[3 septembre 1597] Une invitation [Terminé]

Les lustres avaient été allumés, les flammes luisaient au bout des luxueuses chandelles de cire d'abeille. La superbe armature de cristal remontait vers les hauteurs, sous les gestes précis de valets que le comte congédia, une fois le travail achevé. Il se tenait dans son antichambre, attendant que son huissier lui annonce la venue du prestigieux hôte qu'il avait convié : le sieur de Wollenbach.
Il était raisonnable de faire la connaissance de cet autre aristocrate influent, un jeune noble de retour depuis peu dans la vie publique après des études cléricales. Prosper devant prendre la température.
Derrière la porte entrouverte, ses nouvelles esclaves tout récemment achetées faisaient un peu de ménage.

L'homme fit préparer deux confortables fauteuils damassés et des rafraîchissements. Ses bottes luisantes firent lentement les cent pas dans l'attente de son hôte.

L'esclave allait et venait dans les corridors, prenant soin de se faire plus discret qu'une ombre tandis qu'il changeait les seaux usagés dans les chaises percées. Ses oreilles allaient cependant traîner sur la conversation voisine, ainsi que sur Marie-Anne et Claire qui, espérait Jérémie, prenaient leurs marques.

Cela faisait bientôt deux ans qu'Emeryc était comte. Une éternité aux yeux de certains, mais pas aux siens. Car lorsque l'on goûtait au pouvoir et à ses bénéfices, l'on ne pouvait pas trouver le temps long pour peu que l'on en fasse l'économie. Bien sûr, ceux qui se pavanaient sans cesse à la Cour dans l'espoir d'un regard bienveillant du monarque devaient capitaliser sur leurs frustrations plus qu'autre chose, de même que ceux qui, le nez dans leurs registres, comptaient les rilchs s'amasser et s'enfuir sans bénéficier pleinement de leurs flux et de leurs reflux. Mais Emeryc dépensait son temps et son argent à bon escient - il n'irait pas jusqu'à dire "avec parcimonie", puisque si Dieu avait daigné le maintenir en vie jusque là, ce devait bien être pour cueillir le jour, comme le disaient déjà les sages de l'époque - conscient qu'au sein des jeux de l'aristocratie, les coureurs de fond finissaient toujours vainqueurs.

Et puisque son arrivée dans le milieu était somme toute récente, il n'avait toujours pas fini le tour des propriétés et des présentations de coutume, notamment car les requêtes provenant de la capitale, toujours de la priorité la plus éminente, s'étaient faites nombreuses ces derniers temps. Voilà que le comte de Monthoux avait pris les devants pour l'inviter dans son domaine : une invitation qu'il n'aurait laissée lettre morte pour rien au monde : pour entretenir les relations qu'avait pu avoir son père avec les Monthoux, d'une part ; et, d'autre part, car il se devait de sonder le comte, savoir si les rumeurs qu'il avait pu entendre étaient vraies, et si somme toute, il serait un rival, un ami de confiance ou un poids mort qui l'entraînerait vers le fond.

Ce fut presque serein qu'il avait entrepris le voyage sur la route séparant leurs demeures. Il avait avec lui un maigre cortège - maigre mais pas nul - car il ne voulait pas donner l'impression à son hôte de se livrer à une invasion, ni pour autant pouvoir laisser penser qu'il serait désargenté. Quelques gardes, quelques valets, en proportions toutes bien gardées ; juste ce qu'il fallait pour assurer son service lors du voyage, et un poil plus pour la forme. Tout était dans la suggestion.

- Messire Emeryc Karsten Heckart, comte de Wollenbach, annonça-t-on d'un air très solennel à son arrivée.

Et voilà qu'on l'accueillait tout en ris et courbettes à la lueur des lustres de cristal. Le comte de Monthoux avait son sourire qui débordait - ou était-ce son menton ? Se gardant bien d'éviter le moindre esclandre, Emeryc appuya la révérence de coutume avec un supplément de déférence, avant de serrer chaleureusement la main de son interlocuteur.

- Messire de Monthoux... ou aurais-je déjà l'honneur de pouvoir vous appeler mon ami ? Par la grâce de Monbrina et la volonté de Dieu, nos maisons ont toujours été en termes très cordiaux.

D'expérience, parler de Dieu faisait toujours bon effet, surtout lorsqu'il s'agissait de flatter ses semblables. Et puis, ceux qui s'en offusquaient finissaient sur un bûcher, alors cela forçait, d'une certaine manière, le sens des conversations. Ce sur quoi l'un de ses valets ouvrit un large coffret et présenta humblement à leur hôte une somptueuse canne en ivoire sertie de gemmes, arrivée en possession d'Emeryc dans des conditions obscures, et dont il n'avait pas eu le cœur d'estimer la valeur en sachant qu'il allait la donner en cadeau. De toute façon, il était difficile pour un investissement de ne pas être rentable, lorsque l'on avait rien à perdre et tout à gagner.

- Je n'ai pas encore eu la chance d'apprendre à vous connaître, mais le Beau est un langage universel dont voici un modeste murmure.

Un pas ferme et sûr annonça à Prosper l'arrivée de son hôte. Il se composa ni une ni deux un masque tout sourire, que les arrondis de ses moustaches accentuaient. La silhouette fine et élégante du jeune noble se dessina enfin dans l'encadrement de la poste, avant que l'homme ne lui adresse une élégante révérence.
Il était suivi d'un mince mais solennel équipage de valets, que le comte vit se tenir à la marge, encadrant leur maître mais pour mieux le valoriser. Il y eut de très rapides échanges de regards entre les domestiques respectifs des deux nobles. Prosper engagea à son tour, après le compliment de son hôte :


-- Cher Messire, c'est en effet un plaisir de revoir le fils de celui avec qui ma maisonnée a toujours été en si bons termes. Votre défunt père, Dieu ait son âme, laissera un vide parmi l'aristocratie mais je ne doute pas que vous reprendrez avec la plus grande habilité et poursuivrez toutes ses affaires.


