[9 septembre] Dans l'office [Terminé]

Le cabinet de travail s'ouvre sur l'homme et sa suite. Quelques bougies aux flammes vacillantes éclairent les boiseries et un sobre mobilier de travail. Un fauteuil, un bureau, quelques coffres et chaises. Dyonis s'assied et on pose devant lui les documents. On fait s'installer Lucie et il y a devant elle de quoi écrire ses réponses.
Le seigneur estime avoir eu pour l'instant assez d'informations de la part de Tristan pour ne pas remettre ça dans le sous-sol. Il verra la tournure que prennent les choses.

Lucrezia avait suivi docilement. Mais son rictus n'avait pas varié.

Cela avait déjà fait peur à certains morts, dans l'autre monde.

L'homme apprécie presque le défi qu'il lit dans le rictus de la muette. Il reste froid cependant, le visage fermé. Les aveux du garçon invalide disposés en face de lui, il reprend ce qu'il souhaitait dire la veille à la prétende nonne.

"Je sais que vous n'êtes pas religieuse. Je sais où vous habitiez et ai quelques idées quant à ce qui vous a motivée, grâce au bon secours de Tristan. Entre ceci et les infamies de l'autre soir, je peux dès à présent vous déferrer à la prévôté qui se chargera de vous questionner puis de vous sanctionner. Mais pourquoi pas aussi, plutôt, m'en dire davantage sur vos pouvoirs et en quoi ils pourraient m'être utiles."

Et si elle accepte, il la protégera et fera silence sur ses crimes tant qu'il sera satisfait de sa potentielle complice. Il adoucit son entrée en matière en demandant, pour suggérer une éventuelle coopération réciproque :

"Qui sont ces deux hommes que vous cherchez à trouver ?"

Dyonis avait bien réfléchi : toute sa vie durant il avait été irréprochable, dans les droites lignes de la loi. La tentation est là maintenant et pourquoi pas se permettre cet écart secret et un peu particulier. Il est du reste curieux de ces prétendus dons et sorcelleries : il ne demande qu'à voir leur effectivité. Et si cela peut le servir.

Lucrezia attendit un bon moment.

Finalement son rictus se résorba. Elle reprit l'immobilité de la Sibylle. Enfin sa main prit la plume. Elle écrivit : Le don ne se décrit pas. Puis (souriant de nouveau, mais sans férocité) : Les pierres savaient tout déjà. Vous avez perdu deux jours depuis leur révélation. Dépêchez-vous si vous souhaitez réaliser votre ambition : l'occasion mourra avec le soleil d'aujourd'hui. Puis (se souvenant du dernier point) : Seul l'un des deux hommes se dérobe. Il s'appelle Giacometti : il peint les jeunes filles. Trouvez-le. J'ai déjà trouvé l'autre.

Elle posa la plume. Son regard détaché se fixa sur un coin de mur vide.

Le visage de l'homme reste neutre à la lecture de ces mots. Se dépêcher ; des jours perdus ? Croyait-elle lui mettre la pression et chercher à l'impressionner par des mensonges, ou y a-t-il là quelque chose qui lui échappe ? Il repense à ces pierres tirées l'avant-veille et à leurs signification : qu'il a entre les mains l'objet de sa quête. En l'occurrence, il s'agissait de trouver l'incendiaire. Si cette prédiction disait vrai, le criminel serait donc la muette elle-même, ou Tristan. Il les avait rencontrés tous deux le même jour. Mais la quête désigne peut-être quelque chose de plus large : simplement son désir de gravir d'autres échelons du pouvoir. Il décide de jouer un très assuré :

"L'incendie, c'est vous n'est-ce pas ?"

Elle, ou Tristan. Ou quelqu'un d'autre si elle cherchait seulement à l'embrouiller, qu'importe : il verrait bien sa réaction et dispose de toutes façon de tout ce qu'il veut contre elle. Elle et Tristan si nécessaire. Il demandera ensuite, concernant le prétendu temps perdu, toujours selon le postulat qu'elle est l'incendiaire (et donc l'objet à utiliser correctement) :

'Et que pourriez-vous donc d'intéressant d'ici ce soir ?" (Un temps) "Giacometti. Oui, c'est bien ce nom-là que Tristan commençait à dire hier. Si vous me dirigez vers ce que vous me promettez d'ici ce soir, je peux éventuellement chercher votre homme et nous aviserons. Pourquoi pas."

Si elle le baratinait, dès demain elle et Tristan seraient simplement à la prévôté et il aurait bien d'autres occasions. Avoir déferré les coupables de l'incendie serait déjà une petite réussite.

Lorsqu'il l'accusa de l'incendie, elle eut un haussement d'épaules ; cela ne niait rien mais son esprit s'en désintéressait tout à fait. Puis son hôte lui demanda l'étendue de son don. Il avait l'air de se représenter le don, non comme un mélange de lecture et d'intuition, de facultés et de savoirs, d'attention et de vision, mais comme un tour de magie pour les tréteaux d'une foire. Elle secoua la tête en signe de dénégation, pour rédiger finalement : À vous de voir ce que vous désirez. La Sibylle ne dit jamais au visiteur ce qu'il doit vouloir. Elle l'aide à obtenir ce qu'il veut.

