[30 septembre 1597, au matin] Ainsi se retrouve-t-on [Terminé]

Bélyl contenait décidément bien mal son excitation. Elle s'était réveillée très tôt et Tristan n'avait pas tardé à la suivre. Ensemble, ils avaient commencé à se préparer. C'était aujourd'hui le triomphe, au sens littéral ! Bélyl avait hâte de voir son père honoré, la fête et surtout sa mère et sa soeur qui avaient promis de venir, avec leur petit frère.

Bélyl avait choisi sa plus belle robe, un peu à la mode romaine, pour faire signe vers ces grands triomphes qui existaient bien avant eux. Ainsi vêtue d'or et de blanc, elle espérait faire honneur à sa famille et peut-être attirer quelques regards. Après tout, ce serait la bonne occasion de chercher un bon parti, son père avait promis de le faire. Alors qu'elle observait ses différents bijoux pour décider lequel irait le mieux, en comptant également sur l'expertise de Tristan, elle entendit quelque chose. Aussitôt, elle se précipita à la fenêtre, oubliant les convenances et sourit largement en voyant un attelage.

- Tristan, Tristan, viens voir ! Regarde, c'est ma mère avec ma soeur et mon frère !


Joseph avait grogné un peu en se réveillant. Dieu, il aurait préféré dormir encore un peu ! Mais être en retard à son propre triomphe ferait désordre. Il soupira. Les choses trop clinquantes ne l'avaient jamais vraiment attiré. Il grinça un peu des dents en pensant aux prisonniers qu'ils traîneraient derrière lui. Ce ne serait pas glorieux... Il aurait préféré aller se saouler avec ses gars dans une taverne. Bon, après le côté d'une cérémonie plus officielle, c'est que sa femme et ses filles pourraient y participer... D'ailleurs ! Elles devaient bientôt arriver. Et Maxime aussi ! Cette réflexion le décida à définitivement se tirer des couvertures. Il alla vers une vasque d'eau posée là pour se rincer un peu le visage et entreprit de se tailler la barbe pour avoir l'air présentable. Il entendit alors sa fille courir dans sa chambre. Lui même se pencha à la fenêtre et esquissa un sourire. La famille allait être réunie...

Ce matin Tristan s'était levé en même temps que Bélyl, assez tôt, pour s'atteler aux préparatifs du Triomphe. Le demoiselle allait revêtir une magnifique robe aux influences antiques et il se réjouit à l'idée de la coiffer. Tristan orna sa chevelure de tresses et de perles. Il lui pointa enfin les bijoux qu'il préférait et l'aida à se les ajuster.
A peine la toilette achevée que Bélyl bondit de son siège et, approchant de la fenêtre, annonça avec une grande joie l'arrivée du reste de sa famille - que le petit esclave n'avait pas encore rencontré.

-- Oh ! Oui j'les vois, ponctua-t-il en se penchant pour découvrir les silhouettes des invités. J'suis content de faire leur connaissance à eux aussi !

Deux semaines avaient passé depuis les événements qui s'étaient chargés à jamais de bouleverser la vie de Tristan. Ces quinze jours furent un bon remède à l'oubli d'Alexandre et Tristan en omettait même parfois le M au fer rouge à son épaule, ainsi que sa nouvelle condition, tant les Cassin le traitaient bien. Le jeune infirme se demandait même comment cette famille s'arrangeaient avec leur conscience, tant ils étaient bienveillants avec lui... alors que dans le même temps le Général obéissait au roi et ramenait des esclaves. Précisément, il obéissait, se disait Tristan.
Après un regard pétillant vers Bélyl, il la suivra pour accueillir sa mère et ses frères et sœurs. Tristan avait fait des efforts de toilette et portait une jolie tunique brodée. Une dont jamais, même libre, il n'aurait cru se revêtir un jour ! Tout comme il n'aurait nullement imaginé attendre de devenir esclave pour apprendre à lire ! Il progressait lentement mais sûrement. Il maîtrisait déjà l'alphabet !

Bélyl sourit un peu plus largement.

- Moi aussi, j'ai hâte de te les présenter. Viens !

Elle ouvrit la porte et laissa Tristan au bon soin de ceux qui étaient capables de le descendre. Bélyl sentait l'impatience grossir encore au creux de son ventre. Elle se jeta dans les premiers bras qui s'offrirent à elle, à savoir ceux de sa soeur.


