[18 décembre 1597, après-midi] Quand la discussion s'impose [Terminé]

Matthieu se sentit complétement vidé, presque absent durant tout le chemin du retour. Il remercia le cocher et descendit, tendant une main à Cecilia pour l'aider une fois de plus à descendre. Il ne savait plus trop où il en était. Entre ces voix qui revenaient le hanter et l'arrestation, au goût plus amer que doux, il ne se sentait pas du pleinement serein. Cependant, il ressentait le besoin de faire le point avec son élève. Oui, tout cela lui remettrait les idées en place. Commencer par des certitudes. Et une bonne tasse de thé. Oui mais Alexandre n'était pas là. Il soupira légèrement. On n'est jamais aussi bien servi que par soi-même après tout, alors...

Matthieu se racla la gorge en rentrant dans le bâtiment.

- Montez, Mlle Candore. Je vous retrouve dans mon appartement. Voulez-vous une boisson chaude ? La journée a été éprouvante.

Cherchait-il à s'excuser, lui ? Il fallait surtout bien commencer quelque part... Il attendit la réponse, plus soucieux qu'il ne l'aurait cru de l'avis de la jeune sœur.

Cecilia ne savait plus que faire, que dire, que penser. Elle avait toujours cru qu’un homme pouvait être sauvée, quelle que soit sa faute, car le Seigneur pardonne. Elle avait essayé de faire entendre sa voix mais on lui avait dit que non, qu’elle se trompait, et c’était son maître qui le lui avait dit. Elle n’était pas à la hauteur, sans doute. Elle se croyait pourtant prête, elle pensait que l’Église sauvait des gens, pas qu’elle les condamnait sans les entendre…

Et cette procession, tous ces gens qui venaient en aide au sorcier, étaient-ils vraiment possédés, comme l’avait suggéré cet homme fermé et buté ? Comment savoir ? Comment savoir qui avait tort ? Comment savoir si le sorcier ne l’avait pas envoûtée, elle, pour semer le doute dans son esprit ? Le cardinal lui avait assuré que sa foi serait sa meilleure alliée mais serait-elle assez forte contre les œuvres du Diable ?

Oui.

Oui, elle le serait.

Il le fallait.

Elle le serait.

Elle sursauta quand la voiture s’arrêta. Elle descendit à la suite du cardinal et le remercia d’un signe de tête respectueux avant de le suivre, tête baissée. Il lui en voulait sans doute pour son erreur, pour sa méprise, pour son échec… Elle releva toutefois la tête quand il s’adressa à elle et opina avant de s’étonner de la question. Elle hésita un instant. Était-ce une épreuve ? Voulait-il savoir si elle était endurante ? Devait-elle refuser ? Non, ce serait mentir, ce serait mal. L’honnêteté et l’humilité étaient des vertus importantes, elle ne devait pas s’en détourner. Elle hocha donc la tête, doucement.

« Je veux bien, Éminence, je… je crois que j’en ai besoin. »

Elle remonta ensuite, s’efforçant de contrer la lenteur découragée de son pas, pour regagner l’appartement du cardinal. Elle appréhendait la discussion qui suivraient.

Cecilia n'avait pas décroché un mot de tout le voyage. En un sens, il la comprenait. Cela n'avait été facile pour personne. Il s'était aussi trouvé un peu dur. Il avait été vite, un peu violemment alors qu'il aurait dû lui expliquer. Il ne voulait pas lui expliquer comme l'aurait fait son grand-oncle. On lui avait confié cette jeune fille alors il ferait selon ses critères. Il y avait certainement un autre moyen de lui faire comprendre, il suffisait qu'il trouve.

Il ne savait pourquoi mais cela lui pinçait le cœur de voir la jeune fille aussi abattue. Il soupira en se reprenant. Garder la tête froide tout de même. Il n'était certes pas bien doué mais il pourrait certainement s'en sortir ! Ce ne serait pas une épreuve aussi abominable que de se rendre à Fromart. Il observa Cecilia qui hésitait. Il pencha la tête. Avait-il dit quelque chose d'étrange ? Il ne lui semblait pas pourtant mais elle semblait sur le qui-vive. Il hésita mais la laissa aller.

