[18 Septembre 1597] Au chevet de Claire [Terminé]

Depuis sa sortie de prison, Thierry n'avait pas chômé. D'abord, s'occuper de son fils et de sa mère installés désormais dans la petite cellule de l'église. Il avait laissé passer une journée tranquillement et assuré ses offices pour montrer signe de bonne volonté. Le lendemain, il avait essayé de se renseigner sur l'état de sa fille. Alexandre disait l'avoir vu être renversé par un noble ayant refusé de s'arrêter. Pire que tout, elle avait reçu le soutien de Dyonis. Dyonis ! L'homme responsable de l'asservissement de son fils s'était occupé de sa fille ! Rien que de savoir son sale crocher proche de son visage ou ses épaules lui hérissait les poils.  Il s'était finalement calmé en se décidant à acheter une mule pour Alexandre, ce qui lui permettrait à présent de se déplacer et faire des courses sans difficulté malgré son infirmité.

Aujourd'hui, Thierry se sentait prêt à rendre visite au domaine de Wollenbach et à connaitre davantage sur l'état de Claire. il ignora les soldats qui lui collait le train pour superviser ses allers et venues. Ils n'avaient vraiment à faire que de le surveiller comme un criminel ? Il se présenta à l'entrée et rencontra l'intendant qui s'étonna de al visite. Il expliqua succinctement, avec une grande politesse, être le prêtre de Saint-Eustache et qu'il s’inquiétait de ne plus y voir l'esclave Claire-Marie qui travaillait ici. Elle avait pour habitude de venir souvent à l'église et il aurait entendu les rumeurs d'un accident. L'intendant confirma dans un soupir et le prêtre insista pour voir, argumenta qu'il serait inhumain de priver une personne de religion, surtout quand celle-ci était particulièrement fervente. Le domestique ne fit pas de difficulté et accepta de l'introduire.

Dans les couloirs, Thierry suivit l'intendant en étudiant les décorations et le chemin parcouru. Sa mémoire prêtait attention aux détails et retenait à peu près. cela pouvait toujours servir. Devant la porte du dortoir, l'intendant le laissant, respectant le droit sacré de la confession. Le prêtre l'en remercia et lui accorda une bénédiction puis entra.

D'une petite voix, il demanda, inquiet de l'état dans laquelle il découvrirait sa fille :

"Ma petite Claire ?"

Claire avait été dans un état de demi-conscience permanent depuis qu'on l'avait renversé. Elle avait vaguement senti qu'on la portait, qu'on chuchotait des mots dont elle n'avait pu saisir que des bribes. Elle n'avait même pas tenté de bouger, chaque mouvement, même ceux qui n'étaient pas de son fait, la faisait souffrir. On avait amené un médecin. On lui avait bandé la tête et la jambe. Elle ne sentait presque plus son pied, même si ça revenait, un peu.

Claire avait senti Crépuscule venir et se blottir contre elle. Elle l'avait caressé, pour bouger un peu, pour ne pas perdre le contact avec le monde réel. Elle dérivait, parfois dans des visions. Des images, des visages, souvent qu'elle ne connaissait pas. Il se passait bien de choses dehors, sûrement. Et son frère ? Et ce seigneur qui l'avait sauvé ? Et l'autre qui l'avait renversé ? Qu'arrivait-il, là dehors ? Mais ce serait folie d'aller vérifier. Alors elle restait allongée.

Ce matin, elle fronça les sourcils en entendant une voix. Une voix qu'elle connaissait bien. Elle papillonna des paupières, laissant voir ses yeux d'un bleu trop clair pour être réel.

- Père ?

Père...

Le son de la voix douce de as fille à murmurer ce mot éveilla un tendre sentiment en Thierry. Père... Il se rappela de sa relation distante avec le sien, lui qui l'avait admiré et espéré un regard pendant son enfance, suivi de sa trahison au monastère où s'était joué son destin. Il ne se serait jamais imaginé devenir père. Alexandre... Claire... Ils avaient pourtant fait de lui un père. Sans en avoir conscience. Sans que lui-même en ait conscience. Un père qui se sentait prêt à tout pour eux.

