[le 9 décembre 1597] — La valse de l'Hiver [Jeu de la Saint-Nicolas][Terminé]

Cela faisait précisément quinze jours que Sylvère n'avait pas remis les pieds dans la forêt. Depuis cinq ans qu'il y avait élu domicile, il n'avait jamais quitté le refuge que lui offrait les arbres plus longtemps qu'une journée, le temps d'aller chercher telle ou telle chose en ville — souvent de quoi se remplir le ventre.

Quinze jours. Pour quelqu'un qui s'ennuyait, cela représentait l'éternité. Pourtant, Sylvère était ce genre de personnes qui trouvent toujours quelque chose pour s'occuper. Mais ces derniers jours avaient été un enchaînement de rencontres plus ennuyeuses les unes que les autres, avec pour seul horizon extérieur la vue par la fenêtre. Étant donné le froid qui s'installait et la difficulté de garder les pièces chauffées en hiver, on ne pouvait même pas ouvrir les fenêtres.

Sa grotte, toute humide et modeste soit-elle, lui manquait.
Son manteau, même s'il était vieux et usé jusqu'à la corde, lui manquait.
Les cloportes, ses humbles sujets qui gardaient les lieux en son absence, lui manquait.
Sa vie, purement et simplement, lui manquait.

Le seul point positif à cette existence enfermée entre quatre murs, c'était la présence constante de Kalisha. Même les lits confortables et les fauteuils finissaient par être lassants. Tout était lassant, s'il ne pouvait avoir la liberté de monter en haut des arbres et de regarder se déployer sous ses yeux son royaume.

Il n'y avait que perché sur la plus haute branche du plus grand arbre qu'il se sentait chez lui. Qu'il avait la certitude d'être à sa place. C'était pour être ici qu'il était né, pas pour jouer les Prudence Dussart pieuse autour d'un petit thé à parler couture et météo. Non merci.

Ce n'était pas ainsi qu'il voyait la vie. Il s'était affirmé, il avait fait ce qu'il fallait pour être libre de tous ces liens invisibles qu'on cherchait à imposer. Cela dans un monde qui avait décrété qu'il n'y avait qu'une seule bonne façon d'exister : la sienne. Et que ceux qui y dérogeaient étaient des violeurs, des meurtriers, des hors-la-loi ou bien des fous. Soit. Qu'il en soit ainsi. Qu'on le prenne pour le roi des fous... en attendant, il était roi de sa vie et il n'en demandait pas plus.

Mais il n'en pouvait plus d'attendre. Il voulait retrouver, même pour quelques heures, le calme de sa forêt. De leur forêt. Il avait mis en place des dizaines d'arguments — dont l'irréfutable ce sera la seule fois, après ça, je serai sage comme une image — pour convaincre Kalisha de le laisser y faire un tour. Il n'avait pas eu besoin d'en dire la moitié pour qu'elle accepte. Et elle était même venue avec lui !

C'était le plus beau jour de sa vie ! ... enfin, manière de parler, parce que chaque levé de soleil était une occasion de se réjouir et d'être heureux. Et que s'il avait comptabilisé le nombre de fois où il avait utilisé cette expression, il n'aurait pas eu assez d'une vie. Cela n'enlevait en rien le sérieux de la déclaration. Qu'est-ce qui empêchait d'avoir des milliers de beaux jours ?

C'était précisément ce qu'il était en train d'expliquer à Kalisha sur la fin du trajet.

- Tu ne trouves pas que si on devait se limiter à un seul beau jour par vie, ce serait triste ? Ou alors, il faudrait qu'il soit extraordinaire, pour dépasser tous les autres ! Ou bien avoir plein de vies en une seule !

Il se tourna vers elle pour voir sa réaction et ajouta aussitôt, en passant du coq à l'âne sans aucune transition :

- Tu vas voir maintenant, les feuilles seront toutes tombées ! C'est comme un tapis par terre, tu vois ? Sauf que quand tu marches dessus, ça fait de la musique ! Mais le mieux... Le mieux, c'est quand le printemps reviendra ! Parce que rien n'est plus beau au monde que les bourgeons fleurissants !

Ce matin-là, Ysengrin était venu avec la tête de celui qui s’apprêtait à demander l’impossible autant que l’impensable. Kalisha s’était raidie instinctivement. Elle le connaissait suffisamment pour s’imaginer tout un tas de scenarii possibles et inimaginables qui tous, comportaient une part de risque.
Elle se préparait déjà à argumenter (y compris de façon déloyal si cela était nécessaire) mais à son grand soulagement, il voulait simplement retourner à Aiguemorte quelques heures.
Elle poussa un long soupir. Ce n’était que ça. Elle accepta sans trop discuter (juste un peu. Pour la forme). Pour tout dire, la jeune Comtesse avait prévu de lui faire la surprise d’ici quelques jours. Mais elle n’avait pas le cœur à lui refuser cette faveur pour avoir le simple honneur de lui en faire le présent.

