[7 septembre] Plus loin dans la forêt [Terminé]

Après quelques heures passées au sein de la Garde-Prudence avec Hilde et les autres nonnes, Dyonis a finalement salué les religieuses et choisi de retourner parcourir les chemins autour de la communauté. L'après-midi est déjà bien avancé quand il s'enfonce un peu plus dans l'orée du bois, sans pour autant quitter les sentiers praticables. Tristan le suit toujours, docile et silencieux. C'est autant pour le plaisir des environs que par curiosité que le baron de Frenn pousse un peu sa déambulation avant de regagner la vile.
Dyonis a le cœur encore plein du silence de la Garde-Prudence et du temps qu'il y a consacré à un peu de méditation. Il a laissé d'ailleurs quelques dons aux religieuses pour leurs œuvres pieuses. Il accorde un rapide regard à Tristan, qui a toujours sur les genoux les deux lièvres chassés par le noble, avant de se concentrer à nouveau sur les rênes de son cheval. L'animal avance au pas.

Dans le secret de son cœur, Tristan lui aussi chantonnait, imprégné de ce moment de communion avec le monde qu'avait permis le temps de méditation pris par Dyonis. Il gardait pour lui les images, les courbes et les odeurs du pré où l'homme avait établi quelques instants ses prières, une fois qu'il eut laissé un don à la Garde-Prudence.
Revoir Hilde avait aussi fait grand plaisir au garçon. Il était reparti plus léger qu'à son arrivé et suivait à présent le chemin pris par le baron, malgré la difficulté du terrain. Son regard cueillait toutes les ombres et taches de couleurs mouvantes qui se présentaient à lui sur les côtés et en hauteurs. Frondaisons, écureuils, grains de lumière entre les branches...

Comme elle errait dans les bois, marchant vers la Garde-Prudence, elle entendit le cadencement des sabots d'un cheval. Comme elle s'était déjà débarrassée de sa récolte d'aconit, Lucrezia avait simplement l'air d'une nonne échevelée. Elle s'arrêta au milieu du chemin, le regard fixe et la tête inclinée sur le côté. Il lui manquait un ingrédient : lui apporterait-on ?

Un mouvement entre les arbres. Blanche silhouette fourbue dans son silence. Le soleil déclinant découpait ses cheveux emmêlés comme un nid de serpents. Tristan écarquilla les yeux. Elle, ici. Lucrezia avait donc trouvé refuge dans la forêt, peut-être même auprès des Sœurs, après les tragédies des derniers jours. Tout revint très vite faire une danse d'ombre sur l'écran ambré de ses pupilles. L'intrusion de Thierry. Son intervention avec ses couteaux. Le prêtre, le presbytère... Heureusement, le feu n'avait tué personne, juste détruit le bâtiment.
Comme Tristan avançait maintenant dans l'ombre de Dyonis et cerné de ses hommes, il déglutit, inspira lentement, prit sur lui pour tenter de ne rien trahir de tous ces souvenirs. Si on comprenait ce que cette femme avait fait, et que lui avait aidé bien malgré lui... Un très rapide regard consulta le visage de Lucrezia : une mine qui avait toujours l'air hors du monde mais un éclat de démence toujours au fond de l’œil. Tristan n'avait pas oublié non plus la façon dont l'attention de la jeune femme avait toujours semblé vouloir lui bouffer les yeux avec tout ce qu'ils portaient de spectres et de lueurs.
Le garçon ne dit rien. En montra le moins possible. Ses mains pulsaient avec force sur ses roues pour continuer à avancer auprès du noble et de ses hommes. Les deux lièvres morts chassés par le seigneur tressautaient sur ses jambes menues au rythme des cahots du chemin.

Une femme menue surgit au loin, sur le chemin du noble et de sa troupe. Elle a l'air perdue, les cheveux un peu en bataille. Est-ce une des Sœurs de la communauté ? Probablement. Une femme, dans cette tenue et dans les environs de la Garde-Prudence, c'est ce qu'il y a de plus logique. Est-ce une transe qui l'a mise dans cet état ?

Dyonis allait poursuivre son chemin sans s'y intéresser davantage, et donner un coup de rêne pour que son cheval continue d'avancer, si l'attitude soudain très inquiète de Tristan ne l'avait pas retenu une seconde. Alors, il la connaît ? Ou a eu une dure affaire avec elle. Le baron continue de progresser sur sa monture mais fait son rythme plus lent pour voir ce qui se passe. Cela n'a peut-être aucun rapport avec ses questions sur les derniers événements, cependant il est curieux. Et si des choses suspectes se révèlent il y aura des questions à poser à Tristan.

