Rencontre dans le passé [Terminé]

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Le jeune Ulysse suivait son père, le duc de Rottenberg, qui avait décidé de l'emmener en sortie dans la capitale. Cela ne lui arrivait jamais. Mais il fêterait cet été ses quinze ans. Il était temps de commencer à apprendre comment se comporter dans le monde en toutes circonstances. Dans le carrosse, l'adolescent jetait des regards curieux par les vitres, comme s'il n'était jamais venu. Son père l'observait d'un air amusé. S'il savait ! Ulysse, avec sa sœur aînée, s'amusait régulièrement à quitter leur hôtel particulier par le passage secret que leurs jeux avaient depuis longtemps mis au jour. C'était si grisant de posséder un tel secret ! Ulysse en riait, tout excité de se jouer de son père.

Nous descendons ici.

Le duc de Rottenberg fit arrêter la voiture. Père et fils descendirent. Derrière le visage réservé que tout noble devait porter en public, Ulysse détailla les rues, ses commerces, les habitants... Il ne connaissait pas du tout ce quartier ! Il suivit son père qui pénétra dans une librairie. Son regard se leva vers l'enseigne. Librairie Bellanger. Son esprit rêveur et poétique imagina qu'un ange tenait le commerce. Avait-il des ailes ? Six ou huit ? Un chérubin ou un séraphin ? Et si les étagères portant les ouvrages seraient portés par des nuages ? Transporté par ses douces rêveries, le jeune Ulysse suivit le duc et découvrit, les yeux grands ouverts, ayant du mal à contenir le masque aristocratique.

Abandonnant son père qui s'avançait vers le commerçant, Ulysse s'éloigna vers les derniers ouvrages édités en présentation sur une table. Des romans. il en prit un et le feuilleta, s'imprégnant des premières lignes.

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Dès l'entrée de ce noble qui était un si bon client de son négoce, le Bellanger fut tout sourire et se précipita à la rencontre du duc. Il fit rapidement moult courbettes, désireux de plaire.

"Monseigneur, quel plaisir de vous revoir ! et vous avez amené le petit Ulysse ? Comme il pousse bien ! Qu'il est grand, beau et fort ! Quel bel homme en devenir ! Et il vous ressemble ! Votre portrait craché ! Eh bien, que puis-je pour vous ? Quelques commandes précises ? ou le goût de la flânerie ? Contez-moi tout !"


Pendant que son père faisait son numéro, Alexandre, âgé de tout juste dix ans, déplaçait le petit chariot qui lui servait à la fois à s'appuyer et à porter les livres. Il fit mine d'aller ranger des ouvrages dans le fond du magasin afin de ne pas assiste plus longtemps à ces flatteries vaniteuses qui ne refermaient aucune vérité. De toute façon, c'était la consigne. Les clients fortunés, surtout ceux la noblesse ou de bonne qualité, devaient être reçus de la meilleure manière qui soit. Or, rien ne saurait les déranger plus, d'après son père, que la vue d'un infirme, un mauvais présage... Ce dernier affirmait ces principes et Alexandre devait les respecter. Peu importaient ses états d'âme.

Le duc de Rottenberg a un pâle sourire pour ce commerçant servile. Il a pourtant ses habitudes ici. Cette librairie possédaient tant de belles choses que son goût pour l'érudition ne saurait se passer. Il garda son masque d'impassibilité et répondit avec une cordialité feinte :

Merci beaucoup de ces compliments, monsieur. Je viens en ville surtout pour éduquer mon fils en société et lui enseigner comment bien se comporter. Mais si au passage nous trouverions de forts beaux ouvrages, ce serait d'une pierre deux coups !

Au départ, Ulysse écouta la conversation qui se nouait entre les deux hommes tout en feuilletant les romans proposés sur la table des nouveautés. Soudain, la présence d'un enfant sur le côté retint son attention. Il poussait un chariot rempli de livres. Le jeune noble remarqua ensuite que le garçon boitait. Ses jambes étaient tremblantes et hésitantes. Oubliant ses devoirs, Ulysse abandonna totalement son père et le libraire et suivit le très jeune employé. Il lui adressa la parole d'une voix toute timide :

Bonjour. Puis-je te déranger ? Pouvons-nous discuter ?

