[le 26 décembre 1597] - Un bourdonnement qui rappelle les beaux jours

Au lendemain de Noël, le monde n’avait pas bougé. Le même monde corrompu que la veille, que l’avant-veille, et que tous les jours d’avant. Où les bons sentiments ne servaient à se retourner contre vous. Lucinde le savait, elle devait s’endurcir. Oublier tout ça une fois pour toutes.

Pourquoi ne parvenait-elle pas à aller de l’avant ? C’était… Difficile. La fière disciple de la baronne de Coutrenielle avait l’impression de ne faire que se plaindre. Pouvait-on s’aigrir à ce point ? Il fallait seulement qu’elle s’endurcisse, qu’elle désapprenne cette sensibilité qui l’encombrait - au moins pour un temps -, qu’elle se reprenne et qu’elle avance. Qu’elle se débarrasse des cauchemars qui la replongeaient dans des époques qu’elle ne voulait plus connaître, des réflexions parasites et de tous les doutes qui ne faisaient que l’alourdir. Cela ne pouvait pas être si compliqué pourvu qu’elle en ait la volonté. Et de volonté, elle ne manquait point.

L’air frais de ce matin-là adoucissait l’humeur de la fugitive tandis qu’elle arpentait la grand’place. Elle repoussait les questions encombrantes. Elle ne devait pas en culpabiliser : rien ne servait de laisser déferler un flux d’inconstance qu’elle n’était pas capable de canaliser. Elle n’était pas prête. Un pas à la fois, chaque chose en son temps. Réfléchir dans l’ordre, agir en conséquence. Elle répétait ces mantras qui l’accrochaient à la réalité, qui l’accrochaient à elle-même et à la discipline qui l’avait toujours guidée.

Tout était excessivement simple, en réalité. Il suffisait de l’accepter. Il suffisait de le vouloir. Le deuil faisait trop mal ? Il fallait se détacher de la douleur, relativiser. Les questionnements étaient trop pesants ? Alors, il ne fallait pas se poser de questions. Il fallait continuer de fonctionner, au moins jusqu’à pouvoir affronter ses démons de plus près. Elle avait toute une vie pour ça. Il fallait juste qu’elle s’assure de ne pas s’empêtrer dans de fausses certitudes, et de ne pas laisser qui que ce soit la déstabiliser.

Pas même le bourdonnement de sa petite abeille préférée, mais malheureusement, ces bestioles-là n'en faisaient qu'à leurs têtes.

Jacinthe marchait d’un pas dynamique sur la Grand’Place, et suivait son père. Cette fois-ci, elle ne le perdrait pas de vue. Elle restait très concentrée sur ses pas. Elle marchait dans la neige qui craquait sous ses pas. Là, à force du passage, elle était toute sale et toute marron. Ce n’était pas très jolie, mais pourtant, la fillette restait toujours autant émerveillée par la ville.

Tant de passants !
Tant de maisons !
Tant de choses à regarder !

Et puis, tout à coup… Des cheveux roux attirèrent son attention. Un visage connu. Son visage s’illumina et elle attrapa la manche de son père pour tirer dessus et l’appeler.

— Oh ! regarde Papa ! C’est Madame-Lucinde ! On va la voir ?

A peine avait-elle parlé que déjà, la fillette se précipita vers son amie. Elle ne l’avait visiblement pas remarquée. Jacinthe l’appela.

— Madame-Lucinde ! Bonjour !

Et toute joyeuse, elle se jeta contre ses jambes pour les serrer. Elle rit, heureuse, et recula un peu en faisant une petite courbette maladroite :

— Je suis contente de te retrouver ! Tu sais que mon Papa, il a commencé à faire les sculptures de renard qu’on lui a demandé ! Dis, c’est quand que tu reviendras pour jouer ?

Charriée par le vent, ce que Lucinde pensait d’être que l’illusion d’une voix familière la fit sourire. Elle eut à peine le temps de se souvenir de l’adorable petite abeille qui l’avait tant secouée qu’elle la voyait apparaître devant elle.

— Bonjour, Jacinthe... répondit-elle, encore sous le coup de la surprise, tandis que la fillette tentait, à son niveau, de la serrer dans ses bras.

Elle n’osa pas bouger. Non, elle n’aurait pas dû s’attacher à cette petite, ce n’était pas sain. Ni productif. Elle devait avancer, juste avancer, et ne pas s’entraver d’affections aussi ridicules qu’infondées.