Dans la semi obscurité du dortoir, Thierry s'avança, le cœur tambourinant, heureux de revoir sa fille, et découvrit avec effroi celle-ci étendu sur le lit. Il blêmit.

"Claire !"

Il aurait dû demander des informations sur cet accident. Il avait voulu croire que ce n'était pas grave. Une fois de plus, sa lâcheté avait agi. Il avait refusé de chercher sa sœur, il avait refusé sa première paternité, il avait refusé de connaite plus sur l'accident... Il ne savait pas s'exposer.

Il s'assit au bord du lit et posa la main sur le dos de Crépuscule. le chat ronronnait sous sa main. Il s'adressa à lui et demanda d'une voix faussement détendue :

"Eh bien, Crépuscule, qu'est-il arrivé à ta maitresse ? Tu peux le dire ? "

Ses yeux fixaient en même temps sa fille et lui sourit. Il se pencha et embrassa au front.

Elle entendit son cri. Il était inquiet. Elle plissa les sourcils. Elle ne voulait pas qu'il s'en fasse pour elle. Il ne fallaitt pas.

C'est alors qu'elle le sentit. Ses yeux dans les siens. Non, elle... Elle ne le sentait pas elle... Elle voyait ? Elle secoua la tête. Non c'était impossible, elle ne pouvait pas. Crépuscule miaula, la distrayant de ses interrogations. Il se leva avant de se lover de nouveau contre sa maîtresse. Claire sentit le baiser sur son front. Elle chercha alors la main de son père. Elle la trouva étonnamment vite. Elle essaya de parler, doucement.

- Il y a eu un carrosse... Puis j'ai eu mal. Mais je vais mieux.

Elle tenta de le regarder, si elle pouvait vraiment, pour le rassurer. Peut-être que oui, peut-être que non, elle n'arrivait pas à savoir. C'était flou. Étrange et flou.

La main de Claire chercha la sienne et se posa dessus. Thierry sourit, touché de ce geste. Elle était si faible. elle évoqua l'accident. Son cœur se serra.

"Tu as été renversé par un carrosse... mon Dieu ! J'ai entendu parler d'un tel accident où un noble aurait renversé une esclave devant le Lupanar. Alors, c'était toi ? Mon Dieu !"

Il l'observa, inquiet des blessures possibles.

"Tu souffres ? Où as-tu mal ? Tu as vu un médecin ?"

Claire hocha lentement la tête. Elle cligna un peu des yeux. C'était toujours aussi flou. Elle serra un peu plus sa main pour le rassurer.

- Oui... je suis désolée.

Elle se recroquevilla un peu, sentant son inquiétude. Elle souhaitait le rassurer mais ne savait pas comment s'y prendre.

- Je... non, plus maintenant. J'ai vu un médecin, oui, il m'a bandé la tête et le pied, là où j'ai eu mal. Maintenant, c'est une esclave très gentille qui change mes bandages. Je dois encore rester allongée un peu mais dans quelques jours, je pourrais remarcher.

Ou pas. Le docteur lui avait dit qu'elle garderait peut-être des marques à son pied. Qu'elle boiterait peut-être. Mais qu'importe. Elle ne voulait pas l'inquiéter.

Thierry s'agaça de l'entendre s'excuser. Il se força à le cacher mais répondit malgré tout de manière agressive :

"Ce n'est pas ta faute si un connard t'a renversé avec son carrosse ! Il y en a qui se croient tout permis !"

Sa main effleura avec tendresse le visage de sa fille.

"Ma pauvre petite... Je voulais te voir pour t'offrir quelque chose. Je ne pensais pas te trouver mal."

Il relâcha sa main et plongea la sienne dans sa poche pour extraire délicatement la chevalière confiée par sa sœur. Son cœur se serra. Beckie... Beckie était... Beckie avait... Il passa avec émotion l'anneau au doigt de la jeune fille.

