[06 Janvier 1598] Une fugueuse au bordel

Cela allait faire un mois que cette descente affreuse des gens d'armes était apparue dans son établissement, qu'elle croyait avoir redressé, qu'elle croyait honnête désormais, et Isabelle ne s'en remettait pas. Louise.. sa chère Louise... Celle qu'elle pensait être une amie loyale, avec qui elle avait développé une affection profonde, elle lui avait menti. Elle l'avait trahi pendant de long mois, d'abord en faisant venir ici un sorcier, puis en se rendant en forêt poursuivre avec lu un commerce sinistre. Elle avait couvert des avortements, des philtres et tout un autres tas de services occultes. Elle ne pourrait plus jamais lui accorder la moindre confiance. Pouvait-elle même donner encore confiance à quelqu'un ? Isabelle en doutait. Si une amie de cœur pouvait vous manipuler, sans difficulté, pendant si longtemps, voilà la preuve que personne ne semblait fiable.

Isabelle essayait malgré tout de faire tenir l'établissement, à la hauteur de ses moyens, mais sans personne pour tenir les registres et les comptes, laissant les clients écrire eux-mêmes leurs engagements, les prostituées se faisaient à présent arnaquer. Il n'y avait plus personne fixe pour tenir la caisse et ces hommes roublards en tiraient avantage. Les déficits s'accumulaient et la maison close finirait par déposer le bilan. Les filles se serraient à présent la ceinture, ne proposant plus que peu d'alcool lors des soirées, pour économiser, et se contentaient d'un seul repas par jour, une maigre soupe, lourde mais peu goûteuse.

Cette vie de misères devenait pesante.

Quand elle remontait dans sa chambre, épuisée, physiquement, moralement, Isabelle s'écroulait dans son lit et pleurait. Elle ne pouvait plus de ce quotidien, de ses sacrifices, de ses difficultés... Dieu ne pourrait-il la rappeler, comme Il avait fait venir à Lui, quelques années plus tôt, toute sa famille ? Combien de temps expierait-elle ses péchés sur cette terre aride et désespérante ?

Isabelle travaillait dans la salle, à nettoyer les tables, sans souci d'être la patronne de l'établissement. C'était à ses yeux important de mettre la mai à la pâte. Elle était elle aussi une prostituée et finalement fière de l'être. Elle n'en ressentait aucune honte. Au moins, elle pouvait vivre grâce à ce travail, et et elle avait permis à ses deux derniers frères de vivre en se construisant une occupation honnête et honorable.

On frappa soudain à la porte. En plein milieu de l'après-midi, ce ne pouvait être un client. Une des filles, qui faisait le ménage en sa compagnie, se précipita pour aller ouvrir. Isabelle dirigea le regard dans sa direction et sourit de son zèle. Cette Marie, qui avait à peine vingt ans, lui rappelait ce qu'elle avait pu être lors de sa propre jeunesse et elle éprouvait une certaine fierté de l'aider à prendre ses repères dans la vie. Isabelle fut brusquement coquée par ses paroles et ses manières. Où avait-elle élevée cette demoiselle ? Dans une taverne d'ivrognes ? Elles auraient tantôt une discussion sérieuse sur les modalités de l'accueil.

"Marie, cela suffit ! Reprends le nettoyage des tables !"

Isabelle fixa avec sévérité son apprentie qui tourna la tête, penaude, et s'éloigna. La directrice s'avança et salua poliment vers al jeune femme sur le seuil.

"Bonjour madame. Je me nomme Isabelle, la patronne de cet établissement. Je vous prie d'excuser le langage brut de cette jeune fille, encore mal éduquée. Ainsi, vous chercheriez du travail, c'est cela ? Dans cet endroit ? Savez-vous bien de quoi il est question ? Avez-vous déjà eu recours à ces pratiques ?"

Isabelle jeta un regard rapide en arrière, veillant à ce que Marie obéisse docilement et surtout ne manifeste en aucune manière d'une quelconque colère. Par bonheur, cette enfant rompait et se remettait à laver l'une des tables pour mieux dérouler dessus la belle nappe blanche qui recevrait ensuite un joli vase avec des fleurs dedans. Soulagée, elle revint à son interlocutrice et se présenta.

"Je me nomme Isabelle, la gérante de ces lieux. Puis-je connaître votre nom, madame ?"

Cette jeune personne se dépêchait de vendre, tout en précisant bien ne pas souhaiter offrir son corps contre rétribution. Elle n'était pas prête à cette étape. Ou pas encore. Souvent, malheureusement, le désespoir poussait la femme dans ses retranchements, contrainte à renier ses convictions. Aucune prostituée ne choisissait ce métier de plein gré. Seuls les conditions économiques l'y contraignaient, puis elles s'en contentaient. Si elle le souhaitait, Isabelle, aurait sans doute pu s'installer chez l'un de ses deux frères, mais elle se sentirait honteuse d'abuser. Et ils avaient leur famille à faire vivre. Que chacun assume sa propre misère !

