[24 Février 1598] La liberté au bout du chemin [Terminé]

Malgré sa libération du pilori, l’avenir demeurait toujours incertain. La seule chose qui était sûre, c’était que Cassandre ne retournerait plus chez Irène. Sa garde lui était retirée. La nouvelle l’inquiétait un peu. Irène… Irène devait se sentir si mal. Elle s’efforçait à ne surtout pas y penser. Dans une telle situation, cela ne servirait rien. Sauf à accumuler de mauvaises pensées. Sylvère… Nico… Ils lui conseilleraient de ne pas laisser cette boue s’agglutiner en elle. De retour en cellule, le soir, Cassandre se tournait ainsi vers la prière et demandait à Zita de veiller sur Irène et de lui apporter la vie paisible que celle-ci aspirait.

De temps en temps, malgré l’ouvrage, Cassandre méditait sur son sort prochain. Est-ce que la prévôté allait la garder encore longtemps ? Serait-elle bientôt revendue ? La fillette frissonnait, terrifiée, à cette idée d’être à nouveau exposée sur l’estrade, soumise aux jugements des passants. Elle préférait le pilori. Elle aurait préféré une semaine au pilori, dans le froid, sous la pluie, plutôt que de monter sur l’estrade du marchand d’esclaves. Néanmoins, quelles chances avait-elle d’y échapper ? Un esclave devait posséder un maître et un esclave récupéré par la prévôté était remis dans le système. L’asservissement la répugnait, mais elle ne pouvait rien y changer. Se révolter ne servirait qu’à l’expédier à la potence ou au mur. Or, elle souhaitait vivre à présent. Alors, elle devait baisser la tête et se résigner. Elle n’avait aucune autre opportunité à saisir pour échapper à ce sort. Pendant plusieurs fois, elle avait bénéficié d’une existence privilégiée et ne devait qu’à elle de l’avoir perdu. Sans son impertinence et son insolence, la prévôté ne l’aurait pas récupéré.

Lors de ces quatre derniers jours, Cassandre œuvrait docilement aux travaux que l’un des soldats lui confiait. La première journée, elle s’occupa de nettoyer et de cirer toutes les bottes. La grande partie était dans un état déplorable. Ce n’était quand même pas difficile de prendre soin de ses affaires…C’était bien là des hommes à considérer que leurs vêtements se lavaient seuls, sans le moindre effort. Le soir, avant de l’envoyer dormir en cellule, le commandant la laissa broder une petite heure dans la salle de gardes pendant que ses hommes soupaient et se reposaient.

Lors de la seconde journée, Cassandre travailla dans les écuries et sentit toute heureuse de renouer avec une activité qui lui rappelait son enfance à la campagne. De temps en temps, elle s’accordait une courte pause pour caresser les chevaux. Tout à l’opposé, la troisième journée lui déplut. Enfermée dans la souillarde, elle la consacra à laver la vaisselle. La tâche l’agaça profondément et la fillette dut prendre sur elle pour canaliser la colère qui montait par moments, de plus en plus énervée par cette corvée qui la réduisit au cliché de la femme reléguée à la cuisine. Afin de se calmer, Cassandre récita des passages de Gargantua, soucieuse d’éteindre sa colère.

Par bonheur, le lendemain se révéla plus clément. Un soldat, l’esprit ailleurs, se contenta de lui demander de déneiger la cour et de la balayer ensuite. Après une petite matinée de travail, Cassandre put jouir de l’après-midi, se mettant discrètement dans un coin pour éviter que les gardes ne la repèrent et lui donnent une corvée plus rébarbative. Soucieuse de soigner les apparences, elle sortit une broderie et poursuivit le mouchoir qu’elle avait commencé le premier soir de son enfermement. De la sorte, même si on la surprenait ainsi, personne ne la surveillerait de malveillance ou de paresser. Autrement, si on lui adressait une remarque, elle répondrait avoir craint de les importuner.

Cet après-midi de liberté se paya fort cher. Au petit matin, un soldat la conduisit aux latrines, situées dans une partie arrière de la cour, et lui ordonna de les nettoyer. Cassandre se boucha aussitôt le nez devant les odeurs pestilentielles qui s’en dégageaient. Depuis quand n’avaient-ils pas nettoyé ? Décidément, s’ils se servaient d’elle pour remettre la prévôté en état, elle y resterait plus d’un mois ! Malgré l’écœurement qui la gagnait, la fillette s’arma de courage et s’accroupit au milieu des étrons nauséabonds pour commencer son ouvrage.

Tout en commençant à gratter pour extraire les morceaux collés, Cassandre soupira. Combien de temps allait-elle bien rester là, dans de telles conditions ? Probablement longtemps. C’était sûrement la suite du châtiment décidé par Coldris. Il avait décidé désormais de la priver de toute liberté.

"Zita... Je dois penser à Zita. Penser comme Zita."

Tout en frottant, Cassandre continua à méditer cette réflexion.

"En priant Zita, j'ai échappé au lupanar. Si je continue à croire et à espérer, peut-être qu'un miracle se produira à nouveau."

Elle releva soudain, la tête, croyant entendre un bruit, tout en continuant à frotter.

"C'est sûrement un soldat qui vient inspecter."

A peine arrivée à Frenn, qu’elle faisait déjà des siennes. Il fallait dire qu’elle avait appris que Cassandre se trouvait au pilori pour avoir insulté une noble. Heureusement, Eldred qui l’a connaissait visiblement bien avait déjà intercédé en sa faveur afin qu’elle puisse rejoindre le domaine.

Kalisha la prendrait directement à son service afin de la garder à l’œil. Et puis elle lui devait bien ça. Elle était un peu comme ça petite sœur espiègle. Parfois agaçante voire horripilante, mais attachante tout de même. Elle n’avait pas mauvais fond. Elle était juste perdue et elle savait mieux que quiconque pourquoi.

Elle avait décidé de venir elle-même la récupérer à la Prévôté. C’était étrange de revenir ici. Bien entendu, elle n’avait pas manqué d’apporter un petit panier de délicatesse à l’attention du personnel. Le Directeur et ses gardes semblaient friands des sucreries orientales qu’elle avait déjà eu l’occasion de leur faire déguster. Ils l’accueillirent d’ailleurs à hallebardes ouvertes : tant pour les gourmandises que parce que son mari les avait prévenus de son arrivée imminente. Si elle avait encore du mal à se faire à son nouveau patronyme, elle était en revanche fière pour la première fois de sa vie de se présenter comme la femme de son époux.