Le voyage avait été long mais agréable. Les trois femmes avaient conversé tout le long, s'occupant à tour de rôle de Maxime qui n'appréciait guère les cahots de la voiture et semblait avoir déjà le caractère entier de son père pour ce qui était de la prise de parole. Ce fut donc avec une pointe de soulagement qu'elles arrivèrent près de l'auberge. Jeanne sortit la première. La candeur de ses traits s'accordait avec l'émerveillement qui brillait dans ses yeux. Jamais encore elle n'avait vu une si grande ville et elle trouvait cela fantastique que Dieu ait élevé pareille grandeur. Derrière elle sortit ce qu'on reconnaissait facilement comme sa mère. Quelques traits accusaient un âge tout juste avancé mais sa stature ainsi que sa figure gracieuse affichait l'air d'une respectable femme du monde et chef de famille en l'absence du mari. Dans ses bras reposait un poupon de quelques jours, d'assez belle taille. Venait enfin le voile qui couvrait un visage qui pouvait paraître austère si on se contentait de baisser les yeux devant cet océan de blanc et de noir. Si on osait croiser son regard, on pouvait voir au pli de ses yeux une bienveillance qui donnait envie de se confier et de ne rien taire avec cette femme à l'âge déjà avancé.

Jeanne accueilli sa soeur dans ses bras en tentant de garder l'équilibre mais faillit bien tomber. Le poids sur sa mauvaise jambe lui arracha une légère grimace mais elle sourit.

-Bonjour Bélyl.

Sa grande soeur se détacha d'elle pour l'observer avec un sourire.

- Ma chère soeur... Tu as bonne mine !

Jeanne esquissa un geste d'acquiescement avant que Bélyl ne remarque sa mère et ne la salut avec un doux baiser sur la joue. Elle prit également les doigts de son frère avec douceur avant de se tourner vers Suzanne.

- Mère Suzanne !

La mère supérieure hocha la tête avec un sourire.

- Bonjour mon enfant. Je suis ravie de vous revoir aussi épanouie.

Elle l'accueillit dans ses bras pour une courte étreinte. Bélyl leur sourit à toutes avant de se retourner pour voir Tristan sortir. Elle recula de quelques pas pour aller à sa hauteur et pouvoir l'envelopper d'un bras.

- Jeanne, mère, Maxime, mère Suzanne, je vous présente Tristan, mon chaperon. Nous l'avons recueilli avec père auprès d'oncle Matthieu. Tristan, je te présente ma mère, Pauline, ma soeur cadette Jeanne, mon petit frère Maxime ainsi que la mère Suzanne qui était la mère supérieur du couvent où j'ai fait une partie de mes études.

Tristan donna une vive impulsion aux roues de son fauteuil pour s'engager dans le sillage de Bélyl. Son véhicule glissait à vive allure, suivant la cadence toute joyeuse du petit infirme. Enfin il arriva dans le vestibule et afficha son plus avenant sourire pour accueillit les trois nouvelles venues.
Vint d'abord une toute jeune fille aux grands yeux émerveillés, dans lesquels Tristan se retrouvait tant ! Comme elle avait dû vivre avec excitation ce voyage et la découverte des monuments de Braktenn ! Approcha derrière elle l'élégante silhouette d'une femme que l'esclave devina être la mère. Beaucoup de grâce émanait de son allure quand bien même elle affichait une certaine sobriété dans son costume. Sobriété qui cependant n'égalerait jamais celle de la longue robe noire portée par la dernière voyageuse : une Mère Supérieure, comme Tristan le devina aux attributs particuliers qui, sur son costume, la distinguaient d'une simple nonne. Les yeux baissés, la religieuse conservait l'austérité due à son office et cependant, le jeune infirme ne décelait aucune rudesse, aucune sévérité entre les plis de ce visage déjà âgé, entouré de son voile.
Il resta discret, sur le côté, le temps que Bélyl et les trois femmes se saluent. Enfin, la jeune fille le présenta. Tristan faisait au mieux pour bien présenter, mains croisées sur ses jambes, yeux légèrement baissés. Il savait qu'auprès de Bélyl, il était davantage un ami qu'un serviteur... cependant rien ne disait encore ce qu'en penseraient les trois nouvelles venues : autant être prudent. Bélyl le présentait avec pudeur comme son chaperon et "recueilli" auprès de Matthieu. Le sourire du garçon s'agrandit et il salua :

-- Bonjour Madame, Ma Mère, Mademoiselle. Avez-vous fait bon voyage ?

Tristan était curieux d'entendre les idées de cette Mère Supérieure à laquelle apparemment Bélyl devait une grande partie de son éducation. Voilà qui s'annonçait rassurant, étant donnée la bienveillance dont la jeune fille avait fait preuve à l'égard d'un esclave invalide.

Bélyl sourit alors que les trois femmes s'avançaient vers Tristan avec de grands sourires.


Jeanne fut la première à venir vers lui.