Lorsqu'une voix l'interpella, Alexandre sursauta et lâcha les livres entre ses mains qu'il remettait en ordre sur les étagères. En panique totale, le petit garçon se retourna et chercha du regard, sans pouvoir le voir véritablement, le comptoir. Son père avait-il entendu l'incident ? Des éclats de voix résonnaient toujours. Peut-être pas. Il l’espéra. Autrement, Alexandre connaissait la sanction : un sermon, une claque sur la tête. Ces souvenirs le faisaient trembler. Il se signa frénétiquement et pria pour que Dieu le protège.

Peu après, son regard croisa celui qui l'avait appelé. Ses tremblements reprirent de plus belle. Le jeune noble ! Que lui voulait-il ? il allait se moquer de lui ? L'insulter ? Cela pouvait être si drôle, selon les actes des valides, de se distraire au dépens d'un pauvre infirme. Il baissa la tête, craintif.

"Oui, messire ? que puis-je pour vous ?"

Il parlait de discuter. Vraiment ? Alexandre n'y croyait pas. Ce petit noble était content de sortir de son château et voulait juste découvrir ce petit infirme qu'il venait d'apercevoir.

Une peur terrible se lisait sur le visage de l'enfant. Non, pas juste de la peur. De la terreur. Il observait en direction du comptoir. Il redoutait que celui-ci ait pu entendre la chute des livres. Il le toisait avec méfiance. Ulysse en éprouva une profonde tristesse mais en comprenait les causes. Lors de ses sorties clandestines, il avait assisté de temps en temps à des scènes terribles où des rustres insultaient des infirmes, parfois très jeunes, voire les violentaient. Cela justifiait plus que de raison une crainte naturelle.

Sans se départir de sa bonne humeur, rejetant en cet instant les idées hautaines de son éducation, Ulysse lui sourit puis s'avança pour enlacer le garçon. Ils étaient seuls ici. Aucun adulte pour les surprendre. ils pouvaient être amis et égaux.

Je me nomme Ulysse. Et toi ? Le libraire, c'est ton père ? Il te bat ? c'est pour cette raison que tu as peur de lui ?

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Alexandre ne s'attendait pas à une telle réaction.

Stupéfait, il se laissa prendre par les bras du jeune noble et accepta le câlin avec un plaisir. Seule sa mère lui avait témoigné de tels gestes affectifs. Il baissa la tête, ému. Ce garçon était sincère. il ne voulait pas se moquer de lui. Alexandre lui sourit timidement.

"Je m'appelle Alexandre Bellanger, le fils du libraire que vous avez rencontré préalablement. Mon père... Non, il ne me bat pas. A moins de vraiment le mériter. Mais c'est normal, non ? C'est le principe de l'éducation. Nous, les garçons, avons le Diable dans le corps et il faut être battu pour lui permettre de sortir. Et puis, on dit aussi ce proverbe. Le connaissez-vous ? Le bâton aide à ouvrir l'oreille qui est dans le dos. C'est un passage obligé pour faire de nous des hommes. Mais quand je serai adulte, je serai moi aussi libraire et j’hériterai du magasin."

A cette pensée, Alexandre se redressa, fier à l'idée que cette librairie où il commençait seulement à apprendre le métier serait un jour à lui.

L'exposé qu'Alexandre donnait de sa vie banalisait la violence de son éducation. Il secoua la tête d'un air grave, croisant les bras contre sa poitrine.

Je ne crois que cette violence soit nécessaire. Mon père aussi m'a fait donner le fouet de temps en temps, par souci de corriger mon éducation, comme il fait de même pour ses esclaves ou serviteurs qui commettent une mauvaise action. En quoi est-ce utile ? On apprend que la violence est mal, par la violence ? Une vraie dichotomie ! Les enfants reproduisent le schéma de leurs parents. Pour preuve, tu considères comme légitime d'être battu. Ne crois-tu pas plutôt que tu comprendrais mieux tes erreurs si on prenait surtout soin de te les expliquer plutôt que de punir et d'interdire ?

Ulysse choisit ensuite d'orienter la conversation vers un sujet plus léger, balayant du regard les étagères garnies de livres.

Quelle a été ton éducation au juste ? Quels auteurs as-tu étudié ? Sais-tu le grec ou le latin ? Et le sciences ? es-tu bon avec les sciences ?

