[6 sept 1597] Un incident de service [Terminé]

Il le savait. Il l'avait senti. L'accueil de ce stupide chat causerait tôt ou tard des ennuis et ce n'était que pour le plaisir de sa fille qu'il avait autorisée l'esclave aveugle à le conserver. Cette esclave, d'ailleurs... Elle ne valait pas grand chose et ne semblait guère capable de garantir la fiabilité absolue de son animal comme elle le prétendait. Marthe venait de venir rapporter à Prosper la toute récente bêtise de Crépuscule : un précieux vase renversé par le félin dans le grand salon ne manquerait pas d'affadir la décoration de cette pièce et de courroucer la comtesse. Sans parler du prix mirobolant qu'il avait mis dans son achat.
Il fallait sanctionner Claire. Comment ? Le maître l'ignorait encore et réfléchissait. Il l'avait envoyée chercher afin de régler au plus vite l'incident, en attendant l'arrivée de Messire de Wollenbach, que le sieur de Monthoux avait fait convier à nouveau pour lui causer du prochain bal à la Cour. En effet, il se murmurait dans la noblesse que Sa Majesté en personne allait convier les aristocrates pour de somptueuses agapes. Prosper, particulièrement proche du monarque, envisageait de lui présenter en bien le jeune Emeryc, qui ne pourrait en retour que lui être reconnaissant. Il fallait avant cela entretenir le sieur de Wollenbach de ses intentions quant à cette grande réception. Y irait-il ? Avec qui ? Souhaiterait-il être introduit par Prosper ?
Il n'eut pas le temps de songer davantage à cela : l'ombre rigide de l'esclave qu'il avait envoyé chercher l'aveugle approchait.

Jérémie ne disait mot. Osait à peine respirer. Il gardait les poings serrés à s'en mortifier la chair et ses yeux ne se détachaient pas des dessins mathématiques du parquet sous ses pas. Il savait que Monthoux punirait Claire. Il avait dû aller la chercher et lui annoncer que le maître la réclamait. Mais l'esclave ne s'était même pas senti le courage d'en formuler la raison. Sa pauvre amie s'en doutait d'ailleurs déjà probablement.
Le jeune homme pénétra dans l'antichambre, Claire dans sa suite. Il posa genou à terre et attendit, l'estomac retourné par avance à la seule idée de ce qui risquait de suivre.

Claire avait vu cette nuit que la journée se passerait mal. Elle avait même cru que ce serait elle qui briserait le vase tant ses mains tremblaient toute la journée. Pourtant, c'est le miaulement dépité de Crépuscule qui avait suivi le fracas. Marthe avait tant crié qu'elle avait cru un instant devenir sourde. La brûlure de la prise de l'intendante lui restait sur le bras. Elle n'avait pas pleuré, même si l'envie ne lui en avait pas manqué. Dame Rose n'aurait pas été fière si elle l'avait fait. Elle devait déjà être fâchée qu'une telle faute se soit produite.

Quand Jérémie était venu la chercher, elle s'était levée et l'avait suivi sans faire d'histoire. Elle avait gardé Crépuscule dans ses bras. Ce qu'elle redoutait le plus, c'est qu'il lui fasse du mal. Elle était prête à subir pour lui s'il le fallait. Mais qu'on ne le lui enlève pas son petit chat. Lui aussi se collait contre elle mais ne ronronnait plus.

Lorsqu'ils arrivèrent auprès du sieur Monthoux, Claire s'inclina, gardant une main pour tenir Crépuscule. Elle attendait, les joues brûlantes.

Prosper, comte de Monthoux et Jérémie Torrès, esclave, 19 ans

Le maître vit Claire arriver, le visage empourpré et ses mains serrées autour de son chat. Sans même se tourner complètement vers les deux esclaves, tout concentré sur l'arrivée prochaine d'Emeryc de Wollenbach, il décida :


-- Ce chat est une insécurité pour la bonne tenue de ce domaine. Il l'a prouvé. Dès demain, mon intendante ira le confier à une institution chargée de le faire adopter...


