[20 décembre 1597] - Charité -quasi- sans malice [Terminé]

La veille de son anniversaire, Coldris avait eu la surprise de remarquer une place vacante dans la bibliothèque du salon de réception. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour découvrir qu’il s’agissait du Coran. L’un des exemplaires dont il disposait du moins, le deuxième se trouvant à l’étage dans sa bibliothèque de travail. Comme Alduis passait par là, il l’interrogea à ce sujet. Ce fut dans une attitude parfaitement nonchalante qu’il lui annonça l’avoir offert au Cardinal Cassin lors de sa venue « pour apprendre à connaitre ses ennemis ». Il lui avait adressé un regard sévère face à cette insolence dont il avait une nouvelle fois fait preuve, mais une fois seul, il s’était en réalité beaucoup amusé de l’idée. Ce qu’il aurait voulu voir la tête du Cardinal en recevant ce livre impie ! Cela avait sans doute valu le détour. Tant pis.

En tout cas cet incident quasi diplomatique, lui fournissait aujourd’hui une occasion en or de parachever son plan concernant Alexandre. L’amant de son fils était en ce moment en train de croupir dans l’une des sinistres geôles de la Prévôté pour homosexualité. Amant qui n’était rien de moins que l’esclave du Cardinal dont la passion pour la chasse n’était plus à démontrer. Et si Coldris aimait à chasser les biches, lui avait une préférence pour les boucs. Chacun ses goûts. En revanche, il ne doutait pas qu’il y avait la matière à négociation pour récupérer l’esclave infirme et homosexuel. En fait, c’était même un acte de pure charité chrétienne que de l’aider à s’en séparer, sans parler du fait que ce serait terriblement dommage de tacher une si belle robe pourpre.

C’était dans son bureau du palais royal qu’il avait choisi de le recevoir. Une imposante pièce aux éclatantes boiseries couvertes de dorures. Au fond se trouvait un bureau fort simple et terriblement dépouillé. Derrière, au-dessus de la cheminée, un large miroir vénitien surplombait la tablette en marbre et augmentait encore l’impression d’espace. Sur la droite, un colossal globe porté par un Atlas sculpté dans un bois exotique rappelait qu’il s’agissait du bureau du ministre des Affaires étrangères. Si un pan de mur était quant à lui dédié à l’exhibition d’une bibliothèque, c’était surtout l’immense table de travail de six mètres par deux qui attirait le regard du visiteur. Sur le plateau était peinte une carte du monde aussi précise qu’il était possible de le faire. Bien évidemment, le Saint Empire monbrinien trônait au centre de cette œuvre, fruit de l’étroite collaboration entre un artiste et un cartographe. Ce que bon nombre ignoraient en revanche, c’était que l’astucieux mobilier pouvait se retourner -moyennant plusieurs dizaines de paires de bras- afin d’afficher une carte du continent. Combien d’heures n’avait-il pas passé sur celle-ci en compagnie de Gérald der Ragascorn à planifier leurs projets de conquêtes…

- Votre Excellence? Son Éminence le Cardinal Cassin vient d’arriver.

Coldris donna ordre de le faire conduire. Aujourd’hui, c’était le monde qui s’étalait à ses yeux, et de là où il était, le Vatican n’était rien de plus qu’une ridicule petite poussière, qui, une fois privée de son influence dans l’Empire disparaitrait purement et simplement de ses considérations dans un discret souffle.

L’homme en robe pourpre passa les portes. Coldris se leva, mains appuyées sur son bureau.

- Votre Éminence, c’est un honneur et un plaisir de vous recevoir. accueillit-il chaleureusement.

Matthieu avait passé les derniers jours après l'arrestation à tourner comme un lion en cage tout en préparant discours, preuves et arguments pour le procès. Il restait dans sa chambre, ne souhaitant de toute façon voir personne. Son frère, les rares fois où il l'avait croisé ne semblait pas bien approuvé et, comble de son malheur, sa nièce semblait même l'éviter. Cela lui avait pincé le cœur, bien plus qu'il n'aurait voulu l'admettre. Heureusement, Cecilia était toujours là et faisait d'ailleurs de son mieux pour le seconder. Que ferait-il sans elle d'ailleurs ? Il avait l'impression de tout oublier... Heureusement que tout allait bien.

