[15 septembre 1597] - Un roi sans sujet n'est rien [Terminé]

Trois jours déjà à serpenter le long des routes citadines ou forestières. A se faire plus ombre que les ombres dans son noir manteau loqueteux et dans celui - protecteur - des nuits. Jérémie savait qu'il disposait de solides appuis : l'hospitalité d'Emeline et de sa taverne lui réchauffait le cœur, tout comme la promesse d'une porte ouverte chez Dame Irène, ainsi que le lui avait promis la petite Cassandre. Hors de question toutefois que de sans cesse aller quémander auprès d'elles. Il allait lui falloir trouver un abri. Toutes les polices de Braktenn devaient déjà être à ses trousses. Au moins - en guise de maigre consolation - l'esclave savait maintenant que le Rottenberg lui aussi serait recherché. Puisse-t-il être fort châtié pour tout ce qu'il avait fait souffrir aux esclaves, ainsi que pour le meurtre de ses maîtres. Il n'était guère dans les habitudes de Jérémie de plaindre des nobles, cependant ceux-là n'avaient absolument rien fait de mal.

Ce jour encore il se retrouvait à l'orée des bois, où il était déjà venu plus tôt se cueillir quelques fruits. L'endroit s'avérait intéressant pour une cachette et de maigres ressources.
L'esclave évadé était penché - autant du moins que le lui permettait son dos raide comme une poutre, depuis une flagellation subie l'année de ses quinze ans - et ramassait à présent un lot de poires. Il avait repéré les arbres fruitiers de ce petit coin paisible. Paisible du moins jusqu'à ce qu'un bruit sourd le surprenne dans son dos. Comme une chute. Prudent, Jérémie se retourna et découvrit là un jeune homme - un peu plus âgé que lui peut-être. Un raclement de gorge puis un sourire mystérieux de cet individu retinrent l'intérêt du fugitif. Puis ses paroles.

A lui ? Seuls les seigneurs possédaient par parcelles ces bois - où il était d'ailleurs interdit de braconner - et l'on ne pouvait pas dire que l'homme qui se tenait là jouissait d'une noble apparence : bottes terreuses, long manteau pelé où jadis il y eut de la fourrure... toute la mine d'un vagabond et qui ne manquait pas d'air. Jérémie se douta bien vite qu'il devait être en présence au mieux d'un habitant clandestin des bois, au pire d'un voleur par dessus le marché. Il devrait se montrer sur ses gardes. Il se tint face à lui de toute la maigre hauteur de son corps-charpente et fixa sur l'individu ses larges yeux noirs, si enfoncés dans leurs orbites au milieu d'un visage creux.

-- Puis-je connaître en vertu de quoi la terre t'appartient ? rétorqua sa voix monocorde et fort sombre, quelque peu usée par la fatigue de la cavale.

Il avait choisi le tutoiement. Vouvoyer aurait immédiatement indiqué sa position sociale inférieure : la plus inférieure qui soit - esclave. Or quel roturier vouvoierait celui dont il était assez de comprendre les activités clandestines ?

Un pli cynique apparut aux lèvres de granit de Jérémie : au moins son vis-à-vis ne manquait pas d'esprit, ainsi que le prouvaient ses réparties. Auto-proclamé roi : voilà bien un orgueil qui en avait élevé puis perdu plus d'un au fil de l'Histoire. Le monarque de la forêt cependant s'inclinait, bien conscient de son propre jeu, et l'esclave s'amusa à son tour à se rappeler qu'il n'y avait qu'un être suprême devant lequel le souverain, dans les protocoles de Cour, était tenu de se prosterner : Dieu. Il s'amusa à hausser le menton, à carrer les épaules - non sans accentuer sa haute et maigre stature qu'on eut pu croire sortie d'une cathédrale gothique.
Le jeu cependant ne dura guère - au même titre qu'une possible dissertation mentale déjà bien entamée quant aux Vanités des Vanités : le retour à la réalité fut brutal quand Jérémie vit Sylvère approcher pour s'emparer sans aucune gêne d'un des fruits cueillis par l'esclave. Le roi croqua la pomme de Dieu. Un certain Adam avait cher payé cela. Peu importait, l'avenir le dirait. Pour l'heure, Jérémie demeura neutre, immobile et silencieux devant les gestes joueurs du brigand.

-- Achille, préféra-t-il mentir à la question de son nom.