« Vous êtes sûre que vous voulez la voir maintenant, Madame ? C’est que bon… Ils l’ont mis aux latrines, je voudrais que vous empestiez tout le reste de la sainte journée, Madame. » Kalisha avait soulevé ses sourcils bruns sans trop comprendre tout ce que le garde pouvait bien trouver à redire. Ce ne pouvait pas être si terrible n’est-ce pas ? Elle n’avait pas prévu de se baigner dans les excréments qu’elle sache, juste d’aller à récupérer la petite. Il lui indiqua la porte un peu plus loin : pour sa part, il n’avait pas l’air très enclin à vouloir s’approcher, et elle commença à comprendre à l’odeur qui se dégageait pourquoi. Kalisha sorti un petit mouchoir baigné d’essence de lavande qu’elle plaça sur son nez pour se prémunir de tout haut-le-cœur.

— Cassandre ? Je suis venue te chercher, aller viens.

D’un geste de la main, elle l’invita à sortir de ce lieu de pestilence. Le plus vite serait le mieux. Elles pourraient bien discuter après.

Si un soldat venait inspecter son travail, ce n'était pas le moment de mollir. Cassandre s'employa à frotter plus fort, soucieuse que l'homme ne lui attire aucun ennui. Elle était loin d'être paresseuse et de se relâcher sans surveillance, mais elle savait par expérience que certains individus aimaient pousser le vice à tenter de déceler des défauts quand il se trouvait en position de nette supériorité face à un esclave quine pouvait ni se défendre ni riposter. La fillette ne releva pas la tête alors que les pas s'arrêtaient proche d'elle. S'il souhaitait parler, qu'il le fasse ! Il pouvait même m'amuser à lui mettre la tête dans la merde si celui lui chantait. Elle ne se plaindrait pas. Il repartirait rapidement celui-là si son intention était de l'ennuyer.

Soudain une voix familière l'interpela et retint son geste en cour.

"Ka... Kalisha..."

Ce n'était pas possible. Qu'est-ce qu'elle ferait à la prévôté ? Quoique... Les informations avaient dû circuler et elle avait dû entendre parler de cette histoire. Elle venait ainsi lui rendre visite, comme elle avait fait pour Hyriel. C'était la seule possibilité logique. C'était le moment de montrer qu'elle pouvait avoir de bonnes manières. La fillette se releva et salua humblement la jeune femme, courbant la tête, tout en s'appliquant à faire une belle révérence. Avec sa robe souillée, qu'elle n'avait pas changée depuis quinze jours, ce ne devait pas ressembler à grand chose, mais en l'état elle ne saurait faire mieux.

"Bonjour madame la comtesse."

Elle s'exprima d'une voix claire et calme. Dénuée de la moindre impertinence ou impatience.

Kalisha semblait manifester un désir pressent de quitter les latrines. Cassandre réprima un sourire.

"Si tu ne supportes pas cette odeur, grande sœur, évite à jamais celle du fumier."

Cassandre se retint de rire, amusée par sa petite plaisanterie. Elle suivit rapidement Kalisha hors des latrines, puis s'arrêta à un endroit de la cour où se trouvait un banc de pierre. De la sorte, la jeune femme pourrait s'asseoir. Dans sa position à elle, ce serait mal vu de l'imiter en revanche et les soldats le rapporteraient aussitôt.

"Vous êtes très gentille, madame la comtesse, de me rendre visite. Je vais bien. Il ne faut vous inquiéter pour moi. En ce moment, je réalise quelques travaux ici en attendant qu'un maître me prenne à nouveau à son service. La prévôté a statué qu'Irène n'était pas en capacité de conserver ma garde."

Cassandre formulait ces explications en arborant un visage calme et simulant de paraître rassurée. En réalité, ne pas savoir sur quel maître elle retomberait l'angoissait. Mais pas question de tourmenter Kalisha avec cela. Elle avait suffisamment de problèmes avec son mari porcin et la grace qui servait d'intendant au domaine de Monthoux.

Elle avait surpris Cassandre en train d’astiquer frénétiquement les latrines. La pauvre ne s’attendait pas à sa visite, elle la comprenait. Elle lui adressa un sourire plein de tendresse et l’observa effectuer une révérence en bonne et due forme afin de la saluer. Comtesse. Ah. Oui pas exactement.
C’est qu’elles en avaient visiblement, des choses à se raconter. Mais cela pouvait bien attendre d’avoir retrouver l’air pur et vivifiant, après tout. Elle la remercia d’un signe de la tête — toujours dissimulée dans son mouchoir —.

Arrivés dans la Cour, Kalisha demeura debout, lorsque Cassandre reprit la parole. Encore cette histoire de Comtesse. Elle eut un petit rictus et se décida à lever voile.

— En fait je ne suis plus l’épouse du cochon de Monthoux, Cassandre. Il a été reconnu impuissant et j’ai pu être libérée de mes obligations maritales.

Malgré le banc proche, Kalisha refuse de s'asseoir. Cassandre s'appliqua à la rassurer sur sa situation, même si celle-ci n'avait rien de bien reluisant. Mais cela à servait à rien de l'inquiéter. C'était déjà suffisamment douloureux de savoir qu'Irène le faisait et culpabilisait en ce moment. Soudain, al jeune femme eut un sourire étrange et lâcha une révélation pour le moins fracassante. La fillette ne put que répondre par une exclamation et un visage interdit.

"QUOI ?"

Au début du mois, Kalisha était toujours mariée au comte de Monthoux. Les farces au château... est-ce que cette demande pour impuissance avait été prémédité avant l'organisation des farces ? Ou est-ce un moyen de défense venu après, car on la soupçonnait d'être impliquée ?

"Vous... Comment... ? "

Passé le premier choc, son esprit tentait de combler les trous et surtout de savoir ce qui arriverait maintenant.

"Si vous n'êtes plus mariée, madame, que devenez-vous ? Etes-vous libre ? ou allez-vous être reconduite à la frontière ?"

En un instant, Cassandre avait eu une intuition épouvantable. Et si Coldris et le souverain se servaient de cette rupture pour déclencher une guerre contre Dhjerhan ? Depuis le début, c'était impossible pour eux de se contenter de ce simple traité de paix. Elle le savait. Au fil des ans, ils avaient annexé un à un chaque pays voisin. Pourquoi laisseraient-ils le dernier libre alors qu'ils pourraient avec régner sur tout le continent ? Cela n'aurait rien de logique. Par conséquent, avec un esprit aussi perçant que celui du ministre, il avait forcément imaginé se servir de cette nouvelle donne à l'avantage de son empire. Dans son dos, elle serra les poings. Il avait réussi à gagner. Sans rien faire. Seulement à attendre que les graines germent et aboutissent lentement à un prétexte de guerre. Kalisha avait sans doute été marié au comte de Monthoux pour cette seule et unique raison. Tout était un plan depuis le débit.

