[6 Septembre 1597] la cellule [Terminé]

Tristan n'eut pas le temps de comprendre ce qui arrivait qu'une gifle le sonna. Puis d'autres coups plurent avec une violence aussi incontrôlée que celle des mots que crachait le prêtre. L'invalide se tassa contre le mur, tenta au mieux de se protéger de ses bras fins. En vain. Il prenait sur lui. Ne pas crier. Ne pas pleurer. Il refusait d'affoler Alexandre.
Lorsqu'enfin Thierry cessa de rudoyer Tristan, il resta quelques secondes tassé, à haleter et à ne pouvoir souffler le moindre mot. Ses yeux horrifiés n'osaient croiser ceux du religieux. L'homme heureusement se calma. Il présenta même ses excuses, avant de s'engager dans une nouvelle longue confession.
Son père qui l'avait vendu. C'était donc bien cela... D'où son empathie avec les esclaves, jusqu'à croire ressentir la marque à laquelle Thierry au moins avait échappé. Tristan écouta, mais ne dit rien du tout, encore sonné. Son corps ramassé finit par se déplier très lentement, non sans être dardé tout du long par la force des coups qu'il venait de recevoir.
Tristan resta à distance, attendant ce qui se produirait et se dirait.

Un silence glacial régnait dans la salle. Seuls les pleurs du père Thierry le troublaient et rendaient l'atmosphère encore plus lourde et sinistre. Depuis le lit, Alexandre, les yeux bien ouverts, observait sa silhouette diminuée, réduite à lui-même. De l'autre côté, Tristan se tenait en retrait, ne sachant visiblement pas comment réagir à cette confession effroyable. Le jeune homme ressentait maintenant de la pitié pour lui. Être vendu par son père pour couvrir une dette... Devoir accepter de vivre dans un monastère, se résoudre à embrasser la prêtrise contre sa volonté. C'était un destin bien cruel. Mais cela n'excusait rien. S'expliquer et comprendre n'était pas pardonner.
Malgré les élancements et les douleurs qu'émettaient son corps si fragile, Alexandre força sur les muscles de ses bras, les mains solidement accrochées  au matelas. Après quelques efforts, il réussit à se redresser dans le lit, la respiration légèrement sifflante, et toisa la silhouette défaite et misérable du prêtre tassé sur lui-même.
D'une voix forte et sévère, il proclama :

"Pet-être avez-vous des raisons de désespérer, d'être malheureux... A l'entendre, je comprends, oui, que votre passé est triste et horrible. Personne n'en voudrait. Mais malgré toutes les mauvaises choses vécues, rien ne peut excuser d'être un connard égocentrique tel que vous êtes. Vous pouvez vous réfugier dans la misanthropie, le mépris d'autrui et la condescendance mais ça ne vous élèvera pas. Au contraire, vous vous rapprocherez de ce père qui vous a détruit. Comme vous avez dit, je suis un garçon naïf, je n'ai jamais réellement rien vécu, sauf le supplice, mais je crois pourtant que l'âme humaine doit s'efforcer de rester droite. Au moins, pour elle-même, comme un corps est fait pour avancer droit et tenir debout. Je pourrais me contenter d’avancer dans une chariote, de ne pas faire d'efforts.. Mais je veux continuer à garder la tête haute, pas pour les autres, pour moi-même. Les valeurs morales sont importantes dans cette vie ici bas. Ce sont elles qui nous distinguent des animaux sauvages, n'obéissant que par l'instinct et qui permettent de dire si nous sommes bien ou pas. "

A la fin de sa tirade, Alexandre reprit son souffle, légèrement fatigué mais satisfait de son discours.

Aux premiers mots prononcés par Alexandre, Thierry redressa la tête et l'observa interloqué. Il la baissa à nouveau, ayant du mal à soutenir le regard brûlant de son fils. Ses mains se serraient encore plus fort autour des accoudoirs. Ces paroles entraient en son âme et le meurtrissaient plus encore que ses souvenirs mais avaient aussi à certains endroits l'effet d'un baume. Il finit par esquisser un faible sourire.
Lentement, Thierry se releva et marcha jusqu'au lit pour poser la main dans les cheveux d'Alexandre.

"Tu es si noble... Bien plus noble que la majorité de ces Grands qui estiment valoir mieux que les autres."