Alexandre écoutait ce discours bien peu habituel mais qui le séduisait. Toute cette violence le dérangeait effectivement mais cela semblait si établi que le jeune garçon n'était pas certain que ce soit une opinion correcte. Après tout, il n'était encore un enfant, sans aucune expérience de la vie. Les adultes étaient là pour le guider et lui montrer le bon chemin. Et s'ils avaient tort ? A l'église, on enseignait à s'aimer les uns envers les autres, à faire le bien... alors ces abominations ne pouvaient être tolérées. Ce n'était pas le message du Christ. N'arrêtait-il pas les pierres censées lapider la femme adultère ?

"Oui, vous avez raison, c'est pas normal d'éduquer sous la menace du fouet ou des menaces. On a peur, on devient craintif... Mais les adultes, ils ont le pouvoir. Que peut-on faire ?"

Il eut un sourire insolent quand l'adolescent voulut connaitre son niveau d'éducation, fier de pouvoir en remontrer à ce petit noble.

"Bien sur que je sais lire et écrire le latin et le grec ! D'abord, je suis l'enfant de chœur du père Thierry, qui officie à la paroisse de Sainte-Eustache, depuis l'an dernier. C'est même moi qui lit les prières ! En ce moment, j'étudie les textes romains de Virgile et Sénèque. Je suis un peu moins porté sur les sciences. Je n'ai point de précepteur pour m'expliquer ces choses complexe. Par contre, j'adore la géographie et l'histoire ! Et j'apprends aussi les textes de loi. Mon père dit que pour un commerçant c'est très important, ça ! Même que je peux te citer à brûle-pourpoint plus textes ! papa est très fier de moi pour ça !"

Dans sa fierté d'évoquer ses compétences, l'enfant en avait oublié le vouvoiement, marque pourtant indispensable pour s'adresser à un noble.

Ulysse appréciait cet enfant qui s'ouvrait peu à peu et montrer de réels signes d'intelligence et d'ouverture d'esprit. Il méritait d'être encouragé. Sa question sur le pouvoir des adultes le fit légèrement rire, un rire mélangeant l’insouciance et l'insolence. Décomplexé, il plongea les mains dans ses poches, oubliant tous les codes de bonne conduite.

Et alors ? Les adultes ont le pouvoir maintenant, oui, sur nous, mais maintenant ça ne veut pas dire toujours, Alexandre. Un jour, toi et moi, on va être nous aussi des adultes et ce jour-là, ce sera à nous de décider. En attendant, il faut endurer avec patience nos ressentiments jusqu'au moment de révéler la personne que nous souhaitons être. Moi, quand j'hériterai du titre de mon père, que je serai moi-même duc, je cesserai toutes les violences et je décréterai que les esclaves ont autant de droits que nos serviteurs. Il n'y aura plus de séparation. Ma famille se croit moderne. Il est vrai que les esclaves sont bien mieux traités que chez n'importe qui d'autres. En plus, ce ne sont que de pauvres gens qui seraient morts sans père... Mais ceci n'excuse pas de les tenir à distance. Ils font eux aussi partie de la famille.

Passionné par son sujet, le jeune noble s'enflammait et poursuivit :

Dans quelques années, je pense que je prendrais la plume. Je me verrai bien devenir un nouveau Érasme ou Montaigne. Mes thèmes tourneront cependant sur l'esclavage, de son amoralité... J’aimerai aussi réfléchir sur les notions religieuses. Le catholicisme, les cathares, les huguenots maintenant... Tout cela à mon sens est ridicule. Des prétextes pour mieux se disputer, oui ! Toutes ces doctrines prétendent vouloir vivre en paix dans l’amour du prochain.. Et comment ils le développent le mieux ? Par la guerre et la violence ! C'est grotesque ! Tu crois, toi, Alexandre ?

Au fil de son discours, Ulysse s'enflamma. Il se força à redescendre d'un ton et se maitriser. Autrement, leur conversation serait entendue des adultes. Il écouta les réponses de son nouvel ami et sourit de l'entendre passer involontairement au tutoiement. Il n'allait certainement pas le corriger !


Tu es effectivement très instruit. Les textes de loi, vraiment ? Tu as une sacrée mémoire ! Moi, j'ai dû mal à retenir les choses ennuyeuses ! D'ailleurs, les leçons de science, j'ai beau avoir un précepteur, je n'y entends pas plus que toi. Tu étudies Virgile en ce moment ? Tu as lu son Enéide alors ? Et Dante ? Tu connais Dante ? Tu as lu sa Divine comédie ?  Elle est fascinante ! C'est un texte qui m'a singulièrement marqué et fait beaucoup réfléchir !