"Vous êtes fort, messire. Très fort."

Elle-même, sans en avoir conscience, en poussant Kalisha à se révolter contre son époux avait joué ce jeu...

L’exclamation de Cassandre lui arrache un souffle de rire, pas peu fière qu’elle était de son petit effet il fallait dire. Pour ce qui était du comment, elle lui donnerait les détails à Frenn, pour l’heure, elle se contenta de la version officielle :

— Le roi a jugé qu’il était dans l’incapacité de mener à bien ses devoirs conjugaux et l’a donc incité à signer une reconnaissance d’impuissance. Elle haussa les épaules innocemment. Compte tenu de sa santé, ce sont des choses qui arrivent malheureusement à son âge. J’en rends grâce à Sa Majesté de m’avoir permis de mettre un terme à ce mariage.

Les murs avaient des oreilles. A la Prévôté, plus qu’ailleurs, alors Kalisha pesait soigneusement ses mots et ses formulations. D’autant plus qu’elle était désormais à une place exposée. Elle secoua doucement la tête.

— Sa Majesté m’a trouvé un nouveau mari dans la personne de Notre Premier Conseiller. C’est si généreux de sa part. Qui plus est le baron de Frenn et moi étions déjà bons amis, je suis donc comblée par cette union, Cassandre.

Désarçonnée, Cassandre retrouve rapidement toute sa concentration, pressée de comprendre ce qui avait pu se dérouler durant le temps de sa captivité. Le Roi aurait décidé de sa propre initiative que le comte de Monthoux serait inapte à remplir son devoir conjugal. Après une année seulement de mariage, à peine, cela sonnait surtout comme une excuse pratique. C'était clair que celui-ci cherchait une raison justifiant la guerre prochaine avec le dernier pays libre du continent. En revanche, la fillette s'étonna bien plus que le souverain ait remariée si vite Kalisha. Qui plus est, avec le second personnage, officiellement, de l'empire. Cela ne collait pas avec ses premières hypothèses. Ou alors Coldris avait imaginé un plan plus subtil que cela. En y réfléchissant, c'était plus logique ainsi. Cette annulation était bien trop grossière. Il aspirait sans doute à laisser Djerhan observer ce changement de situation et que celui-ci fasse éventuellement une erreur. De la sorte, une faute diplomatique qui placerait Monbrina à déclencher une guerre sur une raison qui serait reconnue comme légitime.

Cassandre ne laissa rien voir de ses déductions et répondit calmement.

"Je suis enchantée d'apprendre en tous les cas, ce changement de votre situation. Désormais, vous êtes au moins assurée de ne pas mourir écrasée par le poids d'un vieux cochon."

Elle ne pouvait retenir cette pique à l'intention de ce stupide comte. par prudence, la fillette la prononça légèrement moins fort. Néanmoins, cela devrait aller. Kalisha elle-même avait employé le mot cochon et publiquement désavoué son ex-mari. On ne devrait pas la reprendre. Une autre pensée lui vint en même temps, mais celle-ci elle la garda pour elle.

"Prenez garde cependant de ne pas finir éventrée ou défigurée par les crochets du nouveau. Quoique... Il est resté chaste pendant tout son veuvage. Il ne sait peut-être plus comment on pratique. J'espère quand même qu'il n'est pas tombé au point de bébé Nehalan."

Sur ces pensées qui la faisaient rire intérieurement rire, Cassandre salua à nouveau humblement.

"C'est un plaisir, en tous cas, d'apprendre tout ceci, madame la baronne."

Cassandre retrouva finalement son assurance et la félicita pour son mariage. Kalisha la remercia et s’amusa de sa remarque au sujet du cochon.

— Ah cela non, ce ne pourrait jamais arriver, tu n’as pas à t’en faire là-dessus. Je te remercie néanmoins de ta sollicitude.

De nouveau, elle inclina la tête dans un sourire. Pour elle aussi c’était un plaisir. Même si cela ne faisait que deux jours et qu’elle n’avait pas encore repris toutes ses marques, elle ne s’était jamais sentie aussi bien quelque part — si l’on exceptait la forêt en présente de Sylvère.—

— Et si nous y allions, Cassandre ? Nous sommes attendues à Frenn, reprit-elle comme si de rien n’était. Tu pourras prendre un bon bain là-bas, je crois que tu en as bien besoin.

Manifestement, sa petite plaisanterie ne semblait pas être une impertinence. Ou atout moins Kalisha la tolérait et les soldats les proches 'y trouvaient rien à redire. Elle réprima un sourire quand elle confia qu'il n'y avait aucune inquiétude à se faire au fait de mourir écrasée par son époux. S'agissait-il d'un indice que le Premier Conseiller ne venait pas à sa chambre ? Serait-il aussi entreprenant qu'un Nehalan ? La fillette dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire. Elle fonça ensuite les sourcils à cette invitation au départ et qu'elle serait attendue à Freen. Est-ce que.. Kalisha aurait décidé de la prendre à son service ? Son coeur s'allégea d'un poids à cette nouvelle. C'était bien plus rassurant de s'imaginer à Frenn que dans un domaine inconnu.

"Madame la baronne, est-ce que je vais vous servir désormais ?"

Intérieurement, elle pria que ce soit cela. Elle ne voulait passer ses journées à la souillarde ou dans une buanderie Au moins, avec Kalisha, elle pourrait continuer à apprendre à lire et à s'instruire. L'allusion au bain lui arracha un léger sourire. Elle n'avait effectivement jamais été sale. Même quand elle vivait dans les rues, elle réussissait toujours à se laver minimum.

"Oui, j'aimerais beaucoup. Est-ce que je pourrais aussi avoir avoir une nouvelle robe ? Celle-ci, je crains qu'elle ne mérite que le feu."

Les lavandières avaient beau être très douées, mais elles l'étaient rarement à enlever des odeurs imprégnées.

Kalisha observa le visage passer par toutes les émotions tandis qu’elle décryptait ses paroles. Elles pourraient parler plus librement tout à l’heure, ici malheureusement, elle préférait rester sur ses gardes.

— En effet, c’est ce qui a été entendu.

