[30 Décembre 1597] Pour une caresse sauvage [Terminé]

Il était temps de rentrer aux écuries et de la libérer de son supplice équestre. Quant au temps… Eldred eut un petit sourire. Il avait en effet des choses à faire. De là à les qualifier d’intéressantes, c’était sans doute un peu exagéré. « Obligé » aurait sans doute été un qualificatif plus approprié, mais il évita de lui en faire la remarque directement de peur de la mettre mal à l’aise. Il se contenta donc d’une réponse espiègle:

- Je vais devoir alimenter les cheminées. Vous vous souvenez ? C’est comme ça que l’on s’est rencontré à Frenn.

Il ne doutait pas à un seul instant qu’elle ait pu oublier ce moment. D’une part, car ce n’était que quelques jours plus tôt et d’autre part, car les émotions qui les avaient agitées tour à tour ce jour-là ne pouvaient fondre de la mémoire comme neige au soleil. Il la raccompagne donc en lui laissant tenir les brides à ses côtés. Ce ne serait décidément pas demain qu’elle pourrait monter en toute sérénité, mais cela n’avait pas d’importance, il ne fallait pas précipiter les choses. Comme en amour d’ailleurs.

- Je viendrai, mais couvrez-vous bien les nuits sont glaciales et je ne voudrais pas que vous attrapiez froid, ce soir.



Le ciel était d’encre, mais parfaitement limpide. La lune, blafarde, éclairait suffisamment les environs pour qu’il ne soit nécessaire d’emporter quelque lumière que ce soit. Quelques rares étoiles n’ayant pas été avalées par les lueurs d’argent nocturne parsemaient encore le ciel çà et là.  Sous ses pas, la neige crissait à intervalle régulier. Il n’avait recouvert sa tunique que d’une simple cape de laine rêche. Le froid, il avait l’habitude. C’était pour ainsi dire toute sa vie. Les frondaisons fantomatiques s’écartèrent et il discerna enfin la mare entourée de ses roseaux, figées comme de petits pinceaux tournés vers les cieux. Une légère brise lui fouettait le visage tandis qu’il inspirait cet air vivifiant empli du calme apaisant de la nuit. Son ouïe le renseigna sur les alentours : une chouette qui hulula, un chien qui aboyait et des pas étouffés par le manteau hivernal qui s’approchaient lentement de lui. Un sourire s’étira et il se cacha derrière un arbre.

Caché derrière son arbre, Eldred l’observait. Dans sa robe d’argent et son pâle manteau, on aurait dit l’esprit de la lune ou celui de l’hiver. Ses yeux brillaient d’admiration et son cœur s’emballa un peu plus à chaque nouveau pas. Était-ce uniquement la nuit qui conférait une atmosphère si mystique aux lieux ? Il n’aurait su le dire, mais il était captivé par celle qui avait tout d’une reine à ses yeux en cet instant. Il était si captivé qu’il ne réalisa pas tout de suite qu’il avait trop attendu et qu’elle rebroussait chemin, déçu de son absence. À pas de loups, il se glissa dans son dos, prenant soin de faire crisser le moins possible l’épaisse couche de neige sous ses pieds. À sa hauteur, il déposa ses mains sur ses yeux et se pencha à son oreille.

- Vous avez vraiment cru que je ne viendrais pas ? questionna-t-il un sourire dans la voix j’étais simplement hypnotisé par votre arrivée. En voilà une magnifique robe de princesse digne d’un bal étoilé.

Lavinia avait déjà effectué quelques pas vers le chemin du retour lorsqu'elle se fit surprendre par des mains surgissant de son dos. Surprise, elle recula et son corps rencontra le torse du jeune homme. Elle agrippa les mains d'Eldred de ses fins doigts gantés et ne put s'empêcher de sourire aux mots qu'il déversait à son oreille.

— En effet, j'ai crains de ne pas être une distraction assez stimulante pour vous faire sortir dans ce froid hivernal.

Hypnotisé ? Lavinia était heureuse de son effet. D'humeur taquine, elle se détacha à regret du jeune homme pour lui faire face. Elle n'avait pas oublié les mots offerts plus tôt dans ce même lieu.