-- Maître, osa la voix presque tremblante de Jérémie, qui sortait en général si peu de son froid détachement que cela trahissait toute la peine que la nouvelle lui occasionna. Elle a besoin de Crépuscule. Comme un boiteux de ses béquilles...


L'aveugle pourra entendre, à cet instant, le claquement sec d'une paume sur la joue de Jérémie, qui émit un hoquet encombré comme celui d'un malade à la respiration perturbée. Le jeune homme ne dit rien mais, intérieurement, pesta contre ce noble toujours aussi buté et ahuri. Lui qui avait espéré que le sinistre argument purement utilitaire fît mouche sur Monthoux... Ce dernier reprit :


-- Des cannes, précisément. Elle en aura une, et cela ira bien. (Un temps, à Claire) Pour le vase détruit, tu travailleras deux heures supplémentaires chaque jour durant trois semaines et te verras suspendre ta ration pour les six jours à venir.


Jérémie sentit ses jambes devenir deux poids l'arrimant au sol dans une douleur viscérale. Sa main cherchait à serrer, avec toute la gentillesse dont ses gestes souvent maladroits et râpeux étaient capables, celle de Claire tout à côté de lui.

C'est de fort bonne humeur qu'Emeryc avait entamé sa journée. Déjà les petits cailloux qu'il avait semé avaient commencé à essaimer, lui communiquant dans leur bruissement des informations en provenance de Braktenn et ses alentours. Qu'un jeunot avait tenté de voler un ouvrage controversé à la bibliothèque, et que le père Thierry, qu'il avait croisé la veille à la messe, avait vu son nom évoqué dans l'affaire... et l'incendie du presbytère... Une somme d'étranges coïncidences. L'homme ne pourrait percer les secrets de Dieu qu'après avoir mis un terme à ses propres énigmes, mais cela, sans doute, n'arriverait jamais.

C'est donc l'esprit fort occupé, et en cela même fort détendu (car il préférait toujours en savoir trop que trop peu), qu'il avait abordé sa nouvelle visite chez le comte de Monthoux. Deux fois en une semaine ! Il devait avoir fait bonne impression, et il n'était pas question de s'arrêter en si bon chemin. Avec des précautions semblables à sa première visite, il était arrivé au domaine vêtu d'habits de soirée tout en élégance et sans extravagance, accompagné d'un certain nombre de valets.

Est-ce que l'esclave instruit serait là ? Probablement. Il espérait. Le présent qu'il avait apporté à son hôte le concernait tout autant. Peut-être auraient-ils l'occasion d'échanger quelques messes basses bien plus pleines de sens que les cantiques qui devaient toujours résonner entre les poutres de cette morne demeure.

Les portiers du comte vinrent lui annoncer que son hôte était arrivé à l'instant. La colère de Prosper dut retomber : il fallait accueillir le sieur de Wollenbach et la suite de sa réprimande sur ses esclaves allait attendre. Il se détourna complètement de Caire et ordonna a Jérémie :


-- Dépêche-toi d'aller accueillir mon invité.

Le cœur de Jérémie bondit dans sa poitrine : la visite d'Emeryc de Wollenbach était providentielle ! Peut-être pourrait-il intervenir pour la pauvre Claire ! Le jeune homme se leva sans attendre à l'ordre donné par son maître et accourut vers la porte pour accueillir le prestigieux visiteur. Jérémie lui adressa une profonde révérence, l'invita d'un geste à entrer dans le vestibule, et prit soin de lui glisser à voix feutrée :


-- Je vous en supplie, Seigneur, faites-quelque chose.


La voix de l'esclave s'était faite implorante et l'honnêteté de son inquiétude pour son amie y vibrait. D'une œillade habile, il avait désigné la petite aveugle à l'attention de l'hôte. Claire se tenait toujours ployée, toute tremblante, devant Prosper de Monthoux qui venait d'énoncer son châtiment. Que le noble visiteur considère la demande comme la seule faveur que Jérémie lui demandait pour l'instant, en échange de ce que l'esclave avait promis.