Matthieu se rendit à la cuisine de l'hôtel, demander deux infusions et quelques biscuits. Il attendit patiemment, laissant pendant ce temps Cecilia s'installer et lui rassembler ses idées. Si seulement il savait aussi bien faire que sa sœur... Mais ce ne serait certainement pas elle qui irait l'aider pour constituer un discours pareil. Il saurait se débrouiller, il le faudrait bien...

Il prit le plateau, déterminé et monta d'un pas sûr. Il resta bien droit, surtout en ouvrant la porte. Il posa le plateau sur une petite table puis s'assit dans son fauteuil. Il prit une grande inspiration.

- Bien. Avant tout de chose, je tiens à m'excuser si j'ai été brusque tout à l'heure. Ce n'était pas mon intention.

Il espérait juste qu'elle n'irait pas trop parler de cette discussion. Sa sœur risquait de venir prendre sa température tant il était rare qu'il s'excuse ainsi...

Une fois remontée, Cecilia alla s’asseoir sur la chaise qu’elle occupait, quand Alexandre avait été arrêté. C’était le matin même, dans la même journée, mais cela semblait si lointain… Entre temps, tout avait eu le temps de se chambouler dans sa tête et autour d’elle. Et l’endroit semblait si vide sans son ami… Pourtant, ses notes traînaient encore, comme s’il était juste sorti au marché.

Elle releva la tête en entendant la porte et allait se lever pour aider le cardinal mais il fit tout lui-même. Le doux parfum de l’infusion la revigora un peu. Elle n’eut toutefois pas le temps de s’y reposer que le cardinal prenait une grande inspiration pour parler. Elle parvint à esquisser un sourire tremblant à son excuse, comme si un poids qui retenait son cœur disparaissait. Elle inclina alors doucement la tête.

« C’est gentil à vous de me le dire. Toutefois… c’est sans doute ma faute : je n’aurais pas dû intervenir alors que je ne suis qu’apprentie, sans grandes connaissances autres que ce que j’ai appris au couvent. Je suis sincèrement navrée, je ne le ferai plus. »

Matthieu considéra la chaise sur laquelle était assise la jeune femme. Alexandre avait été juste là. C'est vrai qu'il ne reviendrait pas... Accusation de sodomie mais où avait-il encore été se fourrer ? On risquait bien de remettre en cause son autorité à cause de cela... Il secoua la tête. Il laisserait faire la justice. Ce garçon disait n'avait rien à cacher, alors...

Il donna son infusion à Cecilia en l'écoutant. Il soupira un peu.

- Écoutez, en effet, c'était un peu cavalier. Mais je comprends. Vous avez voulu partager aussi votre opinion. Je la comprends aussi.

Il prit un air sincèrement navré.

- Vous savez, j'ai aussi espéré, comme vous. Mais malheureusement, l'espérance ne peut pas s'appliquer à tous.

Il se redressa avec une mine grave.

- Je sais que vous n'êtes peut-être pas prête à entendre une vérité aussi dure mais... parfois, pour le bien de tous, il faut faire des sacrifices.

Cecilia se réchauffa les mains en prenant la tasse, après un remerciement silencieux. Elle l’écouta ensuite, rassurée par ses paroles. Il ne lui en voulait pas, il comprenait, c’était une bonne chose. Elle inclina la tête à sa confession, une moue triste sur le visage. Elle retint son souffle à la fin et baissa les yeux. Elle avala une gorgée, pour se donner du courage, et releva des yeux inquiets vers le cardinal.

« Pourtant, le Seigneur est un dieu de miséricorde, il devrait accueillir les moutons égarés que nous lui ramenons, non ? Et, dans le cas contraire, comment pourrions-nous savoir lequel sacrifier, nous même qui pourrions être dans le cas de cet homme ? Tous ces gens, pendant le trajet en ville, qui venaient l’aider et le soutenir, qui lui auraient fait une ovation, s’ils l’avaient pu, comment pouvons-nous savoir s’ils ont tort ou raison de le défendre ? S’ils sont envoûtés ou si… nous… si nous sommes dans l’erreur ? »

Elle releva des yeux timides vers le cardinal. Il allait sans doute trouver ses propos extrêmement naïfs…

Matthieu sentait bien qu'elle était tendue et aussi triste, ce qui l'attristait quelque peu lui-même. Il soupira doucement.