Les qualités décrites par al jeune femme étaient intéressantes mais toutes ces choses elles pouvaient les seules. Sauf les tâches qui nécessitaient de savoir lire. Mais en avait-elle, elle cette capacité ? Seuls les enfants d'artisans et bien sûr, ceux des bourgeois apprenaient la lecture.

Son interlocutrice signala soudain le souci du froid et Isabelle regretta de n'y avoir pas songé. En plein hiver, c'était assurément moyen d'attraper la mort.

"Excusez-moi, je manque à mes devoirs. Entrez donc."

Sur ce, elles entrèrent rapidement et Isabelle tira une chaise pour la lui proposer, puis s'installa en face. Son regard fixa Marie qui dépliait en ce moment les nappes blanches.

"Nous serons heureusement prêtes à temps, comme toujours, et les premiers viennent dans une heure, normalement. Nous avons le temps de discuter. Pour tout vous dire, nous savons nous gérer seules. Il n'y a qu'une seule chose qui nous manque véritablement, c'est une personne qui sache lire, écrire et, éventuellement, tenir un livre de comptes. Ou gérer les achats et dépenses. Est-ce des choses que vous pourriez réaliser ?"

Isabelle sourit à ce nom charmant, sans se soucier de ne pas entendre un patronyme le compléter. Les femmes qui postulaient pour travailler dans une maison close  n'en donnaient jamais. Ou alors elles étaient naïves, perdues, et devenaient des cibles incroyablement vulnérables.

"C'est un fort joli nom."

En retournant à l'intérieur, Isabelle examina l'allure et la toilette de Rose-Abelle, histoire se forger une première opinion. Elle venait assurément d'une excellente famille. Qui lui était-il arrivé pour l'amener à cette déchéance ? Elle s'attrista de ses déboires, comme ceux de ses proches, mais ne poserait aucune question. La jeune femme, si celle-ci restai(t, lui parlerait uniquement si celle-ci le désirait.

Assises à la table, Isabelle entendit Rosa-Abelle annonce savoir lire et écrire et pouvoir gérer un commerce. Elle opina tranquillement de la tête.

"Ce serait miraculeux pour nous. En ce moment, nos clients abusent parfois en écrivant les commandes avant de rejoindre la fille choisi dans sa chambre. Ils peuvent prétendre à plus, en déboursant pour un acte simple. Votre rôle serait de vous tenir à la table là-bas, dans le fond, celle sans nappe, pour tenir la caisse et le registre. Il y aura aussi nos tarifs. Nous travaillons généralement depuis le crépuscule jusqu'aux petites heures du matin. Pensez-vous pouvoir tenir toute la soirée ?"

Isabelle entendit les ricanements de ses collègues qui osaient ricaner de la malheureuse Rose-Abelle? Elle siffla, sévère :

'"Suffit ! Si vous avez le temps rire, aidez plutôt Marie à préparer la salle ! Ou mettez vois chambres en ordres ! Ou préférez-vous que je me lève pour en faire l'inspection ?"

Isabelle reporta son attention vers Rosa-Abelle pour lui sourire, puis tiqua sur l'expression que celle-ci venait d'employer. Elle soupira.

"N'utilisez ces phrases quand vous vous trouvez dans une maison close, Rosa-Abelle. Vous formez comme bon semblera.. Bien des maquerelles sordides les exploiteraient au sens premier. J'en ai vu qui faisaient boire de belles jeunes femmes, comme vous, pour leur faire signer un contrat. Ou qui recueillaient des filles perdues, sans ressources, et qui leur offraient un lit, des repas, pour mieux lentement les habituer à l'idée de faire quelque chose pour elles. Ce milieu est... malsain. Prenez toujours soin, Rosa-Abelle, de vos mots et de vos expressions, voici ma première leçon."

La jeune femme s'ouvrait déjà à elle, confiait ses problèmes majeurs. Isabelle répondit d'un sourire amical.

"Je me moque de savoir d'où vous venez, Rosa-Abelle, tant que vous êtes une fille honnête et morale. Si vous acceptez de travailler ici, que l'ouvrage proposé vous semble acceptable, que diriez-vous devoir si nous avons une chambre à vous offrir ? Il y en a une, sous les combles. C'est spartiate. Il faudra faire le ménage. Mais c'est mieux que la rue."

Elle se leva et invita Rosa-Abelle à la suivre.

