[6 Septembre 1597] La danse de Blanche [Terminé]

Dans le milieu de l'après-midi, Blanche avait quitté le Lupanar dans l'intention de réaliser de la publicité pour le nouveau commerce de sa patronne. Il devait connaitre le succès ou elle retomberait sur le pavé. Il n'en était pas question. Elle s'était habituée à cette bonne position, aux bons repas, au coucher confortable... Revenir au froid, à la faim... Elle se le refusait.
Ainsi, au beau milieu de la grande place, vêtue de sa plus belle robe, Blanche dansait avec sensualité pour attirer l'oeil masculin, mettant bien en valeur ses plus belles formes, comme sa première patronne le lui avait appris. En même temps, ses mains tenaient un gros bouquet de rose. Au milieu de la danse, ses mains saisissaient une à une les fleurs pour les jeter vers un badaud. Elle s'approchait alors autour de lui, tournait autour puis repartait ailleurs, là où la menait la fleur suivante.

D'une voix entrainante, elle criait, enjouée :

"Allons, allons, bonnes gens ouverture prochaine du Lupanar, le plus grand commerce jamais établi dans cette ville ! Jamais, vous ne verrez meilleur lieu ! "

À la none Nogo avait quitté l'Auberge de l'Ours Noir avec l'intention d'ébaucher quelques réclames pour sa nouvelle activité d'homme libre. Il devait accéder à une certaine notoriété ou il se retrouverait sur le pavé. C'est une réponse du destin qu'il ne voulait pas entendre. Être entravé à nouveau, souffrir l'humiliation, revenir à un état servile il n'en était plus question.
Ainsi aux alentours de la Grande Place il posa sa hotte à terre et en tira le petit matériel nécessaire à son labeur. Il déplia une bannière qu'il ajusta au montants de la hotte. Nogo y avait inscrit son nom et une phrase liminaire le présentant sous le meilleur aspect: Nogo Lhuisni a les mots qui terrassent les ennuis, bien entendu il avait illustré d'un dessin très évocateur ces lettres que peu pourraient comprendre. Sous son meilleur profil on voyait Nogo de sa plume enlevée, vaincre, tel Saint-Michel le dragon de l'ignorance.
Soudain il eut la nette impression d'agir dans une sorte de miroir. Comme s'il jouait ici un scène qui avait lieu là-bas. Nogo regarda tout autour de lui et ses yeux furent attirés par une effervescente plus fervente au centre de la place. Une sorte d'incandescence naissait d'une danse en robe blanche. La femme était magnifiquement belle…

La gargouille s'ennuyait cet après-midi. Son ami s'était mis en tête d'aller veiller le fils du libraire une fois enlevé du pilori et il était difficile de savoir quand il en aurait terminé. Le large fauteuil de Lénius errait sans but et son propriétaire sifflotait au mépris de l'inquiet ennui qui suintait de ses yeux. Ses grosses mains tordues allaient et venaient sur ses roues au grincement cadencé.
Un éclat. Des taches de rouge au loin. Et la silhouette d'une femme très pâle sous ses phares, qui dansait, tournoyait près des passants et invitait le chaland à venir se reposer entre ses bras dans la maison close qui rouvrait. Les pupilles du monstres se perdirent entre ses gestes, sautillaient avec les fleures qu'elle distribuait. Elle était tout sourire mais quel genre de vie pouvait-elle cacher derrière ce masque ?
Non loin, un énergumène attira lui aussi l'attention du gros infirme. Un écrivain public, d'après ce que promettait l'affichette qu'il installait devant son local. Lénius jaugea sa dégaine dégourdie malgré ses cinquante ans bientôt sonnés, la pointe de sa barbe et l'allure voyageuse de son accoutrement qui semblait avoir essuyé bien des aventures.


-- Salutations ! lui lança-t-il entre ses dents pointues. Vous êtes nouveau dans le coin, ami ferrailleur à la plume ? Je vous souhaite bonne fortune avec cette activité ô combien noble.


Il adressera au passage un sourire aimable, quoiqu'un peu penaud, à Blanche qui passait près d'eux, non sans veiller à ce que ses petits yeux ne s'arrêtent pas de façon trop outrageuse sur sa silhouette. Son énorme pince vint rajuster ses bésicles au bout d'un nez tors qui humait les parfums des fleurs au milieu de la cacophonie de senteurs qui occupaient toujours ces rues.