Les brumes et l'effet de choc engourdissaient encore l'esprit de Tristan, qui suivit de loin l'échange entre le père Thierry et Alexandre. Quand ce dernier se lança dans une tirade, qui eut de quoi surprendre le danseur tant il n'avait jamais entendu plu de quelques mots sortir de cette bouche timide, il l'écouta sans rien dire.
Un hochement de tête approuva le fond de ce discours : un passé douloureux ne devait pas donner d'excuse pour être malfaisant, cynique, défaitiste... Alexandre et lui-même étaient bien placés pour connaître ce qu'étaient au contraire les efforts et la sensibilité accrues par des épreuves. Une petite phrase cependant, perdues au milieu du flot de paroles du malade, arrêta un instant Tristan et fit fondre son sourire. Une cassure sceptique apparut à ses sourcils. Il devait comprendre.


-- Euh... S'cuse-moi mais... tu veux dire quoi sur les chariotes ? Genre comment ça, "pas d'efforts"...


De la part du jeune homme, ce jugement secoua même Tristan, qui espérait qu'il n'y ait là-dedans aucune forme de mépris ou de cette idée selon laquelle "quand on veut, on peut".

A la question posée avec un certain agacement par Tristan, Thierry retrouva un sourire moqueur.

"Tu es très honnête, très droit, c'est incontestable, sans doute même un peu trop pour ton propre bien. Il va falloir apprendre à mentir de temps en temps, mon garçon, si tu veux pas aller au devant d'ennuis ou perdre tes amis."

Au compliment sur sa droiture et son honnêteté, Tristan esquissa un sourire maladroit, puis souffla :


-- Merci beaucoup. Mais... perdre mes amis ? Pourquoi ? J'pose juste une question, j'aime bien... essayer d'tout comprendre au mieux et pas prendre un truc d'travers si y a pas lieu...

Alors qu’Alexandre s'enorgueillissait de l'effet que son discours avait su produire sur le père Thierry, il se sentit brusquement descendre violemment de l'Olympe lorsque Tristan lui posa une question des plus sèche. Il en devint tout confus, interdit. Il pensait vraiment cela de lui ? Il ne voulait pourtant pas l'incriminer. il parlait avant tout de son propre exemple.

"Mais... Non je ne veux pas te... Je parlais de mon propre cas, mon ressenti. Je ne veux pas dire les gens en chariote peuvent être paresseux ou quelque chose ça. C'est que... Comment dire ? J'ai grandi avec le sentiment d’infériorité par rapport aux autres, à ceux qui marchent normalement, sans béquilles... Je ne voulais pas te blesser : Oh non !"

En quelques instants, le jeune homme avait retrouvé sa personnalité timide et gêné de jeune garçon peu dégourdi. Il baissa la tête, honteux, souhaitant disparaitre. Naturellement, le père Thierry s'amusa beaucoup de son humiliation.

"Ca va, hein, vous, moi au moins, je ne blesse pas les gens par plaisir. Et je m'en veux après."

Tristan se disait bien au fond de lui qu'Alexandre n'avait sans doute pas voulu être blessant. N'en restait pas moins que ç'avait été maladroit. Il se radoucit et, proche de son ami, glissa :


-- Non y a pas d'problème, j'comprends. (puis, devant l'autocritique que le garçon faisait et son complexe d'infériorité il souffla avec une douce complicité) P'is t'sais, debout, à béquilles, en chariote, on vaut pas moins qu'un aut' et on fait tous d'son mieux.


Il disait cela pour espérer le mettre plus à l'aise, mais au fond de lui, le danseur se rendait bien compte qu'il était le premier à se sentir souvent de trop, à subir le poids de tous les regards sévères et étroits de cette société sur les corps invalides. Tristan voulut changer de sujet et divertir son ami durant sa convalescence. Dans un sourire, il dit alors :


-- Au fait ? J't'ai d'jà dit que j'fais d'la magie ? (il s'empressa de préciser, pour éviter toute confusion de la part du prêtre) 'Fin, juste des p'tits tours de passe-passe.

