[11 septembre] Une audience au palais [Terminé]

La voiture du cardinal s'arrêta aux marches du palais. Il avait observé le petit infirme rouler à côté d'eux. Au moins, il avait tenu le rythme sans trop geindre. Il serait à l'évidence épuisé arrivé chez le roi. Cela lui passerait l'envie de parler. Matthieu était encore davantage de mauvaise humeur. Leur mère avait vraiment élevé sa jeune sœur n'importe comment. Elle était libre, fière, indépendante... Quelque chose d'inacceptable. Heureusement, leur grand-oncle n'était pas là pour voir ça. Matthieu se signa en souvenir de cet aïeul qui lui avait ouvert les yeux sur sa foi. Il le respectait énormément pour cela. La voiture s'arrêta alors. Une voix lui annonça qu'ils étaient arrivés.

Matthieu sortit, fièrement. Il admira un instant le palais. Magnifique, mais trop ostentatoire. Il avait visiblement du travail. Le dos bien droit, il commença à s'avancer. Il jeta un œil à l'esclave.

- Allons esclave, dépêche-toi.

La respiration bruyante de Tristan accompagnait le pénible trajet. Il tentait pourtant de se faire discret mais cette longue route, en fauteuil sur le pavé, à tenir le rythme de la calèche qu'il fallait suivre, lui perçait les poumons. Des perles de sueur encombraient ses yeux et l'infirme n'eut pas une seconde pour essuyer sa transpiration. Ses bras le lançaient et tout son corps se portait vers l'avant afin de ne rien perdre de son élan. La route le secouait. Dans l'ombre du véhicule, sa petite chariote cahotait et affrontait tant bien que mal les accrocs. Tristan serrait les dents et comptait dans sa tête, pour s'encourager, une cadence soutenue. Les maisons, les passants et arbres qui défilaient le long de la route ne pouvaient même occuper son attention comme il l'aimait tant lorsqu'il se déplaçait. Seul importait la route à affronter toujours plus avant.
Enfin ! Ils arrivèrent au devant du palais royal. Le carrosse du cardinal s'arrêta. D'un coup brusque, Tristan relâcha tout son corps et parut s'effondrer sur lui même avec un profond soupir. Il haletait. Des courbatures à ses épaules lui dardaient les chairs. Sa main tremblante vint essuyer son front et ses mèches de cheveux humides. Il accorda un regard épuisé à ses paumes : rouges, crevassées, toutes sales à force d'avoir poussé ses roues sur le pavé et au mépris de toutes les saletés du chemin. Tristan déglutit. Ce ne fut qu'après avoir repris un peu conscience qu'il put s'intéresser au domaine de Der Ragascorn et s'en émerveiller. Un court instant, tant de beauté anesthésia en lui la crainte de ce qui allait suivre.
Son maître le ramena cependant bien vite à la réalité par un ordre sec. Tristan renifla et toussota, soumis aux tressautements de sa gorge encore endolorie. Son souffle aurait besoin d'un certain temps pour retrouver son rythme ordinaire. Au mépris des crampes dans son dos, il se redressa. Ses doigts vinrent serrer, dans un geste d'espoir, la modeste croix qu'il portait au cou. Puis ils s'emparèrent à nouveau des roues de son landau pour avancer dans le sillage de Matthieu. Ses yeux restaient baissés, son visage humble et craintif devant chaque garde qu'ils croiseraient.

Matthieu n'accorda aucune pitié à la fatigue de Tristan. Au moins, l'effort le maintenait silencieux. Le seul geste qu'il remarqua fut la main qu'il porta à sa croix. Matthieu renifla. Il ne perdait pas le nord. Finalement, le sort avait peut-être bien fait de lui donner celui-ci. L'autre, aux ragots qu'ils avaient entendu le soir précédent, avait la langue trop bien pendue. Il s'en occuperait plus tard. En attendant, il s'arrêta au bas des marches. Voilà que les ennuis commençaient. Il mit ses mains sur ses hanches avant de claquer des doigts. Les deux serviteurs de la calèche s'approchèrent, raides aux ordres de l’Éminence.

- Vous allez le transporter en haut, vite.

Les serviteurs s'exécutèrent. Avec le poids plume de Tristan, se fut un jeu d'enfant. Matthieu se présenta alors à l'entrée, après avoir demandé aux serviteurs de disposer. Il fit un signe éloquent à Tristan pour qu'il paraisse rapidement à ses côtés. Il se présenta ensuite aux gardes, dans toute sa splendeur.

- Messieurs, je suis le cardinal Matthieu Cassin, mandaté par Sa Sainteté, le pape Clément VIII. Je sollicite une audience auprès de son auguste majesté.

Le grincement de ses roues résonna à travers une enfilade de portes gorgées d'or, aux dimensions de géants. La lumière tournoyait aux plafonds piqués d'étoiles et Tristan buvait dans ses yeux tous ces motifs, ces tableaux, des signes qu'il ne pouvait pas lire mais auxquels il imaginait d'autres signification. Ses douleurs lui parurent même s'évanouir, perdu qu'il était dans ses contemplations. De solides poignes vinrent lors le saisir et le porter, lui ainsi que son fauteuil, à travers une volée de marches. La respiration lui revenait et il se sentait un peu moins corseté à chaque nouvel instant.
On le déposa à l'étage et il prit soin de se placer derrière son maître, tête légèrement baissée et mains croisées sur ses genoux. Il suivit le déroulé des événements à l'oreille et aux ombres qui se mouvaient au sol.