C'était surtout son sommeil qui l'inquiétait. Il faisait de plus en plus de cauchemars, dont il ne se souvenait même plus au réveil. Il avait eu beau prier et faire des ablations à l'eau bénite, rien n'y faisait ! Il allait pourtant bien faire quelque chose car des cernes commençaient à se former sous ses yeux et il espérait grandement ne plus en avoir pour le procès. Cela ferait désordre.

En attendant, il était invité au palais. Il grinçait un peu des dents d'y retourner à cause des mauvais souvenirs que cela lui provoquait. La dernière entrevue avec le roi avait été un fiasco total mais il espérait que la suivante serait meilleure. Il projetait de présenter le sorcier quand l'affaire serait presque faite, pour montrer au roi les travers des infirmes et ainsi lui ouvrir les yeux, selon les recommandations du Saint Père. En attendant, il se trouvait à remonter les couloirs avec un petit page.

Que pouvait bien lui vouloir Coldris de Formart ?

C'était la question qui tournait en boucle dans son esprit. Il n'aimait pas les politiques, il souhaitait s'y frotter aussi peu que possible. son oncle lui avait d'ailleurs bien fait comprendre qu'il était très mauvais à cet exercice. Il serra les dents en repensant aux impairs qui lui avaient valu des coups de fouet. Les cardinaux, il savait les prendre, il avait appris sur le tas. Les politiques profanes, c'était autre chose. Et si tout ce qu'on lui avait dit à propos de Coldris de Formart était vrai, il avait intérêt à être sur ses gardes. Il avait pris le Coran avec lui, se félicitant de ne pas l'avoir jeté au feu bien qu'il lui brûle presque les doigts. Si ce n'était que cela, ça irait, il le rendrait et l'affaire serait réglée... Cependant, il sentait qu'il y avait plus. Ce plus ne lui plaisait pas beaucoup.

Cependant, arrivé à la porte, il se composé une figure droite, noble et digne et, après qu'on l'eut annoncé puis autorisé à entrer, il se présenta dans le bureau. Fort bien décoré, même s'il ne s'y attarda point. C'était l'homme qui était à surveiller, les meubles étaient bien loin d'être capables de lui sauter dessus comme un loup sur un agneau.

Face au maître des lieux, il inclina la tête.

- Excellence. Votre invitation m'honore.

Il montra alors le livre, un peu écorné et avec quelques pages froissé dues à sa malheureuse tentative de vol dans sa chambre d'hôtel.

- Je vous ai rapporté votre livre. Je vous prie de m'excuser, il se peut qu'il soit tombé.

Où, quand, comment, il espérait que ce ne soit pas la question. Mentir était un péché, il n'avait pas l'intention de commencer aujourd'hui.

C’est d’un pas digne que le Cardinal Cassin entra dans son bureau. Après un échange de salutations protocolaires, Coldris lui indiqua un fauteuil face à son bureau. Il remarqua tout de suite les cernes bleuâtres sous ses yeux. Il fallait croire que rien ne valait le laudanum pour s’affranchir des insomnies. Il lui en aurait bien proposé, mais sans doute préférait-il boire de l’eau bénite.

- Je vous en prie, installez-vous Votre Eminence, vous me semblez fatigué.

La chasse était une activité aussi épuisante qu’excitante. Il venait de sonner l’hallali du sorcier et attendait désormais la curée avec impatience. Coldris se rassit et lui adressa un sourire lorsqu’il évoqua son livre avant de secouer la tête.

- Gardez-le ou brulez-le en même temps que le sorcier, cela m’est égal, mais la bienséance interdit de rendre un cadeau, c’est fort déplacé, quand bien même celui-ci vous déplairez. Sans parler du fait qu’il est désormais abimé.