D'un geste, il invita Emeryc à s'asseoir sur l'un des confortables sièges, puis commanda à une des bonnes présentes de servir un thé. Il poursuivit :


-- Deux ans que vous revoilà dans le Monde après l'étude des Ordres... (Il passera sous silence cette sale rumeur voulant que le jeune noble se soit enfui.) Comment trouvez-vous Monbrina ? Et vos affaires ? Et comment se porte votre honorable mère, que je sais habile aussi à orchestrer avec vous le domaine -- qualités si rares chez nos femmes...


Monthoux se montrait véritablement curieux des opinions de son hôte, au-delà même de la stratégie que constituait une solide alliance entre les aristocrates, dans les temps de contestations actuelles. Réformes, hérésies en tous genres... Il fallait faire front. Le comte grimaça à ces pensées, puis les chassa d'un revers de main désinvolte.


Son sourire s'élargit devant le somptueux présent que lui remet son invité. La facture de cette canne est remarquable et il saura bien vite en faire usage, en gage de leur amitié.


-- Grand merci, cher comte ! Un tel objet témoigne en effet de votre goût sûr en matière de belles œuvres. Je vous y rejoins. Le luxe sert notre bon goût et nous, en finançant ces industries, faisons ruisseler nos richesses dans les entreprises et les artisans dont le travail le mérite. Pour ma part, je vous découvrirai à l'occasion quelques-uns des meilleurs crus de mes terres, dont je serai ravi de vous offrir quelques tonneaux de première qualité.

Toujours occupé à son ménage et au récurage des chaises d'aisance derrière la porte, Jérémie ne perçoit pour l'instant que plates mondanités. Rien d'instructif. Mais cela peut venir.

Le comte de Monthoux déroula les amabilités protocolaires en lui proposant un siège délicieusement moelleux et en faisant quérir du thé. Protocolaires, mais pas rébarbatives, car Emeryc ne s'était pas encore lassé du luxe, et espérait que cela n'arriverait jamais. L'inconvénient était que ces jovialités s'accompagnaient souvent de discussions phatiques d'un ennui navrant. Un exercice auquel il avait eu du mal à se mettre : dans les églises et les abbayes, l'on ne parlait qu'à Dieu, et l'on n'avait de réponse, à défaut de celles que l'on attendait, que celles que l'on voulait entendre.

- Monbrina est d'une beauté toute particulière. Je ne me s'y suis pas encore fait, et sans doute ne m'y ferais-je jamais. Sans doute est-ce mieux ainsi : quand chaque jour offre son lot d'étonnement, l'on a l'esprit plus affuté et les sens plus aiguisés. Cela permet de gérer ses affaires toujours avec brio. Et puisque justement vous me le demandez, mes affaires vont parfaitement bien. Feu mon père - Dieu le garde - a eu bien des succès dans ses entreprises, et j'en cultive aujourd'hui les fruits, notamment grâce aux conseils avisés de ma mère qui, comme vous le souligniez, possède une intelligence rare et appréciable.

Sa mère... Leur relation tenait de la partie d'échecs. Cordiale, mais sportive. Divertissante, mais intense. Et aux enjeux dont il n'était pas encore sûr d'avoir cerné l'ensemble. De fait, il s'était appliqué à ne pas prononcer ce dernier mot de manière cinglante : l'esprit de sa mère, qui lui avait valu une certaine réputation au sein de l'aristocratie, n'était pas un allié de tous les jours. Du reste, la manière dont le comte mettait en valeur cette dernière faculté par l'absence qu'il en constatait chez les autres représentants du sexe faible, laissait présager qu'il avait comme un regret, un mécontentement à cet égard, dans le sens où il semblait s'agir d'un échec personnel. Trouvait-il que les dames de sa famille manquaient de faculté ? S'agissait-il de sa femme ou de son engeance ? Florentyna, peut-être ?

Mais déjà le sourire de Prosper s'élargissait en voyant son présent. Emeryc espéra que cela jetterait de bonnes bases pour une collaboration qu'il souhaitait intéressante. Depuis le décès de son père, il avait pu constater que certains nobles, ceux du moins dont le jeu était le plus grossier, pouvaient le prendre de haut ou dénigrer son avis ; leur première erreur étant de penser que parce qu'il était "jeune", il était inexpérimenté. Certes, il lui restait encore à apprendre, mais déjà se jugeait-il au-dessus de la plupart de ces arrivistes qui faisaient rimer finance et noblesse, mettant de côté toute richesse d'âme et d'esprit. Après la tirade masturbatoire du comte, il ajouta, devinant que son hôte aimait particulièrement être brossé dans le sens du poil :

- Et inversement, les artisans de renom existent pour sublimer nos personnes de splendides parures et de somptueuses tenues. Cela sert l'ordre naturel des choses, ce même ordre qui fait que nous discutons présentement dans cette pièce tandis que vos valets s'appliquent à nous servir aussi dignement que nous le méritons. Que chacun remplisse son rôle terrien au mieux afin de prétendre aux portes de Saint Pierre.

Des portes qu'il aurait bien du mal à ouvrir à présent, si elles existaient vraiment.