Cette Rose-Abelle plaisait à Isabelle. Elle paraissait délicate mais dotée d'une bonne résolution, solide, et surtout bien éduquée. Elle éviterait cependant de trop s'y attacher. Ceux qu'on estimait finissait parfois vous trahir. comme Louise. son cœur saigna au souvenir de as chère amie, celle qu'elle pensait fidèle parmi les fidèles, et qui avait osé organiser dans leur établissement un commerce honteux e sorcellerie.

Laissant les filles s'occuper de la table, Isabelle emmena sa compagne dans les couloirs. Elle lui indiqua la cuisine, dans le fond, puis le bureau, de l'autre côté.

"C'est le bureau de la directrice. Où je ne vais jamais. Mais vous pourrez vous rendre. Organiser les dossiers, trier et je ne sais quelles autres activités."

Elles montèrent ensuite l'escalier et Isabelle expliqua que se trouvaient les chambres des filles, là où elles se reposaient la journée, puis recevaient le soir les clients. Elles traversèrent les couloirs pour arriver à un escalier bien moins ornemental que celui pour accéder au premier étage. Uniquement construit dans le bois, dépourvu de fioritures.

"Votre chambre sera là-haut."

Isabelle la précéda pour ouvrir la trappe qui donnait accès à ce qui servait généralement lieu de débarras et toussa devant la couche de poussière. Il n'y avait qu'une paillasse misérable, avec une couverture, perdu au milieu de caisses et d'objets abandonnés avec le temps. Une petite fenêtre, en œil de bœuf, laissait passer la lumière du crépuscule.

"Ce n'est pas confortable, mais au moins, c'est mieux que de coucher sur le pavé. Voulez-vous que je vous aide pour un bri n de ménage ?"

[quote="Cassandre Velasquez"]
Isabelle s'enchantait de pouvoir faire sa visite de l'établissement à sa toute nouvelle employée. Elle se montrait véritable charmante, polie et réservée. Il allait être difficile de ne pas s'attacher. Son cœur était si facile à conquérir. Elles montèrent finalement aux combles, dans cette chambre hideuse, si on pouvait nommer pareille pièce une chambre, là où elle avait soigné le pauvre Tristan de la variole. A cette pensée, Isabelle s'inquiéta aussitôt pour le petit infirme. Que devenait-il ? Seul, coincé entre un maitre autoritaire, presque cruel, et un esclave fourbe, à quoi ressemblant son existence ? Elle le citait souvent dans ses prières et espérait que celle-ci avaient eu un effet positif.

Isabelle chassa ces pensées pour revenir au présent et sourire à Rose-Abelle qui refusait modestement son aide pour s'installer. Elle lui adressa un sourire amical.

"Cela ne me gêne pas le moins du monde. Entre collègues, il faut savoir s'entraider."

Sans attendre plus longtemps, la prostituée se pencha vers la paillasse pour commencer à refaire le lit. Elle grimaça. la paille n'avait pas été changée depuis si longtemps.

"Pardon. Demain, nous monterons un véritable matelas. Il y en a toujours dans la réserve. mais à cette heure, les filles sont trop occupées pour nous y aider."

Isabelle se releva pour s'avancer vers les caisses.

"Quel bazar ! Pendant que vous nettoierez, je vais trier un peu. Je suis sûre qu'il y a des choses qu'on doit pouvoir se débarrasser ."

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Une fois la paillasse un peu mieux ordonnée de ce que celle-ci ressemblait auparavant, Isabelle se dirigea vers toutes ses caisses et triait ce qui méritait d'être gardé. Elle tomba sur de vieux vêtements, un peu usagés. Qu'est-ce que cela faisait là ? Elle les jeta dans le vide laissée par la trappe. Demain, ils rejoindraient un dépôt de bonnes œuvres et serviraient enfin. Elle tomba sur des livres anciens, bien reliés. Ceux-là feraient bel effet dans la salle principale et ajouterait à donner une image plus respectable encore de l'établissement. Elle entendit en même temps Rose-Abelle la questionner sur l'accueil des clients.

"Oh, les filles ici sont parfaitement d'aller avec qui elles veulent et discutent dans la salle avec eux pour les prestations. Vous n'avez pas à entrer en conversation à ce stade, à moins que quelqu'un ne vienne vous demander si l'une d'elles est disponible. Dans ce cas, si elle est dans une chambre, il faudra lui indiquer le prochain créneau où elle sera libre et l'inviter à patienter. Et dernier point : surveiller avec quels clients se présente Marie et Anémone. Elles sont débutantes et je ne veux les voir réaliser des passes qui ne comprennent autre chose que le classique missionnaire."

