la rue Sourde [Terminé]

Par la fenêtre à meneaux, dont une grille protégeait le vitrage, le vieux domestique de Lucrezia avait reconnu le fils du libraire. Elle lui avait très brièvement rédigé le signalement du jeune homme, mais il n'y avait aucun doute : il n'y avait qu'un éclopé dans la rue Sourde au soleil de midi.

Fossilisé depuis longtemps, le vieillard fixa l'hésitant libraire en attendant qu'il se tournât vers lui. Lorsqu'il le fit, le serviteur remua la main dans sa direction. C'était comme le tremblement d'une momie sénile, mais l'autre eut l'air de saisir l'invitation à rentrer dans l'antre de Lucrezia.

Tranquillisant le vieux serviteur d'un signe de la main, Lucrezia avait suivi dehors son guide à béquilles. Elle maintenait à dix pas la distance entre eux, lorsqu'elle le vit s'arrêter tout au bout de la rue et se pencher sur le caniveau : un enfant chétif tremblait dans ses haillons.

Lucrezia hésita : aider le malheureux représentait un contretemps fâcheux, mais sa vocation pesa plus lourd dans la balance. Il y avait une taverne au coin de la rue. Comme il était midi, il n'y aurait aucun chahut là-bas. Lucrezia n'avait ni dormi ni mangé depuis la veille.

Elle se décida. Rejoignant le fils du libraire, elle jeta un coup d'œil circulaire et, nul ne s'intéressant à l'enfant, lui prit la main pour l'emmener. Sur un signe à son compagnon, Lucrezia tourna à l'angle en direction de la rue des Monts Cendrés, sur laquelle donnait la taverne de l'Ours Noir.

Il avait tenu promesse. Prise en étau entre les deux vagues de briques qui s'étiraient le long de cette étroite rue, sa silhouette élancée projetait au sol une ombre serpentine. Tristan attendait. Il reprenait son souffle après avoir usé une certaine énergie à faire rouler son pauvre landau sur les pavés désarticulés de ces modestes venelles. La douce sérénité de son visage dissimulait une horde de questions et ses yeux allaient, venaient, picoraient le moindre mouvement à chaque seconde. Elle ne tarderait pas.

Le vieil apothicaire entra dans la rue Sourde. Il portait, sous un torchon, une tourte au poulet dont Lucrezia ne mangerait pas grand-chose.

Lorsqu'il aperçut l'infirme en chariot, il sut le but de sa visite en la rue Sourde. Il s'agissait d'une rue étroite et peu fréquentée. Les malades, les infirmes, les bizarres se rendaient tous à l'officine. Comme l'autre hésitait, le serviteur lui dit à voix basse et sans s'arrêter : "Je rouvre la boutique. Aujourd'hui, la Sibylle est là." Lorsqu'il fut devant la porte, il la tint ouverte un instant.

Tristan vit arriver un vieillard voûté au crâne blanchi, les mains serrées autour de quelque chose qu'il cachait -- aussi bien que sa bouche close taisait pour l'instant bien des secrets. Il s'approcha de lui, indiquant que "La Sibylle" était présence en ce jour. A n'en point douter, il s'agissait de cette "Lucie". Discret, Tristan tira de sa poche râpée la gemme qu'il avait conservé d'elle, la lui montra, la rangea aussi sec et entra. L'infirme na manqua pas de le remercier pour la porte tenue, puis pénétra dans la boutique. [Suite dans "l'Antre de Lucrezia"]

Le petit morceau de papier remis par Alexandre et rédigé à la hâte au fond de sa cellule ne quittait pas la ceinture de Tristan. Il l'y avait bien attaché et dissimulé. Le voilà qui roulait prestement à travers la rue sourde pour accomplir sa mission : aller remettre le mot à Lucrezia. Décidément, le destin -- en l'occurrence le fils Bellanger -- amenait le danseur à revenir vers la tanière de la jeune muette.
Arrivé devant la porte, il guetta les alentours, s'assura de n'être pas repéré et gratta discrètement l'épais bois du battant de l'Antre. Pourvu qu'elle soit présente... Et le pauvre Alexandre... Il avait en ce moment même des ennuis à la prévôté à cause du livre en question, qu'il avait dû avoir la folie idée d'aller chercher tout seul à la bibliothèque.
Le messager attendit.