[27 décembre 1957] Dame Vérité trouve toujours son chemin [Terminé]

Cardinal Matthieu Cassin, 31 ans

Ce matin, Matthieu s’était décidé à faire un peu de ménage. Avec Tristan qui n’était plus là, certains livres prenaient la poussière et Cecilia n’était pas encore rentrée de sa promenade matinale.

S’il voulait être totalement honnête, la poussière n’était pas sa réelle préoccupation. Il avait surtout besoin de s’occuper l’esprit. La nuit dernière avait été douloureusement hantée par des cauchemars. Des bûchers mais qui n’étaient pas celui d’Hyriel. Pour un peu, il aurait cru voir Jean, au milieu… Il essayait de lui dire quelque chose.

Matthieu secoua la tête. Impossible. S’il avait tenté une dernière parole, il l’aurait entendu ce jour-là. De plus, cela devait ressembler à ce qu’avait dit le sorcier l’autre jour. Pourtant, ce détail ne cessait de le titiller. Pourquoi cela revenait-il le hanter, après tant d’années ? Peut-être parce que tous ces événements étaient terriblement similaires… Il espérait d’ailleurs que Cassandre serait enfin libérée après qu’il soit parti en fumée. Même s’il lui devrait sans doute des excuses… Qu’est-ce qu’il avait pu être maladroit… De toute façon, les relations humaines n’étaient pas vraiment son fort.

Alors qu’il remettait son volume deux de l’évangile de Saint-Jean à sa place, il tapa dans un ouvrage qui tomba au sol. Le nuage de poussière le fit éternuer. Il secoua la tête, fronçant les sourcils pour aller récupérer ce livre récalcitrant. C’était un des verts, donc un des anciens livres de son grand-oncle, hérité de sa bibliothèque, même si elle n’était pas bien fournie. Il le souleva et fut surpris de le sentir si léger. Il était épais pourtant…

Intrigué, Matthieu se décida à l’ouvrir. Il trouva alors un creux au milieu de pages. Qu’est-ce que c’était que ça ? Et au milieu, on aurait dit une vieille lettre poussiéreuse. Matthieu fronça les sourcils et la prit pour l’ouvrir. C’était en italien mais heureusement, celui de Matthieu n’était pas encore trop rouillé.

Ce matin, la promenade n’était pas joyeuse. Un homme allait être condamné au bûcher. Certes, il était sorcier et il avait avoué mais… tout de même. Ne restait-il pas humain malgré tout ? Elle ne savait plus trop… Mais malgré tout, elle se fiait au cardinal. Si lui pensait que c’était juste, alors elle aussi.

Ballottée par ces moroses pensées, la jeune sœur errait dans les rues en espérant que cette promenade l’aide à s’éclaircir les idées. Sans succès. Et les rues n’étaient pas très animées, alors elle finit par rentrer à l’hôtel.
Yeux baissés, elle remonta les marches, puis le couloir…

Un bris de vaisselle.

Il venait de la chambre du cardinal… Il ne lui en fallut pas plus pour s’y précipiter, oubliant tout le reste.

« Éminence ? »

Elle ouvrit la porte et resta figée. Le cardinal, au sol, en larmes… Mais…
Elle ne réfléchit pas plus longtemps et s’agenouilla auprès de lui. Elle lui prit la main pour la serrer et chercha son regard.

« Éminence, que se passe-t-il ? Qu’y a-t-il ? Que puis-je faire ? »

Cardinal Matthieu Cassin, 31 ans

Les larmes ne se tarissaient plus, elles ruisselaient comme ce triste jour de juillet où il avait cru voir Clarence lui présenter la preuve irréfutable de la culpabilité de Jean.

Mais ce n’était qu’un odieux coup monté.

Et lui, jeune imbécile qu’il était, il avait douté ! Assez pour s’abrutir complètement et oublier toutes les heures où jean lui avait fait oublier ce destin qu’il n’avait pas choisi. Il lui avait montré une autre voie… Et lui, il avait dévié, au dernier moment. Quel ami faisait une chose pareille ?