Le visage cramoisi, Alexandre n'osait pas encore regarder Tristan, toujours gêné que celui-ci ait pu à ce point se méprendre sur ses paroles. Il l'écouta se radoucir et mieux lui parler. Il sentait au travers de ses paroles combien celui-ci se sentait mal das son corps et redoutait les regards extérieurs.

"Tu as sans doute raison mais j'ai grandi das un commerce que je devais reprendre. Mon père plaçait de grands espoirs en moi."

Son cœur se serra à la pensée de ses parents. Pourrait-il un jour rentrer ? Pour le moment, il savait que son père l'accueillerait à grands coups de ceinturons. Autant se jeter sous un cheval !

"Pour le rendre fier, lui faire plaisir, j'ai sans cesse travaillé dur. A me redresser, à savoir me déplacer sans être trop lent, à bien surveiller la librairie, à tout connaitre des livres qu'on avait, à apprendre sans cesse ce que je ne sais pas... C'était parfois même épuisant, c'est..."

Il s'interrompit, ayant du mal à trouver les mots qui convenait pour décrire la situation et ses émotions. A ce moment, Tristan lui proposait des tours de magie pour le divertir. Le sourire lui revint aussitôt et ses mains battirent joyeusement.

"Oh oui ! J'ai toujours adoré les tours des saltimbanques !"

Les répliques mordantes d’Alexandre alors qu'il s’acharnait à prendre soi de lui peinaient Thierry même s'il les comprenait. Il ne lui avait jamais montré un visage agréable. Bien au contraire. Tristan savait mieux parler et le réconforter. Le petit infirme se mit alors à vanter ses talents, prenant pour précaution - inutile - de bien expliquer son art. Après toit ce qu'il avait pu dévoiler, c'était lui qui était complètement en position de faiblesse par rapport à lui.

Avec ironie, il haussa les épaules :

"La magie ne m'effraie nullement pas, ne t'inquiète pas. D'ailleurs, savez-vous pourquoi l'église fait la chasse aux saltimbanques ? Pour ne pas avoir de concurrence. Après tout, elle organise le plus grand spectacle jamais crée depuis des siècles !"

Son ton était plus cynique que jamais, oubliant prudence et retenue. La fatigue morale et physique avaient raison de ses barrières. il se rappela cependant qu4alexandre n'avait toujours rien avalé. Il avait besoin de se restaurer pour retrouver des forces. Il sortit quelques minutes de la cellule puis revint en portant un plateau sur lequel reposait une écuelle de soupe de légumes, une miche du pain fraiche, deux morceaux de fromage et une pomme. Il le posa sur les genoux du garçon.

"Bon appétit, mon garçon."

Devant le repas plus complet apporté, Alexandre se sentit affamé. Il l'était par ailleurs. Son ventre criait littéralement. Son regard se posa soudain vers Tristan. Il se rappela combien celui-ci était heureux d'une petite assiette de soupe lors de leur rencontre à cette auberge. Il n'eut pas le cœur de manger un repas si luxueux devant lui qui n'avait sûrement rien avalé. Il repoussa le plateau.

D'une voix sévère, il releva la tête vers le père Thierry et dit :

"Je refuse de manger si Tristan n'en a pas un lui aussi. Un pareil."

En son for intérieur, Alexandre souhaitait ainsi tester sa patience. Accepterait-il ? plierait-il à tous ses caprices ?

Thierry poussa un faible soupir mais n'était même pas surpris. Il s'attendait à une telle générosité pour son ami. Il tourna donc les talons, quitta la pièce et revint avec plus tard avec un second plateau pour le remettre à Tristan. Son regard se posa alors vers Alexandre.
D'un sourire moqueur, il dit :

"Ce sera tout pour monsieur ?"

Une vraie émotion put se lire dans les yeux de Tristan quand Alexandre confia tout ce qu'il avait dû faire pour satisfaire sa famille. Il y avait tant de pression dans le fait de reprendre une échoppe et d'honorer une lignée... A plus forte raison lorsqu'on était invalide. Il fallait sans cesse faire doublement ses preuves, constatait le danseur dans un discret soupir. Il sourit à son ami alité, véritablement admiratif :


-- T'est vraiment travailleur. Et valeureux. Je... Ouais, c'comprends ça, j'ai connu... ça. (Il ne donna pas davantage de détails sur sa triste histoire, compatissant pour le moment avec Alexandre. Le visage du magicien se durcit à l'évocation du père Bellanger.) D'ce que j'sais et vu d'ton père, y t'mérite tellement pas...