Kalisha avait pris son hongre alezan avec une tâche blanche en forme d’étoile sur le front, celui que le Comte lui avait offert en échange de sa précédente monture égaré dans les bois. Elle avait proposé à Sylvère un vieux cheval baie, très placide. Il n’avait pas vraiment l’habitude de monter et encore moins en amazone…

Le froid était sec et un plafond d’un gris presque blanc les assommait. A chaque respiration, un petit nuage de vapeur se former devant les narines des hommes et des bêtes. La terre des champs en friche était gelée, solide comme du roc. Les bas-côtés herbeux, étaient quand à eux recouvert d’une fine pellicule de givre qui les blanchissait superficiellement.
Pour contrer la température hivernale, la princesse s’était vêtue d’une épaisse cape en laine doublée de fourrure de loup et n’avait pas oublié d’ajouter à sa toilette les indispensables gants fourrés. Comment pouvait-il faire aussi froid dans ce pays?!

Face à eux s’étendait déjà la lisière dégarnie de la forêt d’Aiguemorte.

La remarque de Sylvère, fit carillonner son rire dans le silence de la nature.

- Il y en a forcément un qui surpasse les autres mon beau Roi. Mais cela, on ne pourra l’assurer qu’à la toute fin de notre vie. C’est bien pour ça qu’il sera si beau : parce que jusqu’à la fin, il pourra être éclipsé par un autre, encore meilleur.

Devrait-elle classer les meilleurs jours de sa vie ? Elle posa un regard malicieux sur son amant : à bien y réfléchir, les siens ne comportaient que des souvenirs en sa compagnie : leur première journée dans les bois, leur rencontre sur la Grand Place et cet intimité volée, leur première nuit ensemble…

- Et puis c’est embêtant… Doit-on considérer une journée de vingt-quatres heures ? Comment faire si elle se gâte ensuite ? Et si c’est la nuit ? Juste une nuit ? Cela compte quand même comme un plus beau jour ? demanda-t-elle tout à fait sérieusement avec ses petits yeux étincelants.

A nouveau, elle ne put s’empêcher de rire

- Les feuilles étaient déjà tombées quand je suis revenue… Te chercher. Tu as oublié ?

Ce n’était finalement que deux semaines plus tôt…

Il faisait froid. Enfermé à Monthoux, il n'avait pas senti l'hiver arriver, mais il était bel et bien là, fidèle au rendez-vous. Comme pour le prouver, les bas-côtés du chemin étaient recouverts d'une fine pellicule de givre, souvenir de la rosée matinale, qui brillait comme des perles scintillantes sous la pâle lumière de décembre.

Le ciel était blanc. De ce genre de blanc neigeux qui annonce quelques flocons prochains. Cette idée le réjouissait par avance et il ne pouvait s'empêcher de sourire.

Kalisha s'était emmitouflée dans des épaisseurs improbables de vêtements et malgré cela, elle semblait frigorifiée. Il l'avait déjà entendue plusieurs fois remarquer que l'hiver était décidément froid, à Monbrina. Il n'avait pas eu le cœur à lui dire alors que l'on était encore qu'au début de la saison et que la température n'allait faire que baisser pendant presque deux mois.

Lui, au contraire, était ravi de pouvoir sentir l'air piquant de l'extérieur qui transformait son souffle en volutes blanches et qui rougissait déjà les bouts de ses doigts.

Quand on habitait dans une grotte au cœur de la forêt, l'hiver était loin d'être la saison la plus agréable. Et pourtant, elle avait son charme aussi. C'était une grande dame blanche, paisible, qui venait déposer son voile immaculé sur le monde. De toutes, c'était la plus majestueuse.

À cette époque de l'année, la nourriture se faisait plus rare, au point d'être forcé d'aller en acheter — avec l'argent des autres, bien évidemment — et le froid devenait si mordant que la chaleur du feu ne suffisait plus à se propager dans l'habitacle de pierre ... Mais même les nuits glaciales et les jours creux lui manquaient. Pouvoir s'asseoir au bord du feu et tendre ses mains pour les réchauffer.