- Alors c'est toi Tristan ! Je suis tellement contente de te rencontrer, ma soeur m'a beaucoup parlé de toi dans ses lettres.

Pauline sourit à l'enthousiasme de sa fille et inclina la tête vers Tristan.

- Très bon voyage, merci Tristan. Je suis également ravie de te rencontrer.

La Mère Supérieure hocha également la tête. Ce petit semblait très bien élevé et un bon amie pour Bélyl.

Toutes les quatre étaient si chaleureuses, si accueillantes avec lui, que Tristan ne se sentit même plus esclave en cet instant. Il s'avança aux-devants d'elles, offrant un sourire timide mais poli et un regard plein de joie. Chacune dégageait tant de sérénité et de bienveillance ! Le premier réflexe du garçon envers la Mère Supérieure avait été une vague de crainte - reste de mauvais souvenirs d'enfance - mais très vite, il lui apparut que cette nonne posait sur lui une douce attention.
La jeune Jeanne s'avança vers lui, toute pétillante et enthousiaste à évoquer des lettres dans lesquelles Bélyl aurait déjà parlé de lui. Le petit infirme rosit.

-- Vraiment ? Oh... Eh b'en vous m'en voyez ravi. Et moi aussi j'ai d'jà beaucoup entendu parler d'vous.

Il remarqua alors la démarche quelque peu déséquilibrée de l'adolescente et nota, au détour de deux mouvements qu'elle avait dans la pièce, le pied-bot renfermé dans un de ses délicats souliers. Les yeux de Tristan venaient de s'y arrêter deux secondes et aussitôt, il prit soin de donner le change - justifiant d'une toute autre raison l'attention légèrement appuyée qu'il avait eue à l'instant sur la personne de Jeanne :

-- Quelle jolie robe z'avez ! Cette couleur, ce vert d'eau, il vous va très bien. Si vous voulez j'pourrai vous faire des bijoux ou vous apprendre comment vous en confectionner vous même.

Tristan se sentait déjà un peu plus en confiance, pour avoir ainsi évoqué son intérêt envers les colifichets tout en étant un garçon. Après tout, cela n'avait pas choqué Bélyl et sans doute avait-elle fait mention des centres d'intérêt de l'esclave dans les lettres à sa cadette. Pourvu que la Mère Supérieure ne trouve rien à redire à ces petites vanités...

Jeanne sourit.

- Oh, c'est vrai ? Eh bien c'est formidable ! C'est comme si nous nous connaissions déjà ! Je suis sûrs que nous serons d'excellents amis !

Bélyl acquiesça avec un grand sourire.

- Oh oui, j'en suis certaine.

Jeanne sourit un nouvelle fois quand il évoqua sa robe. bélyl pencha un peu la tête. Elle avait l'impression que Tristan observait surtout son pied. Sans doute normal, il trouvait un point commun avec Jeanne. Cela le rassurait peut-être. En tous cas, Jeanne était ravie.

- Oh, merci, c'est très gentil.

Elle sourit plus largement quand il évoqua les bijou. Bélyl hocha vivement la tête.

- Oui, tu verras, il est très doué !

- Eh bien, ce garçon semble avoir de nombreux talent.

- Et prêt à les partager, ce qui est admirable.

La Mère Supérieur appréciait l'air humble et profondément gentil du garçon, aussi le gratifia-t-elle d'un sourire, de même que Pauline. Bélyl fit alors un geste de la main.

- Venez, allons à l'intérieur attendre Père.

Le garçon se reconnaissait avec une troublante évidence dans ce que lui confiait Jeanne : oui, tout se passait en cet instant, entre lui et ces quatre femmes, comme s'ils avaient toujours été en bons termes et se comprenaient déjà en toute simplicité. La proposition de bijoux à confectionner ravit plus encore la petite demoiselle et Tristan se prit à imaginer sans tarder quelles parures il pourrait lui offrir - mieux encore, lui permettre de confectionner elle-même après quelques bases enseignées.
Il acquiesça et suivit le petit groupe jusqu'au salon où on allait attendre l'arrivée du Général. La perspective de ce triomphe devait être pleinement à son esprit, avec son lot de trac autant que de fierté. Sur le chemin, le jeune esclave osa se rapprocher de la religieuse et lui demander :

-- Ma Mère, est-ce que... est-ce que j'peux vous d'mander... De quel ordre vous êtes ? Ou enfin, de quel courant d'pensée sur Notre Seigneur ?