— Je ne pensais pas vous faire cet effet en allant me promener au clair de lune… Monsieur

Elle s'inclina devant lui comme on pouvait le faire devant une personne de haut rang. En se relevant, elle passa à ses côtés sans omettre de le frôler de manière subtile. Sans le quitter du regard, elle fit glisser le plus lentement possible l'un de ses gants pour dévoiler sa peau laiteuse. À son niveau, elle le laissa tomber dans la neige.

— Qu'est-ce que cela serait si je me délestais de mes effets...

Lavinia souleva ses jupons et trottina tout en riant vers les arbres environnant. À demi cachée par un arbre, elle mit au défi le jeune homme.

— Je vous avais prévenu ! Avec les souliers adéquats, il est difficile de m'attraper. Il serait peut-être envisageable d'offrir une quelconque récompense si vous réussissez cet exploit !

Il ne voyait pas son visage, mais il n’en avait pas besoin pour imaginer ce sourire qui perçait au travers de sa voix. Sur des doigts froids étaient venues se déposer ses mains gantées. Le froid ce n’était pas ce qui le rebutait. Il était né le jour le plus court de l’année après tout, celui qui marquait officiellement le début de cette sombre saison qu’était l’hiver fait de blanc et de noir. Lavinia se retourna pour lui faire face et le taquiner. Il esquissa un sourire à sa provocation. Il lui rendit sa révérence en s’inclinant profondément alors même qu’il apercevait du coin de l’œil un gant s’échouer sur le manteau enneigé.

- Ce serait surtout un moyen d’attraper froid, ma charmante Princesse des neiges rétorqua-t-il tout aussi taquin qu’elle-même.

Elle risquait fort de regretter de s’être dévêtue, si elle s’aventurait sur ce terrain glissant. L’hiver n’était pas la saison la plus propice à ce genre de jeux. Il lui aurait bien expliqué combien le manteau blanc était source de danger et l’hiver mortel, mais elle était déjà en train de s’enfuir en riant avec innocence vers un arbre. Il se mit à sa poursuite.

- Quelle récompense, petite brindille hivernale ? Un baiser ? Dites-moi tout que je sache pour quoi je fais tant d’effort s’enquît-il dans un sourire.

Il contourna l’arbre, mais alors qu’il allait refermer la main sur son bras, elle s’enfuyait déjà, volant un peu plus loin avec légèreté comme un provoquant petit papillon de printemps qui la narguait.

La neige ralentissait sa fuite laissant derrière elle un chemin des plus visible. Au moins, le zakrotien n'aurait aucune excuse de la perdre, sa proie n'était pas bien difficile à traquer. Lavinia sentait pertinemment ce froid vivifiant qui lui saisissait la peau. Attraper froid ? Sûrement. Mais elle était prête à prendre le risque pour ne serait-ce qu'un petit moment de folie joyeuse.

— Je suis sûre qu'un Messire coutumier des contrées du Nord saura trouver un moyen de me réchauffer. Ai-je tort de le croire ?

Elle ne fut pas à l’abri bien longtemps derrière son arbre, Eldred était déjà à sa poursuite. Elle trouva un nouveau tronc pour se cacher. Cette fois-ci elle ne laissa dépasser que sa main ganté et retira le tissu pour le laisser choir à l'intention de son poursuivant. Elle ne savait pas qu’elle folie l’avait piquée, mais elle s’amusait comme une gamine. Son souffle se transformait en des vapeurs blanches au contact de l’air ambiant. La chair de poule marquait sa peau nue sous l’effet du léger vent glaciale.

— Un baiser ? Mmh cela dépend de l’endroit où il se posera… Mes lèvres ne seront offertes que pour un effort exceptionnel ! Je vous offrirai dans un premier temps ma main !

Lavinia contourna la mare et se stoppa pour faire à Eldred qui se trouvait de l’autre côté de l'étendue gelée. L'espace d’un instant elle en resta figée, elle aussi avait de quoi rester subjuguée à la vue du jeune homme.

— Qu’attendez-vous ?le provoqua-t-elle. Voyez ! Mes mains sont déjà découvertes et en proie au froid…

D’un geste qu’elle se voulut le plus sensuel possible en ne lâchant pas Eldred du regard, elle commença à délasser l’attache qui maintenait son manteau en place.

— Il va falloir avoir de meilleurs résultats quant à votre chasse Monsieur. Avant que votre proie ne s’effondre de froid...

