu’elle était baladée sur cette voiture, enfermée et toujours les poignets liés. Elle avait vu la démence de son nouveau maître, et même si elle était d’une nature plutôt conciliante et docile, la jeune esclave savait ce qu’elle méritait de subir ou non. Mais qu’aurait-elle fait ? Même si par miracle elle aurait réussi à se glisser à travers les barreaux – ce qui serait hautement improbable – où serait-elle allée ? Et comment se serait-elle cachée ? Elle n’aurait pas été bien loin, avec ses menottes, sa tenue d’esclave et le M sur son épaule. La meilleure solution était encore de rester ici, et attendre. Tâcher de penser à autre chose.

En tournant la tête, elle croisa le regard d’un des commis. Peut-être le premier qui l’ait regardée jusqu’ici. Il semblait… distant, mais un peu désolé. Lui aussi faisait son travail. Elle lui sourit alors, pas pour répondre à sa pitié, mais parce qu’une idée venait de lui traverser la tête. Comme on ne lui avait pas interdit de parler lors de son voyage, elle se pencha un peu plus contre la cage, prenant une autre position pour ne pas être engourdie tout à l’heure.

« Vous savez ce que je pense ? » Elle eut une légère pause, et le regarda continuer de marcher. « J’ai l’impression que votre pied droit est jaloux de votre pied gauche. Regardez : quand l’un avance, l’autre veut le dépasser ! Et vous… » ses épaules se haussèrent, souriant d’avance à sa plaisanterie. « … vous, vous marchez ! »

Elle attendait une réaction, n’importe laquelle. Parce qu’elle avait trouvé ça drôle, elle ! Même si ce n’était pas sa meilleure blague, elle s’attendait à autre chose qu’un masque d’indifférence.

Enfin, la réalité revint bien vite : la demeure approchait. Grande, majestueuse, incroyablement brillante avec toutes ces fenêtres, toutes ces vitres… mais du coup, elle en était aussi un peu aveuglante. Ça ne ressemblait pas au genre de demeure auxquelles elle était habituée. Le véhicule s’arrêta, et les hommes se mirent au travail, faisant descendre l’esclave pour la guider vers la porte. Encore une fois, elle n’opposait pas la moindre résistance.

Alors que William surveillait attentivement al préparation du repas, un commis vint lui rapporter que l'on frappait à la porte. Qui cela pouvait être ? les visites étaient fortes rares, voire inexistantes. Le maitre préférait apparemment sortir que recevoir. Pourquoi pas ? Au moins, durant ce temps, il ne torturait aucun esclave et lui avait la liberté de les soigner.

L’intendant poussa la lourde porte en bois de l'entrée et reconnut sans la moindre joie le visage d'un des employés du marchand Greklocks. Le duc lui achetait tant d'esclaves à celui-là qu'il devait le recommander chaque soir dans ses prières ! Malgré son aversion pour ces sinistres trafiquants de chairs humaines, William offrit un visage respectable et accueillit avec dignité les visiteurs. Une cage les accompagnait. Dedans gisait une malheureuse adolescente blonde. Quel âge pouvait-elle avoir ? Seize ans ? Quinze ? Bien trop jeune pour mourir ! Pauvre enfant ! Son cœur se serrait. Il devait la protéger. Il ne pouvait la laisser souffrir mille maux au sein du domaine d'Hadès.

William prit une voix autoritaire et commanda d'un ton sec :

Faites-la sortir. Et détache-la. je réponds à présent d'elle.

Et si elle en profitait pour s'échapper ? Elle aurait peut-être cette idée ? Peu importe où Ailleurs, même dans les geôles de al prévôté, c'était bien mieux que finir ici.

La route se passa sans aucun ennui. Un seul événement - néanmoins sans conséquence - surprit les commis : le besoin de parler que venait d'avoir la jeune esclave, et surtout cette plaisanterie un peu maladroite mais attendrissent qu'elle leur adressait. Deux des hommes l'ignorèrent, le plus âgé poussant même un soupir sec par le nez : elle aurait plutôt intérêt à ne pas prendre ainsi la parole de façon intempestive chez son nouveau maître. L'employé le plus proche d'Aud ne retint pas un léger sourire. Il lui glissa même, se prenant une seconde au jeu :

-- Alors les infirmes souffriraient du manque de jalousie de leurs pieds qui se refusent à se faire la concurrence. La théorie n'est pas plus bête que d'autres.

Déjà, l'attelage était arrivé et on fit descendre la jeune fille. Le contremaître les accueillait avec politesse mais distance. Il ordonnait qu'on délie l'esclave. L'un des gardes obéit sans tarder, ôtant ses menottes à Aud dans un lourd grincement de fer. Après un rapide salut adressé à l'intendant, la petite troupe s'en retourna et disparut à travers les rues de Braktenn.

Comme elle aimait quand on répondait à ses réflexions. Il y avait toujours de l’esprit, de l’amusement, quelque chose de léger et de pétillant quand on se prêtait à ce jeu.

« C’est exactement ça ! »

Cette théorie n’était pas sérieuse, juste un jeu de mot un peu mauvais, mais c’était bien plus valorisant que de quelconques questions de malédiction ou d’abandon de Dieu sur ces pauvres gens. Certaines choses n’avaient pas besoin d’être aggravées de mots terribles et nécessitaient juste un petit peu plus de légèreté.

Cependant elle n’eut pas le temps d’étendre cette conversation – à son grand regret – que déjà on la conduisait vers un homme qui sortait de cette demeure. Bien habillé, il n’était pas un esclave, mais peut-être pas un noble. Le contremaître peut-être ? Elle le regarda, sans dire un mot, tandis qu’on venait lui retirer les fers de ses mains. Cette libération lui faisait le plus grand bien : le fer commençait à beaucoup l’irriter. Elle n’était plus habituée à les porter aussi longtemps… Cela faisait tant d’années… D’une main elle vint frotter discrètement son poignet, incapable de savoir si l’intendant se montrerait comme son maître, ou comme… un intendant.

William observa avec impassibilité les commis ouvrir la cage et laisser la malheureuse descendre pour ensuite la libérer de ses menottes. Ce spectacle lui fendait le cœur. On la traitait comme un animal dont on redoutait la charge. Quelle barbarie ignoble ! Il attendit sans prononcer un mot, sans laisser son regard s'attarder trop sur l'esclave. Rester de marbre. Ne rien dire. Cette comédie était nécessaire pour mieux prendre soin de ces malheureux qui échouaient en ce domaine maudit.