Gardant un œil sur Tristan et la femme, Dyonis songe en même temps à la très proche réception chez le roi, et à sa part de gérance dans la haute administration de Braktenn et ses environs, dans laquelle il tient à s'engager depuis quelques temps quand les affaires financières ou stratégiques l'occupent moins.

La petite troupe en vint à ralentir devant Lucrezia.

C'étaient les yeux ! Il avait changé de vêtements, mais c'était le même infirme ; il détournait le regard, docile à son nouveau maître et cultivant une sorte de crainte. Il ne fallait pas laisser les yeux s'échapper.

Beaucoup d'idées se bousculèrent dans l'esprit de Lucrezia. La tête toujours inclinée, elle leva la main ; comme elle était au milieu du chemin, dans son habit de nonne excentrique, elle aurait l'occasion de faire au noble à cheval la proposition qui lui montait à la tête.

La femme se place en plein sur son chemin et lui fait signe. Il donne un coup au rêne et stoppe sa monture, Tristan et son équipage dans sa suite. D'un signe de tête et d'un léger sourire, il adresse un salut poli à l'errante. Du coin de l’œil, il détaille une fois encore son étrange tenue de sœur effarouchée.

"Madame ? Ou... Ma Sœur ? Avez-vous besoin d'aide ?"

Silencieux, Tristan suivit avec un fond de crainte l'intervention de Lucrezia et la première réaction de Dyonis. Il préféra rester en retrait, timide, et n'osera pas prendre la parole pour signaler au noble que la jeune femme n'était pas plus religieuse que capable de lui répondre avec des mots. Mieux valait se faire oublier et rester sur ses gardes, pour l'instant. Avec un peu de chance, tout se passerait bien. Pourtant, un très mauvais pressentiment lui serrait déjà la gorge. Noyés dans la fourrure des lièvres dont il avait la charge, ses doigts se crispèrent légèrement.

Lucrezia avait les mains jointes sur la robe de toile. Elle baissa le menton ; mais sa tête, en s'inclinant toujours sur le côté, donnait un sentiment d'imitation mal faite.

En redressant le regard, Lucrezia mima l'acte d'écrire ; elle montra sa bouche et fit non de la tête. Il comprendrait qu'elle était muette, ou qu'elle avait fait vœu de silence ; ou ce qu'il voudrait comprendre. Il menait grand équipage : il lui trouverait sûrement de quoi rédiger.

Ayant tout singé, Lucrezia reprit son attitude de nonne, où la modestie le disputait au détraquement.

Elle ne parle pas. Vœu de silence ou mutisme. Dyonis reste sceptique devant l'air quelque peu dément qui flotte dans les yeux de cette femme, perdu au milieu de son attitude de piété. Elle demande de quoi lui écrire. Celle-ci vient donc d'une famille un minimum aisée qui lui a appris à lire. Après une seconde de réflexion et un nouveau regard décoché vers Tristan, le noble se retourne vers ses hommes et demande :

"De quoi écrire, je vous prie."

On remue autour de lui, on fouille dans les affaires. Au milieu du matériel de chasse, des bourses aux pécunes, on déniche un papier et le petit encrier portable en cas de message à faire envoyer en urgence. Sur un signe de Dyonis, un des messieurs tend à la muette de quoi tracer son message.

Un homme lui donna l'encre et le papier. Se penchant, il laissa Lucrezia rédiger le mot sur le support de son dos.

Lucrezia rédigea : Si vous, seigneur, regagnez la ville, emmènerez-vous sœur Lucie en votre compagnie ? Ce serait bien pieux. Ma besace est au couvent tout proche et cela ne vous retarderait guère. Elle donna le mot à son écritoire et celui-ci le remit au noble.

Lucrezia attendit la réponse en inclinant la tête à gauche et en souriant légèrement.

L'homme en charge de l'écritoire revient vers le baron et lui présente le document. Étonné, Dyonis fronce un sourcil. Pourquoi a-t-elle donc besoin d'aide pour ce déplacement urgent ? Bouge-t-elle d'habitude ou y a-t-il un événement particulier ? Quoi qu'il en soit, il pouvait comprendre que profiter d'un équipage peut lui éviter pour uen fois une marche à pied qui pouvait être longue.

"Vous êtes donc membre de la communauté de la Garde-Prudence ? Est-il arrivé quelque chose ou s'agit-il là d'un simple déplacement de routine ?"