Dans la neige, encombrée de son élégante robe argent, elle laissait un large sillon qu’il aurait été bien difficile de perdre dans le sous-bois.

- En effet. Avec une bonne couverture ! lança-t-il taquin  sachant pertinemment qu’elle ne pensait pas à cela.

Une fois arrivée auprès de son arbre, elle s’allégea d’un nouveau gant qu’il regarda tomber dans la neige, en inclinant la tête. « Vraiment » disait son regard joueur. Le vent s’engouffra dans sa chevelure brune la soulevant en fanion dans son sillage. Alors que pouvait-il gagner à l’empêcher de mourir de froid, nue sous l’éclatante lune de cette belle nuit d’hiver ?

- Votre main ? Vous êtes dure comme Princesse! Peut-être que nous pourrions enrichir le prix d’une question ? Si vous gagnez, c’est vous qui aurez le droit de me poser une question. Qu’en dites-vous ?

Pendant qu’il négociait aux enchères montantes, Lavinia avait contourné la mare et le provoquait ouvertement, dégrafant ostensiblement son manteau dans le but de le laisser tomber au sol. Un large sourire s’étira sur le visage d’Eldred alors qu’il reprenait sa course.

- Qui vous dit que je n’ai pas envie de perdre après tout ?

Car après tout, échouer s’avérait presque aussi gratifiant que la mise en jeu si ce n’était plus. Certes, il y avait aussi sa fierté en jeu, mais il pouvait aisément la mettre de côté durant un temps pour avoir le plaisir d’admirer celle qui ressemblait à un esprit céleste. Il était presque à sa hauteur lorsqu’il effleura de justesse son bras avant qu’elle ne s’échappe d’un petit bond élégant comme une biche.

Elle réfléchit à la proposition qu’il venait de lui faire. Des questions, elle en avait plein à lui poser, mais une la perturbée depuis un moment et si il acceptait d’y répondre… pourquoi pas ! Sa main ne lui suffisait donc pas, elle s’en trouva faussement déçue.

— Ma main vous intéresse si peu ? Faudrait-il que je vous propose une partie de moi plus affriolante ? Si vous préférez des questions, soit , j’en ai une qui me démange les lèvres…

Lavinia se libéra de son manteau et le fit légèrement glisser de ses épaules. De cette manière, elle offrit au jeune homme une vision de ce qu’il pouvait gagner...ou bien perdre. Eldred reprenait sa course et vue ses dernières paroles, elle comprit que gagner n’était pas forcément l’option qu’il retenait. Parée d’un air boudeur, elle replaça son manteau pour recouvrir sa gorge et s’enfuit de nouveau dans la neige qui ne cessait de vouloir la ralentir.

— Si la défaite vous est préférée à la victoire.. je vais peut-être envisager de ne plus me dévêtir !

Eldred se rapprochait dangereusement d’elle, elle sentit même le bout de ses doigts frôlaient son vêtement. Un petit bond sur le côté lui permit de s’échapper de nouveau. Elle devait trouver un paysage plus sinueux pour ralentir le jeune homme. Au loin, elle crut percevoir une zone où les arbres laissaient moins de passage pour slalomer entre leurs troncs, mais pour y arriver il y avait quelques mètres à parcourir totalement à découvert. Jetant un regard par dessus son épaule pour constater la distance qui les séparaient désormais, elle prit le risque de se lancer.

— J’espère que vous êtes plus efficace sur vos champs de bataille ! se moqua-t-elle gentiment.

Avec un peu de chance, la réflexion le perturberait et elle gagnerait quelques secondes pour atteindre son objectif sans encombre. En dernier recours, elle userait de boules de neige pour tenter de le ralentir.

Bien entendu qu’il espérait mieux qu’une simple main dont il pouvait se saisir à chaque instant. Courir dans la neige c’était épuisant. Ou du moins c’était ce qu’il espérait lui faire croire pour obtenir un prix un peu plus intéressant. Il mourrait désormais d’envie d’entendre cette question qu’elle semblait si impatiente à partager. Eldred tenta de la rattraper, mais ses doigts ne firent qu’effleurer le tissu épais de son manteau sans parvenir à s’en saisir. Il émit un grognement boudeur alors qu’elle replaçait sur ses épaules. Était-ce parce qu’il venait d’échouer ou parce qu’elle venait de dissimuler sa peau ?