Elle préférait la garder à ses côtés, afin qu’elle puisse prendre ses marques et veiller sur elle. Kalisha espérait que cette nouvelle la réjouisse. Eldred serait très content également de la revoir, après tout c’était son idée à l’origine. Elle sourit à sa question.

— Bien sûr, l’Intendant te fournira tout ce dont tu as besoin. Aller viens, quittons les lieux, nous pourrons discuter dans la voiture si tu as des questions

Cassandre se sentit s'alléger d'un poids en entendant qu'elle servirait Kalisha et n'irait pas remplir des tâches ménagères. Zita... Zita l'avait nouveau protégé. Comme cette fois où elle avait réussi à se libérer du lupanar.

"Merci, Zita."

Elle suivit rapidement sa nouvelle maitresse, pressée de quitter enfin la prévôté, puis s'arrêta en entendant parler de la voiture. La voiture... Elle ne pouvait pas monter dedans dans son état.

"Madame... Je ne peux pas monter dans la voiture avec vous. Ma robe est imprégnée de l'odeur des latrines et d'autres pas plus agréables. Vous serez très mal à l'aise et la voiture serait difficile à nettoyer. Je devrais sans doute 'installer près du cocher, non ?"

Elle regrettait de ne pouvoir discuter plus librement avec Kalisha, mais ce serait ni gentil ni correct de l'incommoder avec toutes ses mauvaises émanations.

Kalisha traversa la cour de la Prévôté. Elle n’avait pas envie de s’attarder plus que nécessaire ici et cette pauvre Cassandre devait rentrer dans les plus brefs délais pour se laver et se changer. Il n’était pas question de la laisser macérer là-dedans plus que nécessaire.

Sa question l’arrêta dans son pas altier. Elle n’avait pas… pensé à cela. À vrai dire, il était évident pour elle qu’elle viendrait s’asseoir dans la voiture avec elle. Elle se retourna lentement.

— Je suppose que nous survivrons au voyage. Ne t’en fais pas pour ça.

Elle inspira profondément l’essence de lavande et reprit sa route vers les bureaux de la Prévôté. Elle signa l’acte de sa libération, récupéra divers papiers puis repartit non sans avoir salué chaleureusement les gardes au passage — on ne savait jamais après tout, il fallait soigner ses relations —. Le cocher lui ouvrit la porte et l’aida à prendre place avant d’adresser un regard interrogateur à Cassandre.

— Oui, elle monte, confirma-t-elle. Pressons, je souhaite être rentrée pour le repas.

Cassandre sourit timidement, touchée que Kalisha puisse accepter de partager la voiture avec elle en dépit de la puanteur qui se dégageait d'elle. Elle la suivit en silence vers les bureaux de la prévôté et l'observa, impassible, remplir les divers documents. Un instant, son esprit songea à sa première rencontre avec Coldris et les brèves paroles qui avaient trahi sa condition servile.

"Finalement, messire, je n'ai pas menti. J'ai anticipé."

S'ils se revoyaient, elle le lui dirait peut-être. Pour le moment, elle se demandait ce qu'Eldred pensait de ses derniers agissements. Il la disputerait sûrement, lui.

Toute cette paperasse expédiée, ils pouvaient ensuite quitter la prévôté. Par prudence, Cassandre salua poliment les gardes, soucieuse de ne pas paraître trop pressée. Elle esquissa un léger sourire lorsque Kalisha indiqua au cocher suspicieux que la fillette monterait. Elle la laissa passer, puis Cassandre s'installa sur la banquette face à la sienne. Le véhicule démarra rapidement et l'enfant baissa la tête d'un air coupable.

"Je ne voulais pas parler mal à Bérénice, mais..."

Mais elle n'arrivait toujours pas à comprendre ce qui s'était passé à ce moment-là.

[color=#e80000]"Quelques jours plus tôt, j'ai eu une conversation avec une autre noble. Tu... Vous ne devez pas la connaître. C'es Eléonore de Tianidre. Elle est... vraiment gentille. Et elle m'avait expliqué combien c'était mal d'entrer clandestinement dans un château et d'embêter les gardes. Je voulais être sage. Je voulais étudier sagement les échecs dans la salle de jeux mais..."[/color

Mais elle n'arrivait absolument pas à comprendre ce qui s'était passé.

"Peut-être... Je crois que cette histoire d'apprentissage qui m'a perturbée."

Une fois dans la voiture, Kalisha conserva son mouchoir sur son nez. Simple précaution. La voiture démarra dans un grincement et peu après Cassandre prit la parole. Elle fronça les sourcils au nom de Bérénice cherchant à qui elle pouvait bien faire référence avant de réaliser que ce devait être la fille du ministre des Affaires étrangères. Elle ne la connaissait pas très bien, ne l’ayant qu’aperçue aux fiançailles de son amie.

Elle acquiesça pour l’enjoindre à poursuivre, mais elle sembla changer de direction. Kalisha n’arrivait pas à suivre. Elle secoua la tête : elle ne connaissait aucune Eléonore de Tianidre. En même temps, elle n’aimait pas particulièrement s’exposer dans les salons et elle avait été quelque peu recluse ces derniers mois. Et voilà qu’elle parlait d’apprentissage. Il lui semblait avoir hiberné. Que s’était-il passé ces dernières semaines pour qu’elle se sente aussi à côté de ses souliers ? Elle fronça de nouveau le sourcil.

— Tu n’es pas une mauvaise personne, Cassandre, entama-t-elle sans savoir vers quoi elle se diriger. Mais tu es parfois maladroite ou pénible. De toute façon, ce qui est fait est fait. Tu viens de payer pour ton comportement, il n’y a plus lieu de revenir dessus excepté si tu comptes lui présenter tes excuses, auquel cas je pourrais t’accompagner. L’idée de mettre les pieds à Fromart ne l’enchantait guère, mais ce serait toujours l’occasion de pouvoir rencontrer Florentyna qui avait plutôt l’air de s’y plaire. Désormais ce qui compte c’est que tu en tires les enseignements nécessaires. Un apprentissage ? demanda-t-elle curieuse sur ce point.

Cassandre tenta de s'expliquer lentement sur son comportement, honteuse, et entendit Kalisha lui répondre qu'elle n'était pas une mauvaise personne, mais uniquement parfois maladroite ou pénible. Pénible... Elle n'était qu'une gamine mal élevée comme l'avait dit Bérénice et l'oncle Matthieu. Cela lui rappelait les excuses qu'elle s'était promise de faire. La fillette baissa la tête humblement.