-- Oh ! En effet il est certain que notre vaste royaume et ses colonies promettent chaque jour mille divertissements, et autant de merveilles ou de lieux ou à apprendre. Je suis ravi d'entendre à quel point l'entreprise reste florissante entre vos mains. Comme nous vivons maintenant tout proches, je serais fort aise de vous convier à visiter mes terres et ce qui s'y récolte de toutes sortes !


A l'évocation que Emeryc fit des colonies, Monthoux leva son verre aux succès monbriniens et reprit :


-- Elles sont comme les membres d'un corps dont nous sommes le cœur. Et vous avez raison, aller y voyager serait fort instructif ! Je j'e ai encore pas eu trop le loisir, me contentant d'en recevoir les meilleurs produits -- boissons, mets, esclaves, étoffes, pierres précieuses... L'éducation de mes quatre enfants et autres rebondissements politiques m'ont retenu et donné fort à faire. Mais je souhaiterais profiter de mon âge avancé pour courir à la découvertes des terres que notre grand roi a su conquérir et ramener dans le droit chemin.


Il s'appuie davantage encore dans son fauteuil et fait resservir à son hôte une tasse de thé aux agrumes. Lui-même croque dans ses pâtisseries.


-- A ce propos ? J'ai appris que même sous le feu-Clément II, votre famille a su conserver sa fortune. Brillant ! J'imagine que l'arrivée au trône de Der Ragascorn fut un soulagement. Le pauvre a à lutter contre bien des provocateurs en ce moment, qui prétendent nous enseigner un nouvel ordre du monde, qui n'apporterait en vérité que chaos... N'êtes-vous point trop confronté à ces illuminés dans vos affaires ou votre propre demeure ?

Cela commençait à causer sciences et politique. Jérémie tendit l'oreille. Il avait serré rageusement les mains autour de sa brosse à récurer en entendant les deux sieurs vanter aussi ouvertement les bienfaits de la colonisation et du service que devaient rendre les inférieurs. Il effectuait son ménage dans des gestes pressés et agacés. Pourtant, il se demanda un instant ce qui dans ce discours relevait de la vérité, et ce qui n'était dû qu'au masque hypocrite et stratégique chez le sieur de Wollenbach.

Sur l'évocation que Prosper fit des colonies, Emeryc rebondit :

- Je n'aurais point dit mieux. Apporter à ces sauvages un peu de notre supériorité aura sans aucun doute été la meilleure chose qui leur sera arrivé. Si leurs simulacres de sociétés avaient été viables, mais surtout, si elles avaient baigné dans la vraie dévotion de notre Créateur, leurs nations auraient été nos alliées et non nos vassales. Der Ragascorn est en cela le vrai bras armé du Seigneur Tout-Puissant.

Du reste, les palabres sur les projets de voyage du comte vieillissant ne le passionnaient pas, mais délivraient une information intéressante : s'il devenait une menace, il serait plus facilement éliminable loin de chez lui. Et plus cela se passerait à distance de la capitale, plus la piste serait impossible à remonter. Emeryc compulsait méthodiquement dans sa tête les divers soutiens qu'il avait hérité des réseaux d'espionnage de son père, et des divers mercenaires qui avaient pu exécuter ses basses besognes dans le secret. Des alliés qu'il s'était appliqué, ces deux dernières années, à rappeler à l'ordre en leur signifiant qu'un Wollenbach respirait toujours et avait repris le flambeau.

Le temps de boire un peu de thé et de goûter une pâtisserie, et la conversation prit un tournant glissant. L'évocation que Prosper fit de Clément II lui déplaisait. Il était de notoriété - du moins, lorsqu'on était aussi bien informé qu'Emeryc - que les caisses du royaume avaient été méthodiquement pillées par des aristocrates peu scrupuleux. Ce qui n'était pas su, en revanche, était qu'ils avaient parfois recouru aux services de son père pour dissimuler leurs traces et répandre des bruits contradictoires contre menue monnaie. Si Emeryc ne connaissait pas l'identité de toutes les maisons incriminées, il en connaissait certaines pour sûr, et il ne souhaitait pas que son nom reste associé à celui de ces profiteurs ; les preuves de cette collaboration se réduisaient d'année en année, mais il restait sur ses gardes.

- Des illuminés, oui... J'ai pu être confronté à certains de ces énergumènes, mais ai réussi à faire place nette. Il n'y aura pas de victoire facile contre l'obscurantisme que répandent les êtres de peu de vertu dans l'esprit de notre peuple. Cette volonté perpétuelle de questionner l'autorité de notre sang et de la parole que nous portons en respectant les voies du Seigneur est une vraie menace, mais nous triompherons, surtout si nous restons unis.

-- Pour le moment, en effet, ces colonies nous servent au mieux tout en profitant même de l'ordre que nous avons su imposer aux pays voisins. Une unification territoriale est la première étape d'une reconquête civilisatrice et je suis persuadés que les illuminés connaîtront bientôt ce qu'il coûte de ternir l'image de notre système.


Le comte de Monthoux ne savait encore s'il devait prendre pour argent comptant toutes les dévotions dont son hôte parait son discours. De curieuses rumeurs circulaient après tout sur ce jeune homme, et il revenait si subitement dans le jeu subtil des affaires de Cour... Prosper ne manquerait pas de se renseigner quant aux parents du jeune homme et aux activités de son défunt père en particulier. En attendant, croisant les jambes, il reprit :


-- Je viens de prendre des actions sur les mines de notre colonie de Lôdmé, que l'on dit de plus en plus prospères. J'envisage même de hâter un voyage vers ces minerais dont Monbrina se fera sous peu une fierté. Et vous, envisageriez-vous une collaboration de fortune avec ces terres, à présent que les voilà sous notre coupe ?