Quand Claire entendit la sentence, ses yeux se remplirent de larmes. Elle aurait voulu supplier mais les mots refusaient par principe et par tristesse de sortir de sa gorge. Elle se trouve encore plus émue lorsque Jérémie tente de l'aider mais entend la gifle. Sa joue la brûle comme si elle l'avait reçu elle-même.
Une canne mais ça ne suffirait pas... Elle repensa à toute la douleur qu'elle avait éprouvé dans le château de Dame Rose. Alors repartir de zéro. Crépuscule miaula, d'abord tristement puis feula en direction du comte. S'il fallait qu'on l'arrache à sa maîtresse, il ne partirait pas sans combattre.
La punition ne lui fit pas plus mal que la sanction envers Crépuscule. Sans manger, elle n'en avait rien à faire, pas plus que de travailler davantage. Sa seule maigre consolation fut la main de Jérémie sur la sienne. Cependant il partit et elle ne put retenir quelques larmes. Claire entendit à peine le visiteur entrer et serra encore davantage son chat contre lui.

Emeryc fut surpris par le zèle avec lequel l'esclave cuivré l'avait accueilli, par ses paroles implorantes. C'était lui qu'il appelait Seigneur, mais c'était Dieu qu'il priait. Allons bon ! Le comte allait lui montrer qu'il avait raison de trouver la limite floue. Il avança dans le vestibule en direction de son hôte, fit preuve de déférence dans le respect du protocole et des salutations de coutume.

- Mon ami, quel plaisir de vous revoir.

Il allait présenter le cadeau qu'il avait amené pour son hôte, mais s'interrompit en simulant un certain trouble quant à la présence de l'esclave prostrée à leurs côtés. Elle venait vraisemblablement de se faire sanctionner, avec une sévérité telle que le noiraud avait requis son aide pour la tirer d'affaire. Que pouvait-elle bien avoir fait ? Était-ce en rapport avec ce félin blanc qu'elle serrait contre elle ? Rares étaient, à sa connaissance, les esclaves possédant des animaux domestiques - et Emeryc ne pensait pas que le Monthoux lui avait accordé ce chat de bon coeur.

- Qu'a donc fait cette esclave pour qu'elle courbe ainsi le dos ? Sans doute mériterait-elle qu'on le lui brise totalement, bien que son travail risquerait d'en être sérieusement diminué.

Prosper, comte de Monthoux et Jérémie Torrès, esclave, 19 ans

-- Le plaisir est partagé, cher ami ! sourit le comte de Monthoux, oubliant soudain la présence de ses esclaves.


Il inclina légèrement le buste devant Emeryc et l'invita à s'asseoir sur le fauteuil le plus proche et confortable. Comme l'homme s'inquiétait de ce que venait de faire l'aveugle, ce qui ne manqua pas de surprendre Prosper, il repoussa à plus tard la conversation quant au bal qui s'annonçait chez le roi et répondit, d'un ton devenu moins benoîtement réjoui :


-- Oh. Ne vous souciez guère de cela. Cette gourde a insisté pour introduire un animal qui vient de briser un des plus raffinés vases de la maisonnée. Elle en a été justement châtiée à l'instant. Peut-être même avec trop d'indulgence, si j'en crois ce que vous me suggérez. (à Jérémie) Va chercher à boire.


L'esclave ne se retint de frémir au paroles d'Emeryc contre Claire que grâce à sa conviction que ces mots étaient feints, prompts à plaire au maître. Mais ils avaient de quoi terroriser la concernée. Aussi le jeune homme était-il revenu vers elle pour serrer doucement sa main avec l'espoir de la rassurer. Pourvu que l'invité puisse agir en faveur de la pauvre demoiselle. Quand le maître lui ordonna d'aller préparer des boissons, il dut abandonner une nouvelle fois Claire et se retirer vers les cuisines.

Claire se sentit pâlir aux paroles d'Eymeric. Qu'allait-on exactement lui faire ? Lui briser le dos ? Elle se sentit nauséeuse. Lorsque Monthoux lui rappela sa punition, elle sera encore Crépuscule contre elle. Le chat feula encore vers le comte.

La main de Jérémie vient la rassurer, mais elle n'en reste pas moins douloureuse. Surtout quand elle ne sent plus son ombre rassurante. Elle demeure dans la pièce, incapable de bouger? Que doit-elle faire maintenant exactement ?