"Je suis désolée d'avoir été agaçante avec vous et Sylvère. Je pensais que c'était mignon. Je ne pensais à mal. Je n'avais pas conscience que c'était agaçant. Je suis désolée."

Elle releva la tête à la proposition de présenter ses excuses à Bérénice.

"Oui, je voudrais le faire. Ce n'est pas bien sinon."

La fillette se mordit un instant les lèvres en se rappelant que Kalisha ne savait rien au sujet de l'apprentissage. Ell hésita. Quand elle avait voulu en discuter avec Irène, cela s'était mal passé. Et si... ? Et si Kalisha se fâchait elle aussi ? Mais elle ne pouvait mentir non plus. Eledred lui avait dit que ce n'était pas bien. Elle continua à se mordre les lèvres un petit moment avant de se décider à raconter cette histoire.

"C'est un peu long. Mais j'étais devenue amie avec Alduis, le fils du ministre des affaires étrangères. Un jour, le ministre et moi, nous avons discuté ensemble et pendant la discussion il a fait servir du vin. Moi, j'ai fait comme mon père m'a appris. Je l'ai senti et j'ai donné mon avis dessus. Il a été surpris et intrigué que j'identifie les odeurs. Alors, j'ai recommencé en donnant quelles odeurs, lui, il sentait. Il a été impressionné, je crois, et il m'a suggéré que je devrais apprendre à faire des parfums. Il m'a même dit qu'il pourrait m'aider à me présenter à un maître d'apprentissage. Je ne savais pas bien alors. J'ai voulu réfléchir et étudier la question. C'st vrai que ça plairait bien. Mais je n'étais pas encore sûre. Alors... Alors j'ai voulu en discuter avec Irène."

A cet instant, Cassandre se figea. Les souvenirs pénibles remontaient. Où est-ce qu'elle s'était mal comportée dans cette conversation ? Elle n'arrivait pas à le dire. Peut-être que Kalisha le comprendrait.

"En premier, j'ai expliqué à Irène tout ce que je viens de vous dire. puis... Puis, Irène a reconnu qu'un apprentissage était une grande chance mais elle était inquiète d'être redevable à une personne comme Coldris. Je suis restée calme, je vous le jure, et j'ai essayé d'expliquer que Coldris n'était pas que le ministre effrayant mais c'est aussi une personne intéressante avec laquelle discuter. Je voulais essayer de lui faire passer son préjugés. J'ai aussi dit qu'il m'avait prêté un livre."

A l'idée de l'ouvrage, Cassandre ressentit une décharge d'énergie.

"C'est Gargantua! C'est un livre trop bien ! Je n'étais pas encore l'aise avec la lecture... Je ne me pensais pas capable de lire un livre.. Mais en discutant avec Coldris, il m'a parlé de Rabelais, de comment était ce livre, de ce qu'il parlait... Et il m'a vraiment donné envie de lire. Mais alors... alors que j'essayais d'expliquer, Irène... Irène m'a dit qu'elle savait qui était Rabelais et que Madeleine, la femme de son frère, avait fait sa culture française."

Décidément, cette phrase-là, elle ne la comprenait pas. Cassandre observa timidement Kalisha

"Je... Est-ce que j'ai pu dire quelque chose qui l'a vexé ? Ou alors elle n'aime peut-être juste pas ce livre et ça l'a contrarié ?"

Cassandre s’excusa de ses paroles déplacées lorsqu’elle s’était trouvée avec Sylvère. Elle hocha la tête.

— C’est pardonné, ne t’en fais pas.

À vrai dire, elle n’y pensait même plus. C’était de l’histoire ancienne désormais. Peut-être aussi parce que ces derniers mois et toutes les difficultés qu’elle avait surmontées l’avaient fait grandir ? Elle approuva les excuses. Elle s’arrangerait donc pour organiser cela et aller à Fromart. Elle semblait hésitante à raconter cette histoire d’apprentissage et se demanda soudainement ce qu’il pouvait y avoir là-dessous de si dérangeant. Elle l’invita à développer d’un petit sourire qu’elle espérait rassurant, puis finalement les mots franchirent ses lèvres.

Amie avec Alduis de Fromart ? Florentyna disait qu’il n’était pas comment on l’imaginait et qu’il était en réalité très sensible sous ses allures effrayantes. De là, elle avait rencontré le ministre et lui, il lui faisait vraiment peur. Encore plus que son fils. Les rares fois où elle l’avait vu, elle avait eu l’impression d’être transpercée par son regard. Ceci dit qu’elle comprenait l’étonnement du ministre et salua sa proposition. Peut-être qu’elle faisait erreur sur sa personne ? Au fond, elle ne le connaissait pas et il fallait toujours se méfier des apparences, dans un sens comme dans l’autre.

Cassandre sembla figer à la suite. À la manière dont elle l’évoquait, elle pressentait qu’elle s’était disputée avec Irène. Kalisha inclina la tête lorsqu’elle parla du livre. Elle savait de son amie qu’il avait une bibliothèque fournie et que c’était en réalité un féru de littérature et de théâtre, mais de là à prêter un livre à une esclave c’était pour le moins étonnant ! D’une générosité insoupçonnée fut-elle-même tenté de penser. Au regard brillant de la fillette, elle sentait combien cela avait pu lui faire plaisir et toute la fierté qu’elle tirait de sa lecture. Elle sourit.

— Je demanderai à ce qu’on te laisse accéder à la bibliothèque dans la mesure où personne n’aura à redire à ton comportement, proposa-t-elle. J’ignore pourquoi Irène a réagi de la sorte. Peut-être que cela lui a rappelé de mauvais souvenirs ? C’est comme ça, on ne peut pas toujours prédire ou comprendre les réactions des personnes, il faut composer avec. Peut-être ressent-elle de la jalousie à l’encontre de sa belle-sœur ? Et concernant ton apprentissage, est-ce que tu hésites toujours ? C’est une belle opportunité, c’est vrai. Ce serait dommage de t’en priver si c’est ce que tu aimerais faire.

Cassandre sourit timidement soulagée que Kalisha balaya rapidement ces bêtises dites quelques mois plus tôt. Elle se montra cependant plus hésitante à confier toute cette histoire au sujet de l'apprentissage. Lentement, elle évoqua Alduis, puis Coldris, et sentit l'inquiétude et l'étonnement de sa nouvelle maîtresse. Peu à peu, elle se retrouva à évoquer cette douloureuse conversation avec Irène et attendit d'entendre les conclusions de Kalisha. Son visage s'illumina à la mention de lui laisser l'accès de la bibliothèque.