- Ce serait sans doute plus sage ! rétorqua-t-il finalement.

Après tout il faisait froid cette nuit. Il n’eut pas le temps d’argumenter. Elle effectua un petit bond de côté et se dirigea vers un bosquet relativement dense. C’était mal le connaitre que d’espérer le semer dans ce genre d’environnement. La forêt, il avait l’habitude à Zakros ! Tout comme la neige ! Et en plus elle se permettait de le taquiner ! Il ne répondit que par un petit sourire tout occupé qu’il était à combler la distance qui les séparait.  Il passa d’un côté d’un arbre, puis d’un autre, caressant au passage la rugueuse écorce qu’il appréciait tant. Quelques pas plus loin, les troncs s’espaçaient pour laisser place à une clairière dégagée. L’endroit idéal. Il attendit qu’elle arrive en terrain dégagé puis accéléra finalement pour la ceinturer et l’entrainer au sol dans l’épais manteau de neige.

- Alors ? Vous doutez toujours de mes compétences guerrières? demanda-t-il plein de malice.

Il récupéra ses mains gelées par l’absence de gant et la brise générée par la course puis les serra entre les siennes bien plus chaudes.

- Finalement je vais pouvoir récupérer mon prix…

Il embrassa une main puis l’autre.

La réponse qu’il lui servit la perturba sans pour autant la faire ralentir dans sa fuite. Plus sage ? Était-il en train de lui stipuler de manière polie qu’elle avait été trop loin ? Elle n’aurait pas dû se dévêtir de la sorte , elle avait été emportée dans l’euphorie et passée à présent pour une vulgaire aguicheuse. Ses réflexions l'empêchaient d’évaluer correctement le danger qu’il représentait, il slalomait beaucoup trop bien parmi les arbres. Sa décision de traverser cette étendue totalement désertée de végétation ne fut pas la meilleure idée qu’elle ai eu.
Cela se confirma lorsque les bras d’Eldred se refermèrent sur elle pour l'entraîner dans la neige. Lavinia ne put que sentir la poudreuse amortir leur chute car à l’instant où elle s’était vue basculer ses yeux s’étaient fermés. Lorsqu’elle les rouvrit, son souffle se coupa aussi sec. Était-ce la chute à même le sol qui lui avait bloqué la respiration ? Cela aurait pu être le cas, mais mettre ce phénomène sur le compte de la proximité du zakrotien était bien plus plausible. Elle était là, allongée dans le manteau blanc hivenal, offerte à lui. Lui, au-dessus d’elle, si proche et paraît de ce petit sourire victorieux. Que devait-elle faire ? Elle était prise dans sa toile devait-elle se débattre ? Le souhaitait-elle vraiment…

— Je ne remettrais plus jamais en doute vos talents…souffla-t-elle.

Son regard se perdit dans celui pétillant d’Eldred déviant quelques fois sur ses lèvres… Que lui arrivait-il à la fin ! Elle était littéralement étalée dans la neige, l’atmosphère était glaçante comme en témoignaient les flocons épars dans la chevelure d’Eldred et à ne pas en douter beaucoup plus présents dans la sienne. Et pourtant, elle avait chaud, trop chaud…
Eldred s’empara de ses mains et ce simple touché la fit frissonner, mais pas de froid. La situation ne s’arrange pas lorsque ses lèvres parcourèrent sa peau. Son imagination s’emballa, à le voir ainsi, elle s’imaginait déjà ses lèvres chaudes exploraient d’autres parties de son corps.

— Oserez-vous récupérer plus ?

C’était totalement déraisonnable, malvenue, mais elle espérait secrètement qu’il oserait demander plus. Ils n’étaient plus aux écuries, plus susceptible de se faire surprendre. Cette sécurité faisait disparaître la barrière entre eux. Elle osait à peine respirer, mais mue par une sensation qui lui était inconnue, sa main vint frôler le visage d’Eldred. Ses doigts effleurèrent ses lèvres pour remonter lentement le long de sa joue et terminer leur course dans sa chevelure en bataille.