L'attitude de son nouvel ami amusait Alexandre. Ses paroles emplies de liberté le séduisaient et l'inspiraient. Endurer en silence les brimades des adultes jusqu'au jour d'en être un lui aussi et de décider sa vie... Quelle merveilleuse idée ! Cela serait long et pénible. Il devrait assister à de longue soirée où son père maltraitait sa mère. Mais un jour, ça s'arrêterait. Un jour, il prendrait le pouvoir.

"Les violences sont inexcusables, oui. Mais bannir la hiérarchie entre nous... Nobles, roturiers, esclaves... La société est régie par ces classes et forme ainsi une structure équilibrée. Si tu la perturbes avec ces beaux principes, cela pourrait provoquer des catastrophes. Imagine si tu étais trop familier avec un esclave... En réduisant la distance, tu lui donnes une possibilité d'ascendance sur toi."

Les idées suivantes de l'adolescent dérangeaient encore plus Alexandre. Il aimait certes sur le principe ces notions d'équité forts séduisantes mais dans la réalité ça lui semblait un peu dangereux.  Ses insinuations sur la religion le replièrent encore plus et troublaient le croyant pieux que le garçon était.

"Moi, je suis enfant de chœur et fier de servir de Dieu. Je vais à l'église avec ma mère chaque soir le remercier et j'assiste aux messes deux fois par semaine. Je regrette que tu puises pas ressentir cet amour du Seigneur qui puisse nous envelopper. J'aurai voulu être prêtre et le servir toute ma vie durant. Je me sens jamais bien que dans une église. Mais je suis fils unique. Je dois reprendre plus tard le commerce de cette librairie. C'est ainsi."

Alexandre préféra en rester là sur sa foi, le visage fermé. il ne souhaitait pas discuter davantage le sujet et risquer une dispute avec le seul ami qu'il n'ait encore jamais eu. La conversation s'enchaina heureusement sur leurs connaissances et les compliments au sujet de sa mémoire le firent sourire. Il rit de leur absence de goût commun pour les sciences puis écouta avec plaisir ses suggestions de lecture. Alexandre se tourna alors vers une étagère et saisit un exemplaire de Dante qui s'y trouvait justement. Il s'installa à même le sol et invita Ulysse à le rejoindre.

"Si on lisait ça ensemble ?"

Les paroles d'Alexandre étaient teintées d'une crainte légitime à sa condition sociale. Son esprit voyait les failles mais refusait de trop s'y immiscer. Ulysse comprenait ce raisonnement protecteur. Une fois que le doute s'implantait on remettait tout en question. même la chose la plus infime. Ses convictions religieuses étaient elles pures, animées d'une volonté de paix, comme portaient les véritables croyants. Il se refusa à l'attaquer là-dessus. Qui était-il pour énoncer ne pas croire en ce Dieu omnipotent et bien facile à inventer pour manipuler les masses ? Cela attendrait d'être un adulte intellectuel accompli. Ses idées seraient peut-être plus claires et plus précises.

Ainsi, lorsque Alexandre l'invita à une séance de lecture, Ulysse n'hésita pas. Il le rejoignit et tous deux se plongèrent dans l'étude des textes de Dante. En sa qualité d'aîné, il orienta son cadet et l'aida à comprendre les mots ou les concepts encore un peu complexes pour son esprit en formation.

Au milieu de l'exercice, une réflexion de leur conversation lui revint. Il tourna la tête, inquiet.

Dis, tu penses vraiment.. Il faut vraiment une distance entre les esclaves et les autres ? Ils ne peuvent pas être des amis ?

Alexandre découvrait avec passion le texte et écoutait, fasciné, les explications que Ulysse lui donnait. Quel maître intéressant ! Pourraient-ils avoir encore d'autres discussions de cet acabit ? I releva la tête quand son ami rebondit sur de ses précédentes paroles.  

"Le sentiment de paix entre les hommes voudrait qu'on soit tous amis, esclaves, nobles et roturiers. mais c'est impossible. Surtout dans le cas d'un maitre et son esclave. Il y a un rapport de domination qui trouble les repères. L'esclave voudra profiter de la relation. C'est humain. Je comprends ton dilemme Ulysse, mais tu es aussi un personnage important. Tu dois te protéger. Qui sait ce qu'un esclave mal intentionné pourrait te faire ?"