En réalité, ces histoires de sorcellerie et de bûcher lui passaient largement au-dessus de la tête. Il les jugeait au mieux archaïques, au pire barbares. Il ne comptait pas non plus lui faire part de l'avis déjà bien tranché de son petit-fils à ce sujet. Il entrelaça donc ses doigts et poursuivit tout naturellement :

- Je suis navré que votre venue à Fromart se soit achevée ainsi. J’espère que vous ne m’en voulez pas trop de posséder des ouvrages hérétiques chez moi. Vous comprendrez certainement qu’ils sont indispensables à l’exercice de mes fonctions. Il est important de connaitre la culture de nos voisins pour mieux négocier avec eux. Il est cependant fort malheureux et déplacé que le choix de mon fils se soit porté sur le Coran.

Après tout, il aurait pu choisir un roman, un livre politique, historique ou… érotique. Quoiqu’à bien y réfléchir, il aurait sans doute jugé les trois quarts des ouvrages impies de son point de vue. Cela n’avait de toute façon pas grande importance, car ce n’était qu’un prétexte à une autre négociation.

- Je tenais donc à m’excuser et à vous offrir réparation pour l’embarras qui a été votre.

Matthieu avait l'impression d'être entrée dans une arène, de celle que son frère admirait tant quand ils étaient petits. Certes, Joseph avait au moins réussi à égaler quelque peu les gladiateurs, lui. Mais tant qu'à faire, il aurait préféré laisser cela à son frère... Il s'installa, après un léger sourire. Mais bien sûr que ça se voyait... Il avait cru pouvoir le cacher ? Imbécile... Il s'installa aussi confortablement que possible dans ce fauteuil, espérant ne pas rester là trop longtemps.

Il plissa les yeux à sa remarque plus que douteuse. Il regarda le livre et le rangea, presque comme un enfant boudeur. Il avait comme l'intuition que, bien que l'expression soit différente, l'esprit du père et du fils était tout aussi mauvais.

- Soit.

Bon et maintenant, le sujet principal ? C'est qu'il avait autre chose à faire lui aussi... Il se redressa et hocha la tête.

- Je le regrette certainement tout autant que vous. Et pour ce qui est des ouvrages, ma foi, j'imagine que vous êtes un homme de culture.

Il n'y avait guère que cela comme explication, à moins que tous les dirigeants de ce pays soient définitivement tous des hérétiques. Et puis après tout, ce ministre avait effectivement l'excuse de ne pas avoir un ministère facile. Il respira un bon coup puis secoua la main.

- Il est pardonné, je ne lui en tiendrai pas davantage rigueur.

Après tout, leur Seigneur leur avait enseigné le pardon et ce ne serait jamais qu'un enfant gâté de plus sur sa route. Il secoua la tête cette fois quand il fut question de réparation.

- Oh non, laissez donc. Après tout, le pardon est une des plus belles actions que peut accomplir un chrétien.

En espérant surtout ne plus jamais recroisé cette figure, surtout pas devant un autel.

Matthieu rangea le livre, boudeur. Qu’importe, le sujet n’était pas vraiment là au fond et il manquait cruellement d’humour.

- En effet, je suis particulièrement fier de la collection dont je dispose désormais, tant pour sa qualité que sa variété, et si certains vous rendraient certainement aussi rouge que votre cappa magna, d’autres ne manqueraient pas de susciter votre intérêt, j’imagine.

Le Cardinal, en bon chrétien, offrit son pardon à son fils. Ce dont il se fichait éperdument au fond, mais il fit mine d’être profondément soulagé et touché par son geste.