"J'ai eu un la chance de revoir ma sœur dans ses derniers instants. Une sombre histoire. Elle m'a redonné la chevalière que je lui avais offerte. Celle qui porte les armes de notre famille. Je veux, ma fille, que tu en hérites à présent. Tu es ma fille. Elle te revient de droit."

Son émotion était puissante. Par cette action symbolique, il l'associait à lui, comme quand un père portait son enfant nouveau-né sur les fonts baptismaux.

Il l'écouta décrire les soins reçus et fronça les sourcils. Le médecin était-il compétent ? Avait-il tout fait pour soigner une esclave ? Certains ne se donnaient pas beaucoup de peine pour eux. Il se rappela les rumeurs surprises dans une taverne sur un sorcier guérisseur en forêt qui serait terriblement efficace. Et si.. ?

"Claire... Accepterai-tu que je t'amènes voir un guérisseur pour être sur du diagnostic ? Les fractures aux pieds demandent une grande attention."

Claire se tassa un peu dans sa paillasse. Elle hocha doucement la tête à la colère de son père. Elle ne pouvait rien y faire de toute façon. C'était arrivé à présent, elle devrait l'accepter, ils devraient tous l'accepter. Mais elle comprenait. Elle était même émue. Jamais quelqu'un ne s'était inquiété autant pour elle. Pas son père biologique en tous cas. Ce père-là, lui, l'aimait vraiment.

Elle cligna des yeux quand elle dit vouloir lui offrir quelque chose.

- Un... un cadeau ? Pour moi... vraiment ?

Elle n'en revenait pas. Elle eut presque les larmes aux yeux. L'un des seuls cadeaux qu'on lui avait jamais fait, c'était Crépuscule. Elle le caressa d'ailleurs doucement. Claire sourit pour le rassurer quand il s'inquiéta de nouveau.

- Non... je vais bien. C'est très gentil, merci.

Elle perçut un mouvement. Un peu comme avant et en même temps non. Elle sourit encore plus lorsqu'il l'appela sa fille. Elle voulut alors redire ce nom, pour lui aussi le consacrer, comme il le faisait avec elle.

- Père...

Elle avait les larmes au bord des yeux. Elle sentit l'anneau à son doigt. Claire le leva devant elle. La chevalière, les armes... Elle les vit.

- Elle est magnifique...

Elle se tourna alors vers son père et hocha la tête.

- Si cela vous rassure, alors oui, je viendrais avec vous si mon maître l'autorise.

Résiliente, Claire acceptait son sort et ne se plaignait pas. Le prêtre admira cette force de caractère. Comment parvenait-elle à la posséder ? Cela le dépassait.

Il sourit de la voir si émue par son présent. Elle en était raie et ne devait pas en avoir reçu beaucoup. Il se pencha pur embrasser avec tendresse son front alors que ses yeux essayaient de fixer la chevalière. Elle le nommait à nouveau père.

"Oui, c'est pour toi, ma fille."

Thierry nota que ses yeux fixaient toujours la chevalière.

"Tu veux que je te la décrive ? il y a de belles armoiries dessus. Tu souhaites les connaitre ?"

Il l'entendit accepter de voir le fameux sorcier guérisseur puis rappela sa contrainte d'esclave. Il eut une rapide grimace puis songea que ce ne serait pas si difficile de l'emmener. Il persuaderait le comte ou son intendant.

"Je lui demanderai la permission. Il ne pourra refuser qu'on ne soigne pas son esclave."

Spoiler:

Claire sourit avant de plisser les yeux à sa question. Elle regarda alors son père.

- Je... je n'en ai pas besoin, père. Je la... Je la vois...

Une larme coula sur sa joue. Elle voyait, elle pouvait voir le monde. Même si c'était encore flou et qu'elle ne distinguait pas bien les couleurs. Elle contempla son père. Elle distinguait les traits de son visage, ses cheveux, ses yeux.

- je crois que je vous vois aussi mais... je ne sais pas comment...

Elle entendit à peine la suite. Est-ce qu'elle était en train de rêver. Ce serait logique... Un si beau cadeau, son père, la vue... C'était trop beau pour être vrai.