— Grazie mille! Je vous rends salut en retour, jeune homme et je vous remercie de votre bon accueil. Vos chaleureuses intonations me semblent bien caractéristiques de cette ville. Et j'ai fort l'impression qu'il est agréable d'y vaquer et d'y vivre. Me tromperais-je?


Nogo un peu surpris par l'interpellation du jeune-homme le trouva tout de suite très sympathique. Sa ronde laideur augurait d'un organe puissant dans la poitrine, qui battrait des passions et des révoltes sans défaillir. Le belle danseuse avait terminé ses pas ailés et d'une démarche souple passait auprès d'eux. Nogo remarqua que son nouvel interlocuteur n'était pas insensible au charme de cette femme admirable. Mais qui eût pu le rester?
In petto il se demande si le jeune invalide la connaissait. Il hésitait à l'interroger, craignant de paraître rustre. Plus tard peut-être? Il fallait d'abord qu'il fasse plus ample connaissance, autour d'une bonne chopine par exemple.
— Vous dirait-il jeune homme de partager avec moi une bière, ou tout autre boisson qui vous grée?

La danse se poursuivait avec le même entrain. Les fleurs pleuvaient sur la place et tombaient sur le pavés. Elles le garnissaient et l'embellissaient. Son dos se cambrait, laissant le chaland admirer sa belle silhouette, et elle se penchait pour en ramasser et les relançait.
Tout en dansant, la femme ne perdait pas des yeux ce qui passait autour d'eux. Sa vigilance restait accrue en toutes circonstances. Un incident arrivait vite. Elle se souvenait que trop d'un fou qui l'avait un jour poignardé sous un prétexte absurde. Sa patronne de l'époque avait veillé sur elle, payé les soins... Elle représentait un investissement trop important pour le laisser disparaitre si bêtement. Son regard aperçut un écrivain public qui venait de s'installer. Un léger sourire moqueur se dessina sur son visage. Face à elle, il perdrait ! Elle captiverait bien mieux que lui leur public commun !
Près de l'étal, Blanche remarqua soudain un infirme au physique des plus atypiques. L'espace d'un instant, elle eut un frisson et une grimace dégoût que les habitudes de son métier lui firent vite effacer. Elle se rappela ensuite que ce n'était pas chrétien de juger ainsi un homme qui n'avait rien demandé de son état, qui en souffrait chaque jour... Elle songea à son vieil homme et à son pauvre petit frère... Le petit Charles, si rieur malgré sa situation, malgré le rejet de la famille, disparu si prématurément. Elle se souvenait encore du coup d'épée que son frère aîné, désireux d'épargner aux maigres bourses familiales, avait planté dans son corps malingre. Une idée lui vint. Et si elle utilisait cet invalide pour son commerce et lui rendait en même temps service ?
Reprenant sa danse, Blanche circula parmi la masse et évolua gracieusement jusqu'à Lénius. Elle se mit à l’entourer dans une caracole folle puis s'installa sur ses genoux. Une gêne la prenait, comme à chaque fois où elle rencontrait un autre client, mais se força à l'oublier. Habilement, ses mains glissèrent dans son dos et détachèrent de sa propre ceinture une belle bourse. Elle la leva en l'air.

"Regardez ! Regardez et admirez ! Dans notre établissement, du moment que vous disposez du précieux sésame, tous sont acceptés ! N’oubliiez pas ! Venez nombreux profiter des plus beaux plaisirs !"

Elle se pencha vers Lénius et lui chuchota :

"Navrée de vous mêler à ce spectacle, monsieur, mais si vous le désirez, nous pouvons aller ensuite dans une ruelle proche et je serai à vous en dédommagement."

Son majeur se mit à caresser le visage de Lénius. Malgré un faciès peu avenant, malgré les bosses, elle n'en ressentit aucun dégoût. Elle voulait avant tout lui apporter du réconfort dans sa triste vie. A son doigt apparaissait une bague qui paraissait d'une grande valeur, sertie d'une éméraude sur laquelle était sculpté un blason.

