[7 septembre] Aux abords de la Garde-Prudence [Terminé]

Il y a encore un peu de temps avant la grande réception du roi prévue pour le soir. En carrosse, Dyonis y serait rapidement. En attendant, il a décidé d'explorer la forêt, curieux de tout ce qui pouvait s'y cacher. Il y a un monastère, paraît-il. Peut-être même aussi les coupables de l'incendie ? Ou d'autres malfrats de toutes trempes ? Il se peut que les pyromanes aient fui la ville, ou bien qu'il y soient encore. En tout cas, c'est dans la forêt que le noble avait choisi de commencer.

Il déambule à cheval sur des chemins à peu près praticables, afin que le nouveau serviteur puisse le suivre. Le fauteuil de Tristan peine un peu mais il s'en sort. La stratégie de Dyonis est simple : observer les réactions de Tristan aux abords de la Grande-Prudence et des gens qu'ils croiseraient. S'il cachait des choses, s'il rencontrait des gens pas très nets et essayait de les couvrir, cela se révélerait peu-être ? Dyonis ferait la même opération en ville.

Le prétexte fourni à Tristan pour cette virée en forêt est une petite chasse pour le noble, et pour le serviteur : l'ordre de porter le gibier que le seigneur a tiré. Il y a donc deux lièvres sur les genoux du garçon handicapé. Trois gardes accompagnent leur maître.

Les premières consignes du nouveau maître avaient été de l'accompagner à une partie de chasse... Tristan n'avait eu d'autre choix que d'obéir et continuer de se méfier dans le secret de son cœur. Ses mains couvertes de boue poussaient les roues de son siège sur le chemin boueux. Ses bras commençaient à le faire souffrir. Ses muscles le tiraient. Mais il y accordait bien moins d'importance qu'à sa peine devant la traque à laquelle il venait d'assister.
La chasse... Tristan la comprenait quand il s'agissait de se nourrir. Pour les nobles cependant, cela relevait du trophée et de la symbolique. Des animaux mouraient gratuitement de cela. Pour leur divertissement. Ses yeux humides tombaient parfois sur les deux pauvres lièvres gisant sur ses genoux.
L'infirme vit bientôt les humbles murs d'une communauté religieuse se découper au milieu des frondaisons encore vertes en cette fin d'été. Il restait attentif aux ordres du seigneur.

Il est temps d'aller satisfaire sa curiosité sur cette communauté qu'abrite la forêt. L'on y vient parfois trouver refuge et ces nonnes parfois itinérantes auront peut-être été proches du père Thierry et susceptibles de savoir des choses : qui a pu lui vouloir du mal ? Il jette un regard vers Tristan, qu'il a pris soin de débarrasser de ses haillons pour lui fournir une simple tenue de service, composée d'une tunique blanche et d'une culotte noire.
Dyonis fait aller son cheval vers la porte du prieuré. Il descend de sa monture et ordonne au domestique :

"Avance."

Il se prépare pour son rôle. Un sourire. Un chapeau prêt à quitter son chef pour un salut respectueux quand une nonne ouvrira. Il tire la cloche. Son prétexte est prêt : une pieuse donation et sa curiosité pour la communauté. Un temps de paisible déambulation dans le cloître aussi, si elles acceptent.

Aucune clôture n'encerclait le lieu. Chaque bâtiment était à proximité, coupés par un boisé semi-sauvage. Les demeures étaient petites, rustiques, purement utilitaires. On pouvait distinguer une chapelle par la croix de bois sur sa crête, un réfectoire où multiples ouvertures -- sans fenêtre, mais à volets -- laissaient entrer les étés. Le dortoir était plus hermétique, comme une maison longue, mais miniature, inspirée de cette nouvelle Amérique.
Une soeur silencieuse vint ouvrir la porte du refectoire où l'on sonnait. Elle avait un long nez peu gracieux et de grands yeux mouillants en permanence. Elle ne dit rien au noble, mais son regard attendait ses paroles. Un sourire accueillant en coin, Dolores-Clarence salua Dyonis.

En attendant qu'une sœur approche et ouvre là où le noble a sonné, il observe le petit groupe de bâtiments dispersé ici et là au milieu de ce vallon clairsemé d'arbres. L'endroit respire la sérénité et de bonnes odeurs forestières portent quelques secondes le baron. Au loin, entre les différentes constructions, il voit d'autres religieuses aller et venir, certaines méditant, et une femme avec elle. Sans doute une pensionnaire ?
Une nonne ouvre finalement la porte du réfectoire et lui adresse un sourire poli. Il lève son chapeau et adresse en retour un déférent hochement de tête.