Il s'interrompit et, devant la grande instruction qui se dégageait du discours de son hôte, voulut connaître les versants intellectuels dont il aimait se nourrir. Lui-même préférait la chasse et les jeux, mais il était toujours bon de connaître les références d'autrui.


-- Vos affaires sont nombreuses, je le suppose. Mais à quoi aimez-vous occuper le peu de temps que, à n'en point douter, ces obligations vont laissent ? Et aimez-vous lire ?

Jérémie passait silencieusement le balais après avoir fait le changement des seaux usagés. A côté, on s'apprêtait à parler économie et littérature. Intéressant. Plus méfiant que son maître, l'esclave croyait déceler un discours prudent et fort enrobé chez le jeune de Wollenbach. Après tout, un noble arrivé tout récemment dans les affaires devait jouer stratégiquement, observer ses pairs et potentiels rivaux. Par ailleurs, sa famille cachait peut-être son lot de mystères. Même de l'autre côté de la porte, Jérémie avait perçu un silence de malaise après l'évocation de Clément II par son maître. Une machination se cachait-elle dans le rapport d'Emeryc avec le défunt roi -- et surtout avec le monarque actuel ?

- Les mines de Lôdmé seront assurément un investissement prolifique, appuya Emeryc. L'on a jamais assez d'acier et de pierreries, car nous savons employer tout ce que nous donne la terre dans moults bons usages. Par les temps qui courent, nous devons nous parer de nos plus beaux atours afin de conserver l'admiration du peuple, et nos armées doivent se parer des meilleurs équipements pour satisfaire le bras guerrier du Seigneur, incarné par notre souverain bien-aimé. Est-ce que j'investirai dans les mines ? Si j'en ai l'occasion, je n'y vois que des avantages, le conseil avisé d'un ami tel que vous étant la première de ces assurances.

Considérant que sa réponse était assez construite et répondait totalement à la question initiale, Emeryc n'eut pas l'hybris de s'étendre davantage sur ses activités. Si sa famille avait investi dans un certain nombre de commerces et d'industries hors de Monbrina, c'était davantage pour des raisons géographiques que financières : là où ils avaient pu mettre leurs contremaîtres, ils avaient aussi mis leurs agents.

Emeryc était en train de boire une nouvelle gorgée de thé lorsque Prosper le questionna sur ses hobbies - mettant notamment l'emphase sur la lecture. Il haussa légèrement les sourcils avant de reposer sa tasse. Ainsi le comte lisait - ou bien se donnait-il un genre en laissant penser que. La question sous-jacente était plutôt de savoir s'il s'agissait là d'un piège tendu à son égard : par les temps qui couraient, l'écrit était un support bien embarrassant pour ceux qui ne pouvaient contrôler ni ses sources, ni sa diffusion. Prosper était-il un sbire de la censure ?

- Comme vous l'avez très justement souligné, je n'ai que peu de temps pour me changer les idées. J'aime jouer, un peu (en réalité, beaucoup trop pour son propre bien), j'ai également découvert récemment les plaisirs de la chasse, à laquelle il faudrait que je m'adonne plus régulièrement pour entretenir mon corps et mon esprit. Les messes ont tendance à rendre les gens contemplatifs, là où la chasse est un domaine d'action ; le passage de l'un à l'autre fut un exercice délectable, en cela qu'il était aussi difficile qu'intéressant. Et, bien entendu, je lis. La vie cléricale fut très propice à cela. Les textes sacrés y sont tous disponibles, ainsi que leurs commentaires, et les commentaires des commentaires. Mon retour dans le monde m'a fait découvrir des récits moins spirituels, mais d'une qualité remarquable somme toute.

Tout en débitant ses mots, il cherchait des noms d'ouvrages et d'auteurs qu'il serait acceptable de communiquer à son interlocuteur.

- Actuellement, je relis Aristote. Une remarque faite à son propos par l'un de nos savants de l'Académie m'a fait entrevoir son œuvre d'un œil nouveau, et j'aime avoir une vue d'ensemble sur les sujets desquels je traite.

Et puisqu'il n'imaginait pas le comte de Monthoux enchaîner sur une dithyrambe du Prince de Machiavel ou de tout autre ouvrage un tant soit peu subversif pour avoir été mis à l'index par l'Église, il jugea que s'arrêter là serait d'assez bon goût pour les contenter tous deux.

-- Fort bien ! Et puisque nos terres et domaines sont voisins, peut-être aurons-nous l'occasion de nous unir dans un intérêt commun, pour le profit de Monbrina et de notre prospérité, dans le cadre de voyages vers lesdites mimes.


Il acquiesça aux activités évoquées par son hôte, la chasse attisant chez lui un goût tout particulier. Les lectures mentionnées ensuite ne le surprirent guère. Conventionnelles. Mais l'avenir aurait de quoi révéler peut-être d'autres références chères au cœur du jeune de Wollenbach.
Monthoux allait renchérir, quand un glissement et un coup dans l'autre pièce attirèrent son attention la plus contrariée. Le comte se leva et, avant de rejoindre la porte, glissa à son hôte :

L'esclave frémit. Pris dans le cours de ses pensées et des hypothèses qu'il construisait à partir de la conversation entendue, il avait laissé tomber son balais le long de la porte -- signifiant ainsi maladroitement qu'il se tenait accolé au battant et devait entendre. Il n'eut que le temps de reculer avant que son maître n'abaissât la poignée et n'entra. Jérémie posa genou à terre, s'inclina bas -- aussi bien pour le maître que pour son hôte. Il entendit le Monthoux grogner :


-- Tu nous écoutais, vile...