-- Très bien, intervint un soldat. Nous allons annoncer Votre Éminence. Veuillez patienter céans le temps que l'on vous autorise à rencontrer Sa Majesté.

L'esclave entendit les pas lourds de trois hommes armés qui sortaient. Il n'osa toujours pas regarder Matthieu, mais se laissa plutôt happer par les somptueuses peintures de ce vestibule. Il y avait là une fresque de saints autour de Dieu le Père. Plus loin, un homme en toge que Tristan devina être un personnage de l'Antiquité. Des lettres ornementées couraient le long des boiseries. Fasciné, il en releva la tête, entrouvrit la bouche et contempla, s'en oubliant lui même. Son esprit plongeait dans ces toiles très intimidantes, au milieu desquelles il ne se sentait qu'être un petit rien. Le pouvoir et la majesté qui s'en dégageaient étaient là pour intimider.

Au bout d'un quart d'heures, des pas résonnèrent et le frottement d'une lourde cape sur le sol attira l'oreille de l'esclave. Cela se rapprochait. Une canne frappa le sol et annonça :

-- Sa Majesté le Roi.

Les pas s'arrêtèrent dans une pièce voisine. Un fauteuil grinçait. L'homme s’asseyait. Enfin, la poignée gémit sous une emprise ferme et on invita Matthieu à entrer. Tristan le suivra, terrorisé, osant à peine respirer. Ses yeux au sol ne verront même pas tout de suite le monarque, tandis qu'il se ploierait dans une très profonde révérence.

Matthieu ne se laissa nullement impressionner par les dorures. Il avait appris à être au dessus de cela. Il se trouvait mieux dans une église même s'il appréciait davantage le style baroque. De manière purement politique bien sûre, ces églises montraient leur puissance face à la réforme. Il resta droit face au soldat.

- Faites donc mon fils.

Il joignit les mains de façon très religieuse en attendant. Contrairement à Tristan, il ne se laissait distraire par rien. Matthieu demeurait droit et fier. Il sourit lorsqu'enfin, les sons de l'arrivée du roi lui parvinrent. Il se tint prêt. A l'annonce, il commença à s'avancer. Complètement sûr de lui, il foula confortablement le tapis rouge et contempla le roi. Il était bien assis dans son trône. Un grand homme pour sûr. Matthieu s'inclina, comme il le ferait devant le pape.

- Votre Majesté, je suis honoré de vous être présenté. Sa Sainteté Clément VIII vous envoie ses salutations et tous ses vœux de santé et de prospérité.

Les yeux fixes et voraces du roi accueillirent son hôte en le détaillant de pied en cap. Rien ne perturbait son visage neutre, fermé sur ses réflexions, et sa massive stature abattue sur son trône avec la solennité d'une effigie. Presque autant que sur le cardinal, il s'attarda sur ce qu'il devina être son esclave. Un invalide. D'une étrange beauté. Mystérieuse comme il les aimait. Jeune homme ou jeune femme, cette curiosité venait proposer à son esprit un nouveau défi et une nouvelle manifestation de la créativité de la Nature. D'un geste de la main, il signifia à Matthieu de se relever.

-- Cardinal Matthieu Cassin, nous sommes heureux de recevoir votre visite et les vœux de Sa Sainteté le pape. Vous lui transmettrez notre plus sincère salut, et notre admiration pour la poigne avec laquelle il a su redresser Rome. Ses travaux sur la Vulgate et son intervention dans les controverses théologiques ne manquent pas non plus d'être pris en modèle par notre clergé.

Il croisa les mains devant lui.

-- Quelle requête vous amène céans ?

La voix de Mathieu porta à travers la salle. Il s'inclinait devant le roi, qui l'autorisait à se relever et à exposer sa requête. Tristan, lui, demeurait sagement incliné et immobile. Pas une miette de l'échange ne lui échappait et son ventre se nouait d'inquiétude. Pour se rassurer, il préféra songer à Alexandre, à Lénius et Irène. Tout irait bien... Il les retrouverait.

Matthieu capta le regard gourmand du roi sur Tristan. Cependant, il décida d'y aller en douceur. Il sourit légèrement et discrètement, comme il se devait à la réponse du roi en s'inclinant de nouveau légèrement.

- Soyez sûr que Sa Sainteté en est honoré. J'ai moi même bien suivi vos directives dans mon ancien évêché. Vous êtes, pour sûr un souverain éclairé.

Il en arrivait à la partie la plus abrupte. Il tâcha d'être diplomate, tout comme ses collègues à Rome.

- C'est pourquoi Sa Sainteté a désiré m'envoyer auprès de vous. Vous avez de nombreuses affaires à gérer, aussi a-t-il pensé qu'un cardinal saurait être un appui pour vous dans la question religieuse. Le pape est inquiet voyez-vous de ces adeptes de la Réforme qui se répandent.

Il choisi de commencer en douceur, afin de ne pas brusquer le souverain. Il aurait l'occasion de parler des infirmes bien plus tard. Il jeta un oeil à Tristan, sagement prostré. Au moins, cet esclave avait le sens de sa place dans le monde.

-- L'on nous rapporté en effet l'efficacité de votre action sur tous les plans, au sein des circonscriptions religieuses sous votre houlette.