Lavinia était étendue sur le sol enneigée. Il avait fini par l’attraper. De ses yeux bruns étincelants, il fixait les siens dans la pénombre. Cela faisait bien longtemps que sa vision s’était adaptée à l’environnement nocturne. Il y voyait presque comme en plein jour, à l’exception des couleurs qui semblaient avoir disparues pour une palette de gris bleuté. Tout autour de la chevelure de Lavinia, la neige cristallisée par le froid ambiant scintillée comme une poudre de diamant sous les rayons lunaires. Il eût un sourire et embrassa ses mains. Après tout c’était son prix pour cette course effrénée.

Mais le pire c’était quand même qu’elle osait le provoquer à récupérer plus ! Avec un sourire mutin, il rapprocha son visage du sien, ses lèvres des siennes. Il y demeura suspendu au-dessus de son souffle à se perdre dans son regard. Céderait-elle ? Son cœur commençait à se faire plus présent et il décida de remonter jusqu’à son front avant de se redresser en lui tendant la main.

- Je n’allais pas vous faire ce cadeau tout de même ! Après tout c’est moi qui ait gagné ! rappela-t-il joyeusement en l’aidant à se remettre sur ses pieds.

- Il me semble que j’avais droit à une question également ? il se tourna vers elle racontez-moi quelque chose que j’ignore sur vous.

Et il y en avait un tas. Sa couleur préférée, son parfum préféré. Sa saison favorite. Sa plat favori. Ses activités, ses passions (et l’équitation n’en faisait pas partie). Ses rêves pour aujourd’hui et pour demain. Sa vie de petite fille. Et tant d’autres encore…

Ses lèvres étaient suspendues au-dessus des siennes. Il ne semblait pas vouloir combler l’infime espace qui les séparait. Attendait-il un geste de sa part ou bien était-ce simplement un piège ? Si leurs lèvres se rencontraient cela ne serait plus du badinage, il y aurait quelque chose de plus concret, un lien scellé bien tangible. Lavinia resta figée, incapable de prendre une décision. Perdue dans le regard d’Eldred, le jeune homme se rendait-il compte de l’effet qu’il produisait sur elle ? N'était-ce qu’un jeu…
Son cœur était sur le point d’imploser lorsqu’il décida finalement de déposer ses lèvres sur son front en un baiser chaste. Il se releva et l’aida à se remettre debout.

— Je n’allais pas vous faire ce cadeau tout de même ! Après tout c’est moi qui ait gagné !

— Oh, je vois, articula-t-elle avec difficulté malgré la joie du jeune homme.

Lavinia peinait à faire rentrer son cœur dans ses retranchements comme elle l’avait toujours fait. L’avoir laissé s’exprimer ne serait-ce qu’une soirée n’avait pas été une si bonne idée que cela. Qu’allait-il se passer maintenant ? Elle allait s’en retourner à la demeure de son père et rejoindre ses cauchemars...sa vie, celle dont elle n’échappera pas. Autant se résigner dès à présent, la chute, n’en sera que moins douloureuse. Elle rebroussa chemin dans l’espoir de récupérer ses effets abandonnés dans un instant de folie. Eldred marchait à présent devant elle, beaucoup plus à l’aise dans la neige qu’elle. Lavinia releva la tête et dévora du regard cet astre lunaire qui semblait si paisible. Quelques larmes firent leur apparition dans la nuit qu’elle s’empressa de faire disparaître au moment où Eldred se retourna vers elle pour réclamer son dû.

— Racontez-moi quelque chose que j’ignore sur vous.

— Vous savez, il n’y a rien de bien intéressant chez moi… Même la grenouille de la mare doit avoir une vie plus trépidante que la mienne…

Elle pensait pouvoir esquiver la réponse, mais le regard insistant d’Eldred la fit ployer. Non sans souffler d’exaspération, elle commença son récit. Après tout il fallait commencer par le commencement, le jeune homme ne savait rien d’elle ou quasiment.

— À la mort de ma mère, à mes douze ans, mon père a décidé de m’envoyer au couvent. Pour me donner une éducation ? Pour se libérer d’un poids trop pesant en vue de la disparition de son épouse ? Toujours est-il que j’ai dû laisser derrière moi mes frères et ma sœur que je n’aurais jamais vu que nouveau né…

Elle se souvenait encore des crises de larmes qu’elle avait dû imposer à sa famille. Lavinia aurait tout donné pour rester auprès des siens. Maintenant adulte, elle comprenait le choix de son père, mais la petite fille qu’elle était l’avait tellement haïe à l’époque.