Jacinthe riait, et Lucinde sentit sa gorge se nouer alors même qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Cette gamine avait quelque chose d’un petit rayon de soleil incontestable sans que la chose puisse s’expliquer. Des enfants, il y en avait partout, mais celle-ci était particulièrement adorable. Oh, de toute façon, cela n’avait pas d’importance : elle saurait s’en éloigner en temps voulu. Oui, c’était précisément cela. Et en attendant, quel mal y avait-il à apprécier son attendrissant enthousiasme ?

En parlant de son père… La rouquine s’était un instant inquiété que la petite fleur ce fut de nouveau égaré, mais apercevoir Victor, - auquel elle adressa un acquiescement entendu et un bonjour -, la rassura.

— Je ne sais pas… admit Lucinde lorsque la petite lui demanda quand elles pourrait venir jouer. Tu sais, j’ai du travail, et surtout : il faut que ton père soit d’accord. Mais moi aussi je suis contente de te revoir, petite abeille.

Oui, à la place de Victor, elle n’aurait pas aimé voir une personne dont elle ne savait rien s’approcher de ses petites renardes…

Jacinthe était si contente de retrouver Madame-Lucinde. Elle avait plein de choses à lui dire ! Comme le fait que Papa avait commencé à sculpter les renards et qu'elles pourraient jouer avec la prochaine fois qu'elles se retrouveraient.

Mais aussi et surtout :

— Tu sais que mon Papa va peut-être être engagé par une comtesse ? Avec une belle robe ? Et qu'on pourra être nourris et logés chez elle ?

Elle lissa les plis de sa robe, en essayant de contrôler ses sautillements heureux, avant de nuancer.

— Bon, c'est pas vraiment encore sûr, il faut encore attendre un peu… Mais il n'y a pas de raison qu'ils disent non, hein, Madame Lucinde ? Et elle a même trouvé que je faisais de jolies courbettes, tu veux voir ?

Dans son impatience, elle avait un peu oublié son père qui arrivait derrière elle. Le demi-refus de Lucinde pour venir jouer avec elle ne la découragea pas. Elle hocha la tête, sérieusement.

— Le travail, c'est important.

Victor ne dit rien pendant quelques secondes, puis il se tourna vers Lucinde.

— Peut-être devrions-nous avoir une conversation, qu'en dites-vous ?

Jacinthe semblait réjouie de l’informer que son père avait entamé la réalisation de son extravagante portée de renardeaux. Elle se demandait bien combien de générations seraient nécéssaires, mais ne s’étonnait pas que Victor ait accepté. Ce qui la surprenait davantage, c’était cette histoire de comtesse. Alors il avait reçu une offre d’emploi ?

— Ah oui ? fit-elle simplement.

Jacinthe continua de développer le sujet. Mais cela - conjugué à d’autres paroles éparpillées dans leur conversation - semblait clairement signifier que jusqu’ici, son père n’avait pas d’emploi stable. Elle aurait été bien rassurée que ce soit le cas. Evidemment, ce n’était encore qu’une offre et rien n’était assuré. Lucinde n’osa pas nier lorsque la petite affirma qu’il n’y avait pas de raisons de refuser. C’était légèrement plus compliqué que cela… Mais enfin, ils verraient bien.

— Bien sûr ! approuva Lucinde lorsque sa petite abeille proposa de lui montrer les révérences approuvées par une comtesse.

Cette petite était adorable, voilà tout. On ne pouvait rien lui refuser. Mais Lucinde n’était pas de celles qui cédaient à n’importe quoi non plus, toute sensible à l’enfance qu’elle était. Il était essentiel que Jacinthe comprenne la préséance de certains impératifs, et ce même si la jeune femme demeurait absolument disposée à lui accorder du temps pour jouer.

— La travail c’est important, confirma-t-elle, ravie de voir la fillette si sérieuse.

Elle se tourna vers son père quand celui-ci prit la parole. Elle acquiesça. Elle aurait eu ce réflexe bien plus tôt si l’on s’était approchés de ses petites renardes, assurément.

— Je le pense aussi, confirma-t-elle même si cela ne l’arrangeait que peu.

Son regard interrogateur désigna Jacinthe avant de revenir sur Victor. Préférait-il que cette conversation se tienne devant sa fille ou non ?

— Mais je ne suis pas certaine que le lieu soit adapté, fit-elle remarquer.