Enfin (lorsqu'il se mit à marchander) Lucrezia fut secouée d'un léger hoquet, qui devait être le muet ricanement d'une folle. Elle écrivit : Souvenez-vous que je suis déjà morte. Son tressautement ne se calma pas. Elle fixait le baron maintenant dans les yeux.

Dyonis doit s'avouer qu'il ne connaît vraiment pas grand chose aux pratiques occultes (et à leur véracité éventuelle). Jusqu'à présent, à part participer à la mise hors d'état de nuire de certains prétendus sorciers, il n'a pris tout ça que pour du charlatanisme, de la provocation et de la démence. Mais quelques récents signes ainsi que l'attitude de cette "Sibylle" commençait à distiller en lui un "pourquoi pas". A tenter. Il peut de toute façon se débarrasser quand il veut de la muette et de l'invalide si les phrases et "dons" de la femme se révèlent faux ou vains. C'est un sourire presque joueur qui revient alors à ses traits.

"Dans ce cas."

Il y a bien le poste du premier conseiller du roi qu'il convoiterait. Le souverain en lui-même est trop périlleux à déloger et pour l'instant, il s'accommoderait bien d'être de ses associés. Par ailleurs, Monbrina avait déjà connu des aléas de passation de pouvoir et vu se succéder des monarques plus ou moins bien. Si Der Ragascorn mourrait d'un régicide, ce serait quelque cousin à lui qui hériterait par droit du sang. Jouer comme membre proche du gouvernement serait intéressant pour commencer. Ne pas trop en révéler pour l'instant :

"J'ai bien quelques idées. Une prise de poste, par exemple."

Il hausse un sourcil et sa livre se plisse à la dernière phrase de Lucie. Morte ? Comment cela serait-il possible ? Elle était bien là, à parler et bouger devant lui. Propos de démente. Il peut s’accommoder d'une morte-vivante (si elle le dit) ou très bientôt d'une morte-morte. Quant à son Giacometti, il garde en tête ce nom et verra s'il entame les recherches.

"Qu'aurait-il fait qui mérite vos foudres, ce Giacometti ?"

Lucrezia attrapa la plume : Déterminez-vous : si vous avez une demande à me soumettre et qu'il m'est possible d'y accéder, je veux pour paiement disposer de Giacometti. Vivant.

Elle ne comptait pas répondre à la deuxième interrogation mais se ravisa. Je l'ignore. Il le dira lui-même. Et il mourra.

"Vous laisser en sursis est déjà un généreux paiement pour le moment, que vous soyez morte ou vivante."

Il laisse un silence après son affirmation sévère. Dyonis ajoute cependant, plus doucement :

"Je vais cela dit me mettre en quête de votre peintre pour commencer. Je vous le promet."

Et, pense-t-il, mener sa petite enquête de son côté pour voir si elle n'est qu'une folle ou s'il y aurait de véritables histoires sordides à reprocher à ce Giacometti. Ainsi saura-t-il avant de le lui livre aveuglément. Comme elle lui demande en outre ce qu'il attend précisément, l'homme détaille :

"Sauriez-vous tuer quelqu'un de façon propre et discrète. Et influer sur l'esprit et les décisions de quelqu'un d'autre ?"

Lucrezia ricana légèrement lorsqu'il parla d'un sursis. Comme elle mourrait, le plus tôt possible, en incendiant le manoir familial, la notion lui semblait dérisoire : elle était toujours en sursis, depuis ses seize ans. Mais son sourire devint approbateur lorsqu'il parla d'enquêter sur Giacometti. Elle eut un infime hochement de tête.

Lorsqu'il l'interrogea sur le meurtre et le contrôle de l'esprit, Lucrezia rédigea : Il existe des poisons sans nombre et beaucoup sont mortels. Puis : Si les conditions sont réunies, l'esprit peut obéir à la Sibylle.

Dyonis ne relève pas le ricanement et se concentre sur ce qu'elle lui écrit des poisons et de l'obéissance mentale. C'est u gros gibier qu'il a à proposer à la Sibylle, en terme d'obéissance. Le pari commençait à lui plaire de plus en plus et à lui procurer une sensation très neuve, lui qui jusqu'alors est resté dans la parfaite loi et droit comme un I.

"Soit. J'entends que vous me fassiez découvrir tout cela alors. Je vais de mon côté réfléchir à la situation la plus propice à la suppression de la première cible d'abord, puis à l'influence sur l'autre."

Lucrezia rédigea : S'il faut travailler, rendez-moi ma besace. Elle s'absorba alors dans la contemplation de la paume de sa main gauche.

Un garde vient prévenir le seigneur que des visiteurs (un prêtre et un jeune homme à béquilles) désirent le voir. On lui glisse le motif de leur visite à l'oreille. Dyonis acquiesce et se lèvre pour rencontrer le duo qui attend encore à l'entrée. Avant de disparaître, il regarde la muette et ordonne :

"Restituez-lui ses affaires." (à Lucie) "Allez et venez comme vous le souhaitez dans le domaine. Je vais demander que vous puissiez accéder à la bibliothèque."

Il faudrait bien qu'elle s'occupe en attendant qu'il ait fini avec les visiteurs. Dyonis ne se fait pas de soucis quant à l’œil que les gens du domaine garderont sur la Sibylle. Il sort.

On lui remit la besace et, vérifiant le contenu (il y avait tout !), Lucrezia retourna à la chambre de Tristan.