— Je suis restée au couvent plusieurs années, entre ces quatre murs avec pour seule compagnie les sœurs. J’y ai étudié la bible, on m’a inculqué le devoir d’une femme envers sa famille, son père, son époux... La lecture était mon seul loisir, les seules folies permises étaient ces quelques minutes qu’on nous accordait dans la cour avec les autres filles du couvent. Nous jouions à se poursuivre, mais pas trop vite sinon la mère supérieure nous faisait des remontrances sur la bienséance ! Ce n’est pas très intéressant n’est-ce pas ?

Lavinia marqua une courte pause. Sa vie se résumait en si peu de phrase que cela rendait la chance encore plus malheureuse qu’elle l’était.

— Puis à mes seize ans, mon père est venu m’annoncer une bonne nouvelle. Vous vous doutez bien que je nourrissais quelques espérances à sa venue. Et… il est venu m’annoncer mon mariage avec Antoine. Monsieur de Kergemont, adepte des champs de bataille sur lesquels, manifestement, il s’illustre. Il brille par son absence au domaine et est adepte des passages éclairs… Voilà le début et la fin de l’histoire de la pauvre insignifiante Lavinia de Kergemont !

Ces derniers mots, elle ne les avait pas prononcés de manière ironique. Non, c’était la simple vérité, celle qu’elle n’avait encore jamais partagé avec quelqu’un.

— Mon plus grand rêve serait de tout abandonner. M’enfuir au loin au fin fond d’une forêt. J'essaierai de me construire une cabane au bord d’un cours d’eau et je passerai mes journées et mes nuits à me prélasser dans l’herbe grasse. Sans me soucier de quoi que ce soit, sans avoir peur de l’avenir…

Ce qu’elle disait était bonnement ridicule. Eldred devait se mordre les doigts de lui avoir posé cette question. Les chevaux devaient être pour lui de meilleurs compagnons de discussion. Ils arrivèrent à l’endroit où elle avait abandonné l’un de ses gants. Elle le ramassa et secoua la poudreuse qui s’y était logée. Elle sentait le poids du regard d’Eldred, mais n’osait pas croiser ses yeux bruns. Elle s’y noierait à coût sûr et de nouveau son masque se briserait et la laisserait à nue.

— Oh! Si, il y a bien quelque chose… Il y a un objet que je porte toujours sur moi, qu’importe l’occasion, même la nuit ! Arriverez-vous à deviner de quoi il s’agit ? J’ai moi aussi au moins une question à poser, vous m’y autorisez ?

Il se demandait bien pourquoi il s’évertuait à ne pas l’embrasser alors qu’il aurait pu et que ce n’était définitivement pas l’envie qui lui manquait. Sans parler du fait que contempler son regard suffisait à l’assurer qu’il ne serait pas refuser -ou alors à contrecœur-. Pourtant il esquiva une nouvelle fois et embrassa son front. Il ne voulait pas qu’elle… regrette cet instant d’égarement plus tard. Il l’accompagna à la recherche de ses effets personnels semés dans la neige, lorsqu’il lui posa finalement la question qu’elle lui devait.

Elle tenta d’esquiver habilement comme la gluante petite grenouille de la mare se serait échappée de la mare si elle avait été réveillée.  Il ne demandait pas grand-chose, juste une petite indication, même banale, il s’en serait contenté ! Un plat, une couleur, n’importe quoi… C’est pourtant son enfance qu’elle choisit de lui raconter. Il écoutait avidement chacune de ses paroles. Lui a douze ans, il s’entrainait à combattre et à forger. Même les femmes restaient dans le village, on ne les envoyait pas loin de leur famille… Elles étaient bien assez tôt mariées. Il pouvait sentir tout son cynisme au sujet de ce mariage qu’elle n’avait pas voulu. Il le savait, lui était chanceux d’avoir épousé Byrnja…

Il tira sur son bras et l’attira contre lui tandis qu’elle lui faisait part de son plus grand rêve. Oh, c’était un peu naïf d’imaginer la vie en forêt si simple. La simple question du repas pouvait s’avérer délicate. Serait-elle prête à manger des racines et à avoir faim ? Mais la question ne se posait pas, car au fond l’important n’était pas là. C’était la symbolique qu’il y avait derrière : la fuite, loin de la société pesante et de ses conventions. Pouvoir jouir de la plus élémentaire des libertés, celle de posséder sa propre vie.