Enthousiaste, Jacinthe s’empressa de lui présenter sa révérence. Avec application. La même qu’elle avait donné à la comtesse-princesse. Elle avait hâte de la revoir. Quand elle se fut redressée, elle épousseta sa robe et chercha l’approbation de Lucinde, pour vérifier que sa révérence était bien faite. Maman la félicitait toujours avant. Maintenant, même si Papa le faisait aussi, ce n’était plus tout à fait la même chose.

Mais bien entendu, le travail était plus important que le jeu. Jacinthe le comprenait très bien alors elle hocha la tête sérieusement, avant de demander :

— Et tu vas travailler où ?

Elle se tourna vers son père qui intervenait.


Victor aurait certainement dû s’inquiéter de cette femme plus tôt. Il ne l’avait pas fait. Pour la simple et bonne raison qu’il aurait mis sa main au feu qu’elle n’aurait pas fait de mal à sa fille. Il le percevait, et il se trompait rarement sur ce genre de choses. Il n’empêchait que Jacinthe semblait s’attacher à elle et s’ils devaient être amenés à la revoir régulièrement, une conversation s’imposait néanmoins.

Lucinde désigna discrètement Jacinthe qui écoutait, les mains croisées sagement et les yeux grands ouverts. Victor comprit la question muette. Non, bien sûr, pas devant elle et pas au milieu de la rue non plus. Certaines choses ne devaient mieux pas tomber dans le creux de ses petites oreilles. Le véritable problème était surtout de parvenir à écarter Jacinthe pour une conversation pleinement ouverte. Il n’y avait personne pour la garder alors le mieux était encore de retourner dans leur petit logement loué. Ce qu’il proposa donc sans tarder :

— Accompagnez-nous encore cette fois.

Là-bas, Jacinthe pourrait jouer et serait moins attentive à leur discussion. Les petites sculptures de renards l’absorbaient toute entière ces derniers temps.

Lucinde avait félicité la petite abeille pour son adorable révérence avant que le sujet du travail de fasse apparaître son père, différant la réponse. A vrai dire, il y avait quelque chose de rassurant à le voir se réveiller quant à ses intentions. En vérité, elle n’en avait aucunes : cette petite s’était invitée dans sa vie sans crier gare et elle n’avait pas pu y faire grand chose, car elle était adorable.

Pour autant, elle n’oubliait pas que Jacinthe n’était pas ses petites renardes, les seules qui comptaient vraiment, les seules - avec peut-être la femme à qui elle devait tout - pour lesquelles elle aurait renoncé elle elle-même. Pour les autres, les bonnes intentions n’avaient aucun poids. C’était seulement dangereux, et d’ailleurs, une part d’elle trouvait toujours plus judicieux de s’éloigner de cette enfant avant de s’y attacher. Parce que s’éloigner de cette enfant évitait de se voir poser des questions. Parce que les attaches rendaient faibles. Parce que cela finissait par vous empêtrer dans d’inutiles bons sentiments au milieu d’un monde de rapaces. Parce que cela vous poussait même à déroger à vos principes, parfois.

D’un acquiescement entendu, elle accepta d’accompagner encore une fois le père et la fille dans leur appartement spartiate, en espérant que Jacinthe serait distraite et qu’ils pourraient parler plus librement.

L’appartement loué n’avait pas changé depuis la dernière fois où Lucinde était venue, sauf à un détail : les sculptures de renards s’étaient multipliées de manière surprenante. Toutes étaient posées sur le sol, en rond, preuve que Jacinthe leur accordait toute son attention. Elle leur avait donné un nom à chaque fois, qu’elle retenait religieusement. C’était impressionnant la mémoire que pouvaient avoir les enfants pour donner des noms à leurs jeux…

Il invita la jeune femme à s’asseoir, et comme Jacinthe allait de nouveau accaparer son attention, pour lui présenter les renards, Victor décida cette fois d’intervenir. D’abord la discussion. Entre le jeu.

— Laisse-nous discuter un peu, lui dit-il.

Jacinthe marqua un temps d’hésitation mais hocha la tête finalement. Elle s’installa à même le sol et attrapa les petites figurines de bois, pour commencer à leur donner vie en jouant. Victor attendit quelques secondes, le temps qu’elle se lance vraiment.

Il n’était pourtant pas dupe : elle laissait ses oreilles traîner partout, sûrement écouterait-elle attentivement cette discussion, malgré leurs efforts pour l’en détacher. Il n’y avait malheureusement guère d’autres solutions. Ils n’avaient que cette pièce unique et il était hors de question de la laisser seule. Il ne leur restait donc plus qu’à user de suffisamment de sous-entendus pour pouvoir échapper à la compréhension de petites oreilles curieuses. Lucinde en avait sûrement conscience elle aussi.

