[5 septembre 1597] Aux hasards des rues [Terminé]

Fin d'après midi.

Hilde avait rangé ses paquets et les trainait sur son dos avant de reprendre la route vers la forêt. Elle ne voulut pas passer la nuit en ville cette fois. L'achalandage était dense et se faufiler demandait de la concentration. Hilde ne se rendit pas compte tout de suite, en reculant pour éviter une horde de moutons, qu'elle écrasait quelqu'un avec son sac.
— Oh, veuillez m'pardonner, il y a tant de monde, mais... Je vous reconnais, on s'est déjà croisé! Vous allez bien?

Sur une chariote de piètre qualité, le jeune Tristan la regardait.


( j'me suis permise de l'imposer)

Tristan était encore perdu dans ses pensées tendis qu'il roulait lentement au gré des rues. Il venait d'accomplir sa mission auprès d'Alexandre et devait maintenant rejoindre Lucrezia pour lui remettre son papier. Il avait l'esprit toujours occupé par le sort qui serait réservé au pauvre libraire. Son corps se remettait du début d'après-midi passé à danser sur le parvis, profitant de la musique des ménestriers qui étaient venus y jouer.
Soudain, alors qu'il filait en direction de la rue Sourde et de Lucrezia, une voix l'interpella. Il dut quitter ses idées, laisser son esprit redescendre au milieu du monde des vivants, abandonnant les couleurs et les visions qui le tenaient. Il se retourna et un sourire fleurit à ses lèvres.


-- Oh ! Sœur Hilde ! B'jour ! Euh... oui, ça va bien, merci. Et vous ? Vos affaires sont bonnes aujourd'hui ?


Il avait une expression avenante, mais ses grands yeux encore pleins de l'inquiétude que lui causait l'incident autour d'Alexandre, avec qui il avait échangé quelques mots à toute allure à travers le petite fenêtre qui perçait l'épais mur de son cachot.

Hilde remarqua la moue troublée de Tristan, incertaine s'il s'agissait de son humeur habituelle. Cependant, elle chosit de demander quand même. Elle ajusta sans s'en rendre compte son langage à celui du errant, comme pour être au même niveau, comme pour éradiquer la trace peut-être gênante de son éducation.

-- Mes affaires sont c'qu'elles sont, une occasion de me balader. Mais ça va-ti?  V'semblez soucieux d'quelque chose. Des ennuis? Je peux peut-être aider?

Elle posa son sac de marchandise comme pour signifier qu'elle n'avait aucune presse. Sa journée était terminée, il lui restait quelques courses à faire sans urgence.

Tristan resta intrigué un court instant devant le changement de locution de la nonne. Elle parlait si élégamment devant le prêtre et Lénius, l'autre fois... S'harmonisait-elle à la musique de ses différents interlocuteurs ? Il répondit, d'abord très peiné :


-- B'en... l'fils Bellanger. Y est en prison. Je sais pas c'qu'il a fait exactement, mais y s'est fait pincer. Le pauvre. J'espère qu'il en sortira sans trop d'embarras... (Un temps, puis plus enjoué) Sinon pour moi ça va ! Y avait du monde aujourd'hui sur le parvis. Et des musiciens. J'ai pu danser et ramasser un peu d'argent ! Y a Eran aussi, le p'tit colporteur qui s'ballade dans le quartier, y m'a permis d'me faire un nouveau bijou !


Et justement, un collier aux fils multicolores orné de perles très subtilement mêlées au maillage, cliquetait à sa gorge. Ses teintes et ses sons accompagnaient ceux de la croix et des breloques mystiques qu'il portait déjà. Soudain, Tristan se dit qu'il était peut-être un peu trop coquet et vaniteux devant cette religieuse. Il rosit.

— Rien d'sérieux? J'veux dire, rien de dangereusement réprécible? Et vous, z'y êtes pas rattaché du moins?

Hilde eu un léger mouvement de recul. Elle ne put s'en empêcher. Elle espérait le geste assez subtil pour passer inaperçu. À la mention de confection de bijoux, Hilde se rapprocha pour mieux examiner l'objet. Les symboles moins chrétiens fascinaient la nonne. Elle ne s'en offusquait aucunement, mais l'assurance avec lesquels il les portait la rendit un peu plus inquiète. Pourquoi certains jouaient ainsi avec le feu? Il vallait mieux se terrer et demeurer discret pour pouvoir réellement vivre la vie que l'on voulait. Pourquoi certains étaient si insouciants?