Mais il semblât bien que l'heure de la chopine n'eût pas sonné. La belle dame avait repris sa gracieuse danse et revenait vers eux. Comme s'il était un ami proche, un parent, un cousin, un frère, un amoureux, un amant, elle s'approcha du jeune homme à roulettes et se mit à l'entourer dans une folle caracole. Puis, avec un mélange d'élégance et de hardiesse, elle s'installa sur ses genoux.
Nogo trouvait la scène délicate quoique un peu saugrenue. Cette femme n'avait pas froid aux yeux, cependant son regard plus que des éclairs d'orage lançait des constelles de douceur, tièdes et fondantes comme les étoiles du mois d'août.
Tout à son affaire pour promeuvoir son activité au Lupanar, dont elle citait régulièrement les qualités, se laisserait-elle tenter par une chopine de bière?

– Belle Dame, la danse, ô combien ravissante elle fut, ne vous a-t-elle pas laissé un grand élan de soif? Nous envisagions justement avec ce cher jeune-homme d'aller rafraîchir nos gosier d'une lampée apaisante.

Nogo ne s'attendait guère à une réponse positive mais termina sa phrase avec son plus beau sourire:

— Aurions-nous l'honneur que vous vous joignissiez à nous?

-- J'ignorais que cette ville fusse chaleureuse, mais soit ! Les petites gens de ses fanges peuvent l'être et vous m'en voyez ravi ! L'on ne peut pas en dire autant de ses institutions et de ses Grands, mais vous devriez trouver céans une bien agréables gent aux plus petits étages.


Il avait volontairement, avec humour, souligné les crescendos et accalmies de sa propre voix, sonore et chantante. Lénius s'empressa d'acquiescer à la proposition d'une bonne boisson que lui proposait l'écrivain public, auquel il tendit d'ailleurs la main avant de se présenter :


-- Au fait, j'ai omis de me présenter ! Lénius, saltimbanque ! Et vous ? Votre nom est-il assorti à l'accent sonnant et trébuchant qui nous laissent deviner bien des voyages ?


La belle dame ne lui donna plus le temps de s'intéresser à Nogo pour le moment : elle venait d'adresser d'abord à l'invalide un regard apeuré, ce qui était tout à fait humain et à quoi Lénius ne réagit même pas. Il en avait l'habitude et ne lui en voulut pas. Aussitôt d'ailleurs, la danseuse s'approcha de lui, s'installa dans un geste hardi et cavalier sur ses genoux sans que l'homme ait eu le temps de dire quoi que ce fut. Il l'accueillit d'un large sourire où traînait tout de même un fond de gêne. Faisait-elle cela par pitié ? Ou pour donner une bonne image de son établissement ? Lénius ne voulait pas de cela.


-- Tout est accepté, même les animaux ! clama Lénius pour la foule, entrant avec un certain cynisme dans le jeu racoleur de la femme qui, d'abord, s'était tout de même servi quelque peu de lui.


Cette dame cependant finit par lui paraître ensuite plus sincère dans ses gestes, malgré la réclame qu'elle venait d'offrir au public interloqué par son spectacle. Aux mots qu'elle lui adressa un peu plus bas, il répliqua, lui aussi discrètement :


-- Madame, je vous remercie, je ne manquerai pas de visiter votre adresse. Plutôt que la première rue venue.


Il sourit doucement. Son cœur ressentit toutefois, une fois encore, comme une épine en entendant que son argent permettrait qu'une femme soit "à lui". Il espérait toujours que viendrait un matin où une dame pourrait choisir librement d'être avec lui plutôt qu'à lui, sans que ce ne soient ses pécunes qui l'ordonnent. Adressant un coup d’œil sympathique à Nogo, Lénius ajouta à l'attention de Blanche :


-- Je rejoins Messire, vous êtes une ravissante danseuse. Il faudrait que je vous présente à un jeune ami, lui aussi amateur de courbes et de déhanchés au gré des notes. (Il hocha la tête lorsque Nogo lui proposa d'aller boire un verre avec eux deux et faire plus ample connaissance.)

Alors que Blanche continuait à caresser le visage de l'infirme difforme, elle tressaillit en le voyant se révulser et cracher sa réplique avec cynisme. Il se comparait à un animal ? Son cœur se serra. Elle se rappela l'image abattue de son vieil homme qui murmurait ne pas être un homme, ne pas mériter de vivre. Cet handicapé-ci pensait-il lui aussi ainsi ? Elle sentit dérangée et surtout gênée de l'avoir blessé. Son visage ne montrait pas une once de ces émotions, s'obligeant à conserver un masque agréable pour attirer le chaland.
S'obligeant à poursuivre une danse sensuelle, elle se retira de Lénius et se mit à danser librement, ondulant bien son bassin pour bien montrer sa souplesse, ce qui plairait assurément aux futur clients.
Lorsque Lénius lui parla, elle lui adressa un sourire sincère mais se douta que celui-c le croirait feint

"Je serai contente de vous y voir, monsieur !"