-- Maître, j'attendais de pouvoir vous signaler que... que votre tailleur vous attend, se rattrapa l'esclave, espérant ainsi faire dégager le noble et tâter le terrain auprès du jeune invité.


Prosper fronça les sourcils, se rappela qu'il avait en effet pris un rendez-vous et fit maint politesses à son hôte avant que de vider les lieux. Jérémie retint un rictus moqueur pour ce grossier personnage. Il le vit s'éloigner et, les yeux toujours baissés, incliné, l'esclave attentait avec crainte la réaction du sieur de Wollenbach.
Dans le secret de ses pensées, Jérémie attendait de le pousser dans ses retranchements concernant Aristote et quelques titres de philosophie plus subversifs. Il aimait surprendre et, au point où il en était, que risquait-il qu'il n'ait déjà connu ?

Emeryc sentait que son hôte était parti pour déblatérer toute la journée ; du moins s'y préparait-il mentalement. Mais alors qu'il réfléchissait aux prochaines platitudes qu'il allait lui servir, il fut surprit par un bruit dans la pièce attenante. Le comte de Monthoux semblait savoir de quoi il en retournait : un esclave maladroit... qui, des dires mêmes de son hôte, les espionnait. Emeryc esquissa un léger sourire : voilà qui était davantage de son domaine.

Prosper se confondit en excuses et politesses avant de sortir de la pièce, les laissant seuls tous les deux. L'esclave, jeune et plutôt bien bâti, était figé dans son attitude servile, quoi qu'il croyait distinguer une expression facétieuse sur son visage - ce qui n'était pas évident à confirmer du fait de sa pose et de sa tête ployée.

- Je t'ordonnerais bien de te redresser, mais ce serait faire de l'ingérence dans les affaires de ton maître.

Emeryc s'approcha de l'esclave, une pâtisserie de son hôte à la main. Il ne manquait pas d'en savourer chaque bouchée. Des miettes tombaient à proximité du serviteur au sol.

- Ainsi donc tu écoutes aux portes... On ne t'a jamais appris que cela ne se faisait pas ?

Par dessus tout, Emeryc voulait savoir si cet esclave n'avait que peu de valeur pour sa vie en agissant d'une manière aussi effrontée, ou bien s'il était employé par un quelconque aristocrate adverse pour espionner le comte de Monthoux, ou lui, ou les deux.

Jérémie serra les dents : le noble arriva vers lui et le voilà seul en compagnie du sieur de Willenbach. Son ton sévère le saisit mais il ne se laissa pas déstabiliser et écouta. A la première remarque de l'homme, Jérémie décide de rester genou à terre, mais relève lentement ses larges yeux noirs vers l'aristocrate -- sans pour autant croiser son regard.
Il s'employa à balayer les miettes de la pâtisserie, tombées au sol. Quand vint la remontrance, Jérémie croisa les mains et entreprit :


-- Pardonnez-moi, Seigneur. C'est juste que... la conversation m'intriguait. Aristote... Il est brillant en analyses théâtrales. Mais ses théories mathématiques ("et sociales", se retint-il d'ajouter, mais la chose est sous-entendue) semblent obsolètes. (Un temps) Quant à la bonne direction des colonies que vous avez rappelé, Machiavel en fait une subtile analyse.


Il guettera avec crainte mais curiosité les réactions de l'homme. Machiavel... Le parfait manuel du noble stratège. Mais aussi, en prenant la pièce par son autre revers, le parfait manuel pour le peuple afin de ne pas se laisser abuser par un despote.

Emeryc resta un instant étonné par la réplique de son interlocuteur. Il passa en revue les sermons, les menaces qu'il pourrait appliquer pour la tenue de tels propos à une personne de son rang, convaincu que l'on pourrait monter une potence pour moins que ça.

- Lorsque je m'assois sur une chaise et qu'elle grince, je ne m'abaisse pas à lui retourner le bonjour.

Une nouvelle bouchée fit retomber au sol son contingent de miettes. D'ordinaire l'on pensait que les esclaves faisant preuve d'un peu d'érudition ne devaient cela qu'à leur capacité de répéter fidèlement les bribes de paroles qu'ils auraient pu entendre auprès de leurs maîtres, ô combien savants. Mais cet esclave-là avait pour maître le comte de Monthoux ; il attribuerait plus volontiers la paternité de ces pensées au jeune homme qu'au vieux.

- Où est-on allé te chercher ? Certainement pas au fond d'un puits de mine.

Baissant d'un ton, il continua :

- Si j'avais eu l'effronterie de lire ce Machiavel que l'Église a frappé d'anathème pour ses propos d'une horreur inqualifiable, j'aurais très certainement pu être tenté de tirer des enseignements de sa prose délétère. Je pourrais par exemple supputer qu'il vaut mieux pour les puissants d'être craint que d'être aimé, car rien ne conditionne mieux que les châtiments. Un propos qui ferait écho chez un esclave, je pense. Mais toutes ces hypothèses ne sont bien sûr pas en accord avec la charité chrétienne.

Il espérait que le sous-entendu avait été clair. Avec un léger sourire, il ajouta :

- Du reste, la vision d'Aristote est intéressante en cela qu'elle constitue une étape dans la recherche mathématique ; si certains considèrent que c'est suffisant, d'autres - mais certainement pas moi - iront consulter des ouvrages plus récents sur le sujet, tels que les traités des Arabes, dont la véracité est hélas proportionnelle à leur hérésie.