Il fallait dire que le peu déjà observé de cette religieuse l'interpellait : rien à voir avec les austères vieilles femmes qu'il avait pu croiser, aucun jugement rude dont il ne s'était senti la cible par son infirmité ou par son statut d'esclave... mais pas non plus de mièvre pitié. Tristan s'impatientait d'entendre ce qu'elle pouvait penser de bien des sujets à lui remuer dans la tête, parfois à troubler son passé ou à lui faire douter de la foi. Il fallait dire que l'on comptait tellement de façons d’appréhender celle-ci ! Et que ce siècle était aux grandes querelles religieuses. Il n'y connaissait rien, mais devinait quelques pans des uns et des autres de ces idées lorsque le destin lui donnait à côtoyer de croyants de toutes natures - des plus austères et rigoristes aux plus simples ou lumineux. Du reste, entendre Mère Suzanne lui donnerait sûrement bien des indices quant à l'état d'esprit dans lequel avaient grandi ces jeunes filles et qui régnait en cette demeure.

Bélyl prit la main de sa soeur pour la guider vers le salon tandis que sa mère restait en arrière, avec mère Suzanne. Elle souriait de voir ses filles se retrouver et surtout les attentions que Bélyl avait toujours pour sa cadette. Elles allèrent s'installer dans de petits fauteuils. Sur le chemin, Mère Suzanne sourit à Tristan.

- Bien entendu, mon fils. Je suis de l'ordre des Dominicaines, j'ai prononcé mes voeux en obéissance à Notre Seigneur et aussi dans le but d'enseigner et de transmettre la vérité.

- Et Mère Suzanne est très douée pour enseigner ! Et nous avons une si belle bibliothèque grâce à l'évêque Louis... J'adore étudier là-bas.

- Nous avons en effet beaucoup d'ouvrages grâce à notre évêque qui a tenu à nous les confier, tant pour enseigner que pour faire des recherches dans les Saintes Ecritures.

- Il faudra que je t'emmène une fois quand tu sauras bien lire !

Pauline tourna un regard intéressé vers Tristan.

- Oh, dois-je comprendre que ma fille t'apprend à lire ?

Tristan regarda la jeune Jeanne trottiner en compagnie de Bélyl vers le petit salon. Cette très jeune fille semblait parfaitement incluse dans cette famille en dépit de sa légère différence et il s'en rappela que toutes les maisonnées ne faisaient pas montre ni de dureté, ni de superstition envers les personnes affublées de ce genre de malformations... même si ce n'était pas vraiment ce que lui avait connu. Un instant, le garçon se demanda si Jeanne avait déjà eu droit aux délicieux sermons de son oncle au sujet des êtres hors-normes - qui seraient la porte d'entrée de prédilection du péché et des démons...

Il se retourna vers la Mère Supérieure. Les Dominicaines ? Oui, Tristan avait déjà entendu parler de cet ordre, dans lequel les unes contemplaient et passaient leur vie en prière, tandis que les autres allaient au contact du monde avec la pédagogie chevillée au cœur. Il eut un sourire complice, presque malicieux, en entendant que Mère Suzanne était une excellente enseignante. Décidément, cela devait être de famille.

-- Oh ! Alors ça s'est transmis ! Bélyl aussi est une formidable professeure ! Elle m'apprend à lire, vous savez. (Un temps) Et c'est laquelle, pour vous, la vérité ? Vos recherches sur les Évangiles, elles ont donné des choses nouvelles ? Moi, j'ai jamais pu les lire directement... J'les ai toujours seulement entendues dans la bouche des prêtres ou des surveillants de.... (il eut un léger tremblement au mauvais souvenir) de l'institut de charité où j'ai été. Du coup, c'étaient que des morceaux choisis, j'suis sûr qu'y a plein de passages qui m'échappent.

Jeanne remarqua le regard de Tristan sur elle et lui sourit alors que sa sœur l'aidait à s'asseoir. Elle sentait qu'ils allaient vraiment bien s'entendre, il semblait tellement gentil, comme le disait toujours Bélyl dans ses lettres.

Mère Suzanne sourit à Tristan puis à Bélyl qui rayonna au compliment de Tristan.

Apprendre avant de transmettre à son tour est l'une des plus belles ouvres que l'on peut faire de sa vie.

- Et Bélyl est effectivement une très bonne enseignante !

Elle rougit sous tous ces compliments alors que sa mère lui prenait la main. Pauline sourit à sa fille puis elles se tournèrent toute vers mère Suzanne avant qu'elle puisse répondre, Jeanne s'attrista.

- Oh non, c'est si triste ! Il arrive parfois en plus qu'on entende toujorus le même par manque de chance !