"C'est vrai ? Merci beaucoup : Enfin, je n'ai pas encore fini mon livre. Je lis lentement. Et Coldris m'a dit de le lire en six mois quand j'ai dit que je risquais de lui rendre dans un an. Alors, je dois le lire en cinq mois ! Enfin, peut-être moins, si je peux."

Elle écouta avec attention les suppositions de Kalisha qui semblait ne pas comprendre plus elle Irène.

"Alors.... C'est pas ma faute ? Irène... Ellea un mauvais souvenirs avec la livre ? Oh, mais oui ! Elle faisait une tête bizarre, comme celle qu'elle a quand j'ai pu parlé de choses sexuelles. alors... Dans Gargantua, il y a des passages sexuelles ? C'est ça qui a mis Irène si mal à l'aise ?"

Quant à l'idée d'ne jalousie par rapport à cette Madeleine, Cassandre haussa lesé paules dans un geste d'ignorance.

"Elle parle beaucoup de Madeleine et elle devrait venir avec son mari et leurs enfants. Son frère Marc s'installerait à Braktenn pour ses affaires. Irène a plutôt l'air impatience. Alors, si elle était jalouse, elle ne devrait pas souhaiter le contraire ?"

Kalisha reprenait cette idée de l'apprentissage et semblait lui proposer de saisir l'opportunité. Cassandre secoua la tète.

"Maintenant, je sais que je veux le faire. Mais pas maintenant? Je dois apprendre à mieux me comporter maintenant."

Sur cela, elle se décida à revenir à cette conversation terrible.

"A un moment, j'ai voulu taquiner gentiment Irène en lui demandant depuis quand c'était moi qui faisait confiance et elle qui anticipait le pire. Je ne voulais pas dire quelque chose méchant. C'était juste pour montrer que je lui faisais confiance, que je lui parlais... Depuis que j'étais chez elle, elle me reprochait de ne jamais lui parler, de préférer parler à Sylvère ou Eldred. Elle me reprochait aussi d'être toujours pessimiste. Pour une fois, j'ai voulu croire, moi, avoir confiance. Quand je suis descendue de ma chambre, je pensais qu'on aurait une conversation tranquille, mais... Mais... Alors, Irène m'a dit... -que je ne savais pas ce qu'elle savait ou ce qu'elle avait vu, puis que je n'avais même pas encore dix ans quand...Puis, là-dessus dessus elle a coupé sa phrase. Et là, moi, je suis énervée. Je ne pouvais pas retenir ce qui est sorti. Parce que ses paroles, c'était pas juste. Je lui ait rappelé que quand j'avais dix ans, je m'étais trouvée sur l'estrade d'un marchand."

Ce n'était pas du tout correct, mais les paroles avaient fusé seules. Elle s'était sentie trop blessée qu'Irène ait pu oublier son passé. Elle se remémora de la suite mais aussi de ce qui s'était passé avant.

"Je crois aussi qu'elle n'a pas aimé que je dise que Coldris, lui, me comprenait, parce que nous partageons une intelligence assez similaire. C'était sans doute maladroit à dire Mais en même temps, quand j'y repense, pendant cette heure avec lui, je me suis bien plus comprise avec lui qu'Irène a pu le faire pendant tous ces mois que j'ai passé chez elle. Je me suis sentie comprise, comme maintenant. Comme maintenant quand avec toi, avec vous, à m'écouter et à essayer de comprendre. Irène... Irène, dans cette conversation, j'ai eu l'impression qu'elle ressemblait à l'oncle Matthieu."

Cassandre songea à la suite et qu'elle avait révélé sa filiation possible, sans doute même certaine vu leurs ressemblances, avec Coldris, mais elle rejeta l'idée de l'évoquer. Cela tournait autour de la même idée. Elle préféra conclure dans un soupir las.

"Peu après, comme il n'y avait pas moyen de m'expliquer, j'ai décidé de partir. Je devais retrouver Jérémie et Hyriel. C'étaient quelques heures avant le soir des fantômes."

Kalisha agita de nouveau la tête pour confirmer sa proposition concernant l’accès à la bibliothèque. Sa remarque au sujet du délai la fit sourire. Elle se demandait où elle en était de sa lecture et de son programme. Mais ce n’était pas tout à fait le sujet. Elle devait tout d’abord lui donner son avis sur ce qui s’était passé avec Irène. C’était sans doute un malentendu. Ni l’une, ni l’autre n’avait voulu blesser. Parfois on disait certaines choses et elles étaient mal interprétées en face. Certains en jouaient d’ailleurs.

Quant à l’œuvre en elle-même, Kalisha tâcha de se souvenir. C’était ce genre de livre où elle était incapable de trancher entre savoir si elle avait apprécié ou non, tant cela lui laissait un étrange sentiment.

— Je ne crois pas non, mais il y a beaucoup de passages qui critiquent la religion. C’est peut-être pour cela ?

Pour ce qui était de Madeleine, elle n’en savait rien.

— Peut-être qu’elle a envie de revoir son frère uniquement ? proposa-t-elle en guise d’hypothèse.

Cassandre avait donc envie d’effectuer cet apprentissage. Elle hocha la tête, gardant l’idée de côté pour plus tard. C’est vrai qu’apprendre à bien se comporter en société serait un bon départ et quoi qu’elle fasse plus tard, cela ne pourra que lui servir. Elle repartit sur la conversation qu’elle avait tenue avec Irène et pour tout dire, Kalisha s’égara dans ses confessions. Tout ce qu’elle en comprit c’est que cela avait mal fini. Comparer Irène à Matthieu c’était quand même fort, mais elle préféra s’abstenir de tout commentaire : inutile de verser de l’huile sur le feu en passe de s’éteindre.

— Parfois, il vaut mieux laisser choses s’apaiser pour en reparler tranquillement plus tard. Ce qu’on dit sous le coup de la colère n’est jamais très intelligent. Qui que l’on soit on ne devient qu’un gros benêt enragé.

Tout en exposant cette discussion qui l'avait mis si mal à l'aise, Cassandre attendait d'entendre l'opinion de Kalisha. Elle ouvrit légèrement la bouche lorsque celle-ci évoqua les nombreux passages du livre sur la religion. C'était pour cela que Coldris lui avait parlé de l'ouvrage. Peut-être... Oui, là, cela semblait logique.

"Ah oui... Coldris m'en a parlé de ce livre car nous discutions de la religion et de l'hypocrisie des prêtres. Il m'a raconté en premier lieu la scène des moutons de Panurge. Alors, Irène n'était pas contente juste à cause d'un thème de ce livre ?"