Les commis s'éloignaient avec leur cage vide. Il attendit encore, le regard distant. La fille, elle, ne cherchait pas à s'enfuir. Elle était si docile, comme si la situation était normale. A son âge, elle aurait donc connu longtemps cette possible ? Quelle ignominie ! Des enfants ! Comment pouvait-on exploiter des enfants ? Ses précédents maitres l'avaient sans doute bien traité. Cela expliquait sa docilité et son absence de peur. Son cœur se serra à nouveau. Pourquoi Diable avait-elle fini ici ? Quel péché horrible pouvait lui valoir un tel châtiment ? Aucune réponse ne vint. Comme toujours.

La sinistre voiture passait les grilles du portail. les gardes le refermaient. William eut un sourire et se tourna vers la jeune fille pour lui prendre la main.

Je te souhaite la bienvenue, ma chère. Suis-moi. Dépêche-toi.

Sans attendre de réponse, l'intendant pressa sa main et l'entraina d'un pas rapide dans un dédale de couloirs. Il s'arrêta dans une aile déserte, où personne ne venait. il ouvrit une pièce abandonnée depuis la disparition tragique des la famille du maitre. La poussière n'avait pas encore faite. Autrefois, c'était la salle d'étude des enfants. Il restait les livres, alignés sur l'étagère, plus jamais ouvert, et la grande table où garçons et filles apprenaient.

Il lâcha la main de l'adolescente et poussa un tabouret, s'asseyant sur un second.

C'est un peu rude. mais ici, peut-être que j'arriverai à te soustraire de lui. Comment te nommes-tu ? Moi, c'est William. William Wagner. intendant du domaine.

Elle n’était pas habituée aux contacts physiques. Ou du moins, pas avec d’autres personnes que ses semblables, pas en extérieur, et pas quand un autre faisait le premier pas. C’était elle qui allait vers autrui, l’embêtait avec une réflexion qui venait de traverser son esprit, et discrètement pour ne pas se faire prendre à faire autre chose que son travail. Ou alors, le contact physique était pour la battre. Là, c’était un autre registre, et ça faisait très longtemps qu’elle n’avait pas été battue. Alors quand cet homme saisit sa main, elle fut prise d’incompréhension. Elle n’attendait pas de gifle – pas si tôt en tout cas – mais ne pas savoir la raison de ce contact la perturbait un peu. Ce n’était pourtant pas dans sa nature d’être méfiante…

Il l’emmena vite ailleurs, à travers les couloirs qu’il connaissait par cœur. Même elle qui avait bonne mémoire, elle ignorait si elle parviendrait à retrouver le chemin tant il allait vite. Comme s’il ne voulait pas qu’on les voit, qu’il faisait ça… dans le secret.

Il était dans le secret ?

La pièce, abandonnée, poussiéreuse et à peine aérée la faisait aller dans ce sens, en tout cas. Pourquoi personne ne nettoyait, ici ? Pour un homme si riche, si superficiel, le Duc ne prenait pas grand soin de sa demeure. L’intendant, lui, était occupé à venir apporter des tabourets. Il y en avait un de libre, mais… pour l’heure, Aud préférait rester debout. Par réflexe. Si on ne l’invitait pas, elle ne prendrait pas ses aises. Elle était une esclave après tout.

« Aud… » répondit-t-elle, reposant finalement son regard sur cet homme. Ce William Wagner.

Il semblait sincère, surtout quand il parlait de la soustraire à son maître. C’était certainement le plus perturbant, en réalité.

« Je ne comprends pas… Qu’est-ce que tout ceci signifie ? »

William contempla la silhouette de la jeune fille qui ne s'assit pas en dépit du tabouret qui l’attendait, à moins d'un mètre d'elle. Serait-elle si docile ? Son cœur se brisa. Cette enfant avait ainsi perdu toute autonomie, au point de ne pouvoir même pas prendre une initiative. il soupira, le regard triste.

Assieds-toi, s'il te plait. Dans cette pièce, petite Aud, il n'y a ni esclave, ni maitre, ni contremaitre. Sois libre d'agir et de me parler comme tu veux. Si tu veux un ordre, le voilà : agis dans cette pièce à ta guise.

Il l'observa d'un regard doux, dépourvu de tout jugement. Comment allait-elle réagir ? Cette fille.. Oui, elle la sauverait. Véritablement. Elle ne la laisserait ni être brisée, ni mourir. Elle ne serait pas le nouveau jouet que le maitre casserait dans un de ses caprices.

Le maitre... Ulysse de Rottenberg est un individu qui tire plaisir à torturer ses esclaves. sans raison. Parfois, il les affame et s'amuse à manger devant eux. Souvent, il passe pendant une tâche ménagère et se délecte de saborder leur ouvrage pour pouvoir les gronder et les battre. Et puis... Et puis, il y a l'arène. L'arène... Ce fou sélectionne ses esclaves les plus forts et les fait combattre, comme des gladiateurs romains, mais sans protection. Il aime alors leur donner l'ordre d'égorger un camarade ou de lui donner un coup d'épée dans le ventre. Et s'ils n'obéissent, il s'occupe de les tuer tos deux.

William a un long soupir.

Bienvenue aux champs d'Asphodèle, pauvre petite Aud.

Elle le regarda longuement, cherchant vraiment à comprendre. Dans son esprit, un contremaître n’agissait pas dans le dos de son maître, c’était un second, un bras droit, une deuxième paire d’yeux et de mains pour l’assister. William Wagner ne semblait pas du tout à être de ce type-là. Mais en même temps, elle réalisa qu’on parlait d’Ulysse de Rottenberg. Un homme mauvais, fourbe, et tout le monde ne devait pas posséder son appétit pour la souffrance. Alors… peut-être que la réaction de cet homme était logique, après tout.

Toutes ces horreurs qu’il racontait, elle voulait bien les croire. C’était complètement fou – et probablement très illégal – mais elle y croyait. Après ce scandale au marché, elle n’avait pas vraiment d’autre choix… sinon autant qu’elle se mette des œillères.

« Vous… n’avez pas l’air de comprendre ce que vous me demandez. » finit-elle par dire, cherchant ses mots pour ne pas se tromper de sens. « C’est très louable de votre part de me proposer ça, mais… je n’ai jamais reçu d’ordre qui consiste à ‘‘agir dans une pièce à ma guise’’. Sans partir sur un débat sur le sens de l’existence et ma place dans ce monde, je ne sais pas comment ne pas être… ce que vous ne voulez pas que je sois. Une esclave. Je sais que vous ne m’avez pas achetée, que ce n’est pas à cause de vous que je suis ici, mais j’ai toujours été une esclave… Enfin, depuis aussi loin que je me souvienne. Comment je peux savoir si j’agis à ma guise si je ne peux pas comparer mon comportement avec celui que j’aurais eu si j’étais libre ? »

Elle fit alors quelques pas, passa son regard, puis ses doigts sur les livres abandonnés et poussiéreux sur les étagères.