Le médiateur aura retourné le papier et fait à nouveau quelques pas vers Lucrezia. Un fond de méfiance mêlée à de la curiosité tire ses traits.

Lorsqu'il atermoya au lieu de donner réponse, elle faillit taper du pied sur le sol. La patience envers les vivants n'était pas son fort. Seul l'esprit méritait les longues heures d'immobilité devant la table de divination. Mais son visage esquissa à nouveau un rictus souriant. Lucrezia avait toujours la possibilité de s'en tenir à son projet initial. Si ce seigneur-là n'avait pas l'ambition nécessaire, il s'en trouverait bien un autre.

Elle rédigea : La route est dangereuse aux sœurs sans parole. Aidez sœur Lucie : en retour, le Ciel vous sera bienveillant.

Le message fut remis au noble. Attendant sa réaction, Lucrezia avait décidé de retourner à la Garde-Prudence en cas de nouvel atermoiement. Mais s'il acceptait, Lucrezia irait, comme annoncé, chercher la récolte et sa besace au couvent tout proche, et l'accompagnerait à Braktenn.

Il lit ce second billet. Elle ne répond pas vraiment à ses questions mais tant pis. Après tout, quel danger pouvait représenter cette femme seule, apparemment religieuse, et avec trois fois rien d'affaires. Il finit par acquiescer et ordonne à ses hommes de libérer une des montures pour la nonne.
Mais Dyonis se souvient alors de la grande gêne détectée chez Tristan. Alors que Lucie s'installe, son regard va de la religieuse à son serviteur et il demande :

"Vous connaissez-vous ?"

C'est clairement à Tristan qu'il s'adresse surtout.

Ayant trouvé la besace à l'endroit indiqué par la sœur Hilde et récupéré la récolte d'aconit, Lucrezia revint vers la troupe. On lui confia un cheval, mais sur un signe de sa part, indiquant qu'une nonne ne monterait pas seule, on l'aida à monter en croupe. Aux égards du cavalier, elle comprit qu'il était pieux, et qu'elle n'aurait rien à craindre. Il lui indiqua incidemment le nom du seigneur Howksley de Frenn.

À la question du seigneur, Lucrezia agita frénétiquement la tête en souriant, en signe d'approbation. Ensuite, elle décocha un grand sourire à Tristan ; puis, s'abandonnant au rythme du chevauchement, Lucrezia s'accrocha à son cavalier, l'esprit riant mais perdu.

Avant même que Tristan n'eut pu répondre, la Sœur elle-même confirme d'un hochement de tête et d'un large sourire adressé au serviteur. Les yeux posés sur lui, il ponctue :

"Oh, une pieuse rencontre."

Il le fixa juste le temps de deux secondes, assez pour lui faire comprendre qu'il voulait entendre l'histoire (tout en déguisant cela en simple et dévote curiosité).

Derrière lui, le cavalier avait accueilli Lucie sur sa monture. Il l'installe de la façon la plus confortable et convenable avant de reprendre les rênes.

Dyonis demande encore, à la nonne :

"Souhaitez-vous être déposée à un endroit particulier ?"

Il espère que ses signes soient suffisamment éloquents pour répondre.

Les yeux inquiets de Tristan suivirent tout l'échange entre son maître et Lucrezia. Un geste nerveux lui fit croiser les mains derrière son dos et pencher la tête tandis que la femme écrivait un message à Dyonis. Tristan ne savait pas lire et s'en trouvait plus frustré que jamais, mais la suite de l'échange lui laissa deviner qu'elle s'était faite passer pour une nonne de la Garde-Prudence et avait demandé à être accompagnée.
Il entendit le seigneur de Frenn se méfier un court instant, puis accepter. Il s'apprêta à répondre à la question du baron mais Lucrezia le devança d'un vif signe de tête affirmatif. Le garçon espéra que l'affaire en resterait là, cependant Dyonis lui adresse déjà un coup d’œil éloquent. Tristan réfléchit vite. Que dire de crédible pour justifier son malaise à la vue de celle qui leur jouait à tous la comédie de la religieuse ? Il souffla finalement :


-- Euh... C'est que... Ma Soeur a eu la bonté de me faire l'aumône, un jour que je mendiais sur le parvis et qu'elle était v'nue en ville pour ses œuvres.