— Je crois pas qu'on doit montrer c'genre d'accessoires.

Elle se trouva très brusque. Très austère. Craignait-elle pour lui, ou pour l'association de le voir avec elle sur la place publique? Hilde en était rendu là, à ce soucier de ses relations comme s'ils étaient pour être une forteresse ou une faiblesse contre elle. Elle posa des doigts incertains sur son front.

— Je m'excuse, je veux dire... Ils sont vraiment beaux, vraiment bien fabriqués. Les autorités pourraient les voir d'un mauvais oeil, voyez-vous. S'ils ont une dent contre vous, ça f'ra une charge de plus à vot' nom. Ça peut peser à la longue. C's'ra pas juste le piloti au final. Faites attention. (Un temps) Si la route est pas trop longue et cahoteuse, et si z'avez trop faim, vous pourrez v'nir à ma communauté pour vous r'faire la santé. Y'aura pas de gêne, hein, on est là pour aider.

Elle reprit son baggage en vue de refaire ses dernières courses.

Tristan reste silencieux quelques secondes devant la recommandation sèche de Sœur Hilde. C'était la première fois qu'il lui entendait une voix dure. Le prenait-elle pour un païen à cause de ses breloques ? Était-elle fâchée dans sa foi, contrariée par ces bijoux impies ? Ce qu'elle ajouta juste derrière rassura Tristan sur les intentions de la nonne : elle respectait les pendentifs et croyances de l'invalide, mais s'inquiétait seulement pour lui. Il tenta de se composer un petit sourire aussi doux que rassurant et :


-- Oh... Z'avez p't'être raison. Mais heureusement, j'suis magicien et danseur. Du coup j'sais pas, ça peut passer pour des accessoires excentriques et rien d'plus ? Juste d'jolis bijoux sans signification aucune. Après tout, j'manque pas d'porter aussi une croix pour brouiller les pistes. Enfin... Pas brouiller les pistes, c'pas c'que j'voulais dire : Jésis représente beaucoup pour moi, j'aime cette figure. Mais j'veux pas l'résumer qu'à la croix, la mort, le sang. J'voulais juste... compléter l'motif ? (Un temps, se tortillant les doigts) F'in v'là.... On m'a jamais ennuyé au sujet d'mes bijoux, dans ces rues, j'espère que ça va continuer. Mais je... j'vais y réfléchir ouais. Par les temps qui courent...


Il adressa un dernier regard interrogateur à la religieuse, tandis qu'elle refaisait ses bagages et s'apprêtait à partir. Elle portait bien son nom, elle était sage et prudente. Sans doute devrait-il l'écouter. Qu'allait-elle penser de son maladroit argumentaire, avant que de s'en retourner ?

Hilde fut rassurée qu'il ne prenne pas mal son propos. Son corps se détendit un peu puis elle lui sourit.

-- Des accessoires de scènes, pas fou. D'meurez prudent quand même. On sait jamais... ça m'fait penser. Vous avez-ti revu c'prêtre? Çui qui nous importunait l'autre jour. C'est ce genre de personne (elle se mordilla les lèvres de médire sur quelqu'un) qui pourrait tout grossir hors de proportion. J'espère qu'il vous a point dérangé plus longtemps. J'espère qu'il... nous a oublié pour être franche. J'aime mieux n'point soulever de poussière. Je sais pas c'qui m'a pris... Mais j'vois que vous aviez peut-être une route à reprendre, je vous retiens plus. (Hilde baissa le ton). Si vous demeurez discret, je peux aider. Avec n'importe quoi, je verrai ce que je peux faire, surement pas beaucoup. Si jamais un jour...

-- Le prêtre de l'aut' fois ? Euh... Non Dieu merci, j'l'ai jamais recroisé. Et j'espère çà qu'il va nous fiche la paix, à vous, à Lénius et moi.


Il hocha la tête quand la nonne lui recommanda la prudence et, à sa proposition d'aide, il souffla :


-- Grand merci, ma Sœur. J'm'en souviendrai.


Il la salua, la laissa s'éloigner, et déjà, Tristan se demandait si l'abbatiale de la Garde-Prudence ne pourrait pas accueillir un temps Alexandre : hors de question, une fois arraché aux mains de la prévôté, de le laisser retourner avec son infecte père qui l'achèverait en le battant.