Il se passa une main nerveuse sur le visage en laissant glisser la lettre au sol. Mais… et ses aveux alors ? Non, c’était idiot, il voyait enfin clair maintenant… Qui dirait la vérité sous la torture ? Personne… On finissait simplement par lâcher à cause de la douleur, à délirer et à déblatérer des inepties. Mais alors…

Ses yeux s’agrandirent. Hyriel… Oh par le Ciel ! Quel idiot ! Il venait de tout recommencer… Comme un mouton bien docile qui suit les ordres de son berger. Il avait tout refait, à l’identique, pendant des années, mêmes après la mort de son grand-oncle… Il l’avait suivi, il avait bu la moindre de ses paroles. À quel moment avait-il cessé de réfléchir ? De penser ? D’avoir conscience de lui-même ? Était-il seulement lui quand il avait fait tout cela ? La personne qu’il entrevoyait dans ses souvenirs lui faisait soudain horreur.

Il entendit à peine Cecilia venir près de lui et le presser de questions. Il secoua la tête, encore sous le choc.

- Ce n’était qu’un mensonge… Un mensonge… Tout ça n’était qu’un mensonge…  

Cecilia eut l’impression de se revoir, ce jour où elle était rentrée en pleurs après avoir échoué à aider Alduis. Cette fois, c’était le cardinal qui avait besoin de son aide. Chacune de ses larmes lui fendait le cœur et la terrifiait en même temps : lui, un homme si fort, si réfléchi, qu’est-ce qui avait pu le mettre dans cet état ?
Il murmura alors. Un mensonge…

« Que lest ce mensonge ? Qui est le menteur ? »

De quoi parlait-il ?
Alors que ses doigts se refermaient sur la main du cardinal, elle passa son autre bras autour de ses épaules pour le rassurer, tout de même un peu hésitante elle-même.

« Qui vous a menti, Éminence ? Est-ce le sorcier ? »

Cardinal Matthieu Cassin, 31 ans

Le contact de Cecilia sortit enfin Matthieu du brouillard de souvenirs qui s’était soudain emparé de lui. Il secoua la tête et fit face à la sœur, complètement perdu. Pour un peu, il ne l’aurait même pas reconnu. Il ne s’y retrouvait plus, ni dans la pièce, ni dans les livres, ni dans les bris de verre au sol. Il avait l’impression de soudain sortir d’un long cauchemar.

Les questions lui parvinrent et il retrouva un peu plus ses esprits.

- Je… C’est…

La mention du sorcier lui fit de nouveau serrer les dents et baisser les yeux. Sorcier ? Lui ? Non… Sûrement pas. Pas plus que Jean. Pas plus que toutes les personnes qui étaient passées devant lui sans doute. Qu’est-ce que son grand-oncle avait bien pu inventer pour elle d’ailleurs ? L’empoisonnement d’un grand seigneur italien dont une pauvre femme était accusé, était-ce lui-même qui s’en était chargé ? Il avait la nausée rien que de penser à tous ces visages qui suppliaient et hurlaient leur innocence sans que personne ne les écoute.

Idiot…

Aveugle, surtout. C’est ce qu’il avait été. Il s’était laissé s’endormir.

Matthieu serra les poings.

Une marionnette, voilà ce qu’il avait été pendant des années. Irène avait bien eu raison de le traiter de golem quand ils étaient encore petit. Clarence l’avait entièrement façonné à sa volonté au point que même après sa mort, il avait continué à suivre les ordres, comme un golem d’argile programmé pour ne suivre que la volonté de son créateur. Il tâcha de se reprendre. Maintenant, c’était terminé.

Il redressa le menton, encore un peu sonné mais lucide. Il soupira.

- Celui qui m’a formé. Mon grand-oncle.

Il tendit la lettre.

- Quand j’étais petit, j’avais un ami. Il m’avait proposé autre chose… Seulement, mon grand-oncle voulait absolument que je prenne sa succession. Alors, il a fomenté un odieux complot pour faire passer mon ami pour un sorcier. C’est la lettre qui le prouve. Cette cabane n’était pas celle de Jean… Il n’avait rien fait. Il était innocent.

Il déglutit, les larmes encore au bord des yeux.

- Et moi, comme un idiot, j’y ai cru… J’ai cru à cette faribole, j’ai cru à ses accusations et je l’ai laissé brûler, sans rien faire… Et j’ai cru ensuite tout ce qu’il me disait, ces histoires absurdes d’infirmes suppôts de Satan…

Il ramena ses genoux à lui et enfuit sa tête dedans.

