[17 décembre 1597]Prise de contact

Il avait observé avec attention les alentours des domaines d'exercice des trois principaux membres de la famille Cassin. D'abord Irène d'Aubeville, veuve récente, dont il n'avait fait qu'apercevoir la silhouette au fond de sa boutique. Ensuite le cardinal Matthieu Cassin, un ecclésiastique notoire à Braktenn, dont l'emploi du temps était d'un ennui affligeant et terriblement... ecclésial. Ensuite était venu le plus intéressant, le général. Certes Coldris ne lui avait rien demandé à son sujet, mais il ne pouvait pas vraiment faire du bon travail s'il ne se renseignait pas sur les relations entre les trois.

Il avait également profité des registres municipaux qui lui avaient fourni quelques indications supplémentaires sur les membres de cette famille. Noms, prénoms, âges, professions, ascendants, descendants. Il connaissait tout cela à présent, et dans sa tête les imbrications étaient claires. Ensuite, il avait questionné les voisins, s'était renseigné dans les tavernes. C'était souvent la partie la plus intéressante de l'enquête. Quand on découvrait les petites histoires, pas nécessairement intrigantes au premier abord, mais mises bout à bout, devenant plus significatives.

Par exemple, alors qu'Irène d'Aubeville s'était installée à peine six mois auparavant, son commerce allait fort bien, et voyait même se présenter à sa porte quelques éminents personnages, telle que Florentyna de Monthoux, par exemple, la fille du comte du même nom. On disait que des Dames y venaient régulièrement s'habiller. Bien sûr, les langues s'étaient déliées quand il avait fallu commenter les biens humains de la tenancière, et l'arrestation de la sorcière et incendiaire Lucrezia, dans la boutique même. Comment se faisait-il que la tenancière n'ait pas été inquiétée ? du tout ?

Mais certainement parce que deux de ses frères avaient des positions fort avantageuses à la capitale. Un cardinal tout juste revenu d'une ambassade auprès de sa Sainteté. A Rome, imaginez ! et un général fort bien connu pour avoir mené les troupes monbriniennes à la victoire dans les colonies. Il était fascinant de constater que la jeune veuve vivait d'un commerce presque modeste en comparaison du rang de ses frères. Et tout cela méritait d'être creusé.

De nouveau, il était retourné rôder autour de la boutique, cherchant une raison valable pour lui, corsaire du roi, fils illégitime de Coldris de Fromart, homme de la mer, d'entrer dans cette boutique de rubans et de tissus, auxquels il ne prêtait d'habitude guère d'attention. Pourquoi donc pourrait-il entrer ? Il lui fallait une excuse pour discuter avec la tenancière, en apprendre davantage de sa bouche même.

Et il se creusait la tête, à deux pas de la porte, le nez levé vers l'enseigne. Jusqu'au moment où il décida de laisser faire la chance et d'entrer dans la boutique sans plan d'attaque.

Spoiler:

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'Dé à 6 faces' :

Tout en s'approchant, Cassandre fixa longuement l'homme qui fixait le commerce, d'un air apparemment innocemment. Il ne lui disait rien. Leurs chemins ne s'étaient jamais croisés. Il ne lui disait cependant rien de bon. Son instinct le lui soufflait et fort. Elle se planta devant lui, renfrognée, gardant toutefois une marge de sécurité, prête à dégainer sa dague si cela devait être nécessaire. En pleine rue, ce serait cependant plus que dangereux. Mais elle préférait être clouée sur le pilori, fouettée ou même pendue pour ça plutôt que de revivre cette humiliation.

Le souvenir d'elle, collée contre ce mur, le poignard sous sa gorge, soumise à la volonté de diable d'Alduis de Fromart lui tordait encore le ventre. Elle ne le revivrait pas. Jamais. En se faisant cette promesse, elle touchait au travers de son manteau la manche de son arme. Plutôt mourir en place publique que se laisser abattre comme une bête.

Ses yeux fixaient l'homme, agressive, prête à défendre les siens.

Un sourire insolent lui vint ensuite. Elle s'exclama d'une voix forte, prenant un ton d'enfant niais :

"Eh bien, m'sieur, vous faites quoi ? Vous cherchez quand même pas à voir les dames qui se déshabillent ! Parce que là... Vous êtes juste devant la cabine où elles se déshabillent !"