- Mon ami, pensez-bien que je ne me soucie que des dégâts qu'elle a pu causer au sein de votre illustre demeure. Ce que vous m'apprenez quant à ce vase me noue le cœur : l'art ne devrait être ainsi ruiné par des êtres trop peu futés pour en comprendre la nature. Cette esclave aura été, pour sûr, un investissement bien peu profitable, et vous m'en voyez navré.

Le chat feula à nouveau. Elle devait en dépendre, d'une manière ou d'une autre. Difficile à en juger tant qu'elle serait courbée. Le noiraud, lui, était parti dans les cuisines leur chercher des rafraîchissements. Il attendrait son retour pour présenter à son hôte la dernière de ses trouvailles, en cela qu'il pourrait assurément y trouver son compte aussi. En attendant, il ferait son possible pour alléger la peine de l'esclave courbée, si cela pouvait lui assurer l'obéissance de deux futurs espions.

- Loin de moi l'idée de vous commander, mais l'on a en ma maison des méthodes bien particulières pour que ces incidents n'arrivent pas, ou, à défaut, ne se reproduisent pas. Secret de famille, voyez-vous. Mais, en gage d'amitié, je vous offrirais de bon cœur un tel service. Mes contremaîtres se feraient une joie de... réparer vos serviteurs récalcitrants.

Le maître acquiesça aux paroles d'Emeryc déplorant la perte de son objet d'art. Que cette esclave en connaisse la valeur était tout à fait possible : son intendante lui rapportait même qu'elle se montrait plutôt soigneuse dans ses gestes. Mais le chat demeurait bien moins prévisible et un potentiel danger à chaque endroit.


-- Le tort a davantage été causé par son animal, certes guide, mais qui n'aura jamais une fiabilité satisfaisante apparemment. Elle a insisté et je sentais que ce n'étais guère une bonne idée.


Il arque un sourcil à sa proposition. Qu'il l'emmène ? Il pouvait même la garder ! Après tout pourquoi pas, s'il la lui payait à la somme déboursée pour son achat. Le comte pourrait acheter plus tard un domestique qui ne présenterait pas les même complications. Pas de complication du tout si possible.


-- Eh bien, cher ami, votre proposition est intéressante. Quel genre d'affaire pouvons-nous conclure ? Puisque vous envisagez aisément pouvoir tirer grand fruit de cette esclave, souhaiteriez-vous même la garder avec vous ?

Le jeune homme revenait des cuisines avec un plateau de cocktails du soir, à base de liqueurs dont l'alcool faisait ressortir avec d'autant plus de raffinement les parfums fruités. Il le posa entre les deux nobles, dont il écouta d'une oreille la conversation. Silencieux, il s'en retourna au plus vite auprès de Claire qu'il sentait terrorisés, au bord de la nausée. Il porta une main à son épaule et lui glissa, assez prestement pour n'être entendu que d'elle :


-- N'aie crainte, il veut te sauver et t'emmener. Crépuscule aussi.

Le cœur de Claire rata un battement lorsqu'Eymeric évoque sa "méthode". Qu'est-ce qu'on va lui faire ? Elle se mit à trembler. Mais avec les mots de Monthoux, elle se moque de ce qu'on peut lui faire, mais qu'on laisse sont petit chaton tranquille. Il ne savais pas.
Lorsque Monthoux propose à Eymeric de l'acheter, Claire a du mal à respirer. Encore, et se réhabituer à un nouvel endroit. Non, elle ne pourra pas, encore moins sans Crépuscule. Elle n'y survivrait pas.

Seulement, il y a Jérémie. Sa grande ombre revient la couvrir et ces mots achèvent de la rassurer. La sauver ? Elle se redresse légèrement, assez pour qu'on voit ces yeux, pour mieux comprendre la situation.

Une présence. Un regard vide qui se redressa, plus digne et rassuré. Le noble n'accordera guère davantage d'attention à la prévenance de son esclave pour l'aveugle -- il pouvait bien tenter de la rassurer si cela lui chantait. Son attention se porta surtout sur Emeryc dont il guetta la décision.