Ulysse n'aimait pas les arguments de son ami. Ils étaient trop sensées, trop pragmatiques. Pourquoi ne pourrait-il pas faire confiance à un esclave ? Certains étaient animés de mauvaises intentions, cela était inévitables, tout comme les nobles et les roturiers. Par souci de se protéger ? Se protéger de quoi ?

De quoi veux-tu que je me protège ? Que veux--tu qu'un esclave puisse me faire ? Ils n'ont rien ! Alors, leur tendre la main, lui proposer une amitié sincère.. C'est le moins qu'on puisse faire ! Pourquoi tu ne comprends pas ça ?

Dans une colère naissante, sa voix avait porté sans qu'Ulysse ne le réalise.

Et puis, j'ai déjà un ami esclave ! ET je te ferai dire qu'il est très gentil ! Je l'invite souvent dans ma chambre et on parle de plein de choses ! Il s'appelle Martin et il n'a eu aucune chance. Pas de parents, confié à une institution, placé en apprentissage auprès d'un maître mauvais, réduit en esclavage après l'invasion de son pas... Tu voudrais que je lui ferme ma porte ? Jamais ! On n'abandonne pas un ami !

La colère d'Ulysse effraya Alexandre. D'abord, il ne voulait pas perdre un ami par désaccord. Ensuite, il craignait que leurs pères ne les entendent et ne les punissent. Son regard se dirigea vers le comptoir invisible derrière les étagères. Les voix paternelles ne portaient plus. Son inquiétude se renforça. Et s'ils étaient déjà en chemin ? Pour le moment, il convenait de répondre à Ulysse.

"Tu es un ami merveilleux et d'une loyauté formidable. Je ne le remets pas en cause. Ton ami, ce matin, oui, sa vie est vraiment affreuse. Je comprends ton désir de le soutenir. Mais prends garde de ne pas donner trop d'amitié à trop de monde. Écouter son coeur est une excellente chose mais il faut le faire avec raison.  Après tout, tu ne peux soulager à toi seul toute la misère du monde, tu ne crois pas ? Et même si tu essayais, ça ne ferai que souffrir. C'est surtout à ça que je pense quand je te demande te protéger. Prends juste soin de toi, Ulysse. Je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose."

En son for intérieur, Alexandre eut soudain une étrange vision. Dérangeante. oppressante. Il entrevoyait un esclave de l'âge d'Ulysse le rejoindre dans sa chambre, s'approcher du lit où ce dernier se reposait et lui plantait un couteau dans le dos. il secoua la tête. Non, c'était stupide. Aucun esclave ne serait assez bête pour supprimer son maitre. Il se condamnerait lui-même à mort.

Ulysse écouta Alexandre qui lui exposait ses craintes à trop écouter son cœur et son souci de rencontrer de mauvaises personnes. Il lui sourit.

Allons, je suis sûr que tout ira bien ! Je comprends ta méfiance, Alexandre, mais si on n'apprend pas à faire confiance, ce monde ne changera pas ! Il faut que tu acceptes de t'ouvrir aux autres. tu verras, t'as tout à y gagner ! L'autre en face, je sais qu'il sera réceptif et heureux de recevoir cette confiance. Il faut arrêter de tout juger négativement.


Pendant ce temps, au milieu de leur propre conversation, le Duc de Rottenberg entendit les éclats de voix de son fils et devint soucieux. Profitant d'avoir envoyé le libraire dans ses réserves, il se dirigea au travers des rayonnages et découvrit Ulysse assis à même le sol, comme un vulgaire commun, avec un enfant. Un livre était ouvert sur leurs genoux. Il entendit la fin de leur conversation portant sur le respect des classes entre maîtres et esclaves et eut un sourire de satisfaction que le plus jeune des deux connaisse mieux que son propre fils les choses du monde. Il avait sans doute trop protégé Ulysse. Il faudrait y remédier.

Il était néanmoins temps de stopper cette discussion et cette amitié.

J'ose espérer que cette rencontre, fils, te sera profitable et que tu sauras entendre les arguments censés de ce garçon.

Il ne regarda pas une seconde Alexandre. Ses yeux fixaient avec sévérité Ulysse.