- Cela me met encore plus dans l’embarras de vous savoir si prompt au pardon face à cette intolérable insulte. avoua-t-il dans un soupir. j’ai entendu dire que l’un de vos esclaves, l’infirme à béquille avait été arrêté sur des accusations de… Relations contre nature. articula-t-il avec un dégoût qui pour le coup n’avait rien de feint

Il avait beau commencer à accepter que son fils n’aimerait jamais les femmes, la chose lui était parfaitement incompréhensible et l’idée de deux hommes dans un même lit lui hérissait les poils. C’était plus fort que lui. Il avait beau savoir que cela se faisait, que cela pouvait être toléré… Il aimait trop les femmes pour envisager ce type de relation. C’était… viscéral.

- Cela doit être terriblement embarrassant pour vous d’être associé à cela, qui plus est à la veille d’un procès de sorcellerie concernant un infirme. Qui sait comment cela pourrait vous éclabousser, Votre Éminence. Aussi, n’est-ce pas grand-chose, mais j’ai songé que je pourrais éventuellement récupérer le problème à ma charge avant qu’il ne s’ébruite dans les ruelles braktennoises et autres salons. Ce serait la moindre des choses après ce fâcheux incident.

Ses doigts entrelacés pianotaient légèrement sur le dos de ses mains, attendant quasi fébrilement sa réponse. Allait-il mordre à l’appât. Ce serait si pratique. Évidemment, récupérer Alexandre n’était que la cerise sur le gâteau ou plus exactement la carotte dont il avait besoin pour se passer du bâton.

Matthieu s'obligeait à rester sur ses gardes mais devait bien s'avouer que s'il s'agissait de passer en revue la bibliothèque du ministre, il préférait passer son tour... Son trait d'esprit le fit plisser les yeux. Il avait quelque chose dans cet homme qui ne lui plaisait pas. Une malice, un flirt avec des choses qu'il préférait ignorer. Il réfléchit quelques secondes à une réponse neutre.

- Eh bien, cela doit être une collection fascinante.

Voilà... Ça, c'est fait... Matthieu soupira légèrement en le rendant prendre un air navré. Matthieu se méfiait. Il se méfiait de tous les sentiments qui passaient dans ses yeux, de tout ce qui se peignait sur son visage. Son poil se hérissa quelque peu à la suite. Il se rappelait des paroles d'Alexandre. Il voulait le croire... Mais après tout, c'était un infirme. Il était coupable, comme les autres... Son doigt tapota le bureau.

- En effet... Mais je veux espérer que c'est une regrettable erreur et des calomnies.

Il pinça les lèvres, particulièrement au ça. Ce n'était pas particulièrement agréable. Il songea au Pape. Si cela remontait à ses oreilles... Il secoua la tête avant d'entendre la proposition. Ses sourcils se froncèrent aussitôt, sans aucune précaution.

- Récupérer le problème ? Qu'entendez-vous par là ?

Il s'avança un peu, osant planter son regard dans celui du ministre. Ce n'était peut-être pas un bleu glacial mais c'était un brun déterminé. Un regard qui voulait des réponses.

Bien sûr que sa collection était fascinante. Il aurait été ravi de la lui présenter, mais là n’était pas l’objet de la discussion. Il voyait bien à ses sourcils qui s’écrasaient légèrement sur son regard de rapace qu’il tentait de percer à jour ses intentions. Qu’il ne s’inquiète pas tant, il les connaitrait bien assez à tôt ! Du moins pour la surface. Les profondeurs de l’océan restaient insondables même pour un homme de Dieu.

Des calomnies ? Oh non. Il secoua la tête d’un air désolé. Oh si seulement c’était des calomnies ! Et le pire était qu’il ne mentait pas ! Tandis qu’il parlait, il observait avec attention chacune de ses réactions. Formidable, l’idée semblait cheminer aussi rapidement que ses propres paroles. Le cardinal se pencha subitement sur son bureau : avait-il ferré le saint rouget ? Il conserva son sourire pour son for intérieur, se contentant de répondre avec détachement :

- Vous m’avez bien compris, Votre Éminence : je vous propose de récupérer ce pot de suie qui risque de vous souiller avant que l’affaire ne s’ébruite.