- Dieu est comme un père. Le Seigneur, en venant parmi nous, nous a enseigné le pardon, il est vrai. Mais il nous a aussi montré qu'il fallait parfois punir et faire des exemples. Voyez les marchands du temple : ils étaient dans l'erreur et il a fallu les châtier pour qu'ils comprennent et que les autres comprennent également dans toute la ville.

Il marqua une courte pause pour qu'ils méditent tous deux la sage parole du Seigneur. Il s'adoucit du mieux qu'il put pour aider sa jeune apprentie à comprendre.

- En conséquence, pour nous, ses humbles serviteurs et témoins de Sa Parole sur terre, nous devons nous aussi faire preuve de fermeté. Malheureusement, les hommes ne comprennent pas toujours la douceur. Il faut montrer de la force. Bien sûr, la douceur peut être une solution dans certains cas mais pas dans tous.

Il lui sourit légèrement pour la rassurer.

- Pour le cas qui nous occupe, c'est le procès qui va permettre d'apporter les preuves que nous ne nous trompons pas et que nous guidons ainsi le peuple dans la bonne direction. C'est pour cela que nous n'allons pas exécuter sommairement.

Il fit de nouveau une pause alors qu'un éclat dur passait dans son regard.

- Pour ce qui est de l'envoûtement, je peux vous assurer que je suis sûr de cela. Je l'ai senti, il a tenté de s'en servir sur moi et on ne saurait se tromper sur ce genre de ressenti.

Il soupira légèrement. Il ne voulait plus revoir ces images... Ce sale sorcier avait intérêt à se tenir pendant la question ! En y pensant, il haussa les épaules, pris d'un optimiste soudain.

- Mais peut-être avez-vous raison et peut-être pourrons-nous ramener cette brebis très égarée dans la lumière du Christ. Nous verrons ce qu'il en est pendant son examen et son interrogatoire. Qui sait, peut-être qu'il retrouvera le droit chemin... mais sincèrement, je ne veux pas vous donner de faux espoirs. J'en doute beaucoup... L'homme n'a pas l'air d'un sentimental et la fureur du démon danse dans ses yeux.

Tout en continuant de siroter son infusion, Cecilia écouta le cardinal et ses enseignements. Elle se concentra sur ses mots, sur leur sens, et hochait la tête de temps en temps. En effet, la punition est certes cruelle mais parfois nécessaire, particulièrement pour faire comprendre aux fautifs qu’ils sont dans l’erreur. Elle acquiesça avec tristesse aux nouvelles paroles du cardinal. Les hommes ne comprennent pas toujours la douceur, en effet, et c’était malheureux. Pourquoi donc ? Pourquoi donc ne pas écouter la raison ? Ce n’est pourtant pas si ardu, au contraire, et si ces hommes cherchent à être heureux, pourquoi en refusent-ils la solution ? C’était si triste…

Elle retrouva un faible sourire à celui de son maître et hocha la tête. C’était juste, un procès, comme quand l’on discutait avec un enfant pour savoir s’il avait commis la faute ou si c’était son frère qu’il accusait, le coupable. Avoir la confirmation de cela lui réchauffa le cœur mais elle se mordit aussitôt la lèvre en voyant le regard du cardinal se durcir. Elle hocha alors profondément la tête. Elle avait confiance en lui. Elle retrouva le sourire sur la fin. Oui, elle l’espérait. Elle ne voulait pas croire à la méchanceté innée des hommes. Son sourire s’étira à cette pensée.