L'esclave s'applique à souffler le chaud après le froid comme il savait le faire et demeura ployé au sol. Choisissant la stratégie du zèle, il s'appliqua à retirer les miettes à nouveau tombées -- même s'il savait bien que d'autres viendraient sans doute. Mais il n'avait pas à attendre ni à réfléchir. Juste à nettoyer au fur et à mesure.


Il ne put répondre quoi que ce fut à la première invective, conscient que c'était là le meilleur tournant à prendre. Ses propos auraient mérité le fouet, voire pire. Mais Jérémie avait été prêt à prendre le risque : cet aristocrate lui semblait piqué par la curiosité davantage que courroucé. Quand l'homme évoqua Machiavel, il ne fut pas difficile de comprendre, derrière le subtil discours, que le sieur avait effectivement lu cet auteur. Très intéressant. Le message -- les messages -- étaient passés. Sur sa soumission, sur la crainte d'un châtiment. Autant que sur la réflexion que cela devait apporter aux obéissants, habilement couplé avec la morale chrétienne.


Jérémie acquiesça humblement au sujet d'Aristote ensuite. Là encore, les paroles du noble laissaient habilement deviner sa position : comment des théories arabes qu'il venait de reconnaître comme vraies pouvaient-elles en même temps être qualifiées d'hérétiques. L'hérésie était donc une façade. Et l'homme s'intéressait bel et bien aux nouveautés scientifiques.


L'esclave prit bonne note de tout cela, se retint de sourire et de laisser paraître quoi que ce fut dans son regard. Il se contentera seulement de répondre, quant à ses origines :


-- Je viens d'un village au fin fond de la colonie d'Iswyliz, seigneur. Mes parents étaient paysans.


Il avait répondu en toute honnêteté. Cette information toutefois ne manquerait pas de déstabiliser une fois encore l'idée selon laquelle prendre des esclaves dans les plus basses classe sociale prémunissait de tout risque d'érudition. Des histoires atypiques, des fausses notes dans la hiérarchie, cela existait parfois. Et heureusement. Une vivante preuve de l'absurdité de ces théories.

Emeryc acquiesça aux propos de l'esclave avec circonspection.

- Iswyliz... Intéressant.

Une dernière volée de miettes vint tapisser le sol. Dernière, car Emeryc avait finit de dévorer sa friandise.

- Ta réponse, néanmoins, amène plus de questions. Je ne pense pas que l'on parle mathématiques et politique entre les choux et les courges, et je doute qu'il en soit autrement à la souillarde. D'où sais-tu toutes ces choses dont tu m'as parlé ?

La réponse la plus évidente était étrangement la moins probable : le jeune homme savait lire. Bien sûr, une connaissance de façade, cousue d'un agglomérat de paroles glanées ça et là dans les salons clandestins de la ville, aurait également pu justifier la chose, mais comment l'esclave aurait-il pu accéder à ces milieux assez longtemps sans en être chassé, ou que son maître ne s'en rende compte ? Ce n'était pas raisonnable.

De fait, une nouvelle question venait : comment un fils de paysans pouvait-il savoir lire ? Éduquer les masses relevait autant de l'utopie que du danger selon les écoles de pensée ; quel que soit le point de vue, cela n'arrivait pas de fait. Le plus logique était donc n'était pas fils de paysans. Mais alors, qu'était-il vraiment ? Voilà les questions qui trituraient le comte tandis qu'il retournait se réapprovisionner là où se tenait son hôte quelques minutes plus tôt.

Servi de la théière, le thé était encore fumant.

Jérémie fit quelques pas, donna encore quelques coups de balai et vida les miettes dans le seau avec le reste des déchets amassés. Il achevait ainsi son travail.


-- Je... Cela va vous paraître étonnant, seigneur, mais... ma mère savait lire. Elle n'a jamais voulu trop me parler de ce qu'elle faisait avant que d'être paysanne, mais elle m'a transmis ces trésors de savoir lorsque j'étais enfant. Pour le reste... Pourvu de cette chance qu'est de savoir déchiffrer, je n'ai pas manqué de le faire en diverses occasions.


Il ne donna pas davantage de détails. Ni qu'il fouillait dans la bibliothèque des nobles qu'il visitait, ni qu'il picorait des lectures quand il se rendait dans les librairies pour son maître, ni même qu'il était doté d'une mémoire et d'une rapidité d'apprentissage pour le moins remarquable -- et qui lui permettait d'engranger les savoirs et les titres même après lecture rapide.
Il pria le ciel pour le que noble n'aille pas rapporter cela à son maître. Mais si l'homme était stratégique -- et il semblait l'être -- ce serait une information à garder pour lui et un atout à jouer contre le Monthoux au cas où.

Les dires de l'esclave corroboraient ses intuitions. Parfait : il n'aurait pas à user de l'eau bouillante pour lui forcer la main. Emeryc en fut satisfait. Le thé était délicieux et cela aurait été un gâchis de le dépenser pour ébouillanter son interlocuteur.

- Je vois, se contenta de dire Emeryc en sirotant sa boisson.

Après un silence, il ajouta :

- Je sais ce que c'est que de penser que l'on n'est pas à sa place légitime. A jalouser les autres, à prier le Ciel. (Le Ciel, et le reste.) Là réside mon empathie. Là s'arrête-t-elle aussi. Je me bats pour rester à ma place, et je pense ne pas avoir à t'expliquer pourquoi. Mais toi, te bats-tu pour rester à la tienne ?