Après tout tel était le faux nom que lui avait attribué sa petite complice. Jérémie Torrès, l'esclave en fuite, devant n'être qu'un disparu dans les esprits de tous et l'homme en cavale - homme-spectre, homme-ombre à l'image de toute son allure - voudrait fort tenir enfermé au fond de lui, sous une nouvelle peau, cette identité honteuse et après laquelle devaient déjà courir tous les sergents de Braktenn.

Sylvère se retourna, acheva de manger le fruit et en lâcha le squelette au sol. Jérémie en profita pour se baisser et amasser entre ses bras serrés le reste de ses provisions, lesquelles ne devaient pas rester davantage à portée d'autres mains. Il les enroula dans un pan de son manteau loqueteux. Les comprima. Le geste fit ressortir tant les os de ses longues mains qu'ils paraissaient vouloir s'en échapper.
Soudain, l'autre fit volte-face, couteau tiré. La statue n'en bougea pas pour autant et semblait même, étonnamment, poursuivre quelques réflexions égarées. Il établissait des calculs à toute allure, les yeux vaguement échoués sur Sylvère. Quant au sujet du paiement, il poursuivit toujours sur le même ton monocorde, un coin de la lèvre retroussé par l'ironie de la démonstration qu'il s'apprêtait à produire une fois achevées ses opérations mentales :

-- Si c'est d'impôts dont il est question, sache que tu t'es déjà à l'instant largement payé celui-ci sur mes possessions. Si l'on fait une moyenne de ce qu'un individu a à régler après total de ses impôts - cense, champart, taille, dîme, gabelle, for-maillage, banalité, tonlieu - et qu'on la ramène sur cent, cette moyenne est de 16%. Je n'ai que six fruits, tu m'en as pris un, je te laisse établir le produit en croix.

Jérémie était bien conscient que cela ne convaincrait pas une seconde le roi de la forêt, mais il n'avait pu s'empêcher de filer jusqu'au la métaphore financière dans laquelle s'était engagé Sylvère puisqu'il réclamait paiement - quitte à être plus royaliste que le roi ! S'il fallait toutefois une démonstration de sa lucidité, l'esclave ajouta :

-- Mais sans doute sont-ce là des lois et petits calculs qui ne te regardent plus guère et que tu as dû oublier avec le temps passé dans les bois. Plus sérieusement, je n'ai rien sur moi ainsi que tu peux le constater. Et je suis céans comme vagabond.

Il mit de côté son lot de fruits empaqueté dans sa cape et, comme en preuve de son parfait dénuement, ouvrit les bras pour la forme - quitte à être Dieu encore quelques secondes dans cette position à laquelle il n'aurait plus manqué que la poutre en son dos. Encore qu'il en avait déjà souvent la raideur.

En quittant le château de Frenn, Cassandre avait marché vite pour retourner en ville, la tête pleine des confidences partagées avec Eldred. Un vent de révolte soufflait. Elle pouvait le sentir. Ce n'était encore qu'une brise à peine perceptible que la fillette aurait aimé voir grandir en tempête. Les nobles abusaient depuis trop longtemps de leurs positions écrasantes. les choses devaient changer.

De retour en ville, Cassandre s'était apprêtée à retourner chez Dame Irène puis le souvenir de son frère lui était revenu. Il devait apprendre ces derniers déroulements qui lui montreraient enfin qu'elle aussi en avait dans le ventre. Elle n'était pas une gamine geignarde ! Et encore moins cet imbécile d'Alexandre ! Achille - Jérémie - devrait l'accepter.

Se rappelant des confidences discrètement échangées la veille, Cassandre se dirigea vers la forêt. elle était incroyablement effrayante. Le soleil passait peu entre les feuillages des arbres. Ils ombres croissaient et lui donnait un sentiment de malaise. Elle avait peur. Et si elle retournait en ville ? Elle verrait de toute façon Jérémie tantôt à l'église. Cassandre secoua la tête. Non !  Elle devait montrer à Achille son courage et sa résolution. Si elle reculait devant cette première épreuve, elle ne servirait à rien à ses alliés.

La courageuse fillette continua ainsi sa progression mais sursauta au moindre bruit, même quand il s'agissait d'un craquement de branche provoqué par ses propres pies. Elle finit par atteindre une clairière d'où elle percevait la voix de son frère. il se tenait face à un homme et exposait un discours sur les impôts. Elle soupira et sortit des fourrés pour interpeller sévèrement son aîné :

"Achille ! Je n'ai pourtant dit de ne pas montrer ton éducation ! Tu es idiot ? Exposer de faire des calculs, c'est trahir tes secrets !"