Un sourire faillit poindre aux traits maigres du jeune homme : Claire venait de reprendre confiance à ses paroles. Jérémie se garda bien de n'en rien montrer toutefois et pria pour que l'hôte parvienne à emmener son ami. Pour qu'il la traite bien, aussi. L'esclave trouverait bien à s'arranger, plus tard, avec la demoiselle pour tenter de rester en contact avec elle.

A la proposition du comte, Emeryc esquissa un sourire. Prosper n'avait qu'une hâte : se débarrasser de la femme comme d'un meuble dont l'on repère trop tard un vice caché.

- Que je la garde ? Pour sûr, vous me devriez là une fière chandelle. Si son sac à puces est responsable de cette tragédie, pensez-bien qu'il recommencera ; et puisqu'elle semble lui accorder une certaine valeur émotionnelle, l'en priver lui ferait faire un travail moins efficient qu'à l'heure actuelle. Pour ainsi dire, il faudrait qu'elle soit la plus habile dans son domaine, quel qu'il fût, pour que vous n'en ressentiez pas la différence, mais permettez-moi d'en douter ! Non, vraiment, c'est un investissement négatif : cette aveugle vous aura coûté cent fois son prix d'ici la fin de la décade. Rassurez-moi, d'ailleurs, mon ami : vous l'a-t-on vendue à prix bradé ?

Le noiraud tentait d'apaiser sa comparse. Tant mieux. Si l'esclave tombait entre ses mains, elle lui serait davantage utile en pleine possession de sa tête, plutôt que noyée de larmes.

Les propos du sieur de Wollenbach auraient de quoi donner envie de vomir à un non averti. Heureusement que Jérémie avait prévenu Claire que tout cela n'était qu'une comédie de la part du seigneur, pour la sauver et l'emmener. Il resta près de sa camarade, curieux de sa réaction, et attendit la réponse de son maître. Le jeune homme nota au passage l'habileté des paroles d'Emeryc : en laissant croire à Monthoux qu'il le délestait d'un boulet, peut-être que Prosper n'oserait même pas demander au sieur de Wollenbach de payer la jeune aveugle trop cher ?

Ce que le comte disait, elle le comprenait sous ses mots. Si elle allait avec lui, elle pourrait garder Crépuscule. Elle osa lever légèrement la tête dans la direction de la voix du noble.

Ce fut alors comme un éclair. Il y avait une raison. Il ne la prenait pas que pas charité. Il lui demanderait quelque chose. Claire ne sut pas voir précisément quoi. Mais il aurait besoin de quelque chose. Très bientôt. Elle espéra que ce serait à sa hauteur. Elle ne devrait plus faire le moindre faux pas si elle voulait s'en sortir ici.

Des fossettes gênées paraissaient aux joues bombées du maîtres. Il tapota ses doigts potelés et, pour répondre aux questions de son hôte, répondit :


-- Il est certain que je vous en serais reconnaissant. Vous êtes bien bon, mon ami, que d'accepter cette godiche avec son chat. J'étais prêt à le lui retirer. Quelle erreur de ma part que d'avoir cru en ses bonnes capacités en dépit de son infirmité. Je l'ai payé 9 000 rilchs.


Il n'osera pas demander de l'argent au comte, qui désirait prendre cette esclave, mais attendra de voir de lui-même ce que le sieur de Wollenbach lui proposera. Monthoux enchaîna :


-- Mais pardonnez-moi, je ne vous avais pas convié pour une si ridicule affaire à l'origine ! C'était pour vous proposer de vous introduire en personne auprès du roi au bal qu'il donnera demain soir, si vous désirez vous y rendre. On dit également que notre souverain offre, le 9 septembre, un grand bal masqué dans les rues, pour toutes les classes sociales confondues, une fois dans l'année. Il faut bien donner de genre de divertissements de temps à autres à la plèbe pour s'en faire obéir.

L'esclave écoutait avec mépris les paroles de son maître et guettait surtout ce que déciderait son hôte concernant Claire. Quant à ces deux réceptions, les Monthoux s'y rendraient-ils ? Avec des esclaves pour les y servir ?