La question était piégeuse, évidemment. Si le jeune homme était tenté de revenir sur la subversion de ses propos précédents en lui tenant un discours plat et servile sur les bienfaits de sa condition, il n'aurait rien à lui offrir et tout intérêt à arrêter la conversation là, sans y donner de suite. Si toutefois l'esclave comprenait qu'Emeryc parlait de sa vraie place, s'il sentait en lui la moindre volonté de révolte, alors peut-être pourraient-ils s'entendre sur quelques sujets. Après tout, la mine impassible, presque fière, de l'esclave lui rappelait des souvenirs, lorsque son propre regard, perdu dans les eaux des bassins du prieuré, finissait par croiser son propre reflet. Le noiraud était comme un orage sculpté, une lutte faite homme, un Atlante en haillons.

Et ses yeux noirs...

Calmement, ils criaient.

Jérémie écouta attentivement ce que lui contait le noble. Lui avait s'était senti mal considéré ? Quoi qu'il lui fut arrivé, cela ne pouvait en rien tenir la comparaison avec la situation d'esclave mais soit. Il voulut bien entendre le dépit logé dans les mots de cet homme. Il acquiesça poliment. Puis, à sa question, il manœuvra :


-- Me battre pour rester à ma place ? (Il retient un demi-sourire cynique) Eh bien, un philosophe a dit que la sagesse consistait à continuer de désirer chaque jour ce que l'on a déjà. En cela, effectivement, l'on peut considérer que je lutte dans le sens que vous dites. (Il ajoute, d'une voix doucereuse mais où l'ironie percerait bien sûr) Mais en cela uniquement.

Emeryc vit bien que l'esclave écoutait ses paroles avec la déférence qui convenait à leur différence de rang, mais sans rien de plus. Compréhensible, put-il penser : si les gens que l'on destine aux ordres sont les esclaves de Dieu, ce dernier s'avère être, somme toute, un maître plutôt clément. Mais c'était gage de peu d'ambition que de comparer des situations en affirmant que l'une était meilleure que l'autre, du moment qu'elles n'étaient pas le fait du souhait de chacun ; le vrai ordre des choses s'obtenait à terme par la confrontation des ambitions. Et les ambitieux, somme toute, ne brillaient vraiment qu'en faisant de l'ombre à leurs concurrents.

De fait, il ne se soucia guère des états d'âme du noiraud : avoir de l'empathie n'avait jamais été ni l'un de ses talents, ni l'un de ses buts. Du reste, la réponse de l'esclave, enrobée de miel et de manières, confirmait l'évidence. Satisfait de cette information et ayant vérifié qu'ils étaient toujours seuls, Emeryc continua :

- Je peux t'aider dans ta lutte. Ta vraie lutte.

Il ajouta :

- Je ne crois pas en l'aide désintéressée que prétendent offrir certaines personnes par gaité de cœur. Je crois en revanche qu'une personne raisonnable sait reconnaître une opportunité lorsqu'elle en rencontre une. Si ma proposition n'est évidemment pas sans contrepartie, au moins pourras-tu choisir en connaissance de cause.

Les propositions du comte, cependant, étaient le genre d'offre qu'on ne pouvait refuser.

Le visage de Jérémie conserva son impassibilité habituelle mais, intérieurement, il brûla d'en connaître davantage sur cette opportunité. Une de plus. L'esclave commençait à se faire une spécialité de l'intérêt qu'il exerçait sur des supérieurs et dont il avait déjà plus d'une fois su jouer. Un jour, il dépasserait sa médiocre condition. "Dieu élèvera", signifiait son prénom : il lui donnerait tôt ou tard raison, fidèle à ses voraces exigences intellectuelles et sociales.


-- Alors j'espère faire partie de ces personnes raisonnables, glissa-t-il en réponse déguisée mais suffisamment claire pour confirmer qu'il acceptait le partenariat et ses contreparties. Dites-moi ce que vous souhaiteriez. ("Et ce que vous pouvez me donner en retour", se retint-il de dire.)

Emeryc acquiesça. Finissant son thé, il enchaîna :

- Si tu as réussi à survivre jusqu'à maintenant, malgré tes "frasques" intellectuelles, je suppose de fait que tu es plutôt bon pour ça. C'est une qualité essentielle vis-à-vis des... petites missions que je confie.

L'esclave gardait une mine impassible, mais la tenue même de cette conversation trahissait son intérêt. Qu'il sache cacher ses émotions était un bon point : il réservait les aventures les plus trépidantes à ses agents les plus intrépides. Mais à chaque jour suffit sa peine, et il ne voulait pas envoyer si vite à la mort un élément aussi prometteur. Vérifiant toujours qu'ils étaient seuls, il dit d'une voix basse :

- Commençons simplement. Ton maître est une personne fort intéressante. La manière dont il fit l'emphase sur ce dernier mot soulignait le fond de sa pensée. Sa famille est puissante : je veux savoir quelles sont les affaires de la maison. Publiques, mais surtout privées. Et si la respectabilité de sa famille pourrait s'en trouver compromise. Je ne pense pas avoir besoin d'utiliser tout cela, mais parfois, il faut en venir à de tristes choses pour que les gens consentent à vous donner leur... amitié.

Il fit une pause, continua :

- En échange de tes "services", je peux te proposer bien des choses. De l'argent évidemment, mais je ne pense pas que cela te soit utile. De la nourriture pour ton corps, si tu viens à en manquer ; de la nourriture pour ton esprit, si tu trouves que les ouvrages auxquels tu as accès ici par je ne sais quelle manière sont beaucoup trop... conventionnels. Des refuges, en ville et ailleurs. Des contacts, dans tout l'empire monbrinien. Et si jamais, comme les nombreux autres gens de ta condition avec qui j'ai pu avoir affaire, tu couves quelque vengeance à l'égard de quelque individu... Disons que je ne t'aiderai pas à l'accomplir - ce n'est pas mon genre - mais il se pourrait que tu viennes à obtenir les outils pour faire... eh bien, quoi que tu veuilles faire. Les gens ne regrettent jamais de m'être loyal.