Après un temps il ajouta :

- Ne tardez pas trop à me donner votre réponse, l’affaire risque de s’ébruiter prochainement. D’autant plus que le petit n’en est pas à sa première incarcération, je n’ose imaginer ce que les racontars iront amplifier et déformer. D’autant plus qu’il y a eu l’arrestation de ce sorcier au même moment. Vous connaissez le petit peuple aussi bien que moi-même : si apte à faire des amalgames -sans parler du fait qu’ils sont tous deux infirmes- de là à ce qu’il soit accusé de s’adonner à d’abjectes relations avec du bétail, il n’y a qu’un pas dans l’imagination populaire.

Il pencha la tête, les doigts toujours entrelacés et posés sur son bureau.

La belle répartie de Matthieu fut balayée très facilement. Trop facilement. La façon dont cet homme pouvait affirmer ou infirmer une chose d'un simple hochement de tête, tout en implantant un doute durable et conséquent dans l'esprit de son hôte, le terrifiait. Il haussa un sourcil par la suite. Un pot de suie ? Que voilà une étrange métaphore. Quoique... Il inspira avant de réfléchir. En effet, un infirme qu'il gardait près de lui, en pleine affaire contre un sorcier boiteux... Certes, il s'était déjà justifié mais les gens oubliaient. Et quand ils oubliaient, ils commençaient à penser et, plus important, à dire des choses. le figure de Matthieu changea peu à peu avant qu'il ne considère réellement la proposition. Il tourna légèrement la tête pour fixer un point, sur le bureau.

- Oui, vous avez raison... Les infirmes vivent à la marge de l'ordre établi, leurs hérétiques pratiques réveillent chez le peuple ses instincts les plus vils. Et il faut y mettre un terme.

Il avait presque murmuré ces mots, comme s'ils étaient seulement pour lui, notamment les derniers. Oui, il fallait en finir... Ne pas tarder à réfléchir ? C'était tout réfléchit. Après tout, qu'en avait-il à faire de cet esclave ? Et puis, il avait Cecilia maintenant et sincèrement, il la trouvait bien plus efficace et moins bavarde - ce qui était un avantage non négligeable. Il redressa la tête.

- très bien, alors je vais vous la donner maintenant : vous pouvez vous en occuper. Vos arguments sont tout à fait recevables et juste. Il serait de mauvais ton que ma réputation prenne un coup maintenant.

Il se redressa davantage.

- Alors, comment voulez-vous procéder ? Je vous amène mon titre de propriété et je vous laisse régler les détails obscurs de cette histoire ?

Il me semble que c'est votre spécialité. Mais ça, mieux valait le penser que le dire.

Coldris laissa l’idée cheminer dans l’esprit de son saint invité. Ses calculs le menèrent bien rapidement au même résultat que les siens : un infirme prétendu homosexuel était un poids bien trop lourd à porter pour un homme de son exemplaire grandeur. Que dirait-on si l’expert en démonologie se retrouvait éclaboussé d’un tel scandale ? Solidement ancré à son bureau, il observait les réactions successives qui se peignèrent sur son visage. Il appuya d’un hochement de tête sa conclusion tout juste murmurée. C’était tout à fait cela : pourquoi s’embarrasser d’un individu qui ne lui apporterait rien de bon ? De là à transformer Braktenn en Sodome, il ne fallait pas exagérer non plus. Enfin, il n’allait pas le contredire alors qu’il touchait au but.

- Une sage décision, Votre Éminence.

Stoïque, il observa le cardinal s’étirer vers le haut plafond sculpté. Il dissimula sa jubilation sous son impassible sérieux.

- Tout à fait, nous établirons un simple transfert de propriété comme il s’en fait tous les jours, une simple formalité. Concernant les détails obscurs rien ne vaut l’éclairage de quelques flammes pour les faire sombrer dans l’oubli.

Ça et quelques étrennes savamment distribuées aux agents de la Prévôté pour leur bonne coopération aux affaires de l’État. Il était maintenant l’heure d’évoquer, une seconde requête qui lui tenait nettement plus à cœur. Bien plus délicate à formuler, mais qui ne tentait rien, n’avait rien n’est-ce pas ? La Fortune aimait qu’on la commande avec audace après tout.

