[5 Septembre 1597, le soir] Le pilori [Terminé]

C'était la deuxième fois qu'on lui faisait la remarque pour le nom de son chat... Elle savait simplement qu'il s'appelait comme ça. Mais elle préféra ne rien dire, le serrant un peu plus. Elle sentit encore ces paniers à son bras, c'était déjà ça.

Le jeune homme, ou la jeune femme, elle n'arrivait pas vraiment à trancher sur la voix lui posa d'autres questions. Elle ne savait pas qu'il pouvait y avoir tant de personnes gentilles sur la place. La personne face à elle avait l'air... presque comme un chat avec sa voix timide comme un miaulement et ses mouvements qu'elle percevait souples.

- Je... je m'appelle Claire-Marie. Et vous ? (un temps) Oh... ce n'était rien, il avait juste soif.

Thierry se tourna vers celle qui avait offert si généreusement de l'eau au pauvre garçon Bellanger. Rien ? Elle considérait n'avoir rien fait ? Elle semblait pourtant sincère, ne cherchant pas à se mettre en valeur avec une fausse modestie qui dissimulait un ego fracassant. Il s'avança vers elle et fit un geste pour la bénir.

"Non, ma fille, ce n'était pas rien, au contraire. Parmi toute la foule assemblée ici, beaucoup de gens valides, qui plus est, des gens aptes, c'est une malheureuse aveugle qui s'est avancée pour accomplir ce geste. Il y avait dans cette action, chère enfant, une grande bravoure."

Il tendit alors les mains vers le ciel pour donner l'exemple à cette population niaise qui aimait tant les représentations :

"Le Seigneur saura vous en remercier !"

Claire-Marie sentit un geste vers elle et cligna des yeux, ayant du mal à comprendre ce qu'il se passait. Soudain, elle eut une vision. Elle vit l'homme face à elle, très mal en point et une femme... Elle sentit le sang quitter les veines de son visage mais baissa vite la tête. Si on la surprenait, Dame Rose l'avait prévenu de ce qui arriverait.

-Je... merci, répondit-elle à son discours pour donner le change.

-- Claire ? (Tristan sourit, attendri et amusé par tant de "symbolisme", entre le prénom de l'aveugle et celui du chat.) Enchanté, Claire. Moi c'est Tristan. J'vous avais jamais encore vue dans les parages... Z'êtes arrivée récemment dites ?


Avec la permission de la demoiselle, il offrira une douce caresse à Crépuscule et se plongera un petit instant dans ses yeux intenses. Les yeux fixes d'un guide à qui la jeune femme pouvait offrir toute sa confiance. Il acquiesça aux propos du Père Thierry : Claire avait été très généreuse et courageuse. Il accorda une rapide attention à Alexandre, complètement absent et abattu. Son esprit ne pouvait plus. Son esprit ne voulait plus. Il ne bougeait plus du tout, sa tête et ses mains pendant piteusement devant lui.

- Tristan... répète-t-elle doucement.

Elle reste un moment songeuse avant de secouer la tête pour répondre.

- Je viens d'arriver... j'habitais au sud avant. Beaucoup plus au sud.

Crépuscule apprécie aussi les caresses. A la façon dont il ronronne, Claire comprend que Tristan est bien un chat. Crépuscule a l'air de plus le comprendre qu'elle. Claire sentit surtout un regard solaire se poser sur elle. Deux beaux soleils, qui la firent sourire et presque oublier sa vision. Cependant, ils s'éteignirent rapidement. Elle tourna aussi la tête là où elle sentait que Tristan tournait son regard. Vers le condamné.

- Il ne va pas bien ?

Elle posa la question pour la description, mais elle pouvait savoir. Et en effet, il n'allait pas bien.

Plus au Sud. Bien plus au sud. Tristan préféra ne rien répondre quand il comprit, au travers de ces mots, que Claire était esclave. Et qu'elle avait été ramenée de l'une des colonies les plus au sud. La musique mélancolique de la petite voix féminine laissait deviner une déportation qui la marquait encore.


-- Oh... C'est... D'accord. Et dans quelle maison... dans quelle maison es-tu ?


Le jeune invalide fut soulagé de découvrir que ses caresses étaient appréciées du chat. Il ressentit le bien-être de Crépuscule autant que la proximité de sa maîtresse : elle l'avait ressentie. Elle avait effleuré sa nature profonde, ses gestes, ses humeurs félines. C'était comme s'il se comprenaient par delà la vue et le langage. Tristan se sentit instinctivement très proche de cette douce jeune femme. Esclave... La pauvre. Il espéra qu'elle n'était pas tombée dans une famille maltraitante. Il se rembrunit, quand elle posa la question au sujet d'Alexandre :


-- Euh... Oui... Il est à deux doigts de perdre à nouveau connaissance. Et il a vomi... Quelle nuit terrible, j'espère qu'il s'en remettra vite.