Cassandre observa en même temps l'homme non loin de là qui avait tout d'un brigand. Son visage lui était familier. Elle fit un effort et se rappela l'avoir vu sur des affiches en ville. Sa tête avait été mise à prix après un vol de deux dames nobles dans la forêt. La fillette avait adoré le récit, comme elle raffolait de tous ceux où un aristocrate se retrouvait dans une situation cocasse ou peu avenante. Elles auraient rapporté que celui-ci se faisait nommer roi. Un sourire amusé naquit sur son visage alors que la fillette effectua une révérence polie.

"Votre majesté, je suis enchantée de faire votre connaissance. J'ai entendu parler de ce vol commis sur deux pauvres petites nobles et qui vous a fallu d'être si connu. Un bel exploit ! "

Elle songea que Achille risquait de commettre une maladresse en donnant malgré lui son véritable nom. Il fallait le précéder.

"Mon bon sire, seigneur de la forêt d'Aiguemorte, je ne suis pour ma part que Charlotte, une petite fille sans grandes prétentions."

Malgré le sérieux de la situation, Cassandre ne pouvait s'empêcher de prendre un certain plaisir à ce qui devenait un jeu.

Ce ne fut pas sans un certain amusement auto-satisfait que Jérémie observa la déconfiture du "roi de la forêt". Ce serait donc bien la première fois que lui, esclave, imposait silence à un monarque - aussi étrange fut-il. Le fugitif ne savoura cependant qu'à peine cet instant tant il devait demeurer sur ses gardes et conserver la conscience d'un moment périlleux, tendu comme un fil entre jeu et danger. Sylvère d'ailleurs mettait sa lame en évidence et rappelait à quel point, céans, les lois et calculs étaient siens.
Jérémie allait répartir lorsque soudain, il repéra une petite forme se mouvoir dans les buissons des environs. Il crut d'abord à un animal mais ce fut bien vite la jeune Cassandre qu'il découvrit ! Toujours vêtue de sa jolie robe de velours ne laissant en rien soupçonner sa condition d'esclave, elle n'avait pas traîné à mettre en application les renseignements donnés la veille quant à sa nouvelle vie dans la forêt ! Jérémie venait d'entrouvrir la bouche sous l'effet de la surprise. Que voulait la fillette pour avoir déjà, si vite, eu envie de le revoir ? Dame Irène ne s'inquiétait-elle pas ?

Elle prit la parole et lui reprocha une nouvelle fois de trahir ses secrets. Jérémie fronça les sourcils et adressa un regard de pierre à la demoiselle. Autant la veille, ses remontrances étaient drôles et justifiées - aussi les avait-il acceptées sans ambages et même avec une humble complicité - autant cette fois-ci elles étaient impertinentes. Pour le coup, c'était Cassandre qui se montrait irréfléchie : ses paroles allaient laisser deviner que Jérémie était d'une classe sociale pour laquelle le savoir n'était pour le moins pas recommandé et devait se cacher ! Et ce, devant un parfait inconnu ! La fillette venait de casser la couverture du Torrès : il allait prétendre être ermite et pédagogue itinérant, prodiguant son enseignement et ses prières en échange de quelques victuailles. Le manque de prudence avait donc changé de camp. Très froid, il répondit en prenant soin d'appeler la petite par son faux nom :

-- Charlotte, il est des cas où l'éducation est tout ce que l'on détient et se doit d'être exposée. (Désignant Sylvère) J'allais expliquer justement à ce Messire que faute de n'avoir aucune possession matérielle, c'est le contenu de mes petites cellules grises que je peux lui proposer contre une place et des cueillettes dans sa forêt.