- Je vous remercie pour votre confiance dans cette affaire, Votre Éminence. Vous pourrez d’ailleurs compter sur ma pleine coopération dans votre affaire, si cela s’avérait nécessaire. Son regard vogua un court instant vers le globe avant de revenir vers celui de son interlocuteur. Il se trouve que j’aurais également une faveur à vous demander, si vous le permettez...

Et il pouvait bien lui demander puisqu’il se trouvait désormais être son débiteur. N’avait-il pas dit qu’il n’y avait rien à pardonner, un peu plus tôt ? Un esclave embarrassant contre un présent provocateur, ce n’était pas complètement équitable, non ?

- Rien de bien méchant, n’ayez crainte, il s’agit d’un simple papier.

Matthieu ne fit que vaguement hocher la tête. Maintenant que cette affaire était réglée, il souhaitait partir aussi loin que possible de ce lieu. Il fut ravi de voir que le bout de papier qui l'enchainait pour l'instant à Alexandre ne poserait pas de problèmes. Il acquiesça de nouveau, préférant ne pas savoir quelle combine il emploierait pour sortir l'infirme des geôles.

Cependant, il sentit que le ministre n'en avait pas encore fini. il plissa les lèvres et haussa un sourcil.

- Quel genre de faveur ?

Il le sentait fébrile, peut-être impatient mais il aurait poussé la supposition trop loin. "Rien de bien méchant", il aurait volontiers interprété cela comme une litote... Il déglutit avant de demander d'une voix monocorde.

- Un papier ?

Le cardinal arqua un sourcil à sa demande. Sans doute était-il en train de se demander quel genre d’idée saugrenue allait bien pouvoir jaillir de cette bouche impie qui était la sienne. Il se méprenait pourtant, car la chose n’avait rien d’extravagante ou même de pernicieuse. Il n’y avait pas là de quoi avoir peur. Il hocha lentement la tête.

- Un acte de naissance. Les évènements ont fait que cet enfant en a été privé jusque-là. Et si cela peut vous rassurer, il n’y a aucune fourberie de ma part là-dedans. Je vous jure devant Dieu que ce lien de parenté est parfaitement réel et avéré. Sa mère vous l’aurait confirmé si elle était toujours en vie.

Il devait au moins cela à Sarkeris. Peu importe si lui n’y accordait aucune importance. Il aurait dû hériter au moins de sa mère et il ne tolérait plus l’idée qu’il ne soit « personne ». Cela ne l’empêcherait pas de naviguer et de vivre sa vie comme il l’entendait, Coldris savait pertinemment que ce n’était pas à presque trente ans qu’il lui ferait changer de vie, mais sa filiation demeurait importante pour lui. Il devait être le fils officiel de Sophie et serait également légitimé pour pouvoir hériter en lieu et place d’Alduis s’il par malheur quelque chose devait lui arriver.

Le ministre semblait confiant. Matthieu s'avança un peu plus pour écouter attentivement et pencha la tête. Tiens donc, un acte de naissance ? Il trouvait le fait particulièrement étonnant... Les circonstances de la naissance devaient être particulières... Était-ce encore un des nombreux bâtards qu'on prêtait à cet homme ? Il plissa un peu les yeux.

- Je vois... Pourrais-je demander quelles ont été les circonstances ? N'a-t-il pas pu être baptisé ? Si c'est le cas, permettez -moi de vous dire qu'il serait sage de le faire le plus vite possible si cela n'a pas pu être fait. Quel âge a-t-il d'ailleurs ?

Il hocha la tête à la suite. Oh mais il le croyait, nul besoin de savoir qu'un tel homme ne reconnaitrait pas un enfant à la légère... Et curieusement, un frisson lui parcourut la colonne vertébrale, comme s'il sentait que cette demande allait amener bien des choses... mais après tout, il n'était pas concerné.