Il hocha ensuite la tête aux explications du Cardinal. Le monarque s'occupait déjà fort bien, avec les ecclésiastiques reliés à son gouvernement, de la gestion de la foi dans son royaume. Clairement, le pape voulait surtout réaffirmer sa présence auprès du puissant royaume de Monbrina. Le prétexte était la Réforme.

-- Vous n'êtes pas sans savoir que la Contre Réforme est à l'oeuvre, à travers l'art, les textes qui se publient, les sermons et le théâtre. Les ouailles se reconquièrent et, dès qu'il le faut, quelques bûchers sont allumés. Nous tenons à brûler le moins possible et à ramener la populace à la vraie foi par le travail lent et subtil des prêches, des icônes et du pouvoir des arts. Encore plus que de pain et de jeux, la plèbe a besoin d'images, de récits, d'explications promptes à combler leurs ignorances. Cela dis nous acceptons avec joie et honneur l'aide de Sa Sainteté dans cette lutte contre les hérésies. Vos idées sont les bienvenues.

Tristan écoutait. Il s'oubliait presque, comme absent de son propre corps figé dans sa soumission. Assurément, à écouter le roi, il était loin de n'être qu'un monstre sot et cruel. Si ses décisions étaient horribles, il savait cependant habilement les justifier et les mener. L'esclave redoutait ce qu'allait dire le Cardinal à présent.

Le cardinal s'inclina au compliment du roi. Au moins, il semblait au courant de son efficacité, ce qui ne ferait que le servir. Seulement, le roi paraissait aussi être légèrement réticent à sa présence. Matthieu garda cependant contenance.

- Sa Sainteté m'a informé de ces mesures. Excellentes, il en est et elle m'en a fait l'éloge dans ses lettres. Il reste cependant un point que nous voulions aborder avec vous.

Il se jetait dans le grand bain. Il prit un air sérieux en pointant Tristan.

- Voyez ce jeune infirme. Je l'ai acheté hier pour le confier à une bonne chrétienne. Ce genre de tare de naissance est, malheureusement, souvent un terreau favorable à la tentation pour les bonnes gens. Le pape déplore leur présence, notamment dans les cours européennes où ils peuvent devenir néfastes au pouvoir et aux bons nobles qui la peuplent. La question n'est pas de s'en débarrasser bien sûr, mais de contrôler cette graine du démon qui pourrait grandir. En les mettant sous surveillance par exemple. Regardez celui-ci. Il était encore en procès hier et voici que ce matin, il est parfaitement docile.

La teneur que prenant la conversation fit sortir le visage royal de son immobilité cireuse. Il haussa un sourcil et le pli que prirent ses mains trahit un intérêt particulièrement aiguisé. Le monarque observa l'esclave : c'était donc là l'un des deux garçons dont il avait ouï dire que le seigneur de Frenn s'était appliqué à leur intenter un procès. La prévôté avait donc bien appliqué son ordre de les faire esclaves plutôt que de les exécuter. L'eau noire de son regard se voila d'une brume circonspecte.

-- Il est en effet de coutume que de prendre auprès de soi des pitres, des monstres et invalides dans nos Cours. Ainsi que le fait également le très catholique roi d'Espagne ou encore le Tzar. Les récentes écritures et thèses de l'Eglise sur le sujet nous informent précisément, comme vous le rappelez, de l'origine diabolique que peuvent avoir ces êtres. Mais ce n'est qu'une origine parmi d'autres : le sieur Ambroise Paré a démontré qu'il pouvait aussi s'agir de manquement dans les semences génitales, ou encore d'avertissements, d'énigmes qui nous sont offertes par le Ciel. Nous croyons que toute la beauté de ces curiosités réside dans leur mystère et la multiplicité des interprétations qu'elles peuvent drainer. Ainsi, nous sommes de votre avis : ces êtres nous demeurent inférieurs et réclament d'être hautement soumis à notre contrôle. Mais en retour, nous devons savoir nous montrer justes, et même humbles, envers ces énigmes. Saint-Augustin nous y invite dans La Cité de Dieu, car ces monstres ne sont pas moins fils d'Adam et une partie du tout dont le sens n'est visible qu'à Dieu. C'est pourquoi la Cour de Monbrina a à cœur de les intégrer, mais en tant que serviteurs de l'image du pouvoir et particulièrement surveillés. Nous prenons un intérêt personnel à chercher à décrypter ce que le Cosmos et le Ciel nous envoie, à tenter de comprendre les phénomènes à travers ces infirmes, et à ne pas les laisser échapper à l'étendue du pouvoir séculier aussi bien que religieux. D'ailleurs, soyez félicité pour votre travail efficace sur la personne de cet esclave.

Il observa à nouveau l'infirme, pus revint sur le cardinal.

-- L'avez-vous amené pour faire l'objet de cette démonstration ou pour une autre raison plus précise ? Par ailleurs, nous souhaitons ouïr votre avis et celui du pape sur le sujet des monstres, ainsi que les propositions ou hypothèses concrètes qui vous amène en ce jour.

Le discours du monarque troublait Tristan. S'y mêlaient tantôt les pires cruautés, tantôt des propos dans lesquels il trouvait malgré tout une étonnante lumière, dans un mélange singulier. Concevoir les invalides comme une partie d'un tout et vouloir les comprendre, ne pas seulement les voir comme des monstres... En faire des outils du pouvoir royal, mais garder devant eux une humilité fascinante... Tristan restait intrigué, happé par les mots énergiques de ce personnage. Ses mains tremblaient légèrement. Ses yeux dorés, que d'aucuns seraient capables de dire issus de l'Enfer, n'osaient se relever. Il serra les dents quand le roi demanda au cardinal ce qu'il voulait exactement.