Bélyl songea effectivement au père Prosper qui relisait malheureusement souvent le même, au point qu'il leur arrivait de s'endormir enfants. Elle remarqua surtout l'air terrifié de Tristan en évoquant son institut de charité. Elle plissa les yeux. On leur disait pourtant que c'était toujours des endroits merveilleux où on accordait à de pauvres orphelins le gîte et le couvert. Comment était-ce pour Tristan ? Peut-être que les autres enfants n'étaient pas tendres avec lui. Elle se promit de lui poser la question lorsqu'ils seraient seuls. Elle lui sourit.

- Nous n'aurons qu'à faire des exercices de lectures sur des passages ! Oh je sais, nous pourrions commencer par les lettres de Saint Paul aux Corinthiens ! Je les trouve toujours magnifique !

Mère Suzanne hocha la tête.

- A n'en pas douter, ce sera un excellent exercice. (se retournant vers Tristan) La vérité, mon enfant, est une chose qui appartient à l’Éternel. (un sourire) Mais nous pouvons tenter d'en saisir des bribes, cela nous permet de mieux connaître notre Seigneur et d'appliquer de belle façon Ses enseignements.

Elle hésita un moment mais un regard de Bélyl l'encouragea à au moins lui donner un avant-goût.

Nous recherchons tout ce qui aurait pu échapper aux grands théologiens qui n'ont parfois plus le temps de déchiffrer les saints manuscrits. Et il se trouve que parfois, au détour d'une enluminure, nous découvrons en effet quelque chose de nouveau. Récemment par exemple, nous faisons un rapport sur un archange très peu connu, du nom d'Uriel. Il se trouve que c'est un ange patron de la connaissance, ce qui nous place sous de bons auspices pour nos recherches.

Arrivé dans la pièce où toutes s'installaient, Tristan prit place à un petit coin lassé vide dans lequel il put manœuvrer sa chariote. Amusé par la remarque de Jeanne, il hocha la tête avec un léger rictus aux lèvres. Ça oui ! Les moins pratiquants devaient en effet tomber toujours sur les mêmes passages de la liturgie. Oh il y avait certainement des raisons à de tels rituels répétitifs, à commencer par la simple organisation des lectures de messes sur une année entière. Mais en creux, cela signifiait que seuls les plus lettrés, les plus chanceux, pouvaient accepter à l'intégralité des textes.
Saint-Paul aux Corinthiens le laissa tout aussi silencieux. Il avait bien entendu déjà des bribes de cette longue lettre – le passage sur le mariage, ou encore celui sur le corps du Christ dont chaque croyant est un membre... mais redécouvrir ce texte en présence de Bélyl et de Mère Suzanne lui donnerait certainement une toute autre saveur.

– Des bribes pour composer la vérité ? Un peu comme... une mosaïque ? Ou bien comme un objet qu'y faudrait peindre sous toutes ses facettes pour réussir à le saisir pleinement... mais en même temps c'est impossible de voir tous les côtés à la fois... Vous pensez qu'c'est voulu, que la vision soit un peu pareil : que des choses nous échapperont toujours, comme les petits espaces troué entre les fragments d'la mosaïque ? Vous pensez qu'un jour on comprendra tout ? Quand not' âme elle s'en va et... monte au ciel ?

...Ou change de forme ou d'enveloppe, voulut-il dire, quoiqu'il avait préféré la prudence d'évoquer le Paradis. Toutefois, Tristan s'interrogeait sur une pareille image. Et si une fois morts, on changeait simplement de forme, on restait ici-bas pour aller s'accrocher à un brin de nature ou à un autre corps... pour aimer recommencer de vivre ?

– Uriel ? Et qui c'est cet archange, c'est quoi son histoire ? demanda-t-il aussitôt, toujours aussi curieux d'une nouvelle histoire et d'autant de nouveaux symboles dont s'enrichir.

Jeanne remarqua bien le petit rictus de Tristan et se dit que, définitivement, il n'avait vraiment pas dû avoir de chance. C'était si dommage... Il existait de beaux passages qu'effectivement, on lissait très rarement à la messe, ce que jean ne comprenait pas. Tous les textes des Evangiles mériteraient pourtant d'être connus.

Mère Suzanne sourit quant à elle à la réponse de Tristan.

- C'est une belle image, mon fils, et effectivement, nous pourrions l'envisage comme une mosaïque dont nous entrevoyons peu à peu l'image.

Elle médita un moment les question de Tristan avant de lui sourire de nouveau.

- Je n'ai pas encore toutes les réponses aux questions très légitimes que tu te poses. Il est des mystères qui nous sont dévoilés au cours de notre vie, d'autres non et j'ignore si nous aurons vraiment la connaissance suprême auprès de Notre Père. Il est des mystères que Lui seul est en mesure de comprendre et d'appréhender.

Bélyl sourit, elle aussi, comme d'habitude captivé par les mots de Mère Suzanne qui lui semblait d'une sagesse infinie.