"Ma Sœur, bonjour. J'espère n'être pas incommodant ? En ce dimanche et en l'honneur du Seigneur, je voulais nourrir ma curiosité pour votre prieuré, et mon âme par une déambulation sur ces terres pieuses. Un peu de recueillement, de méditation." (Un temps) "Ma famille tenait aussi à vous faire transmettre quelque don pour les œuvres de céans." (il désigne Tristan) "Mon serviteur."

Guetter d'éventuelles réactions de cet invalide suspect renseignerait peut-être Dyonis en ces lieux, avant d'aller faire d'autres endroits. Qui connaissait-il ? Et ces religieuses connaissaient-elle le père Thierry et d'éventuelles ennemis de la foi ?

Dolorès-Clarence répondit d'un abaissement des yeux. Elle lui montra de la main le chemin vers la chapelle et l'invita à prendre les devants. Sur le sol usé, assez tapé pour les roues de Tristan mais chaotique, la nonne silencieuse respectait le rythme lent de l'endroit. En croisant Hilde sur sa route, elle lui offrit un sourire spontané. Hilde la salua en retour, puis son regard fut accroché par la présence étonnante de Tristan. Cherchait-il l'aide qu'elle avait offert? Hilde stoppa son pas et remarqua le noble dont le petit semblait suivre la route. Que se passait-il? Elle croyait Tristan libre amuseur de rue. Elle chercha dans ses yeux s'il lui lançait un message criant de silence. Puis l'attitude troublée de Hilde lui fit prendre conscience que le noble était curieux d'elle. La nonne le salua du chef et étira un sourire jovial, comme simplement surprise de trouver des gens en visite dans sa communauté. Elle fit une révérence sobre et tourna les talons.

Dyonis comprend que la Sœur Dolorès a fait vœu de silence et répond à ses gestes en la suivant au sein de la communauté. Il croise le chemin d'une autre religieuse à qui il rend avec distinction, et un sourire, son salut. Le noble note l'attention de cette nonne qui s'arrête un temps sur son serviteur. Sans doute qu'il l'a eu croisée dans la forêt ou dans les rues en tant que mendiant. Mais Hilde n'est que de passage et elle ne s'arrête pas, préférant poursuivre son chemin après le regard (et d'éventuelles paroles ?) que Tristan lui adressera.

La bride de son cheval toujours enroulée autour de sa prothèse, le baron avance d'un pas tranquille, silencieux, respectueux du calme de cet endroit qui respire la sérénité. Il regarde de loin les Sœurs aller et venir, occupées à leurs différents travaux, certaines à leurs prières, d'autres à se rendre au réfectoire avec le nécessaire. Dyonis se dit qu'il prendra le temps d'une serine méditation, de laisser aussi quelque offrande sans oublier d'avoir peut-être la chance d'apprendre de ces religieuses des choses sur le père Thierry.

Il coulait sur ces lieux une lumière délicate qui abreuvait le cœur de Tristan. Ses larges yeux picorèrent tout ce qui bougeait ici et là, toutes ces silhouettes qui avançaient selon une lente démarche, comme en harmonie avec les petits bâtiments égrenés dans la nature. L'invalide penche humblement la tête quand Dyonis entre au sein de la communauté et le présente comme son serviteur. A-t-il bien fait d'accepter, se demande sans cesse le garçon... Oh, le noble ne lui avait pas vraiment laissé le choix. Et au moins il aurait à manger, un toit et quelque piécettes.

L'invalide releva la tête et sourit à l'air doux qui souffle entre ces murs à ciel ouverts. Il adressa une petite révérence à la Sœur Dolorès-Clarence, puis son sourire s'élargit lorsqu'il repéra Hilde. Sans un mot, il comprenait que la nonne s'inquiétait de sa nouvelle condition.
Elle pourra en effet remarquer qu'il porte maintenant une sobre tunique de service et qu'il n'avait plus ses bijoux, ne laissant visible que la petite croix. Il hocha la tête avec une volonté rassurante -- pour lui-même autant que pour Hilde. Oui, tout se passerait bien. Presque tout... La première activité à laquelle il avait dû accompagner son maître avait été une chasse de plaisance, dont il devait garder le sinistre fruit sur ses jambes. Ses longues mains se perdaient dans les poils des deux lièvres abattus, mais ses yeux brillaient pour Hilde de tous ses espoirs en sa nouvelle place, malgré quelques accrocs.

La route se poursuivit. Tristan peinait quelque peu à faire avancer sa chariote, mais il avait connu bien pire et le rythme de ses bras épousa bientôt celui de la route.