Le discours du roi perdit un peu le cardinal. Dans un sens, il lui paraissait louable mais dans l'autre, ce n'était pas tout à fait ce que le pape demandait. Cette fascination des astres surtout... comme si la Cour de France n'avait pas assez abusé de ces fadaises. Vouloir lire dans les étoiles l'avenir, la volonté de Dieu. Quelles sornettes... Seulement, il se voyait mal faire front devant le roi seul, encore moins comment le contredire. Ce serait un échec et le pape n'en serait pas content. Matthieu tenait à revenir à Rome la tête haute. A moins que...

- En effet Majesté et Sa Sainteté veille également sur les autres cours d'Europe. Nous sommes bénis par Dieu d'avoir des souverains aussi éclairés en ce temps. Nous avons eu des connaissances des travaux du sieur Paré, ainsi que du très saint Augustin. Je dois vous avouer que l'origine diabolique des êtres n'est pas ce qui m'inquiète le plus. Sa Sainteté non plus d'ailleurs. Il appartient aux fidèles et surtout aux femmes qui portent des fautes de s'en repentir. En revanche, il m'a été donné de voir que leur présence peut-être néfaste. Je suis fort aise que vous ayez le contrôle sur les invalides de votre royaume, c'est tout à votre honneur. Il me tiendra donc à cœur de garantir davantage cette sécurité.

Lorsque le roi le proposa, le regard de Matthieu glissa vers Tristan. Il se rappela l'avertissement de sa sœur. Il le chassa rapidement. Il n'aurait qu'à éviter de trop l'abîmer et elle ne lui chercherait pas querelle. Un léger sourire naquit sur ses lèvres. Il savait désormais comment s'y prendre.

- J'attendais la permission de Votre Majesté. En effet, ce jeune homme n'est pas là par hasard.

Il claqua des doigts afin que l'un de ses serviteurs restés derrière lui le rejoigne. Il lui chuchota quelques mots à l'oreille avant que le jeune homme ne file. En attendant, Matthieu se montra confiant.

- Je suis monté à Rome sur l'injonction de mon grand-oncle. Peut-être avez-vous entendu parler de lui : l'évêque Barecer. Il a écrit un remarquable ouvrage sur une sombre affaire dans notre paroisse. Un infirme voyez-vous, qui se servait de sa jambe manquante pour attendrir les passants et les dépouiller sans le moindre scrupule. Une créature ignoble qui a bien vite été condamné. Lorsque j'ai rencontré Sa Sainteté, je lui ai parlé de cette affaire, il m'en a rapporté de semblables, transmises par mes illustres confrères. Nous en avons donc conclu, au terme de longues discussions que les infirmes renfermaient un mal bien plus grand que nous le soupçonnions. Nous ne remettons pas en cause la charité entre frères et sœurs bien évidemment, il s'agit là justement de protection de nos fidèles. Et afin de réintégrer ces malheureux infirmes qui servent de flambeau à Satan ici bas, nous avons conclu que certaines méthodes étaient nécessaires.


La voix de Matthieu était devenu impérieuse, presque inquiétante pour quiconque se sentirait concerné. Son serviteur revint alors, tenant une belle boîte de bois verni. Il la tint près de son maître qui ménagea le suspens en ne l'ouvrant pas immédiatement. Au contraire, il prit le soin de regard Tristan, puis le roi.

- Votre auguste Majesté me ferait-elle la faveur de faire avancer l'un de ses gardes pour les besoins de la démonstration ?

Concentré sur le discours du Cardinal, il apprécia de se voir tomber d'accord quant à l'intégration nécessaire des phénomènes et des invalides, du moment qu'un contrôle s'exerçait.

-- Il est nécessaire d'instituer un regard ferme sur les atypiques tout en les intégrant. Mais plus encore, il faut enrayer les délires populaires qui peuvent accorder à ces gens bien plus de pouvoir ou au contraire de mauvaisetés qu'ils en auraient. La pédagogie est nécessaire et la présence de monstres dans les Cours y aide.

Ses lèvres se plissèrent et ses doigts se serrèrent devant la bouche quant l'homme évoqua cette affaire du gueux qui aurait profité d'une jambe en moins pour arnaquer les bons chrétiens.

-- Certes oui, quelques-unes de ces créatures profitent de leur situation et, au même titre que n'importe quel malfrat, nous devons punir les sinistres farces et les escroqueries. Nous sommes intraitables avec ces marginaux de mauvaise foi, mais tentons d'encourager l'intégration rigoureuses de ceux qui acceptent de se soumettre et sont d'irréprochables chrétiens.

Ses yeux se posèrent sur la boîte que lui présentait le cardinal, proposant à présent une expérience qui relèverait de méthode nécessaire. Le roi n'accepta pas tout de suite de fournir un de ses hommes et demanda :

-- De quelle méthode s'agit-il ? Nous tenons à ce que le protocole soit exposé.