Elle s'interrompit et songea que la jeune femme ne devait pas connaître les termes.

"Il s'agit de la position d'accouplement où l'homme est sur la femme. C'est ce qui est le plus doux. Pour en revenir aux petites, elles resteront de toute manière près de votre table d'écriture et vous surveillerez les conversations des clients De cette manière, si l'un d'eux semble les manipuler, abuser de leur candeur, intervenez et rappelez qu'elles sot novices et dirigez vers la partie centrale, là où se situeront les filles avec de l'expérience."

Isabelle espérait que cela semblait facile à comprendre. Difficile de se s'en rendre compte quand on était du métier si un profane saisissait bien des notions peut-être complexes. En tous les cas, elle mettait du cœur à vouloir connaitre son nouveau lieu de travail.

"Le Lupanar était à l'origine une petite maison close comme il en existe tant dans Braktenn. Puis, une noble, Héra de Caldée, l'a racheté pour en faire un établissement distingué. Mais les traitements ici étaient bien cruels. Des esclaves étaient achetées pour être forcées à la prostitution. Et elle savait être si tyrannique.. Un cauchemar ! Grâce à Dieu, elle est partie en voyage. Elle a confié l'établissement à une des filles, Blanches des Roses, mais celle-ci a commis des actes terribles avec notre intendant qui ont conduit à leur arrestation. Suite à cela, en Septembre dernier, les autorités m'ont nommé gérante."

Son cœur se serra. Elle repensa à Louise, à leur nomination collective, et éclata en sanglots.

"Co-gérante.. Louise était celle qui gérait l'administratif. Mais elle m'a trahi. Elle s'est librée vaec un complice à un commerce de potions et d'avortements. moi, qui lui faisait confiance ! Elle était mon amie ! Elle était..."

Désespérée, Isabelle se moucha dans une chemise poussiéreuse entre ses mains.

Rose-Abelle écouta d'une oreille attentive les instructions d'Isabelle. Elle comprit qu'elle devait avoir l'oeil, une présence discrète mais tout de même présente pour le besoin du client. Une gymnastique qu'elle devra assimiler rapidement pour ne pas nuire au bon fonctionnement de l'établissement et à l'impression.des clients. Marie et Anémone, c'était noté ! Elle ne put s'empêcher d'être surprise de ce prénom...Marie. Ces messieurs n'était dont pas mal à l'aise de commettre de tels actes avec une femme portant le même prénom que la mère du Christ ? Elle fut reconnaissante à Isabelle de lui expliquer le terme technique employé. Certes elle n'était pas ignorante sur la chose, mais pas au point de connaître les termes employés pour décrire l'acte.

—La partie centrale pour les plus expérimentés et près de la table d'écriture pour les novices, c'est bien compris.

Rose-Abelle frissona à la description que lui fournit la patronne sur les anciens mœurs de l'établissement. Il était certains en vue de ce qu'elle avait pu juger en quelques heures que la nomination d'Isabelle à la tête du Lupanar ne pouvait que lui être salutaire.
Elle fut cependant prise au dépourvu lorsque Isabelle s'effondra en sanglots. Son amie avait commis des méfaits pour le moins barbare et Rose-Abelle en fut navrée pour elle

—Ne restez pas debout voyons ! Tenez, asseyez-vous. Si j'ai bien compris, vous êtes une femme courageuse et vraiment formidable pour réussir à faire tourner aussi bien l'établissement malgré son passé. Vous forcez l'admiration, sincèrement.

Isabelle continuait le tri dans tous ces affaires qui s'étaient accumulées au fil des années, sans que personne ne vienne jamais les rechercher, et la pièce devenait de moins en moins en fouillis. Elle lui semblait à vrai dire même vide. Mais ce serait plus agréable pour celle qui y logerait désormais plutôt que de vivre dans un enchevêtrement désordonnées de caisses et d'objets abandonnés. Elleé coutait sa nouvelle employée s'intéresser à leur organisation et retenir les détails importants. Parfait. Elle se montrait appliquée et conscience. Ce serait sans doute une excellente chose de travailler avec elle.

Puis, il y eut à évoquer l'histoire de cet établissement. Ses commerces sordides. Et, enfin la trahison de son amie. Isabelle se sentait anéantie par cette défection. Pourquoi s'efforçait-elle à rester honnête alors que tous semblaient se vouer au mal ? Elle entendit Rose-Abelle l'appeler et se laissa docilement asseoir sur une caisse qui restait dans le fond. Son regard resta cependant voilé.

"Je vous en remercie. J'essaie de faire du mieux que je peux. Mais ce n'est pas simple. Les gens ne sont pas honnêtes de nature et ils aiment mentir et voler.'