Peu après, l'écrivain, repris par l'infirme, l'invitèrent à prendre un verre. Elle observa la place où venait de se dérouler son numéro de charme. Les chalands semblaient captivés et intéressés.Se retirer maintenant susciterait le désir. Par ailleurs, elle avait besoin de relâcher la pression. Cette comédie était si usante.

"Oui, mon travail semble assez bien remplie. Se détendre fera du bien avant de retourner prendre mon service."

— Ah, ah cette ville me plait beaucoup, pensait Nogo Lhuisni qui avait traversé des contrées bien plus froides où les gens se calfeutraient dans leurs certitudes et méfiances.
Il pressentait, en ce jeune homme atypique et cette belle femme hors norme, une vitalité résiliente qui venait de loin et de profond et ne craindrait pas d'affronter les obstacles. Même s'il devinait que leurs destinées différaient beaucoup il songeait à un certain lien de sororité, d'humaine fraternité.
Ils ne s'encombrèrent pas d'inutiles détails dans les présentations, laissant l'étiquette au poinçonneur des Lilas qui œuvrait dans quelques bas-fonds alentour, mais avec une courtoise politesse échangèrent leurs adpatrèsnymes et prénoms:
— Lénius, saltimbanque!
— Nogo Lhuisni, voyageur et en la demeure futur écrivain du peuple…
— Blanche des Roses, au gré des vents et du parfum.
C'est elle qui d'un geste volontaire, mais sans violence, empoigna les manches de la machine à roulettes qu'elle dirigea dans la foule vers une taverne qu'elle connaissait bien. Nogo suivait, étonné, curieusement charmé.

La gargouille finit par se sentir plus apaisée, devant le sourire de la jeune femme qui semblait véritable, loin des grinçantes grimaces mielleuses qu'on lui tendait la plupart du temps. Un fond de mélancolie logeait au fond des pupilles de Blanche : la plaisanterie de Lénius semblait avoir touché quelque chose en elle. Un souvenir douloureux, peut-être. L'infirme préféra écarter le poids de ces ombres et répondit seulement, quand elle assura avoir assez travaillé pour le moment :


-- Parfait. Nous allons donc pouvoir descendre un verre en toute quiétude ! (il la laissa quitter ses genoux et rajuster sa robe, aux côtés des deux messieurs. Lénius apprécia l'enthousiasme de Nogo et plus encore le métier qu'il évoquait.) Écrivain du peuple ! En voilà un bel idéal ! J'ose espérer que le monde se portera mieux le jour où chacun pourra avoir une plume, des chiffres et des lettres en guise d'armure. Et Dame ! Il va falloir que vous me contiez tous ces voyages ! Afin que je les puisse faire par procuration.


Il entraîna ses deux compagnons vers une rue où un homme servait des marron chauds et des chopines à boire. Lénius sortit de sa poche de quoi offrir ces douceurs à Nogo et Blanche. Il lèvera son verre débordant de mousse pour trinquer.

Respectueuse de l'éducation reçue par la première mère maquerelle l'ayant recueillie et formée, Blanche suivait les deux hommes en inclinant légèrement la tête, consciente de sa place. Sa mère le lui répétait déjà : les femmes étaient les inférieures des hommes, soumises à leur seul désir. Un homme décidait, une femme obéissait. Il s'agissait là de la loi de la société voulue par le Seigneur.
Les deux hommes s'arrêtèrent devant un de ces marchands qui vendaient à même la rue. Généreux, l'infirme offrit marrons et bière. Reconnaissante, Banche le remercia avec toute sa politesse puis fit une révérence dont l’exécution trahissait sans nul doute ses véritables origines. Elle écouta leurs paroles, un rêve que le monde change les épées en plume... Quelle utopie ! Les hommes ne savaient que se battre. Seule la violence les fascinait. Elle se garda bien d'exprimer son opinion. Les femmes ne devaient pas en avoir. Sa réserve disparut cependant immédiatement quand il fut question de voyages. Son frère... Son frère... Elle se tourna, comme possédée, vers Nogo.

"Vous avez voyagé? Dans de nombreux pays? Rencontré des gens ? Vous avez connu mon frère ? Mon frère est..."