Le souffle de Tristan se bloqua lorsque le monarque parla de bonne intégration qu'il tiendrait à encourager : si c'était le cas, il y avait encore du boulot ! Combien de fois avait-il été rejeté par des patrons qui refusaient de l'employer ! Combien de fois s'était-il vu refouler quand il demandait simplement de l'aide ou une petite pièce pour qu'il puisse se nourrir... Ou bien le roi était loin du compte, ou bien son discours sur l'intégration ne relevait que d'une façade polie. Cependant l'esclave eut bientôt d'autres raisons encore de s'inquiéter : de quelles méthodes parlait Matthieu ? Ses yeux s'écarquillèrent, il trembla. Il releva alors à tâtons les pupilles pour observer ce qui allait arriver.

Matthieu se contenta d'incliner la tête à tout ce que disait le roi et conclut par un :

- Absolument, Votre Majesté.

Il avait prévu la réticences. Son discours était déjà prêt, rodé par des années de méthodes. Il ouvrit la boîte, découvrant un petit tube en bois recouvrant sur un coussin avec un bout rond en métal. Matthieu le prit non sans une apparente satisfaction. Il le présenta dans ses mains au regard du roi.

- Bien entendu, c'est naturel, Votre Majesté. Voici donc un tampon d'eau bénite. Ils sont passés en commission pendant plusieurs semaines au Vatican avant d'être approuvés. Nombre de mes collègues et moi-même l'utilisent. Le procédé est fort simple : la partie métallique du cylindre est trempée d'eau bénite et appliquée sur une partie du corps. Si le sujet tremble, c'est que le démon est présent en son corps. On l'applique alors le nombre de fois qu'il faut pour le chasser. L'eau bénite a fait ses preuves, il n'y a rien de plus efficace.

Même s'il n'en montrait rien, le roi était sceptique et presque cyniquement amusé par le procédé exposé par Matthieu. Il avait entendu parler de ce genre de pratiques, facile surtout pour impressionner des superstitieux ou croyants forcenés. Il prit cependant les atours de la piété et acquiesça solennellement :

-- Un test aux résultats édifiants. Procédez donc.

Il indiqua à l'un de ses hommes les plus fiables et moraux de s'avancer vers le cardinal et de le laisser se faire appliquer l'artefact. Une véritable pièce de théâtre, se disait Gérald Der Ragascorn, curieux de savoir où voulait en venir le religieux.

Tristan, lui, avait très bien compris. Et tremblait. Un engin qui devait être truqué et faire dire ce qu'on voulait à des réactions corporelles ! Il se crispa, cacha ses poings serrés sus sa tunique et replongea les yeux vers le sol. L’expérience sur le soldat ne l'intéressait même pas. Il priait seulement pour que rien de terrible ne soit causé par les manipulations de cet enragé de la roi.

Matthieu hocha la tête en direction du roi, satisfait. Il vit que Tristan tremblait déjà. Allons bon, celui-ci devait être diablement habité. Cependant, il ne s'en formalisa pas et s'avança vers le soldat.

- Tendez votre bras mon fils, je vous prie.

L'homme ne tarda pas à obéir. Matthieu appliqua le tampon qui fit légèrement frissonner le garde. Quelque chose de peu perceptible. Matthieu se recula, satisfait.

- Bien, voyez donc, ce brave homme est tout à fait sain. Maintenant, comparons avec ce jeune infirme.

Il alla se placer près de Tristan. Il posa un instant un regard indéchiffrable sur lui avant de se tourner de nouveau vers le roi.

- De façon conventionnelle, le tampon s'applique sur le bras, mais pour les infirmes, il est intéressant de tester les parties de leur corps qui leur font défaut.

Matthieu se pencha très légèrement pour appliquer le tampon dans la chair, non loin de la cheville. Une légère pointe dépassait et s'enfonça. Ne restait plus qu'à attendre.

Neutre, le roi observa la démonstration. Son garde n'eut qu'un rapide geste étonné devant l'application de l'objet mais ne bougea pas d'un pouce et, impassible, se retira une fois l'opération achevée. Toujours sans un mot et froid devant ce qui lui apparaissait comme une sinistre comédie, le monarque vit l'esclave subir à son tour le tampon.

Tristan se recroquevilla plus encore quand on approcha de lui avec l'engin. Il n'avait même pas observé l'opération sur le soldat, qui manifestement ne ressentait rien : pas un seul son suspect, ni cri ni parole. Un silence qui à cet instant parut glacial aux oreilles de Tristan. Près de sa cheville, une pointe le perça. Il blêmit et serra les dents. L'esclave tenta de ne rien manifester. Il tint bond. Une seconde. Deux. Trois. La douleur se faisait trop vive, le dard toujours enfoncé dans sa peau. Il frémit. Sa déglutition bruyante se fit entendre avant que de premiers gémissements ne fendent l'air. Ses yeux ne purent s'empêcher de fixer Matthieu, orchestrateur de cette révoltante mise en scène. Avec ce système, c'était facile d'accuser quelqu'un ! Le garçon haleta, tenta de se maîtriser mais finit par lâcher un premier râle comme la torture s'éternisait.

Matthieu n'eut pas une once de pitié dans le regard quand il retira le tampon avec la pointe. Celle-ci luisait de sang et se rétracta légèrement. Il reposa l'instrument dans la boîte et s'avança de nouveau, le regard neutre.