- Vous aviez raison… Vous et Cassandre, depuis le début… On ne brûle pas des gens sur des raisons aussi stupides. Notre Seigneur nous a enseigné à aimer et à pardonner et moi, j’ai préféré écouter un maître qui voulait tout détruire plutôt que Sa Parole. Je ne suis qu’un imbécile…

Le cardinal n’avait plus rien dans ses yeux de l’assurance qu’il avait depuis leur rencontre. Que s’était-il donc passé ? Elle s’inquiéta encore plus quand il essaya de parler. Même les mots lui échappaient. Mais que craignait-il ? Que se passait-il ? Cecilia n’osait plus poser de question. Elle attendait, un tourbillon de pensées inquiètes dans le regard.

La réponse lui fit écarquiller les yeux. Son grand-oncle lui avait menti ? Mais… quel formateur mentait à son élève ? Elle prit la lettre et la parcourut en écoutant le récit du cardinal. Elle porta la main à sa bouche sous la surprise. Un complot pour le faire passer pour un sorcier ? C’était horrible ! Son cœur se serra, encore plus quand elle vit les larmes dans les yeux du cardinal. Elle ne put plus rien dire, seulement écouter, stupéfaite, et regarder, impuissante, le cardinal se recroqueviller comme un enfant. Elle n’avait plus les mots. Elle sentait qu’elle devait faire quelque chose mais quoi ? Que dire ? Surtout pas un « je vous l’avais bien dit », comme le faisaient certains, c’était hors de question. Le cardinal n’en avait pas besoin.

Elle prit une grande inspiration et reposa la lettre. Ses mains hésitantes se posèrent sur les épaules du cardinal et déglutit, le temps de trouver ses mots.

« Éminence… vous… n’êtes pas un imbécile. Vous… l’erreur est humaine et vous n’aviez d’autre choix que de croire votre maître, tout le monde le ferait, et c’est lui qui est en cause, pas vous, au contraire. Accuserait-on la victime d’un crime d’être idiote ? Non… Et maintenant, vous savez, alors même si l’on ne peut pas changer ce qui a été fait, je suis sûre que vous ne referez pas les mêmes… erreurs. »

Elle avait laissé filer sa pensée à l’oral, sans savoir comment elle serait reçue. Elle espérait n’avoir pas dit trop de bêtises…

Cardinal Matthieu Cassin, 31 ans

Fissuré… Brisé… Alors que Cecilia rassemblait ses idées, lui avait l’impression de se dévider comme un fil de laine. Tout ce qu’il avait été jusque là n’avait été qu’une construction, une image voulue par quelqu’un d’autre. Il avait soudain la terrible sensation d’être un prisonnier qu’on aurait laissé trop longtemps loin de la lumière et qui, en sortant de son antre, serait aveuglé, errant sans but, seul et désœuvré.

Il laissa la sœur lire la lettre. Il pouvait deviner à son regard quelle ligne lui tombait sous les yeux. Tous les mots se rappelaient à lui comme des couteaux qu’on lui enfonçait un peu partout. Il renifla.

Alors qu’il continuait à se maudire, Cecilia semblait cependant croire qu’il ne méritait pas de se flageller ainsi. Il ne comprenait pas. Lui qui l’avait pourtant reprise, qui s’était posé en supérieur orgueilleux alors que c’est lui qui aurait dû se nourrir de ses enseignements, l’écouter, lui faire confiance… Il secoua la tête.

- Non, j’aurais dû…

Quoi ? La parole de Cecilia le réveilla un peu plus. Non, il n’aurait rien pu faire de plus. Cela aurait été plus de coup de fouet, plus de brimade, peut-être un innocent de plus sur le bûcher. La seule issue possible était l’obédience. Courber l’échine.

Matthieu se redressa un peu, tout en gardant ses jambes serrées contre lui. Sa gorge le serra.

- Peut-on vraiment parler d’erreur quand il s’agit d’assassiner quelqu’un ?

Il se passa une main sur le visage.