Ces derniers mots lui avaient échappé. Tristan rougit. Il n'eut pas le temps d'y penser davantage que, sur demande du malade, le prêtre lui amena aussi un repas. A l'un comme à l'autre, il adressa un sincère :


-- Merci... Merci beaucoup.


Et sans se faire prier, lui aussi mangea de bon cœur dans la suite d'Alexandre. Une fois que les mastications cessèrent, que le contenu des bols avait disparu dans les estomac creusés, Tristan sourit aux propos rassurants -- et quelque peu cyniques -- de Thierry quant à la magie et à la religion. Le jeune invalide décida alors de donner un peu de couleurs à ce moment et entama, devant son ami et l'homme, l'un de ses tours préférés : une pièce jaillit entre ses doigts, puis disparut, puis réapparut, avant de rouler le long de ses bras pour sautiller d'une main à l'autre. Il la rangea. Ses mains ondoyèrent une nouvelle fois et apparurent cette fois-ci deux petites cartes. Un valet et un as. Qui, après un tour de passe-passe, ne semblèrent faire plus qu'une. Un sourire rayonnait au visage de Tristan.

Alexandre baissa encore le regard, peu convaincu par le fait d'être si travailleur et valeureux. Il devint ensuite triste quand le garçon condamna si durement son père.

"Pourtant un père, on n'en a qu'un... Il faut savoir le prendre comme il est, l'accepter... Tu honoreras tes pères et mères, c'est dans les écritures. Nous devons respect et obéissance à ceux à qui nous devons le jour. En plus, un père, il a tout pouvoir sur sa famille, il en est le chef indétrônable, comme le roi Gérard der Rasgascorn l'est pour chaque sujet de ce royaume. S'il aurait voulu, mon père aurait pu me jeter à la rue à tout moment. Il ne l'a jamais fait. Bien au contraire. Il m'a si bien nourri, instruit, logé.... Je lui dois tout ce que je suis. Tu as entendu ce que le père du père Thierry a fait ? Moi, j'estime avoir beaucoup de chance. Alors, quand je pense que je ne le reverrai plus... non, je devrais aller le voir quand j'irai mieux, m'excuser, lui montrer à quel point je regrette, que je suis vraiment reconnaissant envers lui. "

Lorsque le père amena le second plateau et Tristan prononça ses remerciements, Alexandre ressentit une nouvelle fois l'envie de le défier. Ce dernier acceptait docilement de se plier à toutes ses volontés ? Il allait bien en profiter !

"Pas besoin de nous remercier, voyons ! Le père Thierry est mon serviteur ! Il fait tout ce que je lui demande ! Peut-être est-ce sa manière de trouver le rédemption pour toutes ses fautes ? En tous cas, c'est bien pratique ! "

Grisé par ce pouvoir qu'il découvrait, Alexandre en riait de plaisir, tel un enfant cruel et sadique qui s'amuserait de faire souffrir un camarade. Peu après, Tristan commença à lui montrer ses tours et le garçon s'amusa beaucoup, s'émerveillant des prodiges.

"Bravo ! Bravo ! Comme tu es doué !"

En entendant le discours d'Alexandre si reconnaissant envers un père qui n'avait eu de cesse que lui infliger des tortures mentales, Thierry sentait son cœur serrer. Il ne pourrait jamais lutter contre les souvenirs d'une enfance heureuse. Les poings serrés dans son dos, il s'efforça de conserver un sourire tranquille.
Néanmoins, quand Alexandre commença à se jouer de lui et à le provoquer, c'en était trop. Il voulait entrer en colère, lui apprendre le respect.. mais il craignait de se perdre définitivement à ses yeux. Alors il choisit de se retirer pour ne plus assister à son propre supplice.

"Je vais vous laisser. Demain, je me lève tôt. Bonne soirée !"

Sur ce, il quitta vite la cellule d'un pas extrêmement rapide, comme pour une fuite.