- Nous avons fait des tests similaires au Vatican, plusieurs fois. A chaque fois, les infirmes étaient ceux qui tremblaient le plus, plus encore lorsque l'eau entre en contact avec leurs membres impuissants. Suite à ces résultats, il nous est apparu que les infirmes étaient des gens à surveiller davantage que les autres. Certains de mes confrères vont même jusqu'à tremper des infirmes dans de l'eau bénite au creux d'une cellule toute une nuit. Personnellement, je trouve cela un peu extrême, le tampon plusieurs fois par jour me paraît tout à fait suffisant, ainsi bien sûr qu'un environnement chrétien et des sacrements bien effectués tel que la confession.

Matthieu espérait sincèrement convaincre le roi ainsi. Le pape lui-même avait jugé cette méthode tout à fait bonne et Matthieu n'avait pu être que fier. Il attendit patiemment le verdict.

Le roi méprisait ce à quoi il assistait. Qu'avait donc besoin le pape de venir se mêler du royaume de Monbrina ? Malheureusement, il fallait entretenir de très bonnes relations avec le souverain pontife dans la mesure où Der Ragascorn se servait allègrement de la religion pour asseoir son autorité divine. Son visage ne trahissait absolument rien et donnait même l'illusion d'être attentif aux résultats de l'expérience. Il réfléchit sur le verdict à donner.

L'esclave prenait sur lui de toutes ses forces pour ne pas pleurer. Il vit Matthieu ranger son outil. Les poils se hérissaient à sa jambe fébrile, percluse de douleur. Mais moins que la souffrance, c'était la révolte qui envahissait le cœur de Tristan et faisait bouillonner ses joues. Ses poings se serrèrent plus encore à la contemplation du visage royal : il paraissait réceptif ! Non ! Ce n'était pas possible... Il ne pouvait pas laisser faire cela. S'il acceptait cette odieuse pratique, tant d'invalides en souffriraient injustement ! Tristan devait faire quelque chose. Le cardinal lui avait défendu de parler mais la révolte se fit la plus forte. Il s'inclina au plus bas, joignit ses mains en prière au-dessus de sa tête et osa d'une toute petite voix :

-- Majesté... C'est... truqué... Y m'a piqué.

Tristan n'arrivait pas à savoir si le roi avait été dupe du stratagème. Aussi fut-ce dans un élan de désespoir qu'il avait parlé. Tout tremblant, il avança sa jambe où apparaissait une tache rouge, en guise de preuve. L'esclave laissa échapper quelques pleures discrètes : à coups sûrs, il allait prendre cher pour cette outrecuidance... Mais si cela pouvait épargner d'autres innocents, et peut-être l'épargner lui-même selon ce que ferait le roi... Puisse Der Ragascorn se montrer intelligent. Terrorisé, l'esclave s'en remettait entièrement à lui et évitait le regard de Matthieu.

Matthieu resta face au roi, le temps qu'il réfléchisse. Il pria silencieusement Dieu de lui faire prendre la bonne décision. C'est alors que l'esclave, le misérable invalide osa ouvrir la bouche. Matthieu lui asséna immédiatement une gifle et le réprimanda à voix haute, sans s'en cacher.

- Silence esclave. Il n'y a rien de truqué, l'eau doit passer par le sang, c'est là que sont les humeurs et toutes les mauvaises choses. Le garde aussi à une marque rouge, inutile d'exhiber la tienne. Pour autant, il n'a pas tremblé autant que toi. C'est toi et les gens de ton espèce qui cherchent à tricher.

Matthieu se retint de lui donner une seconde gifle. Il fallait se montrer souple devant Sa Majesté. Il se contenta d'un regard noir en direction de son esclave. Il aurait le temps de s'en occuper plus tard.


La porte s'ouvrit avec fracas. Un homme en armure pénétra à grand pas dans la salle malgré les appels désespérés des gardes qui tentaient de la retenir. Peine perdue, le gaillard était d'une taille imposante et semblait plus à l'aise sur un champ de bataille. Il marchait sur le tapis rouge cependant en essayant de l'épargner, ses bottes le foulant avec grand bruit. Il ne prêtait attention dans un premier temps qu'au personnage sur le trône.

- Majesté ! J'apporte de bonnes...

Il s'arrêta soudain près des invités qu'ils avaient occultés. Son regard trahit son étonnement.

- Matthieu ?

L'intéressé plissa le nez. Il fit presque comme s'il n'avait rien vu mais dit tout de même du bout des lèvres par politesse.

- Joseph...

Spoiler:

Tristan se mordit la lèvre pour ne pas pousser le moindre gémissement lorsque la claque le sonna. Il aurait voulu disparaître. Il était si tassé que son corps prenait l'air d'une boule, la tête enfouie entre ses jambes, recouverte de ses bras. Les mots de Matthieu, suintant de mauvaise foi, le brisaient. Au moins, peut-être que le monarque aurait un doute, ou que la prise de parole de l'esclave confirmerait des soupçons qu'il entretenait déjà. Tristan sentait un espoir : tout dans les réponses du souverain montrait qu'il gardait des réserves face aux atrocités du cardinal. En sortant de là, il allait déguster... Le garçon tenta de se consoler avec sa maigre espérance. Son corps vidé réagit à peine quand un homme entra avec grand fracas et attira l'attention à lui.