Par ailleurs, il était maintenant un esclave en cavale. Autant dire qu'instruit ou pas, cela devenait le cadet de ses soucis - et de ceux des gens d'armes : ils recherchaient un fuyard, qu'importait le contenu de sa tête et à qui il en parlait. D'ailleurs il pouvait bien confier cela à qui il le souhaitait à présent qu'il se trouvait dehors ! Cela lui servirait, même, auprès de potentiels alliés.
Jérémie toutefois conserva son calme et retrouva une meilleure humeur devant les flatteries que Cassandre servait au brigand. Là-dessus, elle retrouvait l'habileté qu'il lui connaissait et esquissa un sourire. Les adresses de la demoiselle avaient quelque chose d'un jeu d'enfant et un fond d'innocence, en plus de l'efficacité que de telles paroles prenaient dans cette situation : de toute évidence en effet, Sylvère appréciait que l'on s'adresse ainsi à lui. Cassandre venait de le cerner rapidement. Jérémie approuva d'un discret signe de tête. Retrouvant son sérieux à la dernière question de Sylvère, il prit les devants :

-- Charlotte ne désire pas habiter ta forêt. Elle a un toit sur la tête. Elle n'a donc rien à te payer et vient simplement échanger quelques mots avec moi. Nous nous sommes longtemps perdus de vue après que j'aie quitté la maison familiale et voici que nous nous sommes retrouvés récemment.

Il guettait les réactions de Sylvère et se tenait prêt à parer quelque coup menaçant. Pourvu que les justifications - et la proposition indirecte d'offrir ses services intellectuels - le satisfassent. Pourvu surtout qu'il ne cherche pas d'ennuis à l'enfant.

Cassandre tressaillit à la voix caverneuse de son frère qui l'interpellait de manière bien sèche. Elle se retourna, penaude, puis l'entendit lui reprocher d'avoir eu ce rappel sur son instruction. La fillette se sentit soudain idiote d'avoir effectivement risqué de dévoiler la couverture de Jérémie qui répondait depuis trois jours à un autre nom. Elle se mordit les lèvres. Finalement, elle serait aussi idiote qu'Alexandre ? Cela l'aigri. Elle devait se rattraper. Ne plus décevoir.

elle répondit d'un ton humble :

"Je suis désolée, mon frère, je ne pensais pas à mal. Et j'ai du mal à retenir les leçons encore. Et puis, celles des filles diffèrent de celles des garçons. Nous devons toujours être dans la retenue. Je suis désolée."

Elle évita de regarder en arrière. Cela aurait semblé suspect pour ce brigand. Elle devait à présent révéler qu'elle avait vu Eldred. Comment faire ? Elle réfléchit un instant :

"Je voulais te dire que j'ai vu  notre frère. Il s’inquiétait, comme moi, de ne pas avoir eu de tes nouvelles. Tu es parti si vite, sans explications. Je l'ai rassuré et il a hâte de te revoir quand il sera disponible."

Comprendrait-il ? Cassandre était anxieuse.

Le brigand prit soudain la parole et réclamait un droit de passage. Elle pâlit. Que faire ? Achille essayait de la protéger. il ne le raisonnerait pas. Elle le comprenait intuitivement. sa main se posa dans un pan de sa robe où se cachait la brioche refusée par Eldred. Cela fonctionnerait peut-être. Elle comptait soit l'offrir à Achille, soit à un mendiant de toute façon.

"Ça suffirait comme droit de passage pour nous deux, sire ?"

Elle sortit la superbe brioche, de belle taille.

Jérémie s'aperçut que sa voix ténébreuse venait d'effrayer Cassandre. La petite semblait comprendre son erreur et, toute penaude, présenta ses excuses. La tension de l'esclave retomba alors et, une fois éteinte sa colère, il adressa un petit sourire réconfortant à la fillette. L'erreur était humaine - lui-même en avait commise une dix jours auparavant en se confiant à Alexandre.
Jérémie balaya bien vite l'incident en écoutant ce que Cassandre lui confiant à présent. Leur frère ? De qui donc parlait-elle ? Venait-elle d'inventer à l'instant un nouveau personnage pour crédibiliser leur relation aux oreilles de Sylvère. Le Torrès ne lui avait certainement pas demandé d'aller voir qui que ce soit - au contraire ! Il avait souhaité que l'enfant soit prudente. Le fugitif ne parvint donc pas immédiatement à comprendre à qui Cassandre pouvait bien avoir donné de ses nouvelles. Il s'efforça néanmoins de garder un visage naturel, sans trace de surprise, ce à quoi l'aida son air naturellement inexpressif. Il s'agissait de jouer le jeu :

-- C'est fort bien. Et lui, comment va-t-il ? Que t'a-t-il dit ?