La lisière de la forêt apparaissait lentement un peu plus loin sur le chemin. Les arbres tendaient leurs branches nues vers le ciel et formaient un entremêlat étrange, tels des doigts biscornus. Pour n'importe qui d'autre, cela aurait certainement semblé sinistre et inhospitalier mais pas pour lui. Bien au contraire, elle ne lui avait jamais semblé aussi belle et grandiose que cela.

C'était chez lui et il n'aurait échangé sa place pour rien au monde. Quand on vivait sous la protection des arbres, qu'ils abritaient et nourrissaient, les branches tordues n'avaient plus rien d'effrayant.

Entendre le rire de Kalisha le fit sourire et il se tourna vers elle tandis qu’elle lui répondait. Quand il la regardait, il n’arrivait pas à réaliser. Encore deux mois plus tôt, il n’y avait pas plus beau son à ses oreilles que la mélodie des oiseaux, mais les intonations de sa voix avaient dépassé tout cela sans qu’il ne s’en rende compte. Il n’aurait pas cru cela possible. Mais surtout, il n’en revenait pas qu’elle l’aime aussi. Et que ce soit lui, qui l’a fasse rire ainsi.

Il croisa son regard plein de malice.

- Je suppose qu’à ce moment-là, on l’appelle une plus belle nuit, qu’est-ce que tu en penses ?

Il allait sans dire qu’ils pensaient à la même chose.

- Et puis, même si de mauvais moments succèdent aux meilleurs, ils ne doivent pas les gâcher !

Arrivant aux abords de la forêt, il mit pied à terre en répondant à sa remarque avec son sourire habituel. Bien sûr que non, il n’avait pas oublié ! Mais une forêt n’était jamais la même deux jours de suite !

Sous ses pieds, le givre craqua et cela sonna à ses oreilles comme un message de bienvenue. Il tendit la main à Kalisha pour l’aider à descendre.

Quand elle fut descendue elle aussi, il la serra contre lui spontanément en la faisant tourner. Enfin, il remarqua avec un sourire lumineux :

- Re-bienvenue dans ton royaume, ma Reine !

Et il s’inclina pour la laisser passer la première, comme s’ils passaient le seuil d’une noble demeure.

Ici, loin de Monthoux, ils semblaient retrouver une légèreté oubliée. Oh non pas qu’il y ait quelques tensions que ce fut mais les choses faisaient qu’ils étaient cernés de contraintes au quotidien. Si l’on exceptait la relation adultérine qui avait lieu au sein même du château, il n’en restait pas moins que le dit amant était camouflé sous les traits d’une silencieuse dame de compagnie, ce qui ne facilitait guère la communication. Kalisha avait trouvé cela amusant durant un temps mais désormais c’était surtout agaçant. Combien de temps encore cela durerait-il ? Elle l'ignorait. Elle était partagée entre le désir de rester avec lui pour toujours et celui de retrouver une vie normale et bien plus libre. Entre les deux, elle ne parvenait pas à trancher et n’entrevoyait aucune demi-mesure.

Une plus belle nuit. Oui c’était sans doute ainsi qu’il convenait d'appeler ce genre d’événements. Pourrait-elle un jour avoir ses milles et une plus belles nuits ? Sylvère avait toujours réponse à tout. Pourtant, il n’était pas facile de laisser de côté les mauvais moments. C’était comme prendre un dessert amer en fin de repas. Aussi exceptionnel soit-il, il n’en restait pas moins cet arrière-goût détestable en bouche qui venait voiler tout le reste des mets avalés.

Arrivés devant l’orée de la forêt, ils mirent pied à terre. Sylvère l’aida à descendre. Et avant qu’elle ne le réalise, elle était blottie contre lui à tournoyer dans les airs en riant.

Son royaume. Elle fit quelque pas sur les feuilles encore givrées, brides à la main. Elle leva les yeux pour observer la voûte de branchages au-dessus d’eux. On avait l’impression qu’ils tenaient par la main.

- Est-ce que vous av… Est-ce que tu as déjà essayé de traverser de bout en bout sans jamais poser pied à terre ? demanda-t-elle sans quitter les frondaisons du regard.

Une petit courant d’air froid et sec s’engouffra dans ceux de ses cheveux encore détachés. Ce fut alors qu’elle sentit quelque chose se déposer sur son nez. C’était froid mais différent de la pluie. Plein de petites poussières blanches voletaient désormais autour d’eux. Elle tendit ses mains, paumes vers le ciel. Sur ses gants, les petits points blancs demeuraient un temps avant de disparaitre comme ils étaient arrivés. En y regardant de plus prêt, ils n’étaient pas tout à fait rond même si elle aurait été bien incapable d’en définir la forme exact. Ça tombait du ciel blanchit mais ce n’était pas de la pluie. Elle se tourna vers Sylvère dont la chevelure était saupoudrée de ces drôles de choses. Ses yeux s’écarquillèrent légèrement.