- Ce serait vraiment beau de notre âme accède à la vérité la plus pure à notre mort mais nous ne le saurons sans doute qu'au moment de passer les portes de Saint Pierre.

Mère Suzanne hoche la tête, n'ayant rien à dire de plus que son élève. Lorsque la deuxième question de Tristan vint, Jeanne se redressa avec un grand sourire, des étincelles parsemant son regard. Mère Suzanne et Pauline se regardèrent et l'encouragèrent à répondre. Jeanne se pencha un peu vers Tristan.

- Tu connais sans doute l'archange Gabriel, le messager qui parle aux hommes et annonça la venue de Notre Seigneur à Marie et Michel, l'archange guerrier, celui qui combat le démon. ce sont eux qu'on rencontre dans les textes mais ils se trouvent qu'il existe deux autres archanges. Le premier est Uriel, l'archange de la connaissance. On dit qu'il veille sur une immense bibliothèque où serait entreposé les plus précieux livres et les plus belles œuvres de la Création. Il y a enfin Rapahël, le guérisseur. Malheureusement, nous ne les connaissons pas beaucoup, ni leurs histoires. C'est pour ça que nous continuons à chercher !

Mère Suzanne hocha la tête, comme toujours ravi de voir son élève pleine d'enthousiasme et d'énergie. Parfois, elle se disait que la force de son pied bot avait été transmise à son esprit, pour lui donner la capacité de résoudre tous ces mystères.

Ce fut avec autant d'étonnement que d'émerveillement que Tristan écouta les unes et les autres. On parlait en toute sincérité dans cette demeure, sans distinction entre esclaves et gens libres, infirmes et valides, femme consacrée et laïques. Que l'on mette tant de soin à répondre à ses questions et à souhaiter l'instruire était à ses yeux la plus belle marque d'adoption par cette famille. Elles seraient sa famille bien plus que ses propriétaires, il en avait la certitude.

-- J'me demande si... c'est plus beau d'êt' devant le monde comme quelqu'un qui s'émerveille d'un tour de magie, ou d'avoir la réponse à tout une fois qu'on sera mort. Y paraît qu'on s'émerveille de quelque chose tant qu'on en découvre pas le "truc". J'espère que dans... l'ailleurs... après cette vie, on s'ra pas déçus de plus rien avoir de mystère, de tout comprendre.

Cela arriverait-il même un jour ? Après la mort, s'il n'y avait pas un au-delà mais simplement la prise d'une autre forme ici-bas, et que cela se renouvelait perpétuellement dans un cycle... Tristan avait du mal à concevoir que venait un moment où absolument tout se résolvait et se laissait intégralement comprendre. Son apprentissage lui apporterait sans doute de nouvelles pistes de réflexion.

Il plongea ses grands yeux ambre dans ceux de Jeanne, ravi de l'écouter lui transmettre tout son savoir sur les archanges. Le garçon avait plaisir à entendre que cette demoiselle jouissait d'une solide instruction. Malheureusement, ce n'était pas le cas de beaucoup de jeunes filles ni de femmes... Et Jeanne vibrait d'un tel enthousiasme à ces récits !
Tristan alors se demanda une nouvelle fois quelles pouvaient être les relations entre ces quatre femmes... et le sinistre cardinal. Que penserait-il d'ailleurs que l'on instruise son esclave ? Et même Mère Suzanne, comment envisageait-elle la condition dans laquelle était tombé Tristan ? A demi-mots, il posa une question espérant cerner ce que la religieuse pouvait bien penser de ce qui se passait à Monbrina :

-- Ma Mère ? Vous... pensez que... quelqu'un comme moi - dire "esclave" lui était encore trop douloureux, aussi n'eut-il qu'un petit mouvement des yeux vers son épaule droite à présent marquée au fer - a l'droit d'apprendre autant qu'les autres ? Ce s'ra pas choquant ? Et le Cardinal, il trouvera rien à y redire ?

Il ne manquerait plus que son maître le punisse à son retour, en apprenant que Tristan avait eu des activités au-dessus de sa condition.

Les femmes écoutaient attentivement Tristan, toutes heureuses d'avoir quelqu'un de nouveau pour discuter, débattre, tout en douceur et avec bienveillance. Mère Suzanne réfléchit à sa réflexion.

- En effet, c'est une bonne question. Personnellement, j'apprécie savoir, mais heureux est l'enfant qui s'émerveille devant les merveilles de la Création. Mais qui sait si ce ne sera pas autre chose qui nous éblouira dans cette vie au Paradis.

Mère Suzanne sourit tandis que Jeanne battit des mains.