Le discours d'Alexandre éveilla des sentiments pour le moins troubles chez Tristan. A tel point qu'il laissa un silence flotter entre eux deux une fois que le malade eut achevé de parler. Tristan retournait tout cela dans son esprit, il cherchait ses mots. Comment donner son avis tout en rester prudent ? Il inspira et murmura :


-- Euh... ouais, un seul père... Le vrai père, c'est celui qui nous élève et nous aime sincèr'ment, pas seulement celui qu'a planté sa verge dans une femme... Et... sûr, j'entends bien qu'ton père t'a élevé au lieu de t'jeter... (il déglutit, essayant de ne rien montrer de ses propres souvenirs douloureux) Tellement d'parents s'débarrassent des infirmes... T'as eu d'la chance, on peut l'dire. Mais... J'ai l'impression qu'il t'fait chanter avec ça... 'Fin j'sais pas, mais briguer le fait qu'il t'ait bien traité -- alors que c'est juste c'que devrait faire un père quequ'soit la condition d'ses enfants -- pour te menacer et t'humilier au moindre premier problème comme y a fait hier... j'appelle-t-y pas ça un père vraiment aimant, au fond d'lui... Et... pour Gérald Der Ragascorn...


Il s'interrompit. Ce qu'il allait dire pourrait le conduire en prison, s'il ne mesurait pas prudemment les termes employés. Tristan poursuivit, tout doucement :


-- J'crois qu'un chef doit rester chef tant qu'il a la reconnaissance d'son peuple et qu'il est bon pour ses sujets, tant qu'y a un commun accord... et pas au nom de j'sais pas quel pouvoir suprême.


Il acheva les dernières miettes de son repas et ne manqua pas de remercier Alexandre pour l'appréciation de ses tours de magie. Il salua également le père Thierry qui partait se reposer, manifestement vexé par les taquineries du jeune homme.

Alexandre ne se sentait pas à l'aise avec les idées que Tristan exprimait avec ce qui lui paraissait une grande facilité. Il avait envie de changer. Même la discussion sur le roi lui faisait peur. Il craignait d'aller trop loin, de dire ce qui ne devait pas être dit et de se retrouver une seconde fois au pilori. Ses mains serrèrent les draps à cette pensée tandis que son cœur s’accéléra. Dieu, il ne voulait surtout pas revivre cette erreur! Il en mourrait !
Alors qu'il cherchait un autre sujet à aborder sans se donner l'air que la conversation l'embêtait, le départ du prêtre le lui fournit.
D'un sourire mauvais, il cria :

"Bon débarras !"

Quand ils furent seuls, il haussa les épaules en poussant un faible soupir.

"Quel connard ! Franchement, je le déteste. Je l'ai toujours détesté sans savoir exactement pourquoi. Il m'a toujours mis à l'aise en venant parler à ma mère, en me regardant, en voulant savoir comment j'allais.. Je me demande bien ce qu'il me veut.. En tous cas, il peut aller se faire voire s'il croit que je lui obéirai ! Eh eh ! En plus, c'est lui qui m'obéit ! C'est marrant quand même, non ?Moi, un petit infirme, je peux lui faire tout ce que je veux !"

Tristan sentit que sa conversation dérangeait Alexandre. Et cela se comprenait. Le pauvre... Il craignait de retourner aussi sec au pilori, voire de subir pire encore. Il fallait causer d'autre chose en effet, les événements amèneraient peut-être le jeune libraire à être moins craintif, moins docile envers le système.


Aussi le danseur l'écouta-t-il lui confier ses questionnements de plus en plus nombreux concernant le père Thierry. Devait-il acquiescer bêtement et continuer de faire comme si de rien n'était ? Ne rien dire à Alexandre ? Les yeux très émotifs de Tristan le trahissaient peut-être même déjà... Lui-même se sentit de plus en plus troublé, le cœur serré dans un étau et l'esprit écartelé entre deux options. Se taire ou tout avouer. La seconde finit par s'imposer.


Tristan avança encore plus près d'Alexandre, plongea ses pupilles dorées au plus profond de celles de son ami. Tendant les mains vers lui, il murmura :


-- Faut... Que j't'avoue quequ'chose... Mais... promets-moi, jure-moi que tu gardes ça pour toi...

Pendant sa prise de parole, Alexandre remarque que Tristan paraissait gêné de ses critiques envers le père Thierry. Etait-il gêné de proférer de telles idées pour un homme d'église ? Il se rapprocha alors et confia avoir un secret à lui avouer. Curieux de nature, le garçon ne pouvait pas résister. Il opina grandement de la tête.

