[11 Septembre 1597] Un entretien tardif dans la cuisine [terminé]

Aujourd'hui avait encore été une journée éprouvante. Nogo était bien gentil, mais il se servait un peu trop dans la réserve à son goût.
Bref, elle nettoyait la pièce principale pendant qu'Hubert s'occupait de la cuisine. L'enfant fut rapidement fatigué, et monta se coucher. Ce qu'Emeline ne remarqua pas tout de suite, c'est qu'il avait oublié de fermer la porte. Sentant un courant d'air, elle alla la fermer, puis sursauta lorsqu'elle vit Alexandre dans un coin.

- Oh ! Mais que fais-tu là, mon garçon ? N'est-il point un peu tard ?

A l'arrivée de Émeline, Alexandre sortit de son recoin et s'avança. Ses jambes commençaient à le tirer. Sans demander la permission, trop fatigué, il s'autorisa à tirer une chaise et s'assit.

"Mon père vient d'être arrêté. Je sais.. il n'est pas quelqu'un de recommandable, il a beaucoup de griefs qu'on peut lui reprocher.. mais là, là, la femme dont nous parlions après-midi, la responsable de l'incendie du presbytère... Mon père l'a dénoncé tout à l'heure mais elle l'a accusé d'être un mauvais prêtre. Sa version est juste mais... Mais si elle est retenue, cette criminelle va être relâchée et semer d'autres troubles. Alors..."

La vision de l'incendie passa au travers de son esprit. Il secoua la tête. Il refusait qu'elle soit libérée.

'Vous disiez tout à l'heure prête à aider mon père. Est-ce que vous pourriez faire un faux témoignage à la prévôté ? Affirmer que le père n'a jamais été présent à votre auberge le 3 Septembre si on vient vous interroger. bien sûr, j'imagine que ce ne sera pas gratuit, n'est ce pas ? Rien ne l'est dans ce monde."

Il sortit les deux bourses de sa tunique et les posa sur la table.

"Mon père voulait utiliser ces deux mille rilchs pour me racheter. Cet argent va plutôt servir à acheter sa liberté à lui. Qu'en dites-vous ? je vous laisse mille tout de suite, et la reste une fois mon père hors de sa cellule. Cela vous parait un marché acceptable ?"

Emeline ne s'offusqua pas du fait qu'Alexandre prenne une chaise sans demander. Il était naturel qu'il s'assoie. Alors, il parla de son problème. L'aubergiste l'écouta expliquer en détail sa requête, et même sortir de l'argent. Sur le coup, elle fut presque vexée qu'on tente d'acheter son mensonge, elle qui mettait un point d'honneur à être toujours honnête. Puis elle réfléchit, et choisit soigneusement ses mots pour répondre :

- Mon garçon. J'ai conscience de la situation difficile dans laquelle est ton père, et j'ai effectivement dit que je ferai ce que je peux pour l'aider. Mais là, ce que tu me demandes, c'est d'exprimer un pur mensonge devant les autorités. D'une part, ça va un peu contre mes principes. Et d'autre part... Bah en fait, ce genre de situation, je sais pas si je pourrai le gérer. Je veux dire, on devinera facilement que je mens, quoi, tu vois. C'est pas dans ma nature de manipuler la vérité. Je veux bien vous aider, mais va falloir trouver un autre moyen, j'en ai bien peur.

Ses yeux se posèrent sur les bourses qu'il avait posées sur la table.

- Et range donc ton argent. C'est pour mes services d'aubergiste qu'on me paye, pas autre chose. T'achèteras pas mon mensonge. Garde-le, ça te servira pour d'autres trucs.

Heureusement qu'elle pouvait être franche sans souci, avec ce gamin. Rien à voir avec la négociation qu'elle avait dû faire avec le Sire de Wollenbach une semaine plus tôt. Enfin bon, là c'était un autre type de difficulté : elle voulait aider, mais ne savait pas comment.

Lors des préparatifs de sa visite, Alexandre avait réfléchi aux divers arguments dont la tavernière pourrait user contre lui. Que cette affaire ne la concernait, que le père Thierry avait plus d'une fois causé du désordre dans son établissement, que al somme avancée ne lui suffisait pas... Il avait cru passer en revue tous les cas possibles sans attendre à celui-ci. Incrédule, le jeune homme fixa la femme et en resta muet. Une personne honnête ? Une personne se refusant à dissimuler la vérité ? A ses yeux, depuis les récents événements, Alexandre ne croyait plus à ces belles valeurs puériles. Confiance, loyauté, honnêteté... Tout ceci faisait de beaux principes et de belles histoires mais qui disparaissaient dans la réalité.