Le cardinal semblait étonné de sa demande et il y avait sans doute de quoi. Ce n’était certainement pas tous les jours qu’on lui demandait de rédiger un acte de naissance a posteriori. Il avait l’air suspicieux, pourtant il n’y avait -pour une fois- nulle anguille sous roche. Il acquiesça à sa demande parfaitement légitime.

- Je vous épargnerai la trop longue histoire menant à cet évènement, mais tout ce que vous avez besoin de savoir c’est qu’il est né sur un bateau durant une tempête tandis que sa mère retournait, elle, auprès de notre Seigneur. Je sais qu’il a été baptisé par le capitaine du navire au moment des faits et croyez-moi certains pour ne pas dire certaines auront prié pour qu’il la rejoigne rapidement. Le fait est qu’il aura vingt-neuf ans cet été.

Il avait réussi à fournir tous les détails nécessaires sans tressaillir une seule seconde. Et pourtant, il lui suffisait de penser à ce funeste jour pour qu’il n’entende les griffes crisser le long des parois qui les retenaient prisonnières. Il n’aurait pas fallu grand-chose pour qu’il ne cède à son cœur opprimé par ce glacial étau. Il se sentait pourtant étonnamment serein. Comme si elle était là, ses mains posées sur ses épaules en soutien. Il regretta tout de même l’absence de breuvage pour réhydrater ce gosier qui s’asséchait. À combien de questions de ce genre devrait-il encore répondre avant qu’il lui dise si oui ou non, il accédait à sa demande ? Dire qu’ils auraient dû être mariés…

Matthieu écouta attentivement la suite et baissa aussitôt les yeux.

- Oh, je vois. Veuillez excuser ma méprise, je pensais qu'il s'agissait encore d'un nouveau-né. En tous les cas, c'est un miracle et puisse l'âme de la mère de ce jeune homme reposer en paix au Paradis.

Il tapota un instant ses doigts sur le bureau, ne pouvant s'ôter certaines questions de l'esprit. malgré tout, il préféra les taire et les garder pour lui. Il en resta donc aux pures formalités.

- Bien... et donc, avez-vous un papier que nous puissions le faire maintenant ?

Après tout, autant faire une pierre deux coups. Il voulait croire que cet enfant avait juste été privé d'acte de naissance par sa naissance particulière et que lui ne faisait que rétablir un ordre établi des choses. Inutile d'aller plus loin, car il sentait bien qu'il était exclu qu'il dise non.

Coldris hocha la tête compréhensif. Bien entendu, le cardinal s’était imaginé qu’il s’agissait d’un nourrisson ou tout au plus d’un bambin. Qui pouvait s’imaginer que l'on vienne réclamer un acte de naissance après vingt-neuf ans ?  Cela paraissait complètement fou et c’était bien pour cela qu’il avait besoin de lui. Thierry aurait bien pu lui écrire cet acte de naissance, mais il n’avait pas la légitimité d’un cardinal et encore moins d’un  Cardinal Cassin. Personne n’irait remettre en cause cette déclaration et il se garderait bien de le mentionner auprès de cette vieille peau lorsqu’il lui enverrait ses habituels remerciements floraux en août prochain.

- C’est parfaitement naturel. J’ai bien conscience que cette situation est pour le moins inhabituel. Je l’aurais fait plus tôt si je ne l’avais pas cru mort.

Et qu’il n’avait pas passé ces dix dernières années à se demander s’il le reverrait un jour, chaque fois qu’il quittait le sol monbrinien pour quelques contrées exotiques. Et c’était pour cette même raison qu’il s’était arrangé pour le faire naviguer autour du continent, dès que l’occasion se présentait. Le risque était le même, mais les nouvelles plus fréquentes et l’angoisse de le perdre à nouveau bien plus courte.