Brusquement, sous son teint fardé se dessina une grimace. Si sa maitresse la voyait... Mais son frère... Si on pouvait lui apprendre où celui-ci se trouvait en ce moment. Depuis sa descente aux Enfers, elle ne vivait plus qu'avec cet espoir : un jour, Thierry la retrouverait, la sauverait du bordel et tous deux pourraient à nouveau vivre heureux. Sa main se serra autour de la chevalière au majeur gauche. Thierry.... Où pouvait-il être ? Qu'avait-il fait depuis que leur père l'avait emmené à ce voyage dont lui n'était pas revenu ? Les soldats n'avaient découvert qu'un seul corps dans le carrosse attaquée par ces vils brigands. Thierry était donc... Thierry avait survécu. Par conséquent, il cherchait depuis à la retrouver. Ils se l'étaient promis.

Rongée par les pensées et les souvenirs, Blanche paraissait de plus en plus troublée, s'enfonçant dans les méandres sinueux de l'esprit.

Blanche venait de remercier l'infirme d'une gracieuse révérence qui eut de quoi l'étonner : celle-ci n'était certainement pas la dernière des ribaudes. D'où venait-elle et quel destin escarpé l'avait-il amenée à cette profession ? Lénius ne s'aventurera pas à poser une telle question, dont les réponses viendraient en temps et en heure si la dame le voulait. Le sourire édenté s'estompa quelque peu à la vue de la profonde angoisse qui venait de serpenter au fond des pupilles voisines.


-- Quelque chose vous inquiète-t-il, ma Dame ? Je puis vous aider ?


D'un coup d’œil affirmé et amical, il invita Blanche à se redresser. Hors de question de la laisser prostrée dans cette posture de soumission qu'elle venait d'afficher. Lénius n'en voyait pas la raison. Une mine pétulante revint à son visage et étira ses traits pour ne pas laisser son interlocutrice une seule seconde dans l'embarras. L'invalide se tournera ensuite vers Nogo, curieux lui aussi d'écouter ses passionnants récits de voyage.

Blanche était mortifiée par son manque de retenue qui avait causé l'embêtement de ces hommes. Ne le savait-elle donc pas ? Toute femme ne devait pas les importuner pour des choses personnelles. La règle devenait primordiales. Elle s'en mordit fort les lèvres. Il était temps de reprendre les rênes et de continuer à maintenir ce beau visage enjouée. Sourire et rien montrer de négatif. Voilà tout ce qui était convenable. Sa vie se résumait à incarner l'une de ses plus belles fardées et bien habillées avec lesquelles elle jouait autrefois enfant.

D'une voix enjouée, elle dit :

"Tout va très bien, je vous l'assure !"

Elle fut alors interloquée par le geste de l'infirme puis observa si Nogo le validait. Quelle folie était-ce ? Cet homme... Il l'incitait à se redresser, à la traiter... comme une égale ? Voulait-il se moquer . Serait-ce... un test ? Elle demanda avec prudence :

"Ce ne serait pas correct, allons monsieur, de me tenir dans une autre position. Vous êtes... ce que vous êtes, malgré vos problèmes. Quant à moi, ma naissance me destine à être ce que je suis."

— Avanti, avanti ! Partageons ensemble les marrons du feu et la cervoise des dieux. Votre belle et bonne compagnie me réjouit et je veux m'égayer de vos grands sourires et éclats de rire! Buvons, trinquons dégustons!  

Nogo Lhuisni forçait un peu sa gouaille et son dynamisme. Mais seul lui le savait. Il avait ressenti à la fois une grande affliction et une profonde affection en remarquant les hésitation, les timidités, les interdictions induites, les innocences perdues, qui en quelques gestes entre la belle dame meurtrie et le jeune-homme invalide déroulait la dramaturgie des destinées brisées.

— Avanti, avanti ! Partageons et invitons même les ceusses et chacunes qui voudraient prendre part à notre bonne humeur!

Nogo se souvenait des paroles du poète toscan Léi Féréo: "Il y a derrière les yeux des gens une cité privée". Il la pressentait bien chez Blanche cette ville pleine de mystères. Peut-être dévastée par quelque barbarie dont les archives intimes avaient été mises sous clef, dans un tiroir secret, pour tenter d'oublier; faire comme si alors que la trace laissée ne s'effacera pas, cicatrice qui se rappelle à vous lorsque le vent tourne, la lune s'amenuise ou qu'une ombre inquiétante se détache du mur, certains matins quand la brume sur les joues glisse quelques larmes.