Le monarque eut presque de la peine pour la malheureuse créature battue devant lui. D'autant qu'il ne fallait pas être sorti de la cuisse de Jupiter pour comprendre que le bâton pouvait faire plus ou moins souffrir au bon vouloir du Cardinal, qu'il suffisait de l'enfoncer plus ou moins. Il connaissait ces supercheries et les voulait le plus loin possible de son pouvoir. Quelle idée avait-eu le pape de lui imposer cet entretien dont il se serait bien passé. Ainsi, le petit esclave confirmait ses soupçons. Il ne pouvait cependant pas se montrer complaisant avec son insolence, même s'il savait au fond de lui que l'invalide avait raison. Sa voix glaciale tomba comme la grêle sur Tristan :

-- Esclave. Comment oses-tu ce que même quelques-uns de nos meilleurs sujets ne font pas sans autorisation ? Tu mériterais d'être suspendu quatre jours au mur de la Cité après quelques coups de fouet. On d'être expédié aux colonies où tu ne tiendrais que trois semaines à mouler des briques au fond d'un chantier. Nous n'en ferons rien mais permets-toi encore le moindre écart et tu seras ainsi châtié.

Au moins, Gérald Der Ragascorn pouvait en secret remercier l'esclave : il venait de lui fournir une porte de sortie, ou du moins de temporisation intéressante, pour sa réponse au cardinal. Il allait décréter, lorsque un homme massif se présenta avec force audace. Il reconnut le général Cassin, frère du fameux Cardinal. Décidément ! Le roi l'accueillit d'un hochement de tête mais d'un ton distant :

-- Toujours des entrées téméraires. Parlez, général.

Cardinal Matthieu Cassin, 31 ans

Matthieu fut ravi que le roi prenne les devants. Ce misérable devait apprendre. Le cardinal inclina la tête en direction du roi, dans un compliment bien formé.

- Votre Majesté montre une grand magnanimité.

Seulement, son plan dérailla à l'instant où Joseph entra. Le Ciel le mettait à l'épreuve aujourd'hui. D'abord sa sœur, maintenant son aîné, ça n'en finissait plus ! Il faillit bien se masser les tempes mais résista à la tentation. Il se contenta de regarder son frère, l'air absent.


Joseph vit près de son frère un malheureux petit être, presque un chaton. Allons bon, son frère avait encore trouvé un malheureux à torturer au nom de Dieu. Joseph songea qu'Irène aurait tôt fait de lui tirer les oreilles si elle savait. Cependant, il se concentra sur le roi, avançant d'un pas. De cette façon, il aurait presque pu cacher Matthieu et Tristan. Il s'inclina rapidement, une expression légèrement gênée sur le visage.

- Veuillez m'excusez Majesté, le protocole m'échappe encore.

Il eut un petit rire un peu bourru mais qui le rendait bien sympathique.

- Navré d'avoir dérangé, je repars aussitôt. Je tenais juste à vous annoncer que le champ de bataille est désert. C'est bien simple, ils ont tous décampé ! Nous avons un nouveau territoire à compter dans le royaume.

Il s'inclina une nouvelle fois. Son visage affichait une mine clairement ravie. Un homme fait pour la guerre.

-- Comment, Général ? La terre de Mornoy a enfin cédé ?

Il se permit un léger sourire. Expression si rare chez lui qu'il fallait la considérer comme triomphale. Il porta à peine garde à l'attitude cavalière du général qui se plaçait devant son propre frère -- ces deux-là ne s'entendaient guère. Le roi enchaîna :

-- Fournissez-nous le détail de la bataille. Nous souhaitons par ailleurs rencontrer au plus vite les caporaux et colonels sous votre gouvernement pour qu'ils apportent leurs pièces au tableau et avec lesquels entamer sans tarder les réflexions quant à l'occupation de cette contrée.

Le roi se retourna vers le cardinal, se penchant un peu sur le côté pour le revoir. Ainsi que son pauvre esclave. Cet esclave qui lui avait donné la solution ! C'était une décision cynique, et qui allait sacrifier ce malheureux aux folies du cardinal, mais pour temporiser et si possible sauver bien d'autres invalides. Gérald Der Ragascorn ordonna, pour en finir avec cet entretien fâcheux :

-- Concernant les invalides, cardinal Cassin, nous avons décidé. Votre esclave vient de démontrer qu'il est encore loin d'être en odeur de sainteté et que vos méthodes demandent encore à être prouvées. Quand vous serez en mesure de prouver son absolue purification, alors nous nous engageons à soumettre à vos méthodes les infirmes dont des sujets auront eu à se plaindre.

Tristan aurait pleuré s'il l'avait pu sans risque d'attirer l'attention sur lui. Sinistre nouvelle que cette énième terre sous la botte monbrinienne. Quant à lui... il n'osa à penser. Le roi venait de le livrer corps et âme au religieux, qui ne se priverait pas de le briser autant qu'il le pourrait. Derrière cette stratégie cependant, l'esclave comprenait bien ce que Der Ragascorn faisait : limiter la casse. Il songea à Lénius, à Alexandre... Oui, il devrait repousser l'échéance telle une Pénélope sapant son propre travail. Soumis, Tristan le serait. Mais avec ce qu'il faudrait de réguliers accrocs pour ne pas atteindre la pureté. Ce choix l'horrifiait. Une nausée lui vint à l'idée des châtiments prochains. Mais il temporiserait. Et s'il mourait, songea-t-il soudain dans un élan de désespoir grinçant, il serait difficile pour le monarque de considérer cela comme une victoire de Matthieu. L'esclave était perdu... Il tangua au bord de l'évanouissemeent, entre colère et abattement.