« Cela dit, c’est assez ironique de me demander ça, dans une pièce uniquement remplie d’ouvrages que je ne peux de toute façon pas lire. » Se retournant vers l’intendant, elle lui adressa tout de même un sourire. « Je ne dis pas cela pour vous le reprocher, c’est juste que j’ignore pourquoi j’ai été achetée… sinon pour couper l’herbe de messire de Frenn sous son pied. Je ne suis pas éduquée, je ne sais même pas ce que sont les champs dont vous parlez. Bien que… j’en devine un peu le sens, vu votre expression. »

Mais il avait l’air si inquiet, si concerné… et aussi si triste. Dans les yeux de William, il y avait également de la pitié. Cela devenait aisé de voir ce qu’il pensait, car il n’en cachait rien. Il était comme elle : un livre ouvert. Alors… peut-être par égard à cela, elle se rapprocha finalement de lui, et s’assit sur ce tabouret libre.

« Pourquoi faites-vous cela ? »

William fut désemparé par la réaction de cette singulière demoiselle qui commençait à disserter sur sa place dans le monde et les choses contraires à son éducation. Malgré lui, un rire lui vint. Dans ce raisonnement, il lui semblait entendre résonner la voix d'Ulysse adolescent. Il aurait adoré, d'ailleurs, cet ancien Ulysse, répondre à cette jeune fille et ils auraient poursuivi loin cette discussion. Son cœur se serra et son regard s'attrista. Ulysse... Que lui était-il donc arrivé pour se changer en monstre ?

Fais comme tu l'entends. Décide ici par toi-même. C'est tout ce que je veux. Je déteste le principe de l’esclavage. L'idée qu'un homme en asservisse un autre est... répugnante. Autrefois, lui aussi... il pensait pareil.

Aud s'éloignait pour examiner la petite bibliothèque et soulever quelques uns des ouvrages poussiéreux. Elle énonçait ne pas savoir lire et ne rien pouvoir faire par conséquent dans cette pièce. Logique. Cruellement logique. Mais il n'avait mieux à proposer comme cachette. Elle évoqua sa vente et le fait que le duc aurait voulu couper l'herbe sous le pied du baron de Frenn, récemment promu Premier Conseiller. les sourcils de William se froncèrent. Il avait entendu parler de la soirée de la veille où le maître s'était lamentablement distingué.

Une vengeance alors... Quelle mesquinerie ! J'ai entendu que le seigneur de Frenn avait raillé le duc de Rottenberg à la soirée du Roi hier où notre cher maître avait commis bon nombre d'impairs.

Elle lui adressait un sourire qui lui réchauffait l'âme. Elle s'interrogeait aussi sur le sens de sa dernière expression. Il commença ne explication d'un ton patient et calme :

Dans la mythologie grecque, on considère que les âmes des défunts doivent rejoindre le royaume d'Hadès qui se trouverait sous terre. Pour quelques élus, s'ils se sont bien comportés, ils vont aux Champs-Elysés et sont éternellement heureux. Mais pour beaucoup, la vie terrestre a été décevante, sans grande distinction. Ils restent alors dans les champs d'Asphodèle à attendre. Ceux qui ont été y subissent de terribles supplice. Voilà ce qu'est ce domaine : l'antichambre de l'Enfer.

Tout au long de es explications, il semblait avoir gagné sa confiance. Elle s'assit sur le tabouret, près de lui. Il lui sourit doucement.

Pourquoi je fais cela ? Quelle question ! Pourquoi doit-on aider un être qui en a le besoin ? Pourquoi le sauve t-on ? Il n'y a pas de réponses. Je souhaite uniquement sauver les esclaves qui échouent en ce domaine. Les protéger. je ne suis pas encore arriver une fois. Mais je désespère pas. je dois cela à... Vois-tu, moi, William Wagner, je suis le gardien des lieux. Ma mère travaillait ici comme femme de chambre. J'ai grandi en jouant avec Ulysse et Morgane, les deux aînés de feu le duc de Rottenberg. Ulysse et Morgane... Ulysse était alors un garçon si gentil, si compatissant... Tous ces principes qui sont aujourd'hui les miens, c'est lui qui me les a enseigné. S'il a oublié cela, sans que je ne comprenne pourquoi, pas moi. Je m'en souviens et je continue à les appliquer. A vie.

C’était la première fois qu’elle rencontrait ce genre d’homme, si prompt à penser du mal sur l’esclavage. Elle venait de le rencontrer, cela ne faisait même pas dix minutes, mais il lui parlait avec une grande sincérité, comme s’il était vraiment répugné par tout ça. Toute cette situation. La sienne, celle de l’esclave devant lui.

« Vous… êtes un homme curieux. »

Ce n’était pas une mauvaise chose. Ni un compliment, c’était simplement une observation qui l’intriguait. L’idée qu’elle avait d’un contremaître était simplement un homme, un serviteur un peu plus important que les autres qui donnait des ordres. William semblait d’un autre genre.

Elle prêta un peu plus attention quand il évoqua d’ailleurs ledit maître. Ulysse de Rottenberg. Il ne lui avait pas fait la meilleure des impressions, à se montrer si gratuitement violent avec une enfant… Mais pourquoi donc ? Parfois la violence avait ses justifications – jamais ses raisons – mais lui…

« Messire de Frenn a l’air d’être quelqu’un de bien, cela dit… » Elle qui avait baissé le regard pour réfléchir, elle l’avait relevé vers William. « Il m’a défendue. Tout comme il a défendu une fillette que le maître a frappé plusieurs fois. »

S’ils avaient tous les deux des différents passés, ça expliquait bien des choses… Et en même temps, si peu. Ils étaient tous les deux si différents, et le maître semblait avoir changé si vite, d’après les dires de William. Personne ne pouvait changer à ce point de valeurs, si ? Peut-être que c’était possible, après tout. Elle, elle ne s’imaginait pas d’un coup devenir quelqu’un de morose et de morne, mais peut-être qu’avec des évènements particuliers, elle… non. Ce n’était pas possible, vraiment pas.