Il débuta le premier.

— Nous pourrions commencer par faire plus grande présentation.

Retour donc dans le fameux appartement où le renard avait drôlement proliféré. Pour pouvoir discuter, on laissa la petite-reine-abeille au milieu de sa cour vulpine et… et non, Papa trancha : on la lui présenterait plus tard. Elle adressa un regard complice à Jacinthe : qu’elle ne s’inquiète pas, elle l’écouterait volontiers dès que tout serait réglé. Si Victor ne décidait pas soudain qu’il était hors de question de la laisser approcher sa fille.

Faire un peu plus connaissance… Bon, jusqu’ici, rien qui ne doive spécialement échapper aux oreilles de la petite.

— Eh bien...

Oui, elle aurait aussi ressenti le besoin de savoir qui s’approchait de son enfant. L’ennui, c’était qu’elle n’arrivait même pas à savoir ce qu’elle aurait voulu savoir exactement.

— Je m’appelle donc Lucinde Tiéran.

Ce qui était une vérité. Car Nioret était le nom de Gontran - dire que cet imbécile n’avait même pas été fichu de protéger leurs petites renardes, c’était bien utile d’avoir un soldat à la maison - et Geaidri celui d’un homme qu’elle méprisait trop pour porter son nom. Alors c’était Tiéran. Le nom de jeune fille de sa mère. Celui que Marie-Laurence lui reconnaissait.

— Je viens de Coutrenielle, à deux jours d’ici à l’est. En réalité, je ne suis en ville que depuis peu de temps. Une dizaine de jour.

Pour le reste, il allait falloir qu’il se montre plus précis sur ce qui l’inquiétait où elle ne pourrait pas beaucoup l’aider.

Commencer par les présentations était sûrement le mieux. Même si cela ne suffirait pas, mais il fallait bien engager la conversation par quelque part. Au moins, si Jacinthe écoutait, jusqu’ici, rien ne posait problème.

Lucinde Tiéran. De Coutrenille, pas très loin d’ici. Victor hocha la tête… Ce nom lui disait quelque chose et il n’eut pas longtemps à chercher dans sa mémoire pour savoir.

— Coutrenielle, oui… J’y suis passé, avec ma femme, il y a…

Quoi ? Six ans ? Huit ans ? Il ne savait plus vraiment. Dans le doute, il coupa la poire en deux.

— … je dirais, sept ans. Quelque chose comme ça.

Elvaine avait d’ailleurs trouvé le lieu charmant et ses habitants relativement sympathiques.

Leur court passage avait coïncidé avec un départ d’incendie, mais il n’en dit rien. Il y avait peu de chance qu’ils se soient rencontrés à cette époque, de toute manière. Peut-être aurait-elle un vague souvenir de l’odeur de brûlé ?

Elle était donc arrivée quelques jours plus tôt ? Une dizaine ?

— En même temps que nous, en déduisit-il donc.

Au moins, cela lui ouvrit une nouvelle ouverture pour la suite des questions.

— Quelque chose en particulier vous amène dans la capitale ?

Le nom de Coutrenielle semblait évoquer quelque chose à Victor, qui affirma bientôt y être passé quelques années plus tôt. Ne voyant aucune raison de mettre sa parole en doute, Lucinde le crut. De toute manière, sept ans plus tôt, elle n’aurait pas pu l’y voir. Elbore et Léandra apprenaient à marcher, à l’époque, et articulaient des mots insensés. Elle acquiesça, comme amusée par cette coïncidence.

Et ce n’était manifestement pas la seule, puisque le père de la petite abeille affirmait être également arrivé très récemment - “Oh !” Si elle avait été sa mère, elle aurait immédiatemment cru qu’il était à sa poursuite ou quelque chose du genre. Que son père les traquerait jusqu’à la mort… Au fond, c’était bien cela qui avait réduit le reste de sa vie à un océan de peur et de regret. L’ancienne sage-femme, elle, laisserait les coïncidences en être et n’irait pas plonger dans quelque délire paranoïaque.

Mais elle n’en conservait pas moins ce qu’il fallait de prudence. Elle glissa un regard dans la direction de Jacinthe, cherchant une formulation qui ne l’alerterait pas.