- Je vous remercie de m’avoir confié cela. Je n’en demandais pas tant. Si vous voulez, quand vous aurez vaincu votre peur des chevaux, je vous emmènerai en forêt ? Je ne pourrais pas vous construire une cabane en un après-midi, mais un petit abri, ce serait envisageable !

Avec tout cela, elle avait bien mérité de poser une question elle aussi. Il ne pouvait le nier et accepta donc de bon cœur sa requête. Quant à sa question… Il haussa les sourcils perplexes. Que pouvait-elle toujours porter sur elle ? Son alliance sans doute, mais ce n’était surement pas là qu’elle voulait en venir…

- Peut-être un souvenir de votre mère ? Il prit ses mains entre les siennes et posa ses yeux bruns sur ses doigts délicats ornés de plusieurs bagues l’une de celles-ci peut-être ?

C’est ce qu’il aurait fait à sa place en tout cas. Il avait gardé une broche de Byrnja à l’époque mais c’était avant de finir esclave.

À sa grande surprise, Eldred l’attira à lui. Une nouvelle fois elle céda, laissant son corps se repaître de ce contact avec le sien aussi fugace soit-il. Il lui proposa de l’emmener en forêt et de lui construire un abri. Pour d’autres cela se résumait à une demande enfantine, mais pour elle cela était bien plus. En témoigna sa voix qui bégaya sous l’effet de la déclaration :

— Vous voulez me construire un abri ? Un abri rien qu’à moi ?

Cette perspective l’enchanta à tel point qu’elle ne put contenir le sentiment de joie qui l'habitait à cette pensée. Elle enlaça Eldred, ses mains dans son dos et sa tête plaquée contre son torse.

— Merci… souffla-t-elle.

Il ne comprendrait sûrement pas son geste,mais il n’imaginait pas à quel point la perspective d’avoir un petit lieu même si ce n’était que deux rondins de bois lui donnait l’impression de vivre, avoir son propre jardin secret en quelque sorte. Elle se retint de lui demander pardon pour son comportement même si cela la démangeait, après tout elle avait bien remarqué qu’elle l'exaspérait à chaque fois. À la place, elle lui posa la question dont même Alduis n’avait pas véritablement lui répondre. Il fallait voir avec Eldred parait-il.

— Dites-moi, quelle est la différence entre baiser et faire l’amour ?

Elle avait posé sa question comme on demandait l’heure. Son ignorance sur la chose ne l’avait pas aidé à voir la gêne que pourrait engendrer une telle demande. Eldred ne lui répondit pas de suite, son silence l’inquiéta alors elle se détacha légèrement de lui pour trouver son regard. Pendue à ses lèvres, elle écouta attentivement ses explications, le rouge lui montant aux joues.

Lavinia recentra la conversation sur la question anodine posée bien avant. Ainsi elle pouvait reprendre constance sans trop se ridiculiser. Eldred lui prit les mains pour parcourir chaque doigt orné d’une bague. Il chauffait, mais ce n’était pas vraiment cela.

— Je n’ai jamais osé demander à père un bijoux de mère… Non c’est bien plus symbolique que cela.

Elle lui saisit une main et vint lui faire toucher sa ferronnière du bout des doigts.

— L’améthyste. Outre sa couleur qui se révèle être ma préférée, on lui accorde certaines propriétés. Je suppose que dans votre culture il y a bien des croyances qui relèvent un peu du mystique? Cette pierre favorise la créativité et l’imagination, mais pas que… Elle symbolise la sérénité et la sagesse. Bien que vous avez pu constater que cette vertue ne m’a pas été accordée ! Elle a des propriétés apaisantes surtout sur les colères et..les angoisses

Lavinia n’en revenait pas de sa déclaration au sujet de l’abri. Il acquiesça, sourcils haussés :

- Rien d’extraordinaire, ne vous emballez pas. Un simple abri comme ceux que l’on peut fait pour la chasse

Il demanderait tout de même à Sylvère avant, mais sans doute serait-il d’accord pour lui permettre cette petite folie dans son royaume. Il accueillit bien volontiers Lavinia entre ses bras. Ce n’était pas grand-chose, mais il pouvait sentir toute la gratitude qui habitait ce simple mot de politesse. Ça et son soulagement, son apaisement. Comme si elle avait réellement attendu une telle opportunité toute sa vie durant.