Avec ces questions, il espérait que Cassandre lui en révélerait davantage - même à demi-mots - sur ce prétendu frère. Il lui fallut cependant attendre que la petite règle son "dû" au roi de la forêt : elle sortait une appétissante brioche qu'elle lui offrit. Quelle peine que la jeune esclave ne puisse garder cela pour elle ! Cependant, à présent qu'elle se trouvait chez Dame Irène, l'enfant devait manger un peu mieux. Jérémie ne s'insurgera donc pas contre le don fort injuste de cette denrée - et quoique lui-même l'eut volontiers mangée.
Sylvère s'en chargea, goûtant avait plaisir le moelleux de la pâtisserie et rangeant le reste. Au moins, le brigand cessait désormais de les menacer. Il ne s'agissait désormais plus que de convaincre Sylvère de l'utilité de Jérémie dans sa forêt.

-- Elles savent calculer fort vite. Elles déduisent les distances, les heures de passage de patrouilles en tel ou tel endroit, leurs roulements... à présent que je circule illégalement céans et en ville. Ma carte mentale des environs commence aussi à se dessiner de plus en plus nettement. (Un temps, il ajouta avec un brin de cynisme, en se doutant bien que cette partie intéresserait moins Sylvère) Et accessoirement, elles connaissent l'algèbre, la métaphysique, la littérature, l'Histoire et la philosophie.

Cassandre contempla avec anxiété le roi des brigands prendre la brioche qu'elle lui tendait en paiement des impôts que celui-ci réclamait.  Il l'inspectait d'un regard minutieux puis finit par ranger son arme à sa ceinture. Elle se détendit un peu. Il acceptait son bien. L'obole était versée. Il prit même un instant pour avaler un petit morceau.

Cassandre décida d'utiliser ce temps pour se tourner vers Achille qui paraissait ne pas comprendre l'allusion à leur frère. Son visage restait sérieux et concentré mais elle distingua un bref instant sa pupille qui trahissait l'étonnement. Comment le renseigner sur l'identité réelle de l'homme sans éveiller la suspicion du Roi ? Elle réfléchit puis se souvint de la phrase étrange. Elle avait parlé à Eldred. Elle parlerait aussi à Achille.

"Il va très bien. Il est toujours domestique au château et n'a pas trop à se plaindre des humeurs de son maitre. Il m'a par contre raconté une drôle d'histoire ! Alors qu'il inspectait les tâches des esclaves, il a surpris un visiteur du comte seul dans une pièce à marmonner des paroles bizarres. Il pestait notamment sur le portage des angles ! Et quand Erik a voulu savoir si tout allait bien, il n'a plus rien dit. Vraiment, quel étrange personnage ! Il a essayé d'en savoir plus mais il n'a rien pu avoir de cet étrange visiteur ! Curieux, non ? Ah oui ! Erik m'a proposé d'aller à la messe du dimanche avec lui ! Tu viendras aussi ? Tu viendras ? Ce serait si bien d'être réuni tous les trois comme avant !"

Au milieu de ce tourbillon de paroles prononcées avec le frétillement de l'impatience, Cassandre espérait faire passer le bon message sous couvert de l'apparente insouciance de l'enfant. Erik... Achille devrait comprendre que c'est Eldred. Les sonorités étaient proches. Et puis, associé à la fameuse phrase. Il y avait aussi ce fameux rendez-vous à l’église. Oui, tout irait bien. Il allait enfin comprendre.

Sylvère s’intéressait à nouveau à eux et souhaitait savoir ce que Achille pouvait lui apporter. Ce dernier ne se dégonflait pas. Il exposait ses connaissances et ses dispositions. Cassandre était étonnée que son frère sache autant. Il était bien plus intelligent qu'elle... Néanmoins, désireuse de le soutenir, elle fit à nouveau la révérence.

"Je vous en prie, votre majesté, acceptez d'accueillir mon frère.

Jérémie se figea un peu plus à mesure qu'il écoutait le récit de Cassandre. Ses yeux s'arrondirent. Un domestique. Au château. Une discussion géométrique portant sur les angles des poutres ! Eldred. Elle était allée voir Eldred ! Lequel venait d'ailleurs d'être habilement rebaptisé Erik. Le Torrès ne sut se dire davantage admiratif ou horrifié, en colère ou heureux... La petite esclave avait pris de tels risques à entrer au château de Frenn ! Il en eut la mâchoire suspendue quelques secondes. Si on avait attrapé l'enfant... Il secoua la tête, se refusant à imaginer la suite.
Jérémie préféra s'accrocher au fait qu'elle avait brillamment réussi son intrusion. Et ce, malgré ses immenses inquiétudes pour elle. Décidément, Cassandre était d'une rare habileté. Et elle venait de démontrer là qu'elle ferait un excellent médiateur clandestin entre lui et son camarade zakrotien. Jérémie d'ailleurs apprécia d'entendre qu'il allait bien et songeait déjà à un plan de rencontres. C'était ce que laissaient entendre les phrases codées de la jeune complice. La messe. L'église, bien sûr, cela offrait là un excellent point de rendez-vous !
Il s'employa à répondre avec la même habileté et dut trouver quelque chose pour donner le change devant Sylvère, afin qu'il ne suspecte pas les réactions de grand étonnement que Jérémie venait d'avoir :