- Il… il neige ? demanda-t-elle vraiment d’une petite voix il neige vraiment ?

Elle n’osait y croire. Et pourtant toutes ses petites poussières blanchissaient peu à peu le sol .

Kalisha fit quelques pas, brides en main. Sous ses semelles, les feuilles givrées craquèrent. L’orée de la forêt se déployait devant eux, comme si les arbres avaient toujours attendu leur retour. Ce ne serait qu’un court retour à la normale, de quelques heures tout juste, mais ce serait déjà cela. En attendant mieux, il s’en contenterait. Les autorités ne pourraient pas le chercher toute sa vie, après tout !

Elle resta tournée vers la lisière de la forêt, pour lui demander - avec un raté, parce qu’elle avait encore du mal à le tutoyer, mais il trouvait cela si adorable, au fond.

— Est-ce que tu as déjà essayé de traverser de bout en bout sans jamais poser pied à terre ?

Il n’y avait nul besoin de précision. Son regard tourné vers les branches qui s’entrelaçaient parlait de lui-même. Sylvère s’arrêta une seconde pour réfléchir sincèrement à la question. Finalement, il répondit :

— Il y a des jours où je suis resté toute la journée perché et où je ne suis descendu qu’à la nuit tombante… Mais traverser d’un bout à l’autre, non, jamais.

Il eut un sourire et ajouta :

— Mais puisque tu es là, désormais, nous pourrons le faire ensemble !

Il avait à peine conclut sur ses mots que le ciel laissait échapper les premiers flocons. Comme des paillettes argentées, ils dégringolèrent des nuages blancs, d’abord une poignée, puis de plus en plus nombreux. Il se tourna vers Kalisha pour observer sa réaction.

Comme une enfant qui voit pour la première fois la neige, elle tendait les mains devant elle, pour y accueillir les petites perles enneigées qui se déposait sur la fourrure de ses gants, avant de fondre aussitôt.

Elle se tourna vers lui, les yeux tout écarquillés, et leurs regards se croisèrent. Ses longues boucles étaient déjà constellées de neige, de même que ses vêtements. Il lui adressa un immense sourire.

— Il neige ? Il neige vraiment ?

Il hocha la tête, sans cesser de sourire et du bout de ses doigts rougis, fit fondre un flocon qui s’étaient pris dans les cils de Kalisha. En attendant encore quelques minutes, le sol serait suffisamment blanc pour pouvoir prendre une poignée pleine dans ses mains.

Il prit sa main gantée dans le sienne et l’entraîna avec lui, en s’exclamant :

— Viens ! Tu verras, l’arbre aux cloportes sous la neige, il n’y a rien de plus beau au monde !

Elle n’était pas sûr d’être en mesure de pouvoir traverser la forêt de part en part sans jamais mettre un pied à terre. Elle avait. Eau s’être améliorée en escalade forestière, elle demeurait bien loin de son niveau, pourtant, elle l’aurait suivi n’importe où, y compris dans ce défi des plus fous. Son charmant Roi serait toujours là pour l’aider, la soutenir et la rattraper quoiqu’il advienne, sur le sol ou dans les arbres cela ne faisait aucune différence. Elle hocha vivement la tête en guise de réponse enthousiaste à sa proposition.

Et puis… et puis il se mit à neiger. Ces étonnants petits flocons blancs qui virevolter. D’abord lentement puis intensément comme d’épaisses petites pelotes blanches. En quelques minutes à peine, le sol terreux aux teintes d’humus fut couvert d’un épais manteau blanc. Au craquement et croustillement des feuilles gelées s’était succédé le crissement sourd de leur pas, comme le chant de la farine sous la meule du meunier.

Kalisha avait pris la suite de Sylvère sans discuter vers l’arbre aux cloportes. Ils avaient marché avec en train dans la neige jusqu’à l’arbre aux cloportes. Toujours aussi majestueux avec ses larges branches noueuses qui semblaient s’entremêler les unes autres vu du sol. Pauvres petits cloportes qui devaient avoir si froid, là-haut dans l’arbre battu par les vents glaciaux ! Kalisha leva la tête vers la cime de l’arbre : lui aussi était un vêtu d’un discret couvre-chef blanc. Comme la chevelure brune de Sylvère qui était, elle aussi parsemée.