Elle baissa la tête, la mine sombre. La religion, cela ne faisait que diviser les gens. Même ceux qui se montraient ouverts finissaient par se tendre et s'agacer quand leur foi était évoquée ou remise en question. Elle poussa un soupir las.

"Tout ça, à cause d'un gars qui a voulu mourir sur une croix... "

Kalisha suggéra également la piste qu'Irène soit jalouse de cette fameuse Madeleine et aspirerait à ne revoir que son frère. Peut-être. Elle n'arrivait plus à se former une image nette de la mère de famille, ni de ses intentions. Cassandre poursuivit son récit et entendit sa nouvelle maitresse al conforter dans ce choix d'être parti face à al peur de risquer de se mettre en colère.

"Oui.. Je voulais éviter de dire encore des choses blessantes. Mais... Mais en contrepartie, c'est à Bérénice que je les ait dire."

Interdite, elle releva la tête, la main plaquée sur sa bouche.

"Bérénice... Si j'ai dit tout ça... En réalité, c'était pas à elle, en fait ? Je pensais à Irène ?"

Une autre parole lui revint en tête.

"Irène m'a aussi dit qu'à vouloir fréquenter Coldris, je le regretterais et je me brûlerais les ailes. C'était peu après que j'ai dit qu'avec Coldris je me sentais libre de parler avec quelqu'un qui savait avoir comme moi une vision globale d'une situation et qui savait anticiper les événements à venir. Pendant le procès, elle n'a pas cessé de me traiter de pessimiste parce que j'étais persuadée que ça allait mal finir. Hyriel a été sauvé, oui, mais par la manipulation d'oncle Joseph. Autrement, il aurait été brûlé. même l'évasion que j'ai réussi à faire n'a servi à rien comme il a été repris. Irène... Irène, elle voit les choses de manière plus encore positive que Sylvère. Une autre fois, quand on discutait des injustices dans le pays, elle a suggéré que si tous les paysans cessaient de produire, les grands seraient forcés de les réduire. Ce n'est pas très crédible. Dans un premier temps, peut-être. Mais bien vite, les nobles et les bourgeois importeraient de l'étranger. C'est le peuple qui mourrait de faim. Puis, le gouvernement ferait venir des gens pour travailler les terres. "p

En réfléchissant à cette conversation tenue quelques semaines plus tôt, Cassandre sentit l'immense contradiction.

"Irène... Irène n'aime pas les nobles. Pourtant, s'ils n'étaient pas là, sa boutique aurait fermé depuis longtemps. Elle me fait penser à Mésange qui m'a dit l'autre jour que la noble que j'avais insulté l'avait sûrement mérité. Mais Mésange, c'est une enfant, elle."

Kalisha aussi légèrement dans une petite moue. Comment aurait-elle pu le savoir ? Il n’y avait que la principale intéressée qui pouvait dire ce qui l’avait mise mal à l’aise non ? Elle fronça sévèrement les sourcils à la mention de Jésus. Non pas qu’elle n’accorde quelque crédit à l’homme qui n’était ni plus ni moins qu’un dirigeant de secte juive, toutefois, elle doutait sincèrement qu’il n’ait eu l’idée de vouloir mourir sur une croix. Et mieux valait qu’elle s’abstienne de ce genre de commentaire, une fois à Frenn.

De nouveau, elle reparla d’Irène et la jeune femme roula des yeux.

— Ca ne change pas que tu les as dite et que cela ne se fait pas qu’importe les raisons. On ne déverse pas sa colère sur les autres de la sorte, corrigea-t-elle.

Il n’était pas question de remettre la faute sur son altercation ou que ce soit d’autre. Pour ce qui était du procès, elle ne voulait plus en entendre parler. Elle avait tourné la page et c’était fort bien ici. Il fallait savoir passer à autre chose. Elle soupira. La politique ne l’intéressait pas plus. Elle laissait ce genre de considération à son mari. C’était bien suffisant.

— Ca ne sert à rien de parler des autres Cassandre. C’est toi qui étais au pilori pour avoir insulté une noble. Personne d’autre. Qu’importe ce que font ou disent les autres, ce ne sont pas tes affaires pour l’heure, conclut-elle.

Toutes ces pensées qui s'agglutinaient en elle pendant ces deux dernières semaines et qui avaient tourné lors de son enfermement sortaient peu à peu librement. Peut-être un peu trop. Elle ne savait pas doser sa poser. Cassandre baissa la tête en en entendant Kalisha la corriger sur sa colère.

"Je sais. Pourtant, je ne voulais pas être en colère. Je voulais rester calme. Je voulais essayer d'être comme Sylvère et de comprendre la personne en face de moi, mais..."

Sa phrase se suspendit à cet instant dans le vide.

"Mais c'est comme s'il y avait un feu en moi. Que je ne pouvais pas contenir."

Sur cela s'enchaîna d'autres pensées qui le brouillait le coeur et Kalisha intervint à nouveau pour lui rappeler sa responsabilité. La fillette soupira.

"Je sais. Je ne cherche pas à ne pas assumer. Le jour-même où je l'ai fait, je suis allé directement le rapporter à Coldris. Je ne suis pas le genre de personne à fuir ses responsabilités. Mais quand j'étais au pilori, je réfléchissais en me disant que c'était triste qu'il existe une telle séparation dans notre société. Autrefois, je détestais les nobles moi aussi. Je les haïssais. Je les considérais responsable de la misère et de la pauvreté. Puis, je t'ai... je vous ait rencontré. Puis, j'ai connu Alduis, puis Eléonore. Il y a eu Sylvère et Eldred aussi pour m'apprendre à ne pas juger aussi sévèrement les gens sans les connaître. Je voudrais faire ça moi aussi. Je voudrais aider d'autres gens à s'accepter les uns les autres, sans avoir de préjugés."

Cassandre se mordit les lèvres, soudain hésitante. C'était ce qu'elle avait essayé de faire en tentant d'expliquer que Coldris pouvait être d'une compagnie agréable, mais cela avait mal tourné. Un soupir amer s'échappa alors de sa gorge.

"Mais j'en suis sûrement encore incapable... je ne suis pas comme Sylvère. Pas même comme Eldred non plus."

Eh bien de toute évidence, elle avait échoué. Sinon elle ne se serait jamais retrouvée au pilori. Elle n’était pas taillée pour être Sylvère et elle regretta soudainement et honteusement d’avoir décidé de s’occuper d’elle. Elle doutait sincèrement d’avoir la moindre capacité à gérer la fillette, certes adorable, mais clairement instable.