Il aurait suffi de deux longues enjambées et il serait rentré dans la boutique si la petite Cassandre qui balayait n'était pas venue à sa rencontre.

Oui, il connaissait son prénom. Les voisins le lui avait dit en la désignant alors qu'elle passait, un matin. Cassandre, la plus jeune esclave d'Irène d'Aubeville. Il ne s'était pas renseigné de sa provenance toutefois. Était-elle d'ici, ou bien d'une colonie ? Il la regarda approcher avec son air de fillette mécontente, et il la laissa faire. Sa chance était dans cette petite fille à coup sûr. Il l'avait invoquée pour entrer et elle répondait présente, comme toujours, gage de sa bonne fortune.

"Eh bien, m'sieur, vous faites quoi ? Vous cherchez quand même pas à voir les dames qui se déshabillent ! Parce que là... Vous êtes juste devant la cabine où elles se déshabillent !"

En face de lui, il y avait la porte ouverte, de grandes vitres qui laissaient voir une partie de l'intérieur, dont tout au fond, perdu dans les ombres de la boutique, un paravent, difficilement repérable à cause d'un contre-jour assez lumineux, et derrière lequel, peut-être y avait-il une femme en train d'effectuer un essayage. Tout cela ne pouvait pas motiver une telle accusation, car dans ce cas, le groupe d'hommes qui discutaient derrière lui un peu en retrait auraient pu essuyer la même salve de reproche.

Sarkéris s'accroupit à son niveau et s'avança un peu avec un sourire malicieux.

"Tu sais ma belle, des dames qui se déshabillent, il y en a ailleurs et plus faciles à aborder qu'ici, lâcha-t-il. Ce n'est pas ce que je cherche aujourd'hui. Mais qui sait, un jour..."

Il laissa sa phrase en suspens, après quoi il se leva, la dépassa et se dirigea vers la boutique. Il était prêt à entrer cette fois, et il avait une petite idée de ce qu'il demanderait à présent. Il imaginait sans peine la tête choquée de la tenancière. Mais la petite n'en avait pas fini avec lui.

Cassandre fixait l'inconnu d'un air plein défiance. Elle avait abandonné l'air d’innocence, choisi pour aborder cet homme. Son instinct lui soufflait que celui-là connaissait ce genre de secrets. Il ne se ferait pas prendre à la minauderie. Elle le sentait. Il avait vécu lui aussi des situations similaires aux siennes. Peut-être pas comme la sienne. Pas exactement. Mais il avait lui aussi l'habitude de ruser et de réaliser de mauvais coups. Elle le sentait.

Il s'accroupissait à sa hauteur, l'air malicieux. Sûr de lui. Il lui plaisait. elle appréciait les personnes audacieuses, qui se voulait être maîtres du jeu. Et puis, il faisait l'effort de se mettre à sa hauteur au lieu de vouloir la prendre de haut.

Mais elle ne baisserait pas la garde.
Pas question.
Elle avait une famille à protéger.

Elle répondit d'un air espiègle, le fixant toujours droit dans les yeux.

"Dommage... Si vous voulez des dames faciles à approcher, je connais effectivement de bonnes adresses. Des chères et des pas trop chères. Je pourrais vous faire une visite guidée de Braktenn de ces sites particuliers."

Elle devait l'éloigner de la boutique.
Ne pas le laisser entrer.
Ne pas le laisser voir Dame Irène, et encore moins ses enfants.

Elle releva la tête et lui adressa un sourire faussement aimable.

"C'est quoi votre nom ? Moi, c'est Amélie !"

Allait-il détecter l'anomalie ? Si comme elle le soupçonnait, il repérait le magasin, il savait son véritable nom. Comment réagirait-il à cette attaque ? Elle aviserait ensuite.

Le pied sur le seuil de la boutique, Sarkéris, ne manqua pas d'entendre sa réplique pour le moins hilarante. Il éclata d'un grand rire, qui fit se retourner les passants. Elle connaissait de bonnes adresses ! Oh mais lui aussi !

- Vraiment ma belle? tu serais prête à me faire visiter... mais qui te dit que je ne connais pas la ville ? hein ?

Elle pouvait bien croire qu'il ne connaissait pas Braktenn