Elle posa la question qui lui chatouillait les lèvres et Eldred ne put retenir un léger mouvement de recul, comme pour embraser toutes les facettes de son interrogation. Il savait parfaitement de qui lui venaient ces mots. La pauvre était toute rouge.

- Oh ça… c’est signé Alduis… De toute évidence, il ne sait toujours pas faire la différence. railla-t-il avant de reprendre plus sérieusement Baiser c’est un acte charnel. Je ne vous fais pas un dessin non ? On peut baiser avec n’importe qui ou presque. Faire l’amour c’est différent. C’est un moment intime et de partage. Vous savez, c’est quand la dualité disparait sous l’unité. Quand vous faites l’amour, vous n’êtes plus deux, mais un. C’est plus… Spirituel. Vous voyez ce que je veux dire ?

Il laissa planer un petit silence avant de conclure

- J’espère que vous avez bien retenu. Cet idiot aurait pu me demander directement s’il avait besoin de cours de rattrapage. taquina-t-il de bonne guerre.

Il espérait que son explication l’ait convaincu puis passa à sa devinette sur ce qu’elle portait toujours sur elle. Sans doute quelque chose liée à sa mère puisque c’était l’un des rares souvenirs heureux qu’elle possédait. Son hypothèse se porta sur une bague, car elle en avait plusieurs à ses doigts, mais ce n’était pas ça. Elle le corrigea en portant son doigt à la pierre mauve sur son front.

- C’est une très jolie couleur qui vous va très bien. Il y a beaucoup de croyances mystiques chez moi, vous avez raison. Bien plus qu’ici, en tout cas. La sagesse s’acquiert avec le temps. Quant à la sérénité… Je vois souvent nos âmes comme un immense océan qui peut s’agiter ou encore se troubler, mais comme toutes les tempêtes, il finit toujours par se calmer un jour et redevenir paisible et limpide. Je ne suis pas sûr de pouvoir vous aider, mais si je peux le faire, je le ferai.

Eldred lui répondit aussi précisément que possible, mais peut-être pas assez vu la soudaine timidité qui s’était emparée d’elle. Il n’insista pourtant  pas de peur de la mettre mal à l’aise. Il avait compris depuis sa rencontre avec Alexandre à quel point les monbriniens étaient coincés de la couverture lorsqu’il s’agissait d’évoquer ces activités parfaitement naturelles.

Son commentaire sur son collier déclencha une nouvelle vague de questions. Il resta pensif un instant le temps de trouver la meilleure formulation pour lui répondre.

- Il ne faut pas se débattre, plus on se débat, plus on s’enfonce. C’était un réflexe naturel, mais qui vous épuisera avant d’avoir pu atteindre la berge. Il faut se calmer, observer le phare au loin et accompagner les vagues jusqu’à ce que la tempête se calme. La mer est capricieuse, mais elle finit toujours se calmer. Et lorsque malgré tout, vous commencez à happer plus d’eau que d’air, alors il faut savoir tendre la main et saisir l’aide qui se présente. Parfois, il faut savoir ranger sa fierté de côté et se faire hisser dans une barque plutôt que nager.

Il savait son explication obscure. Peut-être qu’elle ne lui parlerait pas. Il pouvait difficilement l’aider sans savoir de quoi il retournait précisément. Pourtant il ne la connaissait pas encore suffisamment pour lui poser une question si délicate et personnelle. Il ne savait pas qui était Morphée, mais cela ne semblait pas si important.

- C’est possible. Mais parfois de l’aide est la bienvenue pour vous aider à retrouver le sommeil. Vous n’avez jamais songé à demander de l’aide ? À vrai dire, je connaissais quelqu’un qui a beaucoup aidé une amie ici au domaine, mais… sa situation est compromise. Éventuellement je pourrais vous aider à rencontrer quelqu’un d’autre si vous le désirez ?

Mais déjà elle s’excusait et s’enfuyait. Il lui emboita le pas de ses solides jambes.

- Ne vous excusez pas, Lavinia! Vous n’y êtes pour rien. N’ayez pas peur ! Je ne dirais rien à personne, vous avez ma parole ! tenta-t-il de la rassurer alors qu’elle semblait l’ignorer.