Chez Lénius, Nogo Lhuisni croyait deviner un réseau extrêmement complexe de petites ruelles, aux boutique obscures, comme avait dit un des ses collègues écrivonautes, conteur hors pair des petits riens des destinées de l'enfance. Derrière ses façades et ses parades la jeune homme celait des trésors étincelant et des chaudrons bouillants. La manufacture intérieure de Lénius avait un intense activité. Elle pouvait produire du cidre ou des liqueurs. Le pire et le meilleur se côtoyaient chez lui. Être de passion sans compromission Lénius ne cherchait pas à faire consensus et n'hésitait pas à aller à contresens. En tout cas Nogo le pressentait ainsi et cela le touchait beaucoup.
De tous ses états d'âme, de cette sympathie aussi, et d'une tendresse qu'il pourrait donner, Nogo Lhuisni ne laissait rien paraître. Sa nature joviale, parfois un peu trop exubérante, lui permettait d'entrainer sans trop dévoiler le mécanisme de ses propres rouages. Un rire peut cacher une larme… ou un sourire de l'âme.

— Avanti, avanti ! Que les ceusses et chacunes qui voudraient prendre part à notre bonne humeur n'hésitent point! Oh, vous, ne voulez-vous pas vous joindre à nous?

Nogo se tournait vers les hautes et fines silhouettes gémelles qui se distinguaient avec une étrange élégance de la mêlée informelle des passants et manants pressés.

Blanche se reprenait sans tarder, affichant son sémillant sourire, mais la pourpre de ses joues la trahissait. Lénius frémit intérieurement aux propos qui furent les siens après cela. Qui lui avait mis des idées si sordides en tête ? D'une voix cette fois-ci très douce et pleine de sérieux, sans aucune envie de rire, l'infirme dit :


-- Ce que je suis ? D'aucuns vous diraient un monstre, un suppôt du Diable, une honte. Pas plus tard qu'avant hier, un prêtre m'a ainsi insulté. Alors à retourner ces superstitions dans tous les sens, chacun peut être l'inférieur d'autrui. Je suis un homme ? La belle affaire ! Vous, votre supériorité pourrait se résumer à être valide. La hiérarchie selon le sexes ne tient pas davantage que celle concernant la condition physique. (Un temps, toujours très doux) Relevez donc ce visage que je sais plein de dignité malgré tout le poids que la vie aura mis à le faire ployer.

Apercevant les siamoises, Lénius retint son étonnement et ne se fâcha pas de leur curiosité d'un instant : cela était bien humain et, toutes soudées qu'elles étaient, avaient de quoi frémir à la vue de la gargouille. L'infirme les prit à partie pour espérer appuyer ce qu'il voulait faire comprendre à Blanche :


-- Ce ne sont pas Mesdames ici présentes qui me diraient le contraire ! (plus taquin, à Nogo et Blanche) Alors dites-moi, si l'on suit la logique de notre amie, ces deux charmantes sœurs sont-elles doublement inférieures, femmes et atypiques qu'elles sont ?


Il prendra soin de les saluer d'une petite révérence et, retrouvant tout son sérieux, Lénius ajouta pour Siloé-Sémélé :


-- Pardonnez-moi cette mauvaise plaisanteries, Mesdames, vous comprendrez j'espère que ce n'était que pour raisonner par l'absurde. Je me nomme Lénius. Comment est-il permis de vous appeler ?


Les paroles allègres à l'accent chantant de Nogo raviveront toute la gaillardise de Lénius. Il engloutit ses marrons tel un gros gourmand, descendit une rasade de Bière et clama à la suite du voyageur :


-- Trinquons au vin des dieux, vous avez bien raison ! Eux seuls connaissent les fonds de nos cœurs comme le fond des verres. Leur nectar saura toujours consoler et épancher les sueurs de nos chemins escarpés.


Il adressera un clin d’œil très complice et amical à Nogo, qu'il sentait tout perdu dans ses réflexions et sa poésie l'espace d'un instant. La gargouille reçut son attention pleine d'admiration pour sa bonne humeur -- la politesse du désespoir -- et qu'il voulut lui rendre :


-- Quels genres de textes ont votre prédilection, cher Nogo ?