- Neuf mille rilchs ? manqua de s'offusquer le comte, forçant subtilement le trait. Donner le dixième aurait été plus que généreux ; et mon ami, votre générosité n'est plus à prouver. Ni votre fortune, d'ailleurs : au fond, cela n'était pour vous rien de plus qu'un fond de poche qui aurait sinon fini au tronc d'église. Cela dit, vous me rendriez grand service en me donnant le nom du marchand malhonnête qui vous a ainsi extorqué. Quant à la godiche et son bestiau, pensez-bien que vous les aurez oubliés demain à la même heure.

Ce sur quoi, il fit venir l'un de ses valets ; il tenait dans ses mains un petit coffret serti, qu'Emeryc ouvrit pour en dévoiler le contenu à Prosper.

- La dernière édition de l'Index librorum prohibitorum ; pour que vous puissiez avancer dans la lumière de la connaissance avec toute la piété qui sied à un homme de votre prestance. Les mauvais penseurs, ces derniers temps, se font légion, et il convient aux hommes illuminés d'être informés de leurs infamies afin de prendre leurs dispositions. Un savant se doit de se... - il regarda furtivement le noiraud d'un air dur - préserver.

Le cadeau était étonnamment circonstanciel au regard des rumeurs sur les évènements de la librarie Bellanger. Mais Emeryc n'était pas censé être au courant ; de fait, il espérait que Prosper accepterait le livre tout sourire.

Aux propos du comte sur le bal du roi, Emeryc ne put dire qu'il était étonné. Il en avait effectivement entendu parler un peu plus tôt par l'intermédiaire de ses propres agents. Le fait que Prosper se propose de l'introduire, en revanche, était plus délicat : si Emeryc bénéficierait d'une présentation en règle par un membre important de l'aristocratie - son égal hiérarchique, mais qui participait au paysage politique depuis bien plus longtemps que lui - ce membre n'en demeurait pas moins... le comte Prosper de Monthoux, et tout ce que cela impliquait. Décliner était délicat, mais accepter revenait à devoir anticiper quelques futures acrobaties dans les jeux des intrigants de cour.

- Ce serait manquer de respect au roi de ne point venir à son bal, et de respect à vous de ne point répondre à votre gracieuse proposition. C'est avec plaisir que je me joindrai à vous.

Quant au bal populaire qu'il avait évoqué, Emeryc se sentit plus intrigué - et, par là-même, plus intéressé. Il n'en laissa rien paraître.

- Un bal masqué, dites-vous ? S'il faut cela pour apaiser les manants, pourquoi pas ; avez-vous déjà participé à ce genre... d'évènement auparavant ?

-- J'ai acheté cette esclave au sieur Greeglocks, qui est plutôt un bon vendeur pourtant. Je suppose qu'il tente tant bien que mal de refourguer les marchandises les plus médiocres et j'aurai naïvement cru que celle-ci ferait l'affaire.

Il haussa les épaules et reprit :

-- Je vous la cède bien volontiers. Quant aux événements organisés par le roi, je suis bien heureux d'apprendre que vous acceptez que je vous introduise à la Cour pour le bal. Quant au bal masqué dans les rues, non je n'y ai jamais participé, je préfère les événements calmes en la seule compagnie de mes égaux. Ma fille cependant, s'est mise en tête de se rendre à cette soirée. Sa curiosité immense, même pour les classes les plus inférieurs, me cause toujours autant d'étonnement que d'admiration. Si ma foi elle y trouve son compte. Vous y rendrez-vous ?

Il s'étonna de voir le présent que le sieur lui présenta ensuite. Un codex des auteurs à éviter. Voilà qui aurait de quoi prémunir des écarts dans la formation de sa fille cadette encore en apprentissage. Prosper observa le bel ouvrage et s'enjoua :

-- Quelle riche idée que cette compilation ! Je suppose qu'elle est éditée par les directeurs de la censure à destination de leurs agents, des prêtres et autres intellectuels prompts à s'intéresser à ces questions. Comment l'avez-vous donc eu en votre possession ? Soyez-en grandement remercié ! L'usage de ces registres est bon pour veiller à l'instruction de nos filles.