- Je suis dans la maison des Monthoux, dit simplement Claire-Marie.

Elle commença à vraiment s'inquiéter pour Alexandre. Il n'y avait plus personne à part eux et les gardes. Elle prit son châle et remonta sur l'estrade, les mettant sur les épaules du jeune garçon pour qu'il n'attrape pas la mort. Elle redescendit vite, sentant le regard des gardes peser sur elle.

Elle put aussi sentir le prêtre presser son bras. Elle avait peur qu'il ait perçu sa vision, bien que ce soit impossible.

- Tout va bien ?

Tristan se figea, saisi par l'état pierreux dans lequel venait de tomber Thierry, la main à son épaule. Comme si elle le brûlait, alors que Claire était justement en train de parler de sa condition d'esclave. Comme si.... Tristan blêmit.


-- M.. Mon Père ? Qu'est-ce que.... (S'il attire l'attention du prêtre, Tristan portera une main à son épaule droite afin d'achever d'être éloquant.)


Il sourit quand la jeune aveugle alla mettre son châle sur les épaules d'Alexandre. Les gardes la laissèrent faire : après tout il fallait que le garçon survive, il n'avait pas été condamné à mort. Tristan réagit quand l'esclave évoqua les Monthoux :


-- Ah. Y paraît que l'père est un rustre pataud. Mais que sa femme est très brillante et intelligente. Et sa fille aimable et pas moins cultivée. Et... les aut' esclaves ? Ça va entre vous ?


Il ne posera pas davantage de questions : peut-être que le sujet gênait Claire. Tristan jugea alors plus intelligent de s'enquérir de son ancienne vie et laissa libre cours à sa tendre curiosité :


-- Et vous v'nez d'où exactement ? Vous f'ziez quoi d'beau ?

Les yeux toujours fixés vers la silhouette misérable d'Alexandre, Thierry réussit à revenir à la réalité en apercevant la jeune esclave couvrir les épaules du malheureux. il bégaya du bout des lèvres :

"Merci... merci pour lui."

Il entendit à ce moment l'intervention de Tristan qui semblait se faire du souci. le prêtre tenta maladroitement de se composer un visage détendu et se retourna. sa main caressa toujours son bras mais la douleur s’effaçait enfin.

"Ce n'est rien. je m'inquiète juste.. Alexandre n'est pas très solide, quand même, si faible.. il va attraper la mort. il faudra chercher rapidement un médecin demain matin."

Elle hocha encore la tête aux paroles du père, se sentant aussi gênée que lui.

- Oh... oui, tout le monde... tout le monde est gentil avec moi. Surtout Marie-Anne et Jérémie qui m'ont bien aidé.

La mention du médecin la glaça. Elle entendit surtout le nom du condamné. Alexandre... Qu'avait-il pu faire de si terrible pour se retrouver là ? Claire se promit de prendre de ses nouvelles dès que possible. Elle entendit une nouvelle question de Tristan et affaissa les épaules.

- J'habitais... Hô-Yo. Et j'habitais juste chez ma grand-mère. Enfin une femme qui m'avait recueilli.

Tristan se contenta de souffler un "d'accord" pour acquiescer à la réponse lapidaire de Claire. Apparemment, elle ne voulait surtout pas parler de son passé ou de sa condition... Les sujets devaient être si douloureux. Tristan se sentit bête. Il écouta aussi Thierry qui s'inquiétait de la santé fragile d'Alexandre, qui d'ailleurs ne réagissait même plus d'un cil à tout ce qui se disait ou survenait. Le danseur grimaça : ces sanctions corporelles étaient aussi absurdes que cruelles et l'on ne savait jamais comment pouvaient y réagir les personnes les plus faibles. Il se garda bien de le dire : les soldats rôdaient encore sur la place. Au moins, ils avaient laissé Claire poser son châle sur les épaules de l'infirme sans faire d'histoire.
Cette nuit commençait à s'étirer, pesante, macabre. Tristan était épuisé, mais il resterait là autant que nécessaire. Il s'inquiéta cependant pour Claire : avait-elle le droit de veiller aussi tard hors de la demeure de ses maîtres. Il en fallait si peu pour signaler un esclave comme évadé...

Claire resta silencieuse aussi. Crépuscule se mit à miauler. Elle ne tarda pas à comprendre. Il était temps de rentrer...

- Je... je dois partir. Merci Tristan, au revoir.

Elle jeta un dernier regard cherchant l'estrade pour tenter de transmettre sa force à Alexandre et reparti avec ses paniers d'un pas rapide vers la demeure de ses maîtres.