Coldris arqua un sourcil en le surprenant pianoter pensivement sur le plateau de son bureau. Qu’allait-il encore lui demander ? Il garda pour lui ce soupir d’exaspération qui menaçait de s’échapper. Ce fut finalement une simple demande de papier. Question rhétorique à laquelle il s’empressa de répondre en ouvrant l’un de ses tiroirs afin d’en sortir deux feuilles qu’il disposa devant le cardinal, ainsi qu’une plume et de l’encre. Il anticipa ce qu’il imagina être ses questions suivantes :

- Sarkeris de Fr… Farnende est né le 21 août de l’an de grâce 1569 à bord d’un navire parcourant le détroit de Lodmé. Fils de Sophie de Farnende, veuve de Quentin de Malvarelle, et de Coldris de Fromart.

Il reprit son inspiration à la fin de cette déclaration d’identité qu’il avait prononcée d’une traite -si l’on exceptait le léger accroc sur son nom de famille-. Hésitation qui n’aurait bientôt plus lieu d’être. Enfin l’essentiel était pour l’heure qu’il retrouve au moins sa filiation maternelle.

- Avez-vous besoin d’autre chose ? s’enquit-il simplement

Matthieu tâchait de ne pas trop y réfléchir. Avait-il retrouvé cet enfant récemment ? Peut-être bien... En tous les cas, mieux valait obéir puis déguerpir au plus vite. Il se doutait qu'il tenait à ce que ce soit lui qui le fasse pour des raisons de légitimité... et parce qu'il se doutait peut-être qu'il voulait purger cette ville de toute cette vermine de prêtre pour les remplacer par des ecclésiastiques moraux. Autant prendre l'un d'entre eux dans ce cas...

Il hocha la tête à l'explication du ministre. Il tut ses questions, conscient qu'elles seraient certainement prise pour du babillage. La suite lui donna raison. Il semblait l'agacer. Parfait ! Il le laisserait tranquille après cet entretien dans ce cas... Matthieu prit la plume de bonne grâce et attendit. Il fit bien, car le début fut hésitant. Il releva les yeux un instant vers le ministre avant de noter consciencieusement. Il en fit deux exemplaires et les signa chacun. Il se lavait les mains de la suite. Il devinait que ce serait très certainement compliqué mais c'était là des affaires de puissants. Il prit une inspiration avant de tendre une feuille au ministre. Il conserva l'autre de son côté. Il secoua la tête.

- Non. Tout de bon. A présent, je pense que je peux vous laisser. J'ai suffisamment abusé de votre temps.

Et je veux partir d'ici au plus vite... Mais ça, encore une fois, mieux valait ne pas le dire à voix haute...

Coldris lui dicta les informations nécessaires qu’il inscrivit sur une première feuille avant de les recopier sur la seconde. Durant tout ce temps, le ministre n’avait pas cessé d’observer les lettres qui se traçaient au fur et à mesure sous la pointe de la plume. Ce n’était pas cela qui compenserait les dix-huit années perdues, mais avoir cette feuille entre les mains avaient quelque chose d’apaisant, comme si enfin justice commençait à être faite.
Le Cardinal emporta un exemplaire pour l’évêché et se pressa de prendre congé. Décidément, même lorsqu’il essayait d’être agréable et respectable, Dieux et ses hommes semblaient le fuir. Qu’importe, il avait de toute façon bon nombre d’autres dossiers à traiter aujourd’hui comme ce rapport du gouverneur d’Iswyliz fraichement déposé par un coursier au petit matin.
Coldris se leva en s’appuyant sur son bureau.

- Permettez-moi de vous remercier derechef pour cette visite ainsi que pour votre complaisance, si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous savez où me trouver.

Il inclina doucement la tête et laissa l’homme s’échappait de son bureau.

Matthieu sentit le regard du ministre sur lui et fit cela rapidement. Lorsqu'il le remercia, il jugea qu'il pouvait se lever. Matthieu inclina le buste.

- Bien entendu et je vous remercie également, Excellence.

Quant au service... Il verrait mais il espérait ne jamais avoir besoin de demander quoique ce soit à cet homme. En sortant du bureau, il se permit même se prier Dieu pour que cela n'arrive véritablement jamais.