Le général hocha la tête.

- Pour sûr Votre Majesté ! Je suis ravi de vous annoncer la nouvelle. Et tout aussi ravi que vous en soyez satisfait.

Joseph hocha la tête de manière respectueuse. Son roi était content, il l'était aussi. Il s'empressa de satisfaire son autre demande.

- Bien sûr oui, mes lieutenants sont à se reposer. Enfin, à l"auberge voyez-vous. Mais je les appellerai dès qu'il vous plaira Majesté. Je dois avouer que je n'ai pas tout vu de la bataille, étant moi-même en plein milieu. Mais ce que je dois dire, c'est que vos hommes ont été admirables. De vrais guerriers.



Matthieu avait pris son mal en patience. Son frère ne le faisait pas exprès, il prenait simplement toute la place. Matthieu croisa les bras. Si Joseph se lançait dans un récit de bataille, il y était jusqu'au soir. Il croisa les bras. Seulement le roi sembla soudain se rappeler de lui. Il remit ses mains derrière son dos. Il fit bien, car il put ainsi serrer son poing de tout son soûl sans que rien ne transparaisse sur sa figure. Il chercha une réponse adéquate. Il s'inclina afin de cacher sa rage.

- Il en sera fait selon le désir de Votre Majesté.

Ce fut tout. Il n'y avait rien d'autre à dire, à part pour fuir le discours assommant de son frère.

- Je vous demande donc, si vous n'avez plus besoin de moi, de me retirer.

Il jeta un regard assassin à Tristan. Tout était de la faute de ce maudit infirme. Il avait fichu son travail par terre, le travail soigneux de Sa Sainteté pour un monde meilleur ici-bas. Pour lui, il n'y avait aucune meilleure preuve du démon qui habitait cette pauvre âme. Oh oui, il comptait bien l'en débarrasser. Qu'importe son idiote de sœur, il en allait d'une mission divine.

-- Fort bien ! acquiesça le roi en direction du général. Nous veillerons à réunir vos hommes, ainsi que toutes les informations économiques et géographiques nécessaires quant à cette nouvelle colonie. Sans oublier l'organisation du triomphe auquel les valeureux soldats auront droit à travers les rues pour se voir récompenser de leurs combats héroïques en faveur de Monbrina et de sa grandeur.

Il attendit que le militaire reprît la parole, le sentant désireux de demander quelque chose en vue de quoi il attendait. Der Ragascorn se tourna une dernière fois vers le cardinal qui acquiesçait à ses ordres et lui adressa un poli :

-- Soyez remercié pour vos édifiants éclaircissements. Vous pouvez vous retirer et nous ouïrons avec intérêt l'évolution de vos recherches et expérimentations.

Sur ce, il donna simplement l'ordre à des gardes de raccompagner le religieux avec tous les honneurs dus à son rang. Sans davantage de cérémonie, le roi s'en revint au militaire et à son excellente nouvelle, qui occupait déjà tout son esprit.

Tristan ne voulait pas partir. Non, il ne voulait pas... Le moment tant redouté venait d'arriver. L'esclave savait très bien qu'une fois sorti du palais, il allait prendre une rouste ou quelque autre châtiment dont son corps se souviendrait longtemps. Il en frémissait déjà et le regard noir de son maître ne faisait que lui donner un avant-goût de ce qui allait lui tomber sur les épaules. Tentant de conserver une contenance, Tristan s'inclina devant le roi et le général, puis porta ses mains aux roues du véhicule. Il allait devoir suivre Matthieu comme son ombre. Se retrouver entièrement livré au cauchemar qui démarrerait sous peu. La mort dans l'âme, il obéira au doigt et à l’œil à son maître.

Joseph fut flatté du triomphe qui s'annonçait. On ne voyait pas pas ça deux fois dans une vie. Il comptait bien en profiter, peut-être même aurait-il le temps d'écrire à Pauline qu'elle le rejoigne avec les enfants.

- Si vous le souhaitez, je peux d'ors et déjà les rassembler, je vous les amènerai ensuite tous ici quand il vous plaira. J'espère que le peuple de Monbrina sera tout aussi fier que son roi de ses soldats.

Il souriait, ravi. Cette victoire était certainement la meilleure de toute sa carrière.

- J'ai rassemblé toutes les informations susceptibles de vous êtes utiles pour la prochaine colonisation, ils sont rassemblés et rangés à mon bureau. Si vous voulez mon avis, ce sera assez facile. Beaucoup des soldats se sont rendus dès qu'ils ont vu le tour que prenait la bataille. La tenaille les brise tous, cette technique est vieille comme le monde, mais diablement efficace !



Matthieu s'inclina simplement, inquiet que son agacement puisse se ressentir dans sa voix. Il prit son esclave par le bras et suivit les soldats, impatient de sortir. Il lui ferait payer cet échec. Il songea aussi qu'il faudrait écrire au pape. Sa Sainteté ne serait pas satisfaite. Matthieu secoua la tête. Il règlerait cela. Avant de partir il glissa à son frère :

- A bientôt mon frère. Nous nous reverrons très certainement chez notre charmante soeur.

Joseph se retourna un instant, intriguée. Irène était ici ? Il la croyait encore chez Marc à porter son deuil. Seulement, voilà que Matthieu partait déjà. Oh il connaissais ce regard. Le petit frère était vexé. Il se promit de le rattraper dès qu'il aurait fini.