« Alors… que va-t-il se passer, maintenant ? C’est un peu pour vous que je travaillerai, n’est-ce pas ? Vous savez, je sais me faire petite et travailler rigoureusement, alors peut-être que vous n’aurez pas à vous inquiéter pour moi. Mon précédent maître avait très rarement matière à se plaindre, et je ne tombe jamais malade. »

Le raisonnement de William, si éloigné de la pensée générale, troublait cette jeune fille qui l'observait et cherchait à comprendre la justesse de ses arguments. Décidément, elle aurait vraiment plu au Ulysse d'avant.

Moi, un homme curieux ? Bien sûr. Ulysse me disait autrefois que la curiosité ouvrait notre esprit au monde et renforçait notre instruction. Que si tout le monde savait être curieux, le monde se porterait mieux. Ulysse avait de si belles phrases.

Ses yeux devenaient humides à l'évocation de ce passé disparu. Ulysse.. Qu'avait-il pu arriver à son ami pour changer à ce point ? La tragédie de l'incendie avait-elle pu être si violente au point de lui faire oublier ses valeurs ?

Ulysse... J'aimerais tant le voir s'amender... Revenir à ce qu'il était. Je prie chaque soir pour un miracle. J'attends chaque jour de le voir changé. De s'excuser pour ses exactions.  Après l'incendie; j'ai attendu dix ans son retour. J'attendrai dix ans. Vingt ans, qui plus est ! Mais Je veux continuer de croire que mon ami reviendra un jour.

Aud évoqua la vente au marché et cita à nouveau du baron de Frenn. elle le décrivait comme un homme bien qui l'avait défendu et protégé une enfant. Il secoua la tête. il connaissait la réputation de l'homme. Austère, rigide mais honnête.

Le Seigneur de Frenn est un excellent seigneur, droit, respectueux des sujets de son fief, et s'il a conscience de la hiérarchie sociale et s'attache à la faire respecter, il n'en a pas moins des valeurs humanistes pour la plèbe.

L'adolescent se mot ensuite en devoir de justifier sa place et insistait pour travailler. Qu'elle savait être discrète ! Qu'elle e tombait jamais malade ! Elle se croyait encore sur cette maudite estrade, à devoir convaincre le chaland ! Pauvre enfant... Pauvre enfant ! Il prit un temps de réflexion puis exposa :

Je préfère que tu restes là à attendre que je trouve une solution pour t'échapper de cet Enfer. Dans ton malheur, tu as une chance : tu es une fille. Pour une étrange raison, Ulysse ne prend jamais de fille. Tu es la première admise ici. il semble se méfier du sexe féminin. De ce que tu dis, il t'a acquis pour ennuyer le baron de Frenn. Dans ce cas, peut-être va t-il oublier ta présence... il a déjà tant de jouets pour l'occuper ! Et ce n'est pas moi qui lui rappellerait ton existence. Je regrette, tu vas être un peu recluse ici, mais c'est pour ton bien. Je vais essayer de te trouver un navire pour les colonies où tu pourrais reprendre une vie libre. Il suffira juste de masquer ton épaule marquée.

William fixa Aud avec une lueur déterminée dans les yeux.  Il la sauverait. Elle ne tomberait dans les griffes du Diable.

Elle eut alors un petit sourire, suivi rapidement d’un petit rire. William semblait beaucoup apprécier l’ancien Ulysse, et s’il était vraiment comme il le décrivait, alors elle aussi aurait aimé le rencontrer. Beaucoup considéraient la curiosité comme la qualité des fouineurs, mais qu’y pouvait-elle s’il y avait tant de choses, tant de notions à apprendre ? Pour tout, et pas seulement pour de l’apprentissage. Mais pour l’imagination, nourrir l’esprit, voir un monde plus brillant qu’il ne le paraît aux yeux des autres.

« Peut-être que cet ami n’est pas loin… » finit-elle par dire. « Il y a parfois des gens cachés à l’intérieur d’autres gens. C’est souvent le cas, chez nous autres. Les esclaves. Peut-être que votre ami est caché dans le maître. Qui sait ? »

Les gens étaient souvent prévisibles dans leurs actions, ils avaient un train quotidien et personne n’était mieux placé que les serviteurs pour s’en rendre compte. Cependant, dans l’esprit… là c’était une autre question. On cachait tant de choses dans les pensées, pour les protéger, les garder timidement, comme un trésor qu’on ne dévoile jamais au premier venu… On pouvait être surpris par ce que les gens avaient dans la tête.

Ce que William lui racontait sur le baron ne venait que confirmer ce dont elle se doutait. Un homme dur, mais droit, fidèle à sa parole et à ses valeurs. Semblable à son précédent maître… Quelle pitié qu’ils n’aient jamais pu se rencontrer, la jeune fille savait sans le moindre doute qu’ils auraient pu apprécier la conversation. Peut-être même que son ancien maître aurait trouvé un peu plus d’intérêt dans ses semblables… peut-être que ça lui aurait fait du bien.

Mais le regard que posait maintenant le contremaître sur elle lui déplaisait. Elle avait dit quelque chose qui l’avait choqué, et maintenant, il la regardait comme… un pauvre animal piégé, une pauvre enfant qui se serait trouvée là où elle ne devrait pas être. De la pitié.

Cette réflexion vint la blesser. Dans sa fierté. De la pitié, alors qu’elle voulait se montrer pragmatique et réaliste. Lui ne l’était pas, il commençait à lui exposer ses plans, cette histoire de ‘‘sauvetage’’, comme s’il pouvait la sauver. Pas seulement du Duc, mais aussi de sa condition, de l’esclavage, de tout. Quand il finit par évoquer son épaule marquée, elle vint machinalement poser sa main dessus, fronçant les sourcils. Elle avait l’air… tant perdue, que vexée.

« Attendez… quoi ? Recluse ? Navire ? Vous voulez m’envoyer dans les colonies ? … Vous avez perdu la tête. »

Elle n’imaginait pas que cette pièce pourrait être une cachette pendant… combien de temps ? Il voulait qu’elle se cache ici, que le maître l’oublie, pour l’envoyer sur un navire au loin ? Seule ?

« Même si, comme vous dites, il peut oublier ma présence… parce que je suis une ‘‘fille’’ – encore que je ne vois aucunement le rapport – vous voulez me laisser ici ? Je suis… C’est… Je suis là pour travailler, c’est mon travail. Quand je vais dormir, c’est quand j’ai fini mes tâches, avec la satisfaction d’avoir accompli quelque chose et d’avoir bien fait. Je mérite mon sommeil, ma nourriture. Même si je suis privée pour des raisons arbitraires du maître, je n’aurais jamais à me dire que j’ai mal travaillé. Mais là, je ne ferai rien ? C’est ce que vous me dites ? Rien, vous vous occuperiez de moi en cachette jusqu’au jour où le maître le découvrira ? Ou bien que vous trouviez un navire, me mettriez dedans pour que je me retrouve… quelque part ? Loin ? À me cacher, encore ? Je ne comprends pas… Qu’essayez-vous de faire de moi, au juste ? »

Une fille seule, perdue au milieu d’une terre qu’elle ne connait pas, sans même savoir où aller ou comment survivre, et devant toujours cacher une marque indélébile. Ce n’était pas de la liberté, c’était de la misère.