Ce à quoi il prit bien la peine d'ajouter :

- Cependant... Mens moi, trompe moi, essaie de me duper, et je m'en rendrai compte. Je saurai te rappeler ta condition d'esclave et combien ta vie est dispensable ; que ce n'est pas parce que l'on crie que quelqu'un écoute, que l'on souffre que quelqu'un s'en soucie, que l'on meurt que quelqu'un viendra pleurer son corps. En vérité, je sais d'expérience qu'il y a pire que la mort, et qu'il n'y a parfois même pas besoin de briser un os pour briser un être. Mais j'espère que je n'aurai pas à te partager cela, ajouta-t-il en souriant.

Pour la première fois, quand Emeryc lança cette pointe quant à la personnalité passionnante du comte de Monthoux, le noble pourra découvrir un sourire -- ou plutôt une sèche cassure -- aux lèvres de granit qui cachaient presque toutes les émotions de Jérémie. Il souffla :


-- Je puis vous confirmer que vous l'avez assez rapidement cerné. En réalité, cette famille est quelque peu conventionnelle et ennuyeuse. Vous serez déçu, si vous attendiez des manigances avec eux. Avec le maître et ses fils du moins. Madame Célimène est une grande dame des salons, précieuse, brillante et curieuse de la politique. Quant à ses deux filles, elles sont dirons-nous en apprentissage. S'il survient des choses assez intéressantes pour être notées, je vous les pourrai confier.


Il ne fit montre ni de satisfaction à ses promesses de récompense, ni de crainte à ses menaces de châtiment. Jérémie demeurait simplement statuaire, attentif, et cette simple attitude eut de quoi confirmer à Emeryc que l'esclave avait compris les messages.


-- L'argent en effet ne m'intéresse pas davantage que de la nourriture.


Il n'en dit pas davantage : ce qu'il passait sous silence était le plus éloquent. Il voulait nourrir son esprit. Comprendre les mécanismes grinçants du système et y apporter un jour sa roue dentée. Avoir en main les cartes nécessaires à déchiffrer la société, et entre ses doigts les pions utiles à changer bientôt son destin. Et celui des infâmes.

Aux rictus et preuves de docilité de l'esclave, Emeryc sourit à nouveau.

- Bien. Je reviendrai. N'abandonne pas trop vite l'idée de récurer des chaises trouées ; je fais montre de mes plus grandes largesses à mes sujets les plus efficaces et les plus loyaux, et faire ses preuves exige... un peu de temps. Mais je pense que l'odeur des napperons parfumés est préférable à celle de nos nobles postérieurs, et que tu sauras agir en ce sens.

Changeant de posture et de ton de voix de manière marquée, il ajouta d'un air froid :

- Qui donc t'a permis de monter tes yeux aussi haut sur mon visage ? Tes maîtres ne t'ont-ils pas appris les bonnes manières ? Même les lévriers sont mieux dressés. Les lévriers, ce sont des chiens. Un peu comme toi, mais l'on s'en soucie mieux. Ramène-moi donc à la porte avant que je ne suggère à tes possesseurs de te confier à leur maître de chenil.

Impassible. Plus imperméable que l'une de ces statues attachées aux piliers des églises. Telle fut une fois de plus la politique que Jérémie choisit de suivre. Rien ne pouvait se lire sur son visage aussi sec qu'un livre fermé. Rien de sa méfiance envers cet homme qui ne se privait pas, malgré le marché qui venait d'être passé, d'écraser l'esclave avec l'ombre infinie de son propre rang. Rien non plus de ses rancœurs dociles. Et cependant, le jeune homme garda à l'esprit qu'un tel discours pouvait être une éventuelle ruse du Sieur. Ou une manière quelque peu cynique de détourner le discours officiel au cas où quelqu'un surprendrait la fin de la conversation. Il fallait rassurer d'éventuelles oreilles indiscrètes avec cette voix de couperet et ces propos méprisants peut-être faux. Ou très bien simulés, du moins.

L'esclave eut simplement un nouveau hochement de tête quasi robotique. La dernière réprimande que lui fit le comte le surprit : il n'avait pas bougé de sa position agenouillée, ni trop levé les yeux... Que lui reprochait-il ? Alors seulement, Jérémie se rappela que, lorsqu'il se perdait tout seul dans mille réflexions bouillonnantes, il arrivait à ses pupilles de partir toutes seules ici et là -- parfois même au plafond, presque compulsivement alors qu'il réfléchissait, écrivait intérieurement, et surtout calculait. Il y avait toujours des volumes, des forces en présence, des chiffres, des hypothèses qui débordaient de chaque pore de son crâne. Prudent, l'esclave ramena alors ses yeux plus bas que terre, tandis qu'il se demandait encore une fois si le jeu du noble était cynique ou sincère. Qu'importait : il fallait faire comme si...
Pour ce qui était de ses chiens... Un chien répondait à ses instincts. Et ne connaissait pas comme lui le grec, le latin, ou l'entièreté des éléments d'arithmétiques d’Euclide compulsées en secret. L'un comme l'autre pouvaient se montrer fort utile, se dit le jeune homme avec une ironie qui n'aurait pas déplu au Sieur encore devant lui.

Enfin, au dernier ordre, il se leva, abandonna son balais, et reconduisit l'homme à la porte, qu'il referma derrière lui une fois faite une profonde révérence.