- Seigneur, ce malheureux… Il n’est coupable de rien, j’en suis sûr ! C’est un coup qui en arrange bien plus d’un et la reine d’Espagne. Je… Je dois… je dois faire quelque chose…

Le cardinal ne semblait pas la croire. Ses pensées le torturaient toujours, sans que Cecilia ne sache quoi faire pour l’en libérer. Elle se mordit la lèvre, indécise, et s’écarta légèrement en le sentant se redresser. Sa question lui serra la gorge, elle baissa la tête.

« Je ne sais pas… »

Elle déglutit et se revigora aussitôt. Elle devait le rassurer, pas s’inquiéter elle-même.

« Mais peu importe le mot, vous ne le ferez plus désormais que vous y voyez clair, c’est le plus important. N’est-ce pas ainsi que fonctionne le repentir ? Je suis certaine que Notre Seigneur est heureux de vous retrouver. »

Elle appuya ses mots par un sourire avant de s’effrayer. Tout ce qu’il y avait autour du sorcier en devenait effectivement faux ! Elle plaqua une main sur sa bouche et déglutit avant d’acquiescer vigoureusement.

« Oui, en effet ! Il faudrait… Ne pouvez-vous pas aller demander au roi de revenir sur sa décision ? En homme de justice, il devrait comprendre, non ? Il n’accepterait sans doute pas qu’un innocent meurt sous son ordre ! »

Cardinal Matthieu Cassin, 31 ans

Le soupir qui lui déchira la poitrine était à fendre l’âme. Non, ce n’était pas une erreur. C’était une faute, un péché… Qui saurait le pardonner pour ça ? personne sans doute et ils auraient bien raison… Il frissonna.

Cecilia le fit redresser la tête.

- Je… je ne sais pas… Je me suis perdu si loin…

Mais il se décida à l’écouter. Elle avait eu raison toutes les fois auparavant pourquoi pas maintenant ? Il soupira. Comment revenir ? Il aurait voulu remonter le temps, tout recommencer. Mais c’était folie. Il secoua la tête avant de souffler avec amusement, désabusé.

- Oh non, cela sera inutile… Il voulait un bûcher pour la ville, il l’aura… Et le roi est un égoïste hypocrite… Il est comme je l’étais, tout ce qui l’intéresse est d’avoir raison et d’être puissant. Ils se moquent bien de la justice, des principes, de tout ce qui est bon… Sans doute se moque-t-il bien aussi de notre Seigneur… J’espère qu’ils sauront reconnaitre qu’ils ont fait une erreur…

Il se redressa. Mais ce n’était pas pour autant qu’il allait abandonner. Il fixa la porte et il lui sembla tenir son idée. En deux enjambées, il y fut et alla l’ouvrir.

- Joseph !

Son frère ne tarda pas à ouvrir la porte en face, écarquillant les yeux.

- Matthieu ? Enfin, qu’est-ce qui te prend ?

L’intéressé croisa les bras.

- Il me prend que je suis intéressé par t’aider dans ton plan pour faire évader qui tu sais.

Joseph arrondit subitement les yeux avant de regarder Matthieu de bas en haut.

- Olà… Peut-on savoir qui j’ai en face de moi ?

- Ton frère, nigaud, même s’il a plus de dix ans de retard. Allez, ouvre, je pense que nous avons à parler. Et si tu veux bien inclure Cecilia aussi, cela m’arrangerait.

- Ben… oui, certes…

Elle ne savait plus quoi dire face à cet homme perdu. Elle ne put que resserrer sa main sur son épaule en espérant le rassurer et essaya quelques paroles, quelques idées qui lui venaient. Sa note d’espoir fut toutefois amuïe par la réponse. Elle baissa la tête, vidée. Si le roi ne ferait rien, alors personne ne le pourrait. C’était perdu…

Mais le cardinal se redressa. Cecilia releva la tête, surprise, et se leva à sa suite, trottinant derrière lui pour tenir sa vitesse. Elle n’avait pas une aussi grande allonge, elle ! Inquiète, intriguée, curieuse, son regard alla du cardinal à la porte, puis du cardinal à son frère. Elle se sentait si menue entre eux-deux… La suite l’intrigua encore plus. Un plan d’évasion ? Alors il y avait une solution ! Le sourire revint illuminer son visage et l’excitation remplaça tout autre sentiment. Elle battit des mains quand il parla d’elle.

« Je suis tout à vous, avec plaisir ! »

Elle rentrerait à la suite du cardinal, attentive à tout ce qu’on lui demanderait.