« Je n’ai pas de famille à rejoindre, pas de patrie à retrouver. Monsieur Wagner, si vous voulez m’aider, ne faites pas ça… Je ne veux pas vivre dans la fuite. »

Aud réfléchissait à ses paroles et semblait comprendre ses sentiments au sujet de son ami enfoui quelque part dans cette carapace, affublé d'un masque grotesque qui ne lui allait pas.

Ulysse... Oui, c'est ce que je pense. Ulysse.. Il y a dix ans, pendant l'été, la famille est partie avec un effectif réduit de serviteurs dans son domaine à la campagne pour la période. Et, le jour de l'anniversaire d'Ulysse, lors de ses quinze ans, le 15 Aout, il y a eu... Il y a eu un terrible incendie. Tout le monde a péri, famille, domestiques, esclaves. Sauf Ulysse. Il a miraculeusement survécu. Puis, il est parti dans un collège où il était inscrit de longue date puis est parti de part le monde. Il n'est revenu à la capitale que depuis quelques semaines. Ulysse.. Oui, il a dû s'enfermer en lui pour contenir les tourments de son cœur après tout ces événements. mon ami... Mon pauvre ami.

William se perdait dans les souvenirs de cette jeunesse perdue, quand il écoutait l'idéalisme galopant d'Ulysse qui aspirait à une société égalitaire, sans esclaves, sans frontières avec les autres royaumes. Brusquement, l'agitation de Aud le sortit de ses pensées. Elle était mal à l'aise des idées qu'il avançait. Avait-il été trop loin ? Sans doute. il s'en sentit navré de lui provoquer un pareil choc. il se leva et vint l'enlacer pour la bercer un instant comme on ferait pour un jeune enfant à rassurer.

Pardon. je ne pensais pas... J'essayais.. Je ne sais pas... Vraiment, je ne sais pas quoi.

Dans un mouvement las, il la lâcha puis recula. Son visage sembla avoir vieilli de deux ans.

Je souhaite juste te protéger. Te sauver...

Sur cette phrase, il s'écroula sur son tabouret. il entendit dans un écho lointain Aud raisonner et mieux penser que lui l'impossibilité d'une telle fuite. Il soupira. Il ne savait décidément rien. Ulysse disait autrefois que tout était possible avec sa seule volonté. Mais ils étaient des enfants. Naïfs. Le monde adulte était bien plus dur.

Il secoua la tête et poussa un terrible soupir.

Je ne sais vraiment pas comment t'aider...

C’était quelque chose qu’elle ne pouvait pas prétendre comprendre… Perdre un ami de la sorte, vivre une tragédie pour finalement retrouver quelqu’un qu’on croyait connaître et qui n’est plus qu’un monstre. Même si elle aimait les gens et n’avait aucun mal à ressentir de l’empathie pour eux, il n’y avait jamais eu personne d’aussi proche que pouvaient l’être William et Ulysse, dans leur jeunesse. Quand elle le regardait ainsi, aussi fébrile, tremblant, désespéré… elle en venait à penser que son indignation à elle n’était pas très bien placée.

Il bondit soudainement, la prenant dans ses bras, comme s’il voulait la réconforter…

Encore moins habituée à ce contact qu’à celui de la main, Aud se raidit de surprise, mais finit par se détendre. Il ne lui voulait pas de mal, et puis… il lui semblait que c’était plutôt lui qui cherchait du réconfort. Il semblait… au bout du rouleau. Elle leva alors l’une de ses mains qu’elle vint poser dans le dos de cet homme, répondant à son étreinte.

« Ce n’est rien, ce n’est pas grave… » lui dit-elle doucement, l’aidant à se reculer.

Sa colère était partie aussi vite qu’elle était venue. Comment pouvait-elle en vouloir à un homme qui avait tant de bonnes intentions ? Il était naïf et maladroit, prenait de mauvaises décisions, mais elle comprenait qu’il voulait l’aider.

« Peut-être que je n’ai pas besoin d’être sauvée, vous savez. Je suis certes tombée ici, dans ce que vous décrivez comme un enfer, mais je sais que je peux en survivre. Je le sais. Je me suis promis d’être brave, d’être forte, et vous devriez vous faire cette promesse également. Pour vous. Croyez-moi, savoir qu’il y ait dans cette demeure quelqu’un comme vous m’est déjà d’une très grande aide. »

Elle posa alors ses mains sur les épaules de William, baissant sa tête pour venir chercher son regard, et elle lui sourit.

« Et si vous souhaitez faire davantage pour moi, alors il faudrait m’en dire plus sur ce que vous avez besoin que je fasse, en tant que servante. Et il faudrait également que vous m’expliquiez ce que le maître a contre les femmes esclaves… Cela m’aidera à ne pas faire de maladresse. Tout ce qui pourrait m’être utile, les habitudes du maître, ce qu’il aime ou déteste, j’ai besoin de ces informations. Ainsi, je ne ferai aucun pas de travers, et je ne lui donnerai pas de raison supplémentaire de me faire du mal. Vous me suivez ? »

Au moins c’était le début d’un plan qu’elle pouvait suivre. Un plan réalisable. Elle espérait ainsi le rassurer, ce pauvre homme.

« Vous allez voir, tout va bien se passer. Et qui sait, peut-être qu’un jour prochain, les évènements viendront nous surprendre et vous retrouverez votre ami ! Il ne faut jamais sous-estimer l’improbabilité de la vie. Alors haut les cœurs, monsieur Wagner ! »

Lors de sa brève étreinte, la jeune fille se releva pour exprimer son propre soutien. Leurs solitudes respectives se trouvaient. Il lui sourit timidement avant de s'asseoir. Elle assurait ne pas vouloir être sauvée, être forte... Des larmes commençaient à perler à ses yeux. Cette malheureuse enfant était si brave, si digne, dans les épreuves. Elle vantait ensuite sa personne. il baissa la tête.

Je n'ai guère fait encore qui puisse être honorer.. Mes intentions... Mais je n'ai rien accompli. Jamais. Tous ces esclaves meurent. Je les soigne, j'apporte de la nourriture. Mais ils finissent toujours par périr. De leurs blessures. Ou de désespoir. Parfois, certains se suicident, sachant qu'ils sont de toute façon condamnés.