« Je prends bonne note de vos enseignements qui m’éclairent et me permettent de mieux discerner le monde que je ne le faisais sans cette vision. Toutefois, pour ce qui est de l’espoir, je me permets de le conserver tout de même. Ce sorcier demeure un homme, à ce qu’il me semble, et, dans ce cas, si le démon est en lui, il ne l’a pas toujours été, si tôt que fut leur premier contact. Je suis certaine qu’en y mettant tous nos efforts, nous réussirons à comprendre ce qui l’a fait se tourner vers lui afin de lui donner de meilleures raisons de retourner vers Notre Père. »
Elle pinça timidement les lèvres, soudain bercée par les souvenirs.
« Une des sœurs dei Santi Quattro Coronati disait souvent que si nous partons le malheur au cœur, nous ne verrons que le malheur mais que si nous protégeons en nous au moins une étincelle d’espoir et de bonté dans notre cœur, elle pourra éclairer ceux qui avancent dans l’obscurité et raviver leur propre lueur. Ne croyez-vous pas que ce soit vrai ? »

Elle sourit sincèrement au cardinal, de se sourire si pur qui s’apparentait à un jeune soleil et qui éclairait toujours le couvent quand il était triste.

Il semblait ne pas trop mal se débrouiller. Intérieurement, il soupira de soulagement. Il n'était peut-être pas si médiocre que cela finalement... Elle semblait attristé mais il ne lui disait que la vérité. Tôt ou tard, elle aurait dû l'apprendre et il espérait bien que ce ne soit pas à ses dépends. Il fut heureux de voir qu'elle était également d'accord sur le principe du procès.

- Bien. Je suis heureux de voir que tout cela vous éclaire.

Elle parvint de nouveau à sourire et il ne put maladroitement que hocher la tête. La suite le déstabilisa un peu plus. Elle était naïve, oui mais... Pas d'un naïveté agaçante et babillante comme celle d'Alexandre. C'était une naïveté touchante, de celles qu'on possède enfant et qu'on rêve de parfois de retrouver adulte. Ces idées simples et bonnes auxquelles on ne pense plus tellement on les croit évidentes, alors qu'on est bien loin de les connaître vraiment. Avait-il eu cette naïveté, lui aussi, un jour ? Il n'en était pas sûr. Sans doute pas. Non, il s'en souviendrait.

Un jour, je serai prêtre et je ferai pleins de belles choses ! J'aiderai tout le monde !

Il ne put qu'acquiescer, sans un mot, la gorge nouée, encore pris par ses images. Non, des souvenirs... mais était-ce vraiment possible que ce fusse bien les siens et non ceux qu'il s'était parfois inventé ? Il l'écouta alors attentivement quand elle évoqua elle-même. Il demeura un moment éberlué, comme s'il venait de voir la lumière divine. Il demeurait coït un bon moment avant de secouer la tête et de se reprendre.

- Je... oh oui... J'imagine...

Il toussota, ne parvenant pas à ajouter quoi que ce soit devant cette bonté désarmante.

Un léger sourire naquit sur les lèvres de Cecilia à l’acquiescement du cardinal. Il ne semblait pas déçu d’elle, elle était rassurée. Elle évoqua alors son point de vue, un sourire plus franc aux lèvres, et s’étonna sincèrement de la réaction du cardinal. Il semblait troublé… Avait-elle encore fait une bêtise ? Non, elle n’espérait pas… Elle plissa les yeux, sincèrement inquiète.

« Tout va bien, Éminence ? On dirait qu’une pensée vous a frappé… à moins que vous ne vous sentiez mal ? Voulez-vous que j’aille chercher un médecin ou… ou une autre infusion ? »

Elle demeura sur le qui-vive, prête à réagir dans la seconde à sa demande afin de l’aider au mieux, espérant que ce ne soit rien de grave…

Encore un peu perdu, Matthieu secoua malgré tout la tête. Il tâcha de rassurer son apprenti en souriant maladroitement.

- Non, non, je... J'étais, comme vous le dites, un peu perdu dans mes pensées, ce n'est rien. Vos paroles étaient une bonne occasion de méditer, voilà tout...

Il soupira. Non, il n'avait pas besoin de médecin. Peut-être d'autre chose mais l'ennui, c'était bien qu'il ne savait pas...

La jeune sœur se rassura à la réponse du cardinal et hocha la tête, le sourire retrouvé. Si ce n'était que cela, elle n'avait pas à s'inquiéter. Elle ressentit même un peu de joie et de réconfort en apprenant que le cardinal était ravi de ses paroles. Elle s'adossa de nouveau dans son siège, plus détendue, et continua de siroter son infusion.

Malgré tout, elle demeurait inquiète. Très inquiète.

Condamneraient-ils un innocent ou puniraient-ils un coupable ?