Il baissa les yeux de honte. Voilà qui aurait de quoi tabler sur la gêne que lui aurait occasionné ce souvenir de dépendance. Pour parfaire le mensonge, l'invalide se força à tendre un petit sourire reconnaissant à Lucrezia. Il retint un soupir : pourquoi faisait-il cela au juste ? Pourquoi continuait-il à la couvrir ? Oh, sans doute par crainte de nouveaux ennuis tant la démence lui semblait dérégler ses gestes, ses expressions... Et tout simplement parce qu'il ne se sentait pas le cœur d'un délateur. Lui-même n'était pas propre : il avait volé et arnaqué bien des gens. Pourtant, il sentait, il prédisait que les ennuis ne s'arrêteraient pas là.

La question du seigneur de Frenn mit un certain temps à se frayer un chemin jusqu'à l'esprit de Lucrezia. Elle eut d'abord un geste englobant très vague. Au cours de la chevauchée, comme l'on n'avançait pas si vite (il y avait des gens de pied), Lucrezia reprit l'encrier de sa besace et du parchemin. Sur le dos de son cavalier, la muette écrivit un nouveau message, à l'écriture à peine déformée par les cahots : Sœur Lucie est joyeuse de retrouver son ami. Les séparerez-vous ? Elle peut vous être utile et vous accompagner, jusqu'à ce que Dieu la rappelle à sa mission.

Rédiger le message fut assez long. Braktenn n'était plus très loin lorsque Lucrezia le fit tendre au seigneur de Frenn par son précieux cavalier.

Dyonis ne sait pas bien se décider à savoir si Tristan dit la vérité, tire simplement son épingle du jeu ou cache quelque chose. La voix du garçon est toujours si timide et hésitante. Qu'importe. Il acquiesce sobrement.
Lucie lui adresse alors un autre papier. Le baron fronde les sourcils, étonné. Elle se serait donc autant attachée au garçon infirme ? Ce dernier n'a pas eu l'air débordant de joie. Il réfléchit un court instant et répondit :

"Tristan est à mon service. Je ne m'en séparerai pas." (Pas tant qu'il ne m'aura pas appris tout ce qu'il sait et que je suspecte, pense-t-il. Ses attitudes et ses rapprochements avec Thierry sur la grand' place avaient trop laissé deviner au noble que le garçon avait un lien, qu'il ignore encore, avec l'affaire de l'incendie. Et peut-être même d'autres, que le prévôt et les lieutenants de l'ordre public que Dyonis a parfois à commander seraient contents d'apprendre.) "Accompagnez-moi un petit moment si vous le souhaitez et, une fois à mon domaine, l'on peut vous laisser du temps avec lui jusqu'à ce que ses tâches l'appellent. Quant à une nuitée au château, si vous en avez besoin, pourquoi pas."

C'était parfait.

Il manquait un ingrédient de la vapor. Puis les yeux : qu'ils soient fixés sur le garçon infirme ou bien dégagés de leurs orbites, cela ne changeait rien ; c'était un aspect pratique. Enfin, il fallait Giacometti. Il faudrait l'apercevoir grâce aux yeux. Sinon il faudrait le traquer. L'obligeant noble s'y entendait-il dans la chasse aux criminels ? Si cela n'était pas son sport, il faudrait trouver un autre moyen.

Le but n'était plus si loin. Lucrezia repartit d'un bon sourire. Elle compta les arbres sur le bord de la route et, lorsqu'elle eut perdu le compte, elle imagina un philtre dont l'absorption ferait tomber les dents.

Une vague tiède et nauséeuse pulsa dans les bras de Tristan, qui en ralentit le rythme de son fauteuil roulant. Qu'avait pu demander Lucrezia ? D'après la réponse du seigneur, de l'emmener avec elle. Ou du moins, de pouvoir avoir temporairement accès à lui. Pourquoi ? Tristan se doutait que ce soit par pure affection.
Il n'eut pas son mot à dire et continua de suivre la petite troupe avec docilité.

Le route se poursuit en silence jusqu'aux abords de Braktenn où se dresse le domaine de Frenn. Dyonis apprécie l'air de cette soirée sous le soleil rougeoyant. Ce soir, il ira au bal du roi. Il donnera du travail à Tristan pour qu'il soit occupé en son absence, le remettra à l'autorité de ses contremaîtres, et prendra les mesures nécessaires pour que la Sœur Lucie soit logée. Mais Dyonis a encore un peu de temps devant lui avant de se rendre au palais.


[J'ai ouvert un sujet dans le "domaine de Frenn" pour la suite  
https://lapourpreetlaroue.forumactif.com/t108-7-septembre-une-invitee ]