Ses entrailles se nouèrent au souvenir du mur terrible sur lequel étaient exposés les corps des malheureux après leur fin funeste. Exposés au vent et au soleil. Se décomposant lentement pour servir d'exemple aux génération suivantes. Il pleura pour de bon.

Je ne fais rien...

Aud réclamait de connaitre le habitudes du maître et ce qu'il avait contre les femmes esclaves. William grimaça.

Ce que le maître a contre les femmes esclaves... Je ne sais pas. Tu es la première qu'il achète. Mais il ne va jamais aucune femme. Il les évite même. Que ce soit les aristocrates ou les prostituées. On dirait un moine. Un moine... C'est vrai qu'il est très porté sur la religion, très pieux, invoquant le Christ dans toutes ses actions et apprécie les doctrines que professe le cardinal Cassain. Alors... il doit voir en la femme le péché originel, celle qui donna autrefois la pomme à Adam...

William réfléchissait à cette possibilité et avait du mal à croire. D'abord, la famille de Rotteberg le dissimulait bien mais ils organisaient depuis longue date des messes huguenotes au sein même de leur château, faisant entrer et sortir leurs coreligionnaires par les différents passages secrets  que comptaient le bâtiment. Or, à l'époque de leur jeunesse, Ulysse méprisait la religion et ne s'y soumettait que pour contenter son père sévère mais juste. Comment... Quoique... Après la tragédie de l'incendie et sa survie miraculeuse, il y avait de quoi embrasser avec ferveur la foi. Rien d'illogique là-dedans.

Aud ouvrit à nouveau la bouche et sa confiance troubla William encore.

Comment fais-tu.. pour y croire ? Comment... l'improbabilité de la loi.. moi, je ne vois que certitudes. Tout est réglé au millimètre dans ce quotidien, sans grande faille pour s’échapper.

La jeune femme s’accroupit alors devant William, sans cesser de le regarder. Lui, il baissait la tête, comme s’il avait finalement honte de tout ça.

« Vous honorer ? Eh beh, vous êtes rapide, vous ! » plaisanta-t-elle un bref instant avant de retrouver sa douceur. « Et vous croyez que parce que vous faites tout ça, vous prolongez leurs souffrances ? Qu’en savez-vous ? M’est d’avis qu’ils pourraient tout aussi bien avoir l’occasion de se rendre compte que tous les Monbriniens ne sont pas des fous furieux. Vous leur prouvez qu’il y a quelque chose de bon dans cette demeure, je trouve ça plutôt positif. »

Il était vrai que parfois, la vie était remplie d’échecs, et William semblait en avoir connu un paquet. Il voulait porter les destins de tous les esclaves de son maître sur les épaules… Même Aud pouvait se rendre compte combien c’était difficile de vivre ainsi. Ressentir chaque perte, chaque souffrance, comme s’il en était le responsable. Il allait finir par exploser, un jour ! Peut-être le faisait-il, là tout de suite. Sa voix se nouait, et puis ses yeux… elle les voyait rougir, s’humidifier.

Pourtant, il s’efforçait encore à donner ces instructions, ces informations sur son maître. Elle n’avait jamais connu un homme si prompt à haïr les femmes pour des raisons… religieuses ? Elle n’avait jamais vraiment aimé la religion, c’était plein d’enseignements creux et sans fondement, mais au vu de l’importance que cela avait, elle pouvait difficilement clamer son désintérêt pour la chose. L’esclave hocha alors la tête, et elle veillera de ne pas donner à son maître davantage de raisons pour haïr la gent féminine.

Toutefois, elle entendit encore la voix troublée de William. Et un sourire apparut sur le visage de la jeune femme.

« Ce que je me demande surtout, c’est comment cela se fait que personne n’y croit. Où vous voyez de la certitude, un lendemain déjà prévu, planifié, moi je me dis que demain n’existe pas. On y va, pas à pas, mais la nature a horreur de la conformité. Vous n’avez pas remarqué ? Elle hait le train-train quotidien. Quand ça l’agace, il se passe des choses qu’on n’aurait pas soupçonné ! Que ce soit en bien, ou en mal. L’avantage de vivre une situation difficile, c’est que c’est souvent le bien qui arrive soudainement. Hm, tenez. Exemple concret. Aujourd’hui, j’ai été vendue. Un maître colérique, violent, irrationnel m’achète. Le reste de ma vie semble alors se dessiner sur cet instant, et je suis impuissante. Cependant, regardez ce que je trouve à mon arrivée : vous ! Dites-moi, monsieur Wagner, vous qui êtes un homme instruit… quelles sont les probabilités pour que je tombe sur quelqu’un comme vous, dès mon arrivée dans ce qui promettait d’être un palais des horreurs ? Votre simple existence, elle me promet que mon destin n’est pas écrit. Alors pourquoi irais-je me morfondre ? »

William eut une impression de malaise en apercevant Aud se mettre à genoux, devant lui, et lui prendre les mains. Son esprit ne pouvait s'empêcher d'y associer leur différence de statut social. Elle parla. A nouveau ses paroles réchauffaient son âme durement martelée. Elle l'éclairait. il sourit.

Je... Je te remercie de me dire ça. je ne pensais que.. Je ne voyais que le nombre de vies qui s'éteignaient si misérablement.. Il est vrai que par mes soins, ils meurent avec un confident, avec un brin d'espoir en l'humanité. mais cela n'empêche pas de se souvenir qu'ils sont morts quand même... Je déteste ça. je déteste voir quelqu'un mourir.

Elle l'écoutait ensuite donner ses explications sur la méfiance étrange d'Ulysse vis-à-vis des femmes. A son air, en dépit de sa réserve, il comprenait qu'elle restait septique. La religion lui paraissait-elle absurde ? Parfois, il le pensait. Disons, certains points de certaines doctrines. A moins qu'elle ne soit juste en désaccord avec la pensée de rejeter les femmes pour la seule faute du péché originel ? Elle aurait raison. Cela était si idiot.

Aud s'exprima à nouveau et brisa encore une fois ses convictions les plus solides. Ses paroles étaient salvatrices et paraissait. Lui qui était instruit, comme elle le rappelait, prenait conscience de ne pas savoir grand chose. Elle en connaissait bien plus sur l'existence, sur la manière simple de prendre du recul, de ne pas trop réfléchir à une situation. Cela n'engendrait que des angoisses et des culpabilités qui brûlaient la poitrine. Son cœur s'accélérait dans sa poitrine mais ce n'était ni par appréhension ni par peur.