Être ami avec un esclave ? Et puis quoi encore ? Il semble que votre éducation a eu certaines lacunes que nous devrons nous efforcer de corriger. Martin, vous dites ? C'est avec lui que vous vous seriez lié. Bien, bien. Je ferai donner des ordres pour que les serviteurs veillent à ne plus entrer en contact avec nous. Certes, il faut respecter nos esclaves, Ulysse. Ce sont des êtres humains avec leur dignité mais en aucun cas oublier vos rangs et vos devoirs. J'ai grande crainte, mon enfant, que je doive vous faire battre au retour.

La grande confiance amusait Alexandre. Tout semblait si facile à l'entendre. Brusquement, il sursauta en apercevant le père de son ami surgir devant eux. Il se tassa sur lui-même et se protégea la tête, craignant d'avance un mauvais coup.

"Pardon, messire."

L'homme se désintéressait de lui. Il le remarquait à peine. Son attention entière se focalisait sur Ulysse. Ses paroles dures peinaient Alexandre qui fut en empathie pour son ami. Discrètement, sa main se serra sous le livre autour de celle d'Ulysse. les gestes exprimeraient leurs sentiments.

A l'apparition de son père, Ulysse devint muet et contempla la silhouette synonyme de toutes les menaces avec une terrible appréhension. Il baissa la tête. Sa soumission redevenait totale. A quoi bon lutter ? Se défendre ? Un père possédait tout pouvoir sur ses enfants. Il écoutait d'une oreille distraite le discours réprobateur et espéra que le malheureux Martin ne serait pas puni par sa faute. Pour le reste, il saurait se jouer de la sécurité et retrouver son ami ! Le danger rendrait la chose encore plus stimulante !

Au milieu des paroles du duc de Rottenberg, Ulysse sentit la main d'Alexandre dans la sienne et réprima un sourire. La confiance naissait et s'épanouissait par la confiance même. Il avait un ami dans ce fils de libraire et continuerait à le fréquenter. Peu importait ce que dirait son père.

Bien. Puisque vous vous comportez si mal en société, nous rentrons.

Il continua à ne fixer que son fils, sans un regard pour le jeune Alexandre. Son mépris irrita Ulysse qui se contenta de réprimer son agacement. Par un geste discret, il imprima une légère caresse à la main de son ami, pour remplacer le au revoir, puis suivit le duc la mine basse. Ils retournèrent au comptoir chercher les ouvrages apportés par le libraire. Le noble les paya puis annonça leur départ rapide. Ulysse suivit sans entrain la transaction puis quitta le magasin en emboitant ses pas dans ceux de son père.

Il était tard.

Avec beaucoup de prudence, profitant d'une absence de ses parents, Ulysse s'était évadé de l'hôtel particulier de leur famille et courait librement dans les rues populaires. Son nez se levait sans cesse pour examiner les gestes des passants, contempler les échoppes qui se fermaient ou surprendre le conversations. Cette vie derrière les murs étanches des maisons de nobles le fascinaient bien plus que les cours de maintien ou les bals. Il arriva devant la librairie qui était fermée puis passa sur le côté. Il avait repéré les mieux lors de ces deux dernières sorties clandestines et savait comment accéder au logement.

Parvenu à l'étage, Ulysse marcha sur la pointe des pieds et passa, gêné, devant une porte d'où s'échappaient des cris bestiaux. Il s'arrêta devant l'autre chambre et entra rapidement. Alexandre était là, priant devant son lit, les mains jointes. Espiègle, le jeune noble s'avança pour l'immobiliser comme une attaque surprise, et lui plaqua une main sur la bouche pour l'empêcher de crier.

Des bras le saisirent par l’arrière. Une main la bouche. On l'attaquait ? On l’enlevait? Alexandre refusa de se laisser faire sans lutter. Bandant ses faibles, il se débattit et donna un coup dans le ventre de son agresseur pour se dépêtre de l'étreinte. En se dégageant, le garçon découvrit alors avec stupeur Ulysse de Rottenberg sur le plancher de sa chambre.

"Mais... Tu fous quoi chez moi, toi ? Ton père... Et il fait nuit ! Tu... "

Depuis le plancher, Ulysse contempla son ami avec étonnement. Quelle stupéfiante vivacité ! Il se releva et vint s'asseoir au bord du lit, agissant avec une insouciance totale, comme si sa présence dans la chambre était parfaite naturelle. Il sortit ensuite les quelques pâtisseries volées dans les cuisines par son ami Martin et les déballa.

Tu as déjà goûté des choux ? C'est très bon !

Il saisit un en même temps et la mit toute entière dans sa bouche.