-- Eh bien ! Je suis pour le moins surpris qu'Erik fasse un tel retour en religion, lui que père réprimandait souvent pour son impiété. Quant à la messe, c'est entendu. Evidemment que je serai enchanté de l'y retrouver !

L'air de rien, le premier contact entre esclaves rebelles venait de se tisser à demi-mots. Déjà, Jérémie entrevoyait des idées à soumettre à Eldred : puisqu'il était esclave chez pas moins que le Premier Conseiller de l'Empire, peut-être que le zakrotien pourrait faire sortir des informations et documents de poids du domaine de son maître, par la bonne entremise de Cassandre. Très intéressant !

Alors qu'il achevait de réfléchir à ce sujet, Sylvère accepta le marché. Jérémie sourit à la perspective de trouver abri et nourriture dorénavant en ces lieux. Il en accepta même de se prêter à son tour au jeu de Cassandre et rétorqua à Sylvère dans un sourire complice :

-- Grâce vous soit rendue, Votre Majesté.

Sylvère annonça devoir se retirer. Jérémie approuva d'un hochement de tête ses dernières recommandations pour se faire signe l'un-l'autre en cas de besoin. Il ne retiendra pas davantage ni le brigand, ni la petite Cassandre qui devait ne pas se mettre en retard ni risquer d'inquiéter Dame Irène.

-- A bientôt, alors, lui glissa doucement Jérémie après une tendre accolade toute semblable à celle d'un frère à sa petite sœur.

Lui-même prévoyait d'aller se trouver un humble abri sous les hauts arbres de cette forêt, à présent qu'il en avait reçu l'autorisation.

Spoiler:

Spoiler:

Cassandre suivait avec une anxiété les réflexions silencieuses de son frère sans pouvoir dire ce qui se tramait au sein de son esprit. Pouvait-il être en colère ? Allait-il la gronder ? elle avait soudain peur de l'avoir contrarié dans son désir égoïste de vouloir prouver sa valeur.  

Soudain, il répondit enfin et ses paroles allégèrent la petite esclave. Il avait compris ! Son message codé était clair. Elle sourit puis poursuivit avec naturel, improvisant comme cela venait :

"Ah bon, Erik n'était pas croyant quand j'étais petite ? Je ne avais pas ! Depuis que tu es parti, Achille, je l'ai toujours vu aller aux messes. Eh bien, j'en apprends de belles à son sujet! Je pourrais me moquer la prochaine fois qu'on se verra !"

En son intérieur, Cassandre riait de son habileté. Grâce à son jeu, le roi Sylvère ne pourrait déceler la tromperie. Elle avait pris soin d'adopter le ton insouciant d'un enfant qui retenait des détails sans grande importance et pressé de les redire sans trier les informations.

A ce sujet, Sylvère annonça peu après que Achille pouvait rester au sein de la forêt. Le jeune homme le remerciait. Cassandre fit une révérence.

"Je vous remercie, Sire, de la grâce accordée à mon bien-aimé frère."

Alors que le roi des brigands se retirait, Cassandre resta un instant à l'observer et fut surprise en sentant Achille l'enlacer doucement. Elle le regarda, intriguée, se demandant s'il jouait encore, puis perçut la sincérité de sa démarche. Elle se détendit et se laissa faire, n'appréciant que trop d'être cajolée. Cela lui arrivait si peu. C'était une sensation dont la fillette ne se lassait pas. Elle se sépara à regret pour s'éloigner de l'ainé, puis murmura, la mort dans l'âme :

"Au revoir, mon frère, prends bien soin de toi."

Des larmes commençaient à lui venir. Cassandre se retourna vite, déterminée à ne pas montrer son émotion. Elle marcha vite. Il commençait à être tard. Midi approchait. Elle devrait mentir à Dame Irène et prétendre ne pas avoir vu le temps passer en compagnie de son frère.