William releva timidement la tête et contempla ce beau visage angélique proche du sien. Leurs mains étaient jointes. Il avait un sourire bienheureux rien qu'à l'observer.

Aud...

Une émotion violente le saisit soudain contre laquelle il n'était pas armé. Elle déferlait dans son âme et submergeait tout. Sa tête descendit légèrement et se posa un instant contre le sommet du crâne de la jeune fille. Elle s'abaissa encore et, inconsciemment, ses lèvres effleurèrent le front de Aud.

Elle était heureuse de le voir parler de la sorte. Il semblait toujours aussi accablé par toutes les responsabilités qu’il voulait porter, mais il y avait un timide sourire qui naissait sur ses lèvres. Preuve qu’il voyait où elle voulait en venir.

« Tout le monde finit par mourir. Mais grâce à vous, ces gens meurent en humain. Vous n’avez pas l’air de bien réaliser combien ça compte… Ils meurent en sachant que quelqu’un ici se soucie de leur sort. Les esclaves perdent leur statut d’être humain quand ils sont asservis, et par vos intentions, vos actions, aussi négligeable que cela ait l’air à vos yeux, vous leur rendez ce statut. Vous me le rendez à moi aussi, d’ailleurs, en me parlant ici. »

Aud s’interrompit un bref instant, réfléchissant à ses mots.

« Même si je me considère déjà comme humaine. Ce que je veux dire, c’est que ça fait plaisir d’avoir quelqu’un qui s’adresse à nous de personne à personne. Je ne suis pas la seule à penser que je suis humaine, c’est chouette. »

Il ne suffisait pas de grand-chose pour sauver quelqu’un. Souvent, c’était juste de l’attention, de l’écoute, de la patience… William semblait vraiment être ce genre d’homme. Alors, pour tout le bien qu’il faisait, il ne méritait pas de se torturer de la sorte. Il n’était pas Dieu, il ne pouvait pas empêcher les hommes de mourir, surtout quand un autre les tuait. Mais il leur apportait quelque chose de plus important qu’une simple survie.

De son expérience dans la servitude, Aud n’avait encore jamais rencontré quelqu’un comme lui. Qui prenait ces choses tant à cœur, comme si c’était des bouts de lui-même qui mourrait avec ces pauvres gens qu’il ne pouvait pas sauver. Ses mains sur celles de William, elle les caressa doucement.

Et il murmura son nom…

Elle releva les yeux vers lui, pensant qu’il l’appelait, mais c’était une nouvelle expression qu’elle vit sur son visage. Il était… lumineux. Elle ne s’y était pas attendue, et son cœur rata un battement. Il se rapprocha doucement, lentement, et elle le laissa faire. Elle ne comprenait pas, mais… ce n’était pas un contact désagréable. Elle se sentit même rougit quand ses lèvres se posèrent sur son front. Et cette fois, son cœur se mit à battre de vive allure.

William se laissait diriger par le raisonnement simple mais efficace de celle qu'il appelait auparavant enfant. C'était lui qui redevenait un enfant. Il opina doucement de la tête en entendant ces suppositions. il rendait leur humanité aux esclaves en leur apportant son soutien, en proposant ces soins et en discutant avec eux. Cela semblait véritablement logique lorsque Aud l'expliquait aussi clairement. pourquoi n'avait-il jamais songé à cela ?

Le jeune homme plongeait vers des sentiments qu'il ne connaissait pas. sans peur. Avec Aud pour guide, il paraissait ne rien pouvoir y avoir d'effrayant. Elle &tait si apaisante, comme un doux soleil après une longue après-midi de pluie morose.

Les mains de la jeune fille caressaient les siennes. Ce simple contact l'électrisait. Son corps entier tremblait légèrement. Quel était au juste ce sentiment ? il ne savait pas. Et ne voulait pas le avoir. Il désirait juste le ressentir.

Aud semblait trembler elle aussi mais son regard indiquait que le sentiment lui plaisait à elle aussi. Ses lèvres poursuivirent le contact, le prolongèrent et, finalement, déposèrent un tendre baiser sur ce front dégagé.

Aud...

Aud ! Quel doux son que cela donnait à l'oreille.

Légèrement enhardi, une de ses mains se dégagèrent et s'attardèrent à se perdre dans le longue chevelure blonde de la jeune fille.

Il répéta encore son nom, comme un murmure. C’était un mot court, simple, facile à se souvenir, mais dans la bouche de William, c’était comme si… elle ne savait pas trop quels mots mettre sur ce qu’elle ressentait. Comme si le son de ce mot lui plaisait. Son regard dans le sien pendant de si longues secondes, elle remarqua cette tendresse qu’il semblait éprouver. Ce soulagement, aussi. Un poids semblait s’être levé de sa poitrine.

« Plus de ‘‘pauvre petite Aud’’ ? » demanda-t-elle alors, avec un sourire amusé.

Il était vrai qu’elle était jeune, aux yeux de beaucoup de monde. Mais l’âge ne comptait pas, pas pour elle en tout cas. Et dans un sens, elle était ravie de constater qu’elle avait prouvé d’être davantage une adulte qu’une enfant.

« M’autorisez-vous alors à vous appeler… simplement William ? En privé bien sûr. »

Pas en public. Elle était une originale, mais pas une suicidaire. Un homme aussi irascible qu’Ulysse de Rottenberg ne devait certainement pas être au courant de ce… rapprochement. Qui sait ce qu’il ferait à William !

« Donc… il est peut-être temps de se mettre au travail, non ? Faites-moi donc visiter, je parie que ce domaine est très grand, et qu’il a son lot de surprise. Est-ce que les jardins sont beaux ? »

La main de William poursuivait lentement son exploration de la chevelure. Elle s'introduisait dans les boucles quelques peu emmêlées puis descendait vers le visage. Une caresse légère effleura la joue de la jeune fille. Son cœur continuait de battre à un rythme effréné. Pour peu, il se se sentirait proche de mourir de bonheur.

Soudain, elle le taquina gentiment sur ses premières idées à son endroit. Il rougit timidement, se sentant soudain honteux de l'avoir si mal jugée. Elle était au contraire forte. Bien plus que lui.

Pardon... Mais tu étais captive dans cette cage, tu semblais comme un pauvre petit animal.

Un petit animal dont sa main ne se lassait de caresser. Elle continuait à toucher la joue de la jeune fille puis descendit lentement pour effleurer avec lenteur, comme un baiser avec les doigts.