Alexandre soupira devant l'attitude décomplexée de son ami et poussa un long soupir. Un noble, ça, vraiment ? Un héritier, qui plus ? Il leva les yeux. Malgré ses quatre années de moins, l'enfant se sentait infiniment plus mur et plus responsable que l'adolescent. Néanmoins, toute cette gentillesse et ces attentions lui plaisaient. Grâce à lui, il n'était plus seul. Il comptait pour quelqu'un.

D'un sourire ému, Alexandre vint e rejoindre au bord du lit et plongea sa main pour manger lui aussi un chou.

"Oui, je connais. Ma mère m'en ait acheter une fois par semaine. Mais ceux-là, ils sont encore meilleurs que ceux que j'ai pu goûter ! Qui les a fait ?"

Tout en mangeant d'autres pâtisseries, Alexandre éprouva une gêne de la présence de son ami.

"Tu n'as pas eu trop d'ennuis depuis l'autre jour ? Je suis désolé. c'est ma faute. J'aurai pas dû parler avec toi. Ce n'était pas bien. Les nobles et les roturiers.. Oui, nous ne devons pas..."

Un sanglot le saisit. Il était incapable de poursuivre plus longtemps ce discours raisonnable. Cette amitié avec Ulysse était si belle, et lui apportait tant de joie. Pourquoi fallait-il se l'interdire ? Il baissa la tête et pleura.

Ulysse adorait bien plus la complicité avec Alexandre que de juste manger les pâtisseries. Partager un repas dans le secret d'une chambre était d'une telle excitation. Il remarqua soudain l’inquiétude du jeune garçon, suivi de ses larmes. Il lâcha le chou entre ses mains et passa un bras autour de ses épaules.

Arrête de penser aux imbécilités de mon père ! Il ne comprend rien à la vie, à l'amitié... Les adultes, ils ne considèrent les relations que par utilité. Même avec leurs enfants. Mais si on prend le temps de s'intéresser à l'autre, de lui tendre la main, de penser à lui avant soi, les relations deviennent bien plus importantes et plus belles.

Un voile passa sur le visage de Ulysse. Cette amitié serait bientôt interrompue. Pendant plusieurs années. Après l'été, il entrerait au collège pour perfectionner ses champs d'étude. Leur relation saurait-elle durer au-delà du temps ? Il voulait y croire.

Dis, Alexandre, si on sortait ?

Pour leur dernière rencontre, Ulysse souhaitait marquer leurs esprits et forger des souvenirs en eux exceptionnels.

Essuyant ses larmes du revers de sa manche, Alexandre sourit aux paroles si touchantes de son ami. Tous les discours du duc de Rottenberg, de son père et t=bien d'autres adultes, il les envoyait au Diable ! Baste ! Il ne voulait être qu'avec son ami et continuer à vire des choses amusantes ensemble. Ainsi, dès qu'Ulysse l'invita à sortir, toutes ses inhibitions s'évanouirent. il se leva le premier , reprit ses béquilles et s'avança vers la porte.

"On y va ? on y va ?"

Ses yeux fixaient Ulysse dans un regard pétri d'admiration. Qu'avait-il pu imaginer ? Alexandre l'ignorait mais savait que cela promettait d'être exceptionnel.

L'enthousiasme de son ami faisait plaisir à voir.

Les deux complices quittèrent sans un bruit la demeure et se faufilèrent hors de la ruelle qui donnait accès à l'arrière de la librairie. Ulysse commença à marcher d'un bon pas pour montrer le chemin à Alexandre puis se rappela sa jeunesse et surtout son infirmité. Il se retourna et s'accroupit pour prendre le garçon sur son dos puis se remit seulement à avancer. Les rues étaient venues désertes. L'obscurité recouvrait tout. La possibilité d'être surpris par le guet excitait les sens d'Ulysse. A chaque croisement, le jeune noble s'arrêtait, observait si un soldat était là ou non puis passait.

A la fin de leur promenade, Ulysse s'arrêta à une place des plus miteuse où s'étaient installés des bohémiens qui se réchauffaient autour d'un feu. et des brigands. ils étaient nombreux à danser. L'adolescent déposa Alexandre à l'écart, dissimulé dans un recoin sombre mais où ils pouvaient tout voir.

C'est beau spectacle, non ? J'adore leurs danses libres, improvisées... CEla n'a rien à voir avec celles codifiées que mes maitres me forcent à connaitre en comptant sans cesse les pas.