En apercevant Claire s’éloigner, Thierry se rappela sa condition d'esclave. Il faisait si noir. Avait-elle le droit d'être dehors à une heure pareille ? Il tourna la tête vers Alexandre qui remuait à peine. Elle lui avait offert de l'eau, un châle... Il ne pouvait pas la laisser repartir. Elle pouvait être, qui plus est, une excellente alliée pour Alexandre quand celui-ci irait mieux.  Il se hâta pour l'arrêter par l'épaule.

"Excusez-moi, mais j'aimerais te raccompagner. Dans ton état... Je connais un peu le comte de Monthoux et il peut être très sévère avec ses esclaves. Pas plus tard qu'hier, il a en réprimandé un sur cette place. Tu... Tu as fait preuve de tant générosité envers ce pauvre garçon que tu ne connaissais pas : tu mérites donc une récompense et non une sanction !"

Sans attendre la réponse de la jeune fille, il lui saisit le bras et le passe au sien. Sa tête se tourne ensuite vers Tristan resté fidèlement près d'Alexandre.

"Je reviens bientôt. occupe-toi de lui en mon absence !"

Claire-Marie sentit quelqu'un la retenir par le bras et crut bien reconnaître le père.

- Mais... je sais par où rentrer ne vous en faites pas.

En revanche, elle ne répond pas à la suite. Elle sait en effet ce que le comte est capable de faire. De toute façon, il n'a pas l'air décidé à la laisser partir, alors elle se résigne, jetant un dernier regard vers Tristan.

Maintenant le bras de la jeune fille avec fermeté, Thierry répondit d'un ton assez dur :

"Ce n'est pas sur votre retour que m'inquiète le plus mais sur ce qui passera après..."

Claire-Marie frissonne. Elle aimerait dégager son bras mais elle ne préfère pas essayer et se laisse faire.

Il les laissa s'éloigner, espérant de tout cœur que la jeune esclave n'aurait pas d'ennuis avec ses maîtres à son retour. Puis Tristan se retourna vers le pilori où gisait Alexandre. Il resserra son étole autour de ses épaules nues, alors que le froid de cette nuit commençait à le mordre.

La nuit était terrible dans ses morsures. Tristan se frottait compulsivement les bras, les épaules, battait des jambes. Il ne put que compatir avec le prisonnier attaché, immobile. Quand l'aube viendrait-elle ?

Le petit invalide s'était assoupi au pied de l'estrade, après avoir veillé toute la nuit son ami au pilori. Les soldats eurent presque pitié de ces deux-là. L'animation avait repris partout autour d'eux. On allait, on venait, les affaires bourdonnaient en tous sens et des passants jetaient des regards à Alexandre. Ce dernier n'était plus qu'une loque béante et frigorifiée.
Sur un signe du chef de la garde, deux commis vinrent au-devant de l'estrade. Ils montèrent les marches, approchèrent du pilori et desserrèrent les liens qui immobilisaient les bras et la tête du garçon. Celui-ci s'écroula. Il fallut le porter, en attendant que quelqu'un vienne le récupérer.

Thierry arrivait dans la matinée sur la grande place, agité. Après sa visite chez les Monthoux, il avait choisi de s'arrêter à l'église pour préparer un lieu chaleureux et confortable pour le malheureux garçon qui en aurait bien besoin après son épouvantable supplice. Néanmoins, après toutes les épreuves, son corps avait lâché et s'était écroulé lui-même sur le lit qu'il venait de préparer. Il s'était réveillé une demi-heure plus tôt au son des cloches avec une migraine qui lui cassait le crâne.
D'humeur bougonne, le corps encore fourbu malgré les quelques heures heures de repos, le prêtre se présenta devant les gardes dans un état des plus négligée. En apercevant Alexandre libéré, gisant au sol, il s'empressa de le recouvrir de son manteau pour le prendre entre ses bras. Sa main tâta son front : il était bouillant.

"Je peux le récupérer, n'est-ce pas, messieurs ?"

Le prêtre arrivait en habit débraillé. Ce fut presque avec pitié que le garde observa le malheureux gisant sur les planches de l'estrade, puis le curé.


-- Oui, bien entendu. Emmenez-le. (Il prit les béquilles du garçon et les remit aussi entre les bras de Thierry, au travers du corps malade d'Alexandre. Son collègue de la prévôté avait été stupide de donner du vin au condamné.) Il a eu en tout cas des amis bien charitables, entre cette jeune esclave et l'infirme qui l'a veillé toute la nuit et est reparti il y a seulement une heure.

Ça se passe toujours comme ça. Un jeune condamné, un père saoul et des injures à la volée.
Le même spectacle à pratiquement chaque pilori.
Étienne commence à se lasser de tout ça. Mais en tant que force de l’ordre il se doit d'être présent. C'est un châtiment gentil comparé à ce qu'il réserve à certains autres voleurs.
C'est un habitué des interrogatoires mouvementés.
La main sur la garde de son épée, il décida de rentrer. Il a une mission importante qui l'attend.