Il sursauta un peu quand elle demanda à l’appeler par son prénom. il sourit.

Oui, bien sûr.

Elle insistait à présent pour se mettre au travail et vouloir visiter le domaine. Il recula, déçu de briser déjà cette bulle de bonheur. Il aurait tant préféré rester là à la tenir dans ses bras, à parler avec elle.. A moins que.. Une idée vint. Il s'écarta et passa un bras autour de celui de Aud, veillant toutefois à ne pas paraitre inconvenant.

Fais semblant de boiter. De cette manière, je pourrais déplorer, si on m'interroge, que tu as une foulure.


Dans un élan spontané, William posa un baiser tendre sur sa joue puis l'entendit évoquer les jardins. La tristesse se peignit sur son visage.

Oui, ils étaient magnifiques. A l'arrière, nous avions un labyrinthe de fleurs et d'arbustes. Au printemps, à l'éclosion progressive des pousses, c'était sublime.  Ulysse, Morgane et moi jouions dedans à Thésée et au Minotaure. Ulysse et moi incarnions à tour de rôle le héros et la bête et nous devions retrouver en premier Morgane, qui jouait Ariane. Mais ce labyrinthe... Quand le maitre est revenu, il a tout fait détruire. A la place se trouve l'arène.

La jeune femme le laissait faire, appréciant à son tour cette douceur, cette délicatesse avec laquelle William caressait ses cheveux. C’était une sensation nouvelle, très étrange mais aussi très agréable. Ses joues rosirent aisément, tandis qu’elle posa alors de de ses mains sur celle de l’intendant.

« Excuses acceptées, alors ! »

S’ils restaient ici trop longtemps, quelqu’un allait forcément commencer par se douter de quelque chose. Cela ne paraîtrait pas logique que l’intendant disparaisse, avec une esclave, pendant des heures entières. Et puis, le maître pourrait très bien revenir n’importe quand ! Mieux valait être prudents sur ce coup, même si cela voulait dire abréger ce moment qui lui semblait si parfait. Tandis qu’elle se releva – ôtant la poussière de ses genoux en secouant sa robe – elle fut surprise de le voir venir passer un bras autour du sien. Pourquoi faisait-il cela ? Aud n’avait jamais vraiment fait attention aux manières des citoyens libres quand ils marchaient, leur façon d’emmêler leurs coudes. Mais maintenant, elle commençait à se dire que c’était probablement pour ça qu’il faisait ça. Pour se balader comme le faisaient les gens normaux.

Et à l’excuse qu’il lui donna, puis au bref baiser qu’il lui offrit sur la joue, elle ne put s’empêcher d’avoir un petit rire.

« Je vois, je vois… Vous êtes donc plus calculateur que je l’avais songé ! »

Figer une cheville et éviter de la bouger pour boiter légèrement, c’était dans ses cordes. Faisant quelques pas d’essai, elle remarqua qu’elle pouvait feindre d’être handicapée facilement. C’en était presque insultant… Se reposant innocemment sur le bras de William, ils sortirent tous les deux de cette pièce secrète tandis qu’il lui expliqua avec une pointe de tristesse ce qui était devenu de ces jardins. Quel gâchis… une belle demeure nécessitait un beau jardin ! Mais une arène…

« Est-ce que c’est légal… ? » demanda-t-elle finalement, un peu sceptique. Aucun autre maître ne possédait d’arène chez lui. Ça semblait si… barbare. Certes William en avait parlé, mais tout de même.

« Et donc… en quoi cela consiste de jouer à Thésée et au Minotaure ? Cela s’inspire d’une histoire, non ? Ça en a tout l’air. Les noms ressemblent à vos Champs, je me demande si cela vient de la même mythologie dont vous parliez… »

Malgré sa déception à quitter cette cachette où il avait véritablement découvert ce que bonheur signifiait, William quitta la salle d'études abandonnée avec cette douce jeune fille. son cœur résonnait fort encore. Il n'avait jamais eu de relations avec le sexe opposé, préférant les jeux avec Ulysse, puis se mettant ensuite au travail.

Il eut un bref rire quand elle évoqua son esprit calculateur.

J'ai appris à le devenir ici. Sinon... je serai sans doute mort.

Il soupira.

Sais-tu que le maitre donne la permission à ses contremaitres de lui rapporter un bout de doigt, voir une main entière, de ses esclaves. Ceux qui lui en apportent obtiennent quelques pièces. Cela pousse inexorablement à devenir un monstre. La cupidité humaine est affreuse.

Tout en remontant un couloir, William lui indiqua quelques chambres qui ne servaient plus depuis longtemps. Personne n'y était revenu, même depuis le retour du duc. il réagit à son commentaire de Aud.

Feu madame la duchesse adorait les jardins et la campagne. Si elle savait ! Est-ce légal de créer une arène dans son domaine ? Mais bien sûr que non ! Rien de ce qui se produit ne l'est. Dès fois, je songe à dénoncer le maitre. Mais... Mais un noble est un personnage si important, avec des réseaux et la justice... Je redoute que la justice préfère étouffer l'affaire. Après tout, ce ne sont que des esclaves et incriminer un noble personnage. Ainsi est ce monde !

Son intonation devenait mélancolique tout en donnant ces explications sombres. Aud l'éclaira à nouveau en lui demanda de raconter l'histoire du Minotaure.

Oh ! Oui, cela appartient à la mythologie grecque. Ulysse était friand de ces histoires et il les racontait si bien. Je n'ai jamais entendu meilleur conteur. la fable raconte qu'après la défaite militaire d'Athènes, la ville devait envoyer tous les sept ans sept garçons et sept filles. Ils étaient envoyés dans un labyrinthe où ils se perdaient et finissaient par tomber sur un monstre mi-humain mi-taureau qui les dévorait. Un jour, le héros Thésée se soumet à l'épreuve mais reçoit l'aide de al fille du Roi, Ariane, qui lui confie un fil pour revenir. Thésée tua le Minotaure et accepta de ramener Ariane chez lui. La site est moins drôle. Thésée.. il a abandonné Ariane sur une ile déserte et reparti seul. Elle a heureusement croiséle Dieu Dionysos qui l'a sauvé.


Tout en conversant, il continuait à lui montrer l'intérieur de l'hôtel particulier. Il s'arrêta à un moment à une fenêtre d'où on apercevait la maudite arène. elle ne consistait qu'à un terrain de sable. A un mur étaient enchainé plusieurs hhommes robustes. Beaucoup plus, sur le mur d'enceinte du domaine, on apercevait des corps en décomposition, fixés aux briques.

Voici le macabre jardin du domaine...