Alors qu'Alexandre commença à répondre, son trouble se ressentit et il bégaya presque :

"Vous... Je vous prie de m'excuser d'avoir pu blesser vos sentiments et votre honnêteté. Je respecte cette qualité qui est des plus rares. Vous m'étonnez même. Ces derniers temps, depuis mes mésaventures, je m'étais résolu à penser que le monde ne fonctionnait par calculs, manigances et lutte d'influence. Je me disais que je devais agir de même. Je suis vraiment surpris d'entendre vote discours et que vous refusez cet argent et en même temps heureux de constater que les valeurs morales n'existent pas que dans les livres du catéchisme."

Néanmoins, ces scrupules de la tavernière n'aideraient pas son père et favoriseraient la libération de la maudite sorcière. Les visions de l'incendie dépassant le presbytère et recouvrant une partie de la ville. Son visage devint livide. Il entendait résonner les pleurs et les cris des enfants pris dans les flammes. Ses poings se durcirent. Il les claqua avec fermeté sur la table. Cela ne se produirait pas. Il la laisserait pas sortir. Elle devait répondre de ses crimes et cesser de représenter une menace pour la société.

"Malheureusement, dans certaines affaires, les bons sentiments doivent être oubliés. Si cela ne concernait que mon père, madame, je n'insisterait pas. Mais nous parlons aussi que l'autre accusée est une femme démoniaque. Une manipulatrice perfide qui ne doit en aucun cas quitter la prévôté. Au départ, je la croyais animée de bonnes intentions. Je l'ai vu même aider cet enfant que vous avez eu la bonté de recueillir. Mais sous ses airs gentils se cache un démon. Une fois obtenu l'information que je lui ait fait parvenir, elle s'est empressée de récupérer au presbytère le grimoire qui l'intéressait pour y mettre le feu ensuite. Songez-y : si cet incendie n'avait point été maitrisé, il aurait pu coûter tant de vies innocentes. Et qui sait, quelles potions et autres choses terribles pourrait-elle préparer avec ce fameux grimoire ? Elle est dangereuse pour notre société et doit être éliminée. "

Alexandre se tut, à la fois pour reprendre son souffle et laisser le message s'infiltrer dans l'esprit de son interlocutrice. Lui-même n'aimait pas cette manière de parler et de souhaiter l'élimination d'une personne. Mais elle le méritait. On ne pouvait laisser courir dans les rues une femme allumant sans raison un feu.

"Si mon père n'a pas un témoignage puissant stipulant qu'il ne se trouvait pas en cette taverne le 4 septembre, ses paroles n'auront plus de poids et elle sortira. "

Il prit un second temps de silence puis ajouta dans un souffle, l'air inquiet :

"Imaginez... Une fois dehors, que fera t-elle ? Et si elle allumait un feu quelque part ? Peut-être même ici ? Après tout, elle y est venue. Dans son esprit dément, il y a peut-être une logique à supprimer tous les lieux où elle a pu passer."

Alexandre fixa Emmelline et pria intérieurement pour avoir su la convaincre.

Emeline comprenait le trouble d'Alexandre. Elle avait entendu les rumeurs -fondées- sur cette personne, et elle était d'accord sur le fait qu'il fallait qu'elle cesse. En y réfléchissant, il était vrai que dans ce genre de cas, il valait mieux laisser l'honnêteté de côté, et favoriser la justice et la sécurité des braktenniens. Pour cela, elle serait prête à abandonner temporairement sa valeur la plus chère.

Cependant, il restait un problème majeur.

- Tu as raison, il vaut mieux pour tout le monde que je fasse ce témoignage, j'entends bien. Je suis prête à le faire. Mais le souci... C'est que j'ai beaucoup de mal à cacher ma nervosité lorsque je mens. Alors ça risque de se voir... Et de ne servir à rien. Je peux faire des efforts, mais j'ai peur que ce ne soit pas suffisant...

Un sourire de ravissement, semblable à celui qu'aurait un enfant, flotta sur le visage d'Alexandre. Il avait réussi à la convaincre. Elle marcherait dans ses plans. Une ombre apparut ensuite et obscurcit ce trop bref rayon de soleil. De nouvelles difficultés s'annonçaient. l'honnêteté de la tavernière, incapable de mentir, pouvait éventuellement poser problème. Il prit le temps de réfléchir à ce problème.

"Effectivement, l'art du mensonge n'est pas chose facile. Moi-même... Malgré que j'ai pu dire, j'ai toujours des scrupules à m'y laisser corrompre. Les idéaux et les principes sont durs à vendre. Réfléchissons, réfléchissons... Tout d'abord, ne venez pas témoigner directement à la prévôté. Ce serait suspect. Lorsque mon père et la suspecte seront interrogés, tous deux donneront la version et mon père se défendra d'être venu dans votre taverne le 4 Septembre."

Le jeune homme essaya ensuite de savoir comment répondre intelligemment aux soldats.