En prenant les marrons tendus par Nogo, Blanche sourit puis le remercia. Elle en manga deux. Ils étaient si chauds et si bons. Un véritable délice ! Son regard surprit à un moment l'arrivée de ce qui pourrait nommer un duo des plus atypiques. Elle se félicitait d'avoir stoppé son propre numéro ou elles li auraient volé la vedette. Ces siamoises, très belles, dégageant un certain mystère, troublait la populace. Beaucoup les observaient comme des bêtes. D'autres en avaient peur. Elle remarqua des mères ordonner à leur progéniture de ne pas s'en approcher. Une d'elles, proches, disait même que celles-ci devaient être contagieuse.

Elle écouta en même temps le discours de Lénius qui tentait de lui expliquer doucement de belles choses mais qui ne seraient jamais rien que vastes utopies. Qu'envisageait-i ? une égalité entre les sexes et les conditions sociales ? Comme c'était risible ! Jamais, cela ne se produirait. Jamais !

D'un ton triste, elle dit en redressant la tête :

"J'entends vos propos qui sont d'une si formidable humanité et en même temps qui se dégagent une naïveté qui relève de l'enfant. Ma supériorité ? Je n'en ai aucune. Tout comme vous. Je ne veux point être méchante et même si je désapprouve qu'un prêtre ait pu tenir un discours affreux, c'est malheureusement ainsi que les choses doivent être. Les écritures le disent, la société le prescrit. Les femmes, les anormaux.. Nous tous, les marginaux, n'existons que pour plier la tête et nous soumettre à ceux qui sont nos maîtres. A quoi bon lutter ? a quoi bon discourir ? Ce serait aussi ridicule que d'enfiler un gilet jaune ! "

Elle remarqua la présence des siamoises que Lénius venait d'interpeller et rougit, détestant l'idée de les mêler à son exposé.

"Je m'excuse, mesdames, de vous blesser par ma liberté de paroles mais tout ceci ne vient du fruit de mes expériences et de mes observations. "

Désireuse de ne plus importuner, elle se recula et but une gorgée de bière.

Nogo appréciait la manière dont Lénius parlait à Blanche. La profonde tristesse de cette femme l'affectait, cependant le fil de résilience qu'elle tenait bien fort traçait presque un horizon d'espérance. Nogo voulait le dire mais cherchait encore les mots. Il profita de la question de Lénius pour rebondir   en restant dans les joyeuses tonalités de cette conversation.

— Oh cher Lénius si vous voulez je puis citer un poème qui me séduit assez:


Le carcan du sonnet aux cénaux carciseux
m'esbortait bâlement le cénode asserteux.
J'enflonchais d'un rial l'éviance aflicieuse
en roucaillant l'appétalienne écoliseuse.

Crave de l'émostiche à la jexture ournoise
carofigine en faissollière iramigeoise,
Oh, permitude évie des triviols à l'angrois
délouvets ravigols aupant mes palandrois!

Cépeautant de son nom dacéré d'armitude
elle ormusait drissée en artive assitude
l'exordie bitromique aux glises charentelles

Puis s'énornouaillant en parouille hersétude
comme une are élonie à brès et trivielles
elle orsit au sonnet  l'orangie de la chude.


Nogo mit beaucoup de cœur et de conviction à réciter cette fantaisie.

Elles étaient belles les demoiselles gémelles dans leur spontanéité presque juvénile. Nogo apprécia ces applaudissements plein d'entrain et, souriant, leva sa chopine vers elles:

– À vos santés Siloé-Sémélé, nous sommes ravis si l'eau ailée de vos âmes liées a démêlé en nos mots un méandre qui vous plait.

Il vit le sourcil de Lénius se soulever, quoique très absorbé dans sa conversation avec Blanche, marquant ainsi une complicité de jongleurs tout autant cabovulaire que vocabulaire.

— Je vous offre, ajouta-t-il d'un ton enjoué, une seconde aronde de biridelle fraîche et châtaignes à l'ancienne.

Il donna quelques pièces à la petite échoppière, certes courte sous la toise mais d'une grande courtoisie, en précisant à mi-voix:

– Ne lésinez pas, ma belle, sur la quantité, qu'elle soit à la mesure des qualités de mes nouveaux amis et de leur appétit  qui n'est pas petit.