- Ce n’est pas dangereux de monter là-haut avec la neige ? Ce doit être glissant… s’enquit-elle en se doutant pourtant de la réponse.

Elle songea à son présent soigneusement emballé dans les sacoches de son cheval… Mieux valait sans doute lui offrir lorsqu’il se serait rendu à sa grotte, elle n’avait pas envie de le mouiller.

- Alors… On monte?

Un brin de malice et de défi perçait dans sa voix. Elle savait déjà ce qui allait suivre. Et puis elle tenait à avoir leur royaume blanchi par l’hiver. Elle avait vu l’automne, elle verrait l’hiver. Puis le printemps, puis l’été…

Kalisha lui avait emboîté le pas dès qu’il avait été question de se rendre au pied de l’arbre aux cloportes. Par toutes les saisons, le chêne était majestueux. Même sans le manteau de ses feuilles, il demeurait majestueux et étendait ses branches vers le ciel, et jetait une ombre sur le sol blanchi par la neige. Sylvère prit une immense inspiration. L’air était frais, mais il ne connaissait rien qui ne soit plus vivifiant que de respirer cet air pur, bien loin des senteurs parfois malodorantes de la ville et sa boue.

Était-ce dangereux de monter dans les arbres par ce temps ? Oh oui, les pieds dérapaient plus vite. Mais qu’importe ! Il lui adressa un sourire rassurant.

— Je serai là pour te rattraper, dit-il. Tu n’as rien à craindre !

Il ne l’aurait jamais laissé tomber. Ce serait, d’ailleurs, loin d’être la première fois qu’il monterait en hiver. Et puis, Kalisha ne semblait au fond pas si inquiète que cela, si on tenait en compte la note de défi qu’il percevait dans sa voix quand elle demandait s’ils montaient. Il s’inclina :

— À toi l’honneur, belle reine.

Quelques secondes plus tard, ils s’engageaient dans les premières branches du chêne. La neige était froide sous ses doigts et lui brûlaient les phalanges mais il ne trouvait pas cela désagréable. D’autant que cette ascension avait cela d’exceptionnelle qu’elle était la première depuis quelques jours. Rien n’aurait su la gâcher, ni sa robe de dame de compagnie, ni le froid.

Bientôt, ils furent perchés sur les plus hautes branches. S’accroupissant, il posa un regard sur la forêt blanche où une brume pâle s’élevait entre les troncs, brouillée par la neige qui tombait toujours. Sa forêt sous la neige. Qu’est-ce qu’elle lui avait manqué ! La placidité sereine des arbres était inimitable et même s’il la retrouvait seulement pour quelques heures, avant de devoir retourner s’enfermer entre les quatre murs de Monthoux, cet interlude était le bienvenu.

Il soupira et resta immobile quelques secondes. Il voulait ancrer cette vision dans sa mémoire dans les moindres détails. Un jour tout proche, il pourrait revenir y passer ses journées. Bientôt. Il suffisait d’être encore un peu patient.

— Rien que pour voir cela une fois dans ma vie, je ne regretterai jamais d’être venu au monde, dit-il pensivement.

Finalement, il se détacha de la vision des arbres immaculés et plongea son regard amoureux - amour des arbres, amour pour sa reine - dans celui de Kalisha :

— Tu ne trouves pas cela magnifique ?

Oh, qu’il avait hâte d’être au printemps pour lui montrer la vie qui revenait fleurir les branches mornes d'une vie fourmillante !

Kalisha ne doutait pas une seule seconde de sa sécurité lorsque Sylvère était là. Elle retira ses gants pour mieux appréhender les branches. Le contact avec l’air lui gelait déjà les phalanges. La reine de la forêt emboîta aussitôt le pas à son amant et commença à gravir leur arbre. L’écorce, en plus d’être glaciale, était humide et glissante, elle dérapa à plusieurs reprises, mais comme toujours, Ysengrin était là pour la stabiliser. Au fur et à mesure de son ascension, ses doigts rougissaient et s’engourdissaient. Ah ce qu’elle avait hâte d’arriver enfin au sommet ! Elle tâcha d’ignorer ce qu’il ne considérait sûrement que comme un léger désagrément pour se concentrer sur son objectif. Arrivée en haut, elle remit aussitôt ses gants. Pauvres petits doigts qu’elle ne sentait plus ! Elle essaya de les bouger mais ils étaient tous raides.

- Dis, est-ce qu’ils peuvent finir par tomber comme les feuilles ? s’enquit-elle avant d’admirer le paysage.