— Les hivers sont parfois rudes pour les renardeaux… Alors ils disparaissent et le lieu où l’on était perd ses couleurs. Je crois que j’avais besoin de changer de décor.

Coutrenielle… Une arrivée récente… Drôles de hasards ! Mais ce n’était que cela : des hasards. Il fallait dire que cela n’avait rien de surprenant. Lorsque l’on voyageait beaucoup, il allait de soi que certaines routes nous étaient plus familières que ceux qui restaient campées dans la même région toute leur vie.

Il suivit le regard de Lucinde qui jetait un coup d’oeil à Jacinthe qui jouait gaiement. Elle s’était totalement détachée de la conversation - du moins, elle en avait l’air. Bien heureusement parce que certaines choses ne pouvaient être entendues par les oreilles d’une fillette. Victor voulait la préserver le plus possible. Il en allait de même de Lucinde, qui trouva des manières détournées de formuler ses paroles suivantes.

Des paroles… bien dures d’ailleurs. Victor hésita quelques instants puis il hocha la tête. De petits renardeaux… Il n’avait jamais eu de grande éducation, pour autant, il n’y avait pas besoin de savoir lire, ou quoi que ce soit d’autre, pour comprendre cela.

Inconsciemment, il jeta un regard à Jacinthe qui jouait toujours et soupira. C’était vrai, et terriblement cruel : les enfants pouvaient être emmenés si facilement. Une mauvaise maladie et ils disparaissaient. Il finit par acquiescer et répondit alors, toujours en cherchant à préserver sa fille :

— Certains hivers sont rudes pour les parents aussi...

Quoique… Après tout, Elvaine n’était pas morte un hiver, mais un chaud jour d’été, de ceux où un grand soleil illuminait le ciel. Il releva les yeux vers elle et croisa son regard. Comprendrait-elle que Jacinthe, enfant qui parlait si souvent de sa mère, n’en avait plus ? Sûrement. Cette femme avait un instinct maternel incontestable.

Par peur d’alerter l’enfant, Lucinde avait expliqué le problème par métaphore. Elle n’avait certes pas tout dit, mais le reste ne concernait personne. Victor acquiesça, semblant comprendre de quoi il était question - tant mieux, c’était tout de même fait pour.

Sa réponse lui arracha un soupir de dépit, au souvenir d’un hiver remontant à dix ans… Le genre d’hiver qui arrachait des parents. L’ancienne sage-femme glissa un regard peiné vers la petite abeille qui ne cessait de parler de sa mère au passé.

— Bien sûr... souffla-t-elle. Il n’y avait pas grand débat à faire là-dessus. Il n’est pas si étonnant que l’on se laisse sourire lorsqu’un bourdonnement nous rappelle les beaux jours.

Et on se laissait attendrir sottement quand on aurait dû, au contraire, se préparer à encaisser la suite. C’était pourtant facile, en théorie, d’avancer. De ne pas tenir compte d’une douleur qui n’existait que dans sa tête. Enfin, il suffisait d’attendre, de tenir la distance sans remuer la vase, et l’eau s’éclaircirait.

Jacinthe jouait toujours. Et heureusement. De toute manière, même si ses oreilles traînaient, elle ne devait sûrement pas comprendre de quoi la conversation relevait. Souvent, Victor se demandait même si elle savait ce que représentait précisément la mort. Il n’était pas certain qu’elle appréhende l’idée.

Elle ne réclamait peut-être plus que sa mère revienne mais il avait déjà vu tellement de fois cette lueur s’allumer dans ses yeux quand elle voyait une femme à la longue chevelure blonde. Il se rappelait de cette fois où elle s’était jetée sur les jambes de cette femme, pensant que sa mère revenait. Il se rappelait de sa déception en se rendant compte que ce n’était pas elle. Il avala sa salive.

Petit à petit, il prenait conscience qu’elle avait désormais besoin d’un environnement stable. Mais aussi d’une présence féminine. Il soupira et acquiesça au commentaire de Lucinde. Oh oui, il était si tentant de sourire face à l’innocence des enfants…

Quoi qu’il en soit, sa fille semblait beaucoup apprécier cette femme. Il pouvait dores et déjà dire qu’elle ne cesserait de lui demander où était passée la belle dame, qu’elle avait hâte de pouvoir jouer avec elles avec les nouvelles figurines.

— Vous avez trouvé un emploi ? finit-il par demander, après quelques secondes de silence et de réflexion.