"Faites semblant d'être occupée, ce qui ne sera pas utile au vu de l’agitation qui règne toujours au sein de votre taverne. regardez les rapidement, tout en vaguant à vos tâches, à surveiller la salle... Puis quand on vous pose la question, faites la réponse que mon père n'a pas été à la taverne ce jour-là. Je ne vois que cette solution. Pour le reste, prions Dieu pour notre réussite !"

Emeline vit le jeune homme réfléchir au problème qu'elle énonçait, tout en ayant l'air ravi qu'elle ait, quelque part, accepté. Soucieuse, elle se demanda si elle avait pris la bonne décision, et surtout, si elle réussirait à ne pas éveiller les soupçons.

L'idée qu'il eut n'était pas mauvaise. Déjà, le fait de ne pas venir à la prévôté soulagea l'esprit de la tavernière : la prestance de l'endroit serait trop intimidant pour elle. Ensuite, faire semblant d'être occupée pour masquer son trouble était assurément le meilleur moyen de mentir sans éveiller les soupçons.

- Je salue ton esprit et ton initiative. En effet, cela me semble être une bonne solution. Alors, si les soldats viennent à l'auberge, je saurai quoi leur dire.

Elle lui adressa un mince sourire, tout de même peu rassurée à cette idée. Mais elle ferait de son mieux pour condamner cette femme dont elle n'avait entendu que du mal.

La tavernière approuvait son idée et la jugeait même bonne. Alexandre sentit un poids quitter ses épaules. Il aurait enfin réussi quelque chose par lui-même. Il ne restait plus qu'à retourner au domaine de Frenn et persuader le baron de se ranger lui aussi du côté de son père. Cette seconde manche promettait d'être une partie plus serrée à jouer. Son interlocuteur serait un homme austère, pensant avant toute à ses propres intérêts avant ceux des autres. Il avait cependant quelques arguments qui pourraient peut-être le convaincre. IL prierait Dieu le long du chemin pour qu'Il lui prête assistance et parle à l'oreille du noble.

"Je vous remercie, madame, et m'en remets donc à vous. Une bonne soirée à vous."

Le garçon se leva de la chaise où il s'était entretemps assis pour reposer ses jambes fragiles et s'apprêta à repartir. Il s'immobilisa. Un poids revenait l'alourdir. il reprit d'une voix morne :

"Vous savez, si j'écoutais ma véritable opinion, je souhaiterai que mon père reste en prison et soit condamné. J'ai été enfant de chœur sous ses ordres. Il y a des moment où le père Thierry peut être bien. Mais à d'autres.. Je connais ses excès. Autant avec le vin que les filles. J'imagine qu'ici, comme dans de nombreuses autres tavernes, il a dû laisser de mauvais souvenirs."

Il soupira. Son âme était déchirée entre la conscience de respecter la loi et la conscience de l'attachement.

"Mais mon père est aussi la seule à m'avoir toujours soutenu. A me protéger. En toutes circonstances. Même si je désobéis. même si je le déçois. Il m'a sauvé deux fois la vie. Je lui dois ce service. Et puis, rationnellement, j'ai besoin de lui. Je suis si faible, asservi, avec un maitre dur. J'ai besoin d'un protecteur. Alors il me faut pour une fois m'asseoir sur la morale. J'espère que ce sera la sule fois que j'ai à faire un pareil choix.

L'ayant salué, Emeline s'apprêtait à ce qu'Alexandre sorte, songeant déjà à la manière dont elle allait devoir gérer ce qu'il lui avait demandé. Aussi fût-elle surprise lorsqu'il s'immobilisa et reprit la parole.
La tavernière était touchée par le recul dont faisait preuve ce jeune homme. Il savait dire que son père avait causé du tort... Et pourtant, le pardonnait.

- Ne t'inquiète pas pour ça. Je sais que tu fais ce que tu penses être juste, et je ne vais pas t'en vouloir de pardonner à ton père ses péchés. Surtout quand il t'a déjà sauvé la vie.

Elle sourit d'un air encourageant. Ce ne devait pas être facile tous les jours de vivre avec ce père pour le moins... spécial.

Emeline était compréhensive et acceptait ses maigres arguments. Alexandre lui adressa un sourire timide, gêné.

"Merci. Vous êtes vraiment une femme d'une grande générosité."

La situation l’embarrassait. Il ne se sentait pas à sa place à manipuler ainsi les gens, à demander des faveurs.. Cela ne lui ressemblait pas. Il se rappelait avoir une autre visite, plus complexe, et cette pensée lui donnait une bonne raison raison 'écourter la visite.

"Je me retire à présent. J'ai du chemin qui m'attend jusqu'à ma prochaine visite qui va sans doute être moins facile à persuadé que vous. Je vous souhaite une bonne soirée."

Il salua poliment la tavernière et se retira