Elle acquiesça distraitement. Elle ne savait pas quoi lui dire ou lui conseiller. Elle n’y connaissait rien et elle se sentait très bête sans Ysengrin. Lui aurait su quoi dire, mais il n’était pas là et cela faisait désormais plusieurs jours qu’elle ne l’avait pas revu. Elle soupira. Leur discussion se poursuivit sans que Kalisha ne comprenne réellement ce qu’elle attendait d’elle. Et comme elle parlait quasiment dans une réflexion à haute voix, elle bascula sa tête contre le carreau pour observer le paysage défilé. Elle voulait juste qu’on la laisse vivre sa petite vie tranquille. Etait-ce trop demandé ? Elle n’avait pas envie de songer aux problèmes d’inégalités sociales, pas plus qu’aux rancœurs des uns et des autres. Etre un pion sur l’échiquier était déjà suffisant sans vouloir en rajouter. Tant mieux si elle avait changé d’avis, mais elle ne se sentait pas concerné. Elle esquissa néanmoins un petit sourire ironique à la mention de l’aide qu’elle souhaitait apporter : c’était un beau projet, mais elle allait devoir apprendre à balayer sa propre porte avant.

— Tu es encore une enfant. Et à ce titre tu dois poursuivre ton apprentissage. Moi je ne fais que sortir tout juste de l’enfance et j’apprends constamment. Garde-les comme modèles et applique-toi à observer comment ils fonctionnent, conseilla-t-elle.

Elle n'était qu'une enfant.
Elle n'était qu'une gamine.
Une gamine mal élevée.
Ces mots l'agaçaient mais Cassandre contint la colère sans rien la laisser transparaitre. Elle n'avait soudainement plus envie d'être une enfant. elle voulait se sentir utile. Sa tête se tourna tristement vers la portière et observa douloureusement deux jeunes garçons, en guenilles, qui mendiaient auprès d'une bourgeoise qui les fixait d'un air suspicieux. Elle aurait aimé s'arrêter et leur offrir cette tartine gardée au matin dans un pan de sa robe. Elle aurait désiré en faire plus. Comme elle rêverait en faire beaucoup plus pour Mésange et la savoir enfin dans une maison en sécurité. Mais elle n'était qu'une enfant. Une enfant impuissante. La fillette finit par murmurer doucement :

"Je voudrais ne plus être une enfant..."

Elle releva timidement la tête et reprit :

"Autrement... Au château, qu'est-ce que je devrais faire ?"

Cassandre ne voulait plus être une enfant. On ne voulait jamais être ce que l’on était et l’on finissait toujours pas être malheureux à moins de se satisfaire de l’état dans lequel on se trouvait. Elle pourrait se plaindre d’être de nouveau mariée, loin de Sylvère. Le devrait-elle ? Cela ne servait à rien. Elle préférait voir le bon côté des choses : Dyonis était un bon époux doublé d’un ami de qualité. Depuis qu’elle était à Frenn, elle avait l’impression de pouvoir éclore enfin et de trouver sa place dans ce monde qui était le sien.

— On veut souvent beaucoup de choses, Cassandre. C’est le propre de l’humanité. Il faut savoir accepter les choses telles qu’elles sont et en tirer parti.

C’était le seul conseil qu’elle pouvait lui donner si elle ne voulait pas passer le reste de ses jours aigris. Que croyait-elle ? Qu’être adulte était plus facile ? Que l’on faisait ce que l’on voulait parce qu’on ne dépendait plus d’un tuteur ? Non, non, non et non. Ce n’était pas si simple. C’était même encore plus compliqué d’être adulte. On ne finissait qu’avec une pile de devoirs supplémentaires à devoir s’acquitter.

— Tu travailleras avec ma camériste au sein de mes appartements. Tu t’occuperas de mes tenues, de mes coiffures, de mon maquillage, — elle lui adressa un petit sourire en coin : elle savait qu’elle avait beaucoup aimé cela.— et de tout ce qui a attrait à la bonne tenue de mes lieux. Si mon époux le baron est d’accord, j’aimerais d’autre part que tu assistes aux classes données par le précepteur à ses petits enfants à raison d’une à deux fois par semaine.

C’était peu, mais c’était déjà une chance en soit de bénéficier d’une telle éducation en étant esclave.

Cassandre écouta docilement Kalisha répondre à sa quasi supplication, l'esprit embrumé. Se contenter d'accepter les choses en tirer parti. Cela ne la satisfaisait pas. Elle aurait tant aimé en faire bien plus. Aider plus de gens. Depuis qu'elle avait quitté le lupanar, les bons repas la faisaient souvent culpabiliser, ayant alors à l'esprit le visage amaigri des mendiants et des jeunes enfants qui recherchaient désespérément leur pitance. Elle ne connaissait que trop cette sensation douloureuse du ventre vide et de l'angoisse de ne pouvoir trouver de la nourriture pour la chasser de son esprit. Elle ne pouvait l'oublier. Elle ne voulait pas non plus oublier. la fillette se contenta cependant de hocher timidement la tête et de répondre d'une petite voix.

"Je comprends."

Sur cela, elle préféra venir aux choses qu'elle pouvait faire et se décida à interroger Kalisha sur ses prochaines tâches. Elle assisterait ainsi la camériste à tenir la chambre et cela la fit sourire de pouvoir travailler à aux coiffures, au maquillage et aux tenues.

"Oh oui ! Au lupanar, dès fois, j'aidais certaines des prostituées à se coiffer ! Je sais même faire des chignons !"

Une idée lui traversa alors l'esprit en se remémorant du regard impressionné de Kalisha une fois où celle-ci l'avait aperçu broder une serviette.

"Je pourrais aussi vous faire de la broderie si vous avez le besoin."

L'autre annonce la surprit cependant beaucoup plus.

"Je.. Je pourrais étudier avec ses petits-enfants ?"

Depuis quelques temps, elle nourrissait d'apprendre le latin, comme Jérémie qui le parlait si bien, et comprendre tous ses discours obscurs que les curés pouvaient donner, mais elle n'imaginait pas cela possible. La fillette se mordit timidement les lèvres, hésitante.

"Je.. je pourrais aussi apprendre le latin ?"

Cassandre baissa le regard, honteuse. Elle en demandait sûrement trop. Elle reprit d'une petite voix :

"Pardonnez-moi. Je ne voulais pas m'imposer."