C’est vrai que c’était beau. Silencieux. Presque mort. Même les oiseaux ne chantaient plus et les branches ne craquaient pas plus non plus. Tout semblait envelopper d’une épaisse couverture qui ensommeillait toute la forêt jusqu’au moindre souffle.

- Je préfère quand même l’automne. Il fait beaucoup trop froid pour moi. Je ne sais pas comment tu fais …

Elle plongea son regard amoureux dans le sien juste le temps que ses lèvres se rapprochent des siennes, irrémédiablement attirées ce doux velours. Kalisha espérait de tout cœur pouvoir obtenir l’abandon des charges le concernant. Sa place était ici, dans la forêt et non enfermé entre la quatre murs dorés de Monthoux à jouer les dames de compagnie muette.

Elle demeura un instant méditative puis transit de froid, lui proposa de redescendre avant de ne plus être en mesure de faire mouvoir ses membres convenablement.

Ils étaient arrivés en haut. Il pouvait de nouveau, pendant quelques instants, contemplait la beauté de son royaume. De sa maison. Et chose qui rajoutait encore au caractère exceptionnel de la situation : Kalisha, sa reine, sa magnifique reine, était là, elle aussi. Même si cela ne durait que quelques instants. Quoi qu’on en dise, le bonheur n’avait rien d'éphémère, et il pourrait se souvenir de cette émotion euphorisante qui coulait doucement dans ses veines à cet instant précis. Quand il le voudrait. Il conserverait un petit carré de verdure en lui.

Kalisha avait remis ses gants, pour protéger ses doigts fins et peu habitués au froid de l’hiver. Cela finirait par venir, avec le temps. Chaque saison avait ses avantages. Petits et grands. Il la vit plier les doigts. Il connaissait bien cette sensation, mais elle n’était pas désagréable au fond.

Sa question le fit sourire. Il s’assit alors et murmura :

— Attends...

Il prit ses mains, lui retira ses gants juste remis et, encadrant ses petites mains entre les siennes - qui n’étaient pas vraiment plus grandes - pour leur faire un cocon, souffla dessus pour réchauffer le bout de ses doigts rougis. Avec un sourire. Voilà un des avantages de l’hiver ! Parce que ce n’était pas au printemps, ni à l’été, que cela pouvait se faire.

Finalement, il lui rendit ses gants tandis qu’elle s’interrogeait sur ses capacités à supporter le froid. Il lui sourit d’un air mystérieux.

— Mais ma reine, quand on aime un endroit, on peut tout supporter ! Comme quand on aime une personne...

Quelle importance avaient les défauts, mis à bout de toutes les autres qualités que l’on pouvait trouver à cette personne-là ? Peu de choses, au fond. On aimait, d’ailleurs, une personne pour ses qualités autant que pour ses défauts. La vie était faite ainsi.

— Vous adorerez le printemps, dit-il doucement, avant de l’embrasser comme elle s’approchait.

Il revint à la contemplation du paysage. Comme il la sentait frigorifiée, il accepta de redescendre, même s’il aurait pu rester des heures là-haut sans jamais se lasser.

Une fois en bas, il déclara :

— Tu sais, ce qui est bien avec l’hiver et le froid, c’est que rien n’est plus agréable que de s’asseoir devant un feu de bois ! Tu as déjà fait cela ?

Kalisha était gelée à la cime de l’arbre. Entre la neige et la légère brise d’hiver, ses petits doigts à la peau toute fine de noble étaient en train de virer au rouge. Elle allait remettre ses gants lorsque Sylvère attrapa ses mains pour les bercer entre les siennes, et surtout ! Pour souffler doucement afin de les réchauffer. Elle sentit ce filet tiède sur son épiderme glacé, c’était si agréable. Cela lui rappela le vent chaud et sec de son pays. Celui qui couvrait parfois les toitures de sable comme la neige le faisait aujourd’hui. C’était doux et enveloppant comme une couverture.

Sylvère lui rendit ses gants qu’elle s’empressa d’enfiler. Pouvait-on vraiment tout supporter par amour ? Vraiment tout ? Par exemple, est-ce que lui resterait à Monthoux jusqu’à la fin de ses jours par amour ? Elle n’osa pas poser la question et acquiesça dans une petite sourire.

— Vivement le printemps alors ! J’ai hâte de voir cette explosion de fleurs et de vie dont vous… tu me parles si souvent. Et puis, il devrait faire moins froid n’est-ce pas ?