Les mots s'assimilaient difficilement dans son esprit.

Je la... Je la vois...

je crois que je vous vois aussi

Claire voyait....

Claire, une aveugle de naissance, voyait.

Comment était-ce possible ? Un rêve ? Ils seraient tous deux dans un rêve ? Dans un réflexe pragmatique, il se pinça fort le bras et cria. La douleur lui déforma un bref instant le visage.

"Êh bien, ce n'est pas moi qui rêve."

Il tourna la tête vers Claire, culpabilisant pour ce qu'il devait faire, et se pinça les lèvres.

"Pardon, ma chérie, mais il faut assurer si nous sommes dans la réalité."

A contrecœur, il pinça la peau du bras de al jeune femme.

Claire était perdue dans ses pensées et dans sa contemplation. Elle entendit à peine son père tester sa capacité de concentration. Elle l'entendit ensuite et fronça les sourcils avant de pousser un petit cri en sentant son bras compressé. Elle cligna des yeux en regardant son père.

- Alors ce n'est pas un rêve...

Elle hésita un moment puis posa doucement une main sur la joue de son père. Elle pouvait enfin voir ses traits, les distinguer... Elle sourit, illuminant son visage. Elle voyait et pouvait enfin comprendre ce que les autres trouvaient si beau.

Claire sourit avant de voir son père à genoux et lui baisant les mains. Elle se redressa un peu, inquiète de savoir ce qu'il faisait.

- Père, est-ce que tout va bien ?

Thierry pria un long moment pour remercier le Seigneur de ses bienfaits pour sa petite fille vertueuse. Des larmes sincères coulaient sur ses joues. Il entendit alors la voix de Claire et rouvrit les yeux. Il culpabilisa de l'avoir inquiété.

"Pardon, Claire. Je priais. Je priais pour remercier le ciel de sa bonté."

Il se redressa et s'assit au bord du lit.

"Je vais aller demander la permission à ton maître de consulter un bon guérisseur. Je saurai être convaincant. Quand j'aurai eu un rendez-vous, je viendrai de chercher. Ou un de mes assistants le fera. je dois étudier cela. Tu sauras rester seule jusque là ? Je suis navrée de pouvoir faire plus pour toi."

Elle sourit en comprenant que c'était plutôt des larmes de joie. Claire se redressa doucement en hochant la tête.

- Oh je vois, alors c'est comme ça qu'on prie. Enfin, je sais comment on fait, mais je ne l'avais jamais vu.

Vu. Elle voyait. Elle sourit en remerciant aussi silencieusement ce Dieu que Dame Rose vénérait et qu'elle disait si gentil. Si c'était lui que son père priait aussi, alors c'était certainement à lui qu'elle devait ce bienfait.

Elle hocha la tête à ce qu'il dit ensuite.

- D'accord. Nous vous inquiétez pas pour moi, j'attendrais.

Elle posa une main sur son bras en souriant.

- Oh non, vous faites déjà tellement pour moi. Merci.

Thierry sourit d'entendre sa fille avoir une compréhension d'une chose qui lui échappait jusque-là. Il s'étonna intérieurement que personne n'ait jugé utile de lui apprendre à prier. Claire avait été aveugle mais ses bras, ses jambes et ses oreilles fonctionnaient. Il suffisait de lui expliquer pour que celle-ci comprenne le rituel. Quels imbéciles s'étaient donc occupés d'elles ?

Il l'entendit, ému, répondre qu'elle attendrait et confier qu'il en faisait assez pour elle. Il soupira et se pencha une dernière fois pour l'embrasser.

"Un père se soucie du bonheur et du confort de son enfant. Je devrais pouvoir faire beaucoup plus pour toi."

Il se promettait, tôt ou tard, de trouver un moyen, n'importe lequel, de délivrer Claire et Alexandre de l'esclavage. Il le ferait. Quitte à y perdre son âme et sa vie.

"A bientôt, mon enfant."

Le cœur déchiré de la laisser seule à nouveau, il quitta le dortoir en silence