Blanche écoutait avec un véritable ravissement les vers libres composés par Nogo. Quelle belle musique ! Quelle belle sonorité ! Un bonheur pour les oreilles et l'esprit. Elle s'amusa ensuite du dialogue des siamoises, masquant à un moment sa bouche du plat de sa main pour dissimuler un rire qu'il lui fut impossible de refouler.
Lorsqu'une des deux s'adresse à elle et tente une moquerie gentille mais un peu maladroite, la femme ne sait comment répondre. Se vexer serait ridicule et contre-productif. Elle préféra continuer à sourire et donner un visage agréable.

"J’essaie chaque jour de m'améliorer, oui."

Ses pensées se troublent cependant, gênée par ces idées de remettre en cause l'ordre social. Etait-ce si important ? La société, même dure, lui allait bien. Au moins, grâce aux soins de leur bon roi, tous vivaient en paix. Elle préféra ne pas intervenir et s'approcha à nouveau de Nogo pour avoir une nouvelle part de marrons chauds.

"Merci beaucoup. Vous êtes d'une générosité formidable."

La voix de Lénius restera douce : s'il n'était pas d'accord avec Blanche, il était hors de question de se montrer acerbe ou agressif, l'on ne tenait pas un débat ainsi. Oh certes, la gargouille aimait souvent se faire grinçante et mordante, mais avec des personnes à la malveillance ou à l'orgueil caractérisés, ce qui était loin d'être le cas de cette femme.


-- Je crois que les Écritures, pour toutes les belles leçons qu'elles portent, sont tributaires d'un contexte très éloigné de nous et que des changements doivent être pris en note. (Il acquiesce, là-dessus, quand les sœurs rebondissent très intelligemment en évoquant la possibilité de garder un esprit critique sur les représentants de Dieu.) Quant à la naïveté de mes idées... peut-être. (Rieur, il ajoute : ) Alors je serais davantage le grand enfant que l'ogre ! Mais les idées sont faites pour évoluer et les actions peuvent y contribuer, j'en suis convaincu.


Nogo offrit une belle porte de sortie à cette discussion quelque peu gênante en leur offrant un sonnet au rythme qui savait prendre et faire danser chaque syllabe. Comme les phrases se répondaient en miroir, se reflétaient, jouaient les uns avec les autres ! Quand il eut achevé son texte, Lénius apprécia dans un presque éclat de rire :


-- Bravo ! Bravo ! De qui sont ces vers, qui savent si bien faire éclater le carcan du sonnet tout en s'en accommodant avec une dextérité féline ? Dites ! Je vous offrirai volontiers de la musique en accompagnement, pour d'éventuelles prochaines prestations poétique.


Son regard se dirigea vers la lyre pendue aux poignées de son fauteuil. Pris dans un même mouvement de gaieté, il suivit d'une roue allègre l'homme jusqu'à la petite vendeuse à qui il reprit un cornet de marrons et une bière pour offrir une nouvelle tournée. Sa bonhomie faisait plaisir à voir et celui-là ne regardait pas à la dépense ! S'il n'en avait pas les moyens, c'était une attitude d'autant plus folle -- d'autant plus belle ?
Sur ces pensées, Lénius s'amusa ouvertement des taquineries de Siloé et Sémélé et ne put se retenir de pouffer lorsque la plus animée des deux compara le père Thierry à un certain fondement fort peu sacré. L'invalide ne manifestera rien cependant à leur petite plaisanterie adressée à Blanche, mais espéra que cette jeune femme saurait tôt ou tard devenir moins défaitiste, moins contrite dans cette soumission qu'elle s'imaginait. Aussi lui adressa-t-il un sourire sans réserve, amical, quand elle parla de s'améliorer :


-- C'est notre aventure à tous au quotidien ! Puisse le monde s'en trouver meilleurs dans un jour, deux semaines, trois ans ou quatre siècles ! A la bonne vôtre !

Il but à nouveau après un clin d’œil reconnaissant à Noso pour cette seconde tournée à partager.

Sans qu'il ne comprît ni pourquoi ni comment, ses aimables comparses d'un moment suspendu, s'envolèrent au quatre coin de la place, se perdirent dans la foule, disparurent à ses yeux. Tout benêt comme l'âne Benoît, Nogo Lhuisni se retrouva seul. La solitude en Centre Ville lui rappela d'autres étapes. Des naufrages aussi.

Il se sentait fatigué et décida de retourner à l'auberge.

[Suite à l'auberge]