Elle le sentit se rapprocher et l’embrasser.  Étonnamment son petit nez gelé était si froid qu’elle avait presque l’impression qu’il était brulant ! Brulant comme son souffle et son ventre qui crépitaient joyeusement. Ils contemplèrent ensemble le paysage blanc. C’était quelque part apaisant, elle devait bien l’admettre, surtout lorsqu’il était assez coté loin de toutes barrières. Le vent s’engouffra dans son col et la fit frissonner, sonnant l’heure de la descente. Elle était désolée d’écourter le moment, surtout qu’elle savait combien il l’appréciait, mais vraiment, là elle allait finir en statue de glace.

Une fois en bas, elle avoua :

— J’imagine que ce n’est pas comme une cheminée ? Sinon tu ne poserais pas la question n’est-ce pas ?

Elle attrapa la bride de son cheval, puis se remit en selle. Lui aussi était couvert de plein de petits flocons blancs. Kalisha ébouriffa sa crinière pour en chasser la poudreuse, lui en tout cas ne semblait pas dérangé par leur présence humide et froide.

— Alors allons tester cela, si c’est formidable que tu le dis ! Au moins, je n’aurais plus froid !

Elle souffla un petit rire dans le creux de sa main gantée et prit la direction de la grotte ou du moins le chemin qu’elle imaginait être celui-ci, car Sylvère lui fit rapidement remarquer qu’ils n’allaient pas dans la bonne direction ...

Le feu crépitait et réchauffait l’air humide de la grotte. Sylvère ne pouvait s’empêcher de sourire. Il savait que c’était une brève accalmie avant de devoir rentrer mais il profitait de chaque instant dans sa maison - car c’était ce que la forêt était : sa maison. Kalisha était en face de lui et réchauffaient ses mains en les tenant devant les flammes. Le bout de ses doigts avaient repris des couleurs nettement plus naturels. Sylvère, de son côté, rangeait quelques bricoles qui traînaient ci et là, comme quelqu’un qui retrouve ses affaires depuis trop longtemps délaissées. Il n’avait jamais été très organisé, il fallait le dire.

Lorsqu’il avait vu Kalisha partir dans une direction, la mauvaise, il avait dû la rappeler pour lui indiquer qu’elle ne prenait pas la bonne route, avec une lueur amusée au fond des yeux. Il ne leur avait fallu que quelques minutes pour arriver à la grotte, après être passés devant la rivière. Il avait alors aidé la jeune femme à descendre dans son palais forestier. Il lui aurait bien proposé de quoi se restaurer mais il devait se rendre à l’évidence qu’il n’avait pas grand-chose à lui donner qui soit digne d’une reine. Il avait vite remit son vieux manteau, heureux de retrouver la sensation de la fourrure qui s’effilochait avec les années.

Ce fut en soulevant un bout d’écorce mort, pour le mettre ailleurs, qu’il découvrit quelques cloportes qui s’y tenaient à l’abri du froid. Il se pencha, amusé, et en prit un dans sa main, au bout de ses doigts. La petite créature, ralentie par l’hiver, se roula en boule dans sa paume et Sylvère se retourna vers Kalisha, toujours assise devant le feu. Il lui adressa un sourire espiègle et le lui tendit, alors que le cloporte se déroulait timidement pour tendre ses petites antennes à l’extérieur, afin de tâter le terrain autour de lui.

Il s’accroupit devant elle et traduit à sa manière :

— Il dit bonjour à sa reine.

Son sourire s’agrandit encore et, de plus en plus amusé, déclara alors, aves un ton plus solennel de circonstance :

— Je t’offre, reine Kalisha, souveraine d’Aiguemorte et de ses fidèles cloportes, ton premier cloporte de compagnie ! En guise de bienvenue chez nous.

Il le déposa dans sa main, sans quitter son expression heureuse tout en commentant

— Qu’en dis-tu ? C’est tout de même plus original qu’un chat ou un chien !

Il la regarda quelques secondes et repensa aux instants de leur première rencontre - la vraie. Celle où il s’était pendu tête en bas à l’arbre pour la surprendre et où elle lui avait fait remarquer qu’il risquait de finir tout rouge comme une cerise. Il chérirait ce souvenir pour l’éternité.

Le feu crépitait et Kalisha n’arrivait plus à retirer ses mains de la douce chaleur qui s’en dégageait. Elle aurait voulu se rapprocher encore et encore, mais ce n’était définitivement pas raisonnable. Bon, il fallait se rendre à l’évidence, elle ne connaissait pas encore très bien la géographie de son royaume. Pour sa défense (et quoi qu’en dise Sylvère), l’hiver tout se ressemblait et il était fort aisé de s’égarer sur les sentiers qui disparaissaient sous la neige.