Jérémie se trouva amusé par le stratagème du sieur de Wollenbach, à tellement dévaloriser Claire que Monthoux n'osa même pas lui demander de la lui payer pour l'emmener ! Puis derrière le regard sévère de l'homme, il comprit bien que le registre des ouvrages interdits était un magnifique cadeau empoisonné et une belle incitation pour l'esclave d'aller y fouiller. C'était là tenter le diable et Jérémie ne détestait pas ce rôle. Il y eut un très léger rictus éloquent au coin de sa lèvre.
Quant au bal chez le roi, il plaignit intérieurement Emeryc qu'y être accompagné par Prosper de Monthoux. Lui-même se demanda si la fille du maître emmènerait un esclave au bal masque et s'il serait cet esclave.

Claire sentit sa langue se dessécher à leur discussion sur son prix. Jamais Dame Rose n'aurait fait une telle chose. Elle lui manquait cruellement en cet instant. Elle aurait voulu que la fièvre ne l'emporte pas, qu'elle reste avec elle toujours... Mais il était trop tard. Elle ne comprennait pas autant que Jérémie l'habileté de l'invité et surtout, elle s'en moquait. Il la voulait par intérêt. Saurait-il ce qu'elle pouvait voir ? Elle frissonna à cette idée. Sa maîtresse lui avait toujours dit que si elle était entre les mains d'autres personnes qui savaient cela, ils pourraient lui faire du mal.

Cependant, autre chose l'intrigua. Un bal masqué ? Qu'est-ce que c'était ? Parfois Dame Rose disait aller à des choses qui y ressemblait mais Claire n'avait aucune idée de ce qu'on pouvait y faire. Cela semblait toujours beaucoup amuser sa maîtresse. Elle osa un léger mouvement de tête vers Jérémie. Est-ce qu'il y avait déjà été lui ? Mais de toute façon, qu'est-ce que ça pourrait faire ? Elle n'ira sans doute pas.

Emeryc fut satisfait que son cadeau plaise à leurs destinataires.

- Je vous rappelle que j'ai été pendant quelques temps élevé au plus proche des préceptes de Dieu. Je garde de mon passage dans le clergé régulier une foi inébranlable, et je peux obtenir auprès de quelques amis ce genre d'ouvrages afin que de répandre leur bonne parole dans le siècle.

Il apprécia également pouvoir empocher l'esclave sans débourser davantage. Tout se déroulait à merveille. D'un geste, il intima à l'aveugle de s'avancer vers ses valets. Pour sûr, il lui réserverait une place de choix dans son domaine.

- Quant au bal masqué... Ma foi, pourquoi s'en priver ? Nos confrères s'y ennuieraient bien vite sans que nous égaillons la soirée de notre auguste présence.

-- Quelle riche idée ! Tant pour cet ouvrage aux saintes intention, que pour le bal masqué où ma fille ne manquera pas de paraître. Peut-être aurez-vous la possibilité de l'y rencontrer, alors.

Il secoua la cloche, et presque aussitôt un domestique parut. Le comte lui ordonna d'aller chercher l'acte d'acquisition de Claire-Marie. L'homme reviendra quelques instants après avec le document en question, sur un pupitre muni d'un encrier. Prosper y nota le transfert de l'esclave à son nouveau maître, puis tendit le papier et la plume au sieur de Wollenbach pour lui proposer de le signer également.

Jérémie détourna les yeux de ce marchandage et préféra songer au fait qu'à ce bal, au moins Emeryc de Wollenbach pourrait rencontrer en la personne de Florentyna de Monthoux quelqu'un de bien plus intelligent que son père ! Il eut un regard aussi vers Claire-Marie : peut-être son nouveau maître l'emmènerait-il. Ce serait sans doute agréable pour la jeune fille, même depuis sa position d'esclave, de profiter d'une telle fête qui rassemblerait une grande partie de la ville. Jérémie y voyait surtout un calcul et une énième démonstration théâtrale à tendre à la plèbe. Il n'en demeurait pas moins que la chose serait riche en divertissements, en paroles à écouter, en pronostics à établir. Une bonne étude sociologique. Il doutait cependant qu'on l'y convierait. Quoi que... Si la maîtresse s'y rendait, compte tenu de son attachement à lui, et qui lui profitait bien...