- Tu as de si belles réflexions ! C'est dommage que tu ne puisses pas venir au couvent avec nous ! Je suis certaine que nous ferions de magnifiques recherches !

Bélyl rit un peu.

- Qui sait, oncle Matthieu pourrait apprécier.

Jeanne haussa les épaules. Elle se doutait bien que son oncle ne savait pas savourer à sa juste valeur une discussion comme celle-ci, surtout si les idées venaient d'un esclave, infirme qui plus est. Elle se sentait toujours si mal à l'aise pendant ses sermons, quand il évoquait le Malin qui se dissimulait dans leur difformité et remontait à leur oreille pour susurrer des abominations. Pauline sentit la tension de sa fille et en devina la cause. Elle posa en conséquence une main sur la sienne. Jeanne hocha timidement la tête et se rassura.

Elle se consola également en voyant que l'histoire des archanges semblait passionner Tristan. S'ils en avaient la possibilité, elle espérait pouvoir en parler des heures avec lui. Elle remarqua cependant que quelque chose semblait lui causer du mouron. Il revint à mère Suzanne qui l'écouta puis le jaugea un moment avant de lui accorder un de ses sourires énigmatiques qu'elle réservait aux élèves pour lesquelles elle avait une sincère affection. Bélyl et Jeanne se regardèrent, les yeux pétillants. Tristan semblait bel et bien adopté.

- L'instruction est pour tous, mon fils. C'est l'un de nos plus précieux trésor sur cette terre. Surtout l'histoire du royaume des cieux. Notre Seigneur a bien enseigné à tous, assis sur une colline, sans se préoccuper de qui était en bas.

Elle eut un sourire plus grinçant à l'évocation de Matthieu, presque une grimace.

- Nous avons quelques... différends, Son Éminence et moi. Il y trouvera sûrement à redire mais les absents ont toujours tort et pour l'instant, il revient à la famille qui vous accueille de décider.

Bélyl sourit largement.

- Et nous, nous voulons discuter avec toi des mystères du Ciel !


Joseph avait commencé à descendre les escaliers et déjà entendait avec plaisir les voix de ses filles, ainsi que de cette brave Mère Suzanne. il resta un moment à les observer, avant que sa puinée ne relève la tête. Dès qu'elle le vit, elle sauta sur ses pieds, faisant fit du bot et accourut vers son père qui l'accueillit dans un grand rire.

- Père ! je suis si heureuse de vous voir !

- Moi aussi, mon enfant, je suis heureux que tu sois là.

Tristan compatit de tout cœur avec Pauline et Jeanne, devant le mal-être de cette dernière. Pour avoir entendu le genre de propos que tenait son oncle de cardinal, il n'osait s'imaginer les douloureuses scènes que cela devait donner, lorsqu'il était en contact avec l'enfant au pied-bot. S'adonner à de tels discours... alors qu'il avait une concernée dans sa propre famille ! Le petit esclave voyait déjà d'ici les mises en garde de Mathieu à sa nièce, ses recommandations pour elle qu'il estimait particulièrement sujette à accueillir le Malin... Il poussa un discret soupir.
Au moins, ainsi que le soulignait Mère Suzanne, les absents avaient tort et en présence de ces quatre femmes, une toute autre doctrine prévaudrait. Heureusement que Jeanne pouvait contre-balancer les théories de son oncle avec ce qu'elle entendait grâce à sa mère, sa sœur aînée et la sage religieuse ! L'évocation du sermon sur la montagne esquissa un sourire aux lèvre de Tristan.

-- Sûr. Y a difficilement mieux dans le genre "pour tout l'monde". C'en est à se demander, du coup, pourquoi l'Eglise a tellement de hiérarchie, et pourquoi cet Empire qui se dit Très Saint fait autant d'esclaves... et autant d'cas des gens... différents... Alors que les Évangiles enseignent tout l'contraire.

Ce fut précisément là-dessus, tandis que Tristan évoquait les conquêtes, les esclaves, la politique de Monbrina, que le Général fit son entrée, aussitôt salué par toute sa famille. Joseph arborait déjà sa tenue d'apparat. Tristan à son tour s'approcha de lui et l'accueillit d'un chaleureux :

-- Bonjour Joseph.

Puisque l'homme l'avait autorisé à le nommer ainsi, et surtout pas "Maître". Et dire que d'ici peu de temps, de malheureux prisonniers allaient être contraints de défiler derrière le char du vainqueur. Les réunions entre le monarque et le Général devaient être tendus - ou si ce n'étaient elle, la tension devait se faire à l'intérieur même de l'esprit de Joseph.

-- Alors, z'êtes prêt ?