Elle pliait encore et encore ses doigts dont les jointures semblaient enfin reprendre vie. Cela faisait tout drôle de voir son Roi dans son manteau élimé qu’elle connaissait si bien avec en dessous sa robe de Dame de compagnie. D’ailleurs, Kalisha ne put retenir un petit rire face à cette toilette incongrue.

Enfin… C’était toujours moins saugrenu que Sylvère s’accroupissant devant elle avec un cloporte à moitié endormi dans sa main.

— Bonjour, cher sujet.

La suite lui fit en revanche écarquiller les yeux. Cloporte. De. Compagnie ? De compagnie ? Elle pencha légèrement la tête de côté mais vu son expression ravie, il était… Parfaitement sérieux.

—Je, euh....

Les mots lui manquaient. Un cloporte. Elle l’observa le déposer dans sa main.

— Qu’en dis-tu ? C’est tout de même plus original qu’un chat ou un chien !

Elle n’était pas vraiment sûre. Peut-être que parfois la simplicité suffisait. Un chat, un chien ou un perroquet c’était somme toute très bien. Qui aurait l’idée d’adopter un rat pour animal de compagnie ? Ou une araignée ? Non vraiment c’était… Elle ne voulait pas vexer son beau roi en refusant, parce qu’elle se souvenait très bien de cette première rencontre de tout ce qu’elle devait aux cloportes, mais l’idée d’avoir un cloporte était… Dérangeante.

—Merci, mon tendre roi… répondit-elle en déposant un baiser sur ses lèvres.

Puis elle eût une idée.

—Je suis honorée, mais je ne peux pas accepter. Les cloportes sont nos sujets. Ils ne peuvent, de fait, pas être nos animaux de compagnie. Quels souverains serions-nous, alors ? Nous ne vaudrions pas mieux que celui de Monbrina.

Elle lui adressa un petit sourire et se dirigea vers le petit tas d’écorce où elle le reposa.

—Soit libre et heureux, peuple d’Aiguemorte.

Puis elle se dirigea altièrement vers l’une des sacoches qu’elle avait décroché de son cheval avant de descendre se mettre à l’abri. Alors qu’elle en extirpait un paquet, elle lui intima de fermer ses yeux et d’ouvrir ses mains. Elle s’approcha, regard malicieux, vers lui puis déposa son présent entre ses mains.

— Pour mon amateur de confiture. souffla-t-elle dans ses oreilles pour qu’il ouvre enfin les paupières.

Elle était impatiente qu’il découvre l’ouvrage qu’elle avait choisi ! Le traité sur les confitures de Nostradamus ! C’était peut-être moins original mais elle espérait que cela lui plairait. Peut-être qu’ils pourraient faire un jour leurs propres confitures, ici à Aiguemorte ?

Bien sûr, l’idée d’avoir un cloporte de compagnie devait lui sembler bien saugrenue. Et voir ce petit air sceptique mais discret se peindre sur les traits de sa reine l’amusa davantage, bien loin de le blesser en quoi que ce soit. Tandis qu’elle hésitait, il eut un sourire en expliquant, avec emphase :

— Toute reine qui se respecte doit avoir un cloporte de compagnie, ma Reine.

Il fit une pause, la regarda replacer le petit cloporte sous l’écorce avec ses compagnons et approuva en se redressant d’un bond, joyeusement :

— Mais je suis bien d’accord ! Laissons les petits êtres forestiers en paix !

Une fois cela fait, elle se dirigea vers une sacoche qu’elle avait emportée avec elle. Il la regarda farfouiller à l’intérieur, cherchant il ne savait quoi. Il ne put lui demander puisqu’à cet instant, elle lui intima de fermer les yeux et de tendre ses mains. Il obéit sans protester. Il entendit ses petits pas venir vers lui sur le sol de la grotte et déposer quelque chose dans le creux de ses mains ouvertes. Ça ressemblait à…

— Pour mon amateur de confiture, souffla la voix bien connue de la plus belle des reines.

Il ouvrit alors les yeux. Et son sourire devint immense quand il lut le titre de l’ouvrage qu’il tenait. Le traité des confitures. Un sacré cadeau !

— Tu peux être sûre que j’en prendrai grand soin et que je penserai à toi à chaque fois que je le consulterai !

Il déposa le traité sur son lit, pour ne pas l’abîmer, et la serra fort dans ses bras en guise de remerciements. Parce qu’à vrai dire, le plus beau cadeau qu’elle pouvait lui faire, c’était d’exister et d’être là avec lui.