"Oui, oui, je dirai rien à personne."

- B'en... Tu sais... Depuis ces derniers jours, l'père Thierry évolue vraiment. On est d'accord, y a fait des trucs odieux... Mais c'qui est arrivé ces temps-ci, avec toi, et moi, et... enfin...


Ses mots s'effilochaient. Il rougit et se mit à trembloter. Par quel bout prendre de telles révélations ? Tristan avait-il fait le bon choix ? Le garçon voulut espérer que ses révélations apaiseraient la situation et permettraient à Alexandre d'envisager la suite avec toutes les cartes en main.


-- C'est... assez sérieux... Dis-moi qu't'es prêt à entendre c'aque j'veux t'dire. C'est pas facile...

Devant l'embarras qu'éprouvait son ami, Alexandre devina que le secret devait être terriblement lourd et impliquait une révélation fracassante. Cela le rendit encore plus curieux de le connaitre. Par ailleurs, cela le concernait. Il avait le droit de savoir ! Le garçon préféra cependant se montrer calme et fit de l'humour pour détendre l'atmosphère :

"Allons, allons, tu sais, après les coups et l'exposition, il n'y a plus grand chose pour me faire peur ou m'horrifier. Allez, dis-moi  !"

Il fit alors un geste de prêtre en pouffant :

"Confesse donc ton âme, mon enfant !"

Sur sa blague, il éclata d'un rire franc.

Le petit rire que laissa tinter Tristan eut du mal à cacher son malaise, malgré les plaisanteries d'Alexandre. Il avala péniblement un filet de salive et s'engagea :


-- B'en... L'père Thierry. C'est... J'l'avais bien senti dès not' rencontre à la taverne en vous regardant, et il me l'a avoué l'autre soir, pendant ton exposition. L'père Thierry c'est... ton père.


Le mot avait été lâché. Le cœur de Tristan battait tambour et il se recroquevilla, terrifié à l'idée du choc que cela procurerait à son ami. Il redoutait sa réaction.

Choqué, Alexandre demeura sans voix à la suite de l'annonce de Tristan. Son cœur tambourinait fort dans sa poitrine. Le père Thierry serait son père. Alors s'il s'inquiétait pour lui, se démenait à le sortir de la prévôté, restait auprès de lui pendant sa sanction, le veillait ensuite, acceptait sans broncher ses remarques... Tout cela pour cette raison précise. Abattu, il se laissa retomber contre l'oreiller.

"Mon père..."

Dans son esprit, il se souvenait de son autre père, celui qu'il avait toujours appelé papa, celui qu'il craignait aussi, celui qu'il le menaçait de l'Enfer quand il lui arrivait de désobéir. A ce moment, une voix menaçante cria dans sa mémoire. Une voix qui le traitait de bâtard. Une voix qui appartenait à cet autre père. Il croyait avoir mal entendu hier soir mais il avait bien été à lui crier en public cette infamie.
Tremblant, Alexandre gémissait.

"Il savait... Il a toujours su... Mais il m'a vraiment aimé alors ? Ou pas ?"

Sa main se porta à ses cheveux, à l'emplacement où le père Thierry portait toujours la main. Jusque là, ce geste le dégoûtait. Il se rappela maintenant que son autre père, lui, ne le touchait jamais ainsi. Au moins, il se contentait d'une brève tape sur l'épaule pour marquer son contentement.

"Mon père, il m'a gardé parce qu'il pouvait pas avoir d'autres enfants... Ma mère a failli mourir en me mettant au monde... Les femmes ont dit qu'une seconde naissance la tuerait... Alors... Alors..."

Sa voix s'éteignit, broyée par la douleur.

"Mais le père Thierry.... il m'a sauvé la vie. J'aurai pu être accusé d'hérésie sans son faux témoignage. Il ne savait même pas au début pourquoi j'étais là. Il... Il est resté près de moi avant l’exécution, m'a soutenu pendant l'exposition.. Il m'a emmené ici, m'a soigné, nourri.... Ca veut dire qu'il aime, non ? alors... Alors ça existe vraiment un père qui aime son enfant ? Un père qui l'aime sans rien exiger en retour ? "