Les filles furent contente de voir que Tristan se réjouissait de pouvoir avoir une conversation librement avec des personnes qui pouvaient l'enrichir. Mère Suzanne notamment appréciait de plus en plus ce petit curieux de tout et adorable en tout point. Elle hocha d'ailleurs la tête à son appréciation du serment sur la montagne.

- En effet... Mais l'Église a été faite par des hommes, elle est donc faillible.

Pauline et elle s'échangèrent un regard complice. Nul besoin de parole lorsqu'on pensait la même chose. Si on avait inclus les femmes dès le départ, les choses auraient peut-être aussi été un peu différentes. Enfin, il fallait vivre avec ce qu'ils avaient, et cela, c'était déjà la chance de vivre dans un monde qui avait accueilli leur Seigneur et Sa Lumière. Le reste et les améliorations viendraient sans doute après.

Quand la politique de l'Empire vint sur le tapis, Mère Suzanne fronça le nez. En effet, tout cela ne lui plaisait guère mais elle se garderait bien de parler haut et fort en un tel lieu. Elle espérait pour l'instant que leur souverain reviendrait à la raison. Qui voyait trop grand avait tôt fait de chuter bien bas.


Joseph sourit à Tristan qui le saluait. Le jeune homme avait prit l'habitude de l'appeler par son prénom, ce qui était bien moins formel et plus agréable ! Il s'approcha de lui et lui ébouriffa les cheveux.

- Bien le bonjour, garçon ! Comment vas-tu ?

Il éclata dans grand rire lorsqu'il lui demanda s'il était prêt. Il frappa du poing sur son armure avec un grand sourire.

- Comme tu le vois ! Mais j'ai surtout hâte de passer à la fête, ainsi nous pourrons nous amuser, n'est-ce pas !

Jeanne rit doucement et approuva son père avec un sourire. Bélyl vint la rejoindre et remarqua une ombre passer dans les yeux de Tristan. Elle lui sourit en espérant que de sombres pensées ne l'agitent pas toute la journée. Les filles se reculèrent un peu en laissant leur mère retrouver leur père.

- Bonjour, mon cher époux.

Joseph déposa un baiser avec une tendresse qui ne l'habitait que lorsqu'il était avec son épouse.

- Je suis ravie de vous revoir, mon aimée.

Un hoquet de surprise puis d'amusement passa les lèvres de Tristan quand Joseph lui ébouriffa la crinière. Cela lui rappela les gestes d'affection qu'avaient pour lui les Nonnges Gitanes - surtout Esmée, la plus joueuse, presque une grande enfant malgré son âge avancé. Il contempla l'armure étincelante du Général. Comme décidément les yeux du peuple devaient avoir besoin de héros à regarder, de dorures, de fastes. Il fallait des trônes aux fesses des rois, de la neige comme parure à Noël, les cloches qui carillonnent à la gloire du Seigneur tout au long de l'année. Le temps d'un spectacle : éblouir comme le meilleur des illusionniste, afin que s'y dissolvent les ennuis quotidiens et les tensions qui le reste du temps pouvaient diviser les gens. Aujoud'hui, Joseph serait l'objet de cette mise en scène.
Il avait raison : oui, au moins l'on en profiterait pour s'amuser et boire. Même si la pensée dirigée des malheureux qui allaient défiler rembrunit un instant l'esclave.
Pauline et son époux se retrouvèrent, se saluèrent sous les yeux de Tristan. Aux côtés de Jeanne, il les observa, tout en étant dans ses pensées en proie à l'excitation mêlée à l’appréhension : il allait donc bénéficier lui aussi d'une place dans les gradins des aristocrates ! Le Général était à l'honneur. La coutume voulait que sa famille ait droit, pour le triomphe, aux places d'honneur au milieu des Grands. Tristan s'y sentirait si petit. Il ferait tout pour ne pas se faire remarquer, mais aussi pour bouffer des yeux tout ce qu'il pourrait d'un pareil spectacle - car oui, les nobles se donnaient en représentation autant qu'ils étaient observateurs, lors de pareilles occasions et du haut de leurs gradins. Ils faisaient parti du décorum de l'autorité de l'Empire.

-- Tout à l'heure, au défilé... Vous... vous m'direz c'que je dois faire ou pas, d'accord ? murmura l'invalide alors qu'on se préparait autour de lui pour le départ imminent.

Tristan redoutait le moindre faux pas. Toutefois il comptait bien aussi profiter du poste privilégié qui serait le sien pour observer, décortiquer, comprendre tout ce beau monde. Ce n'était pas tous les jours que, esclave et invalide, on se tenait parmi les Grands de l'Empire. Le garçon suivra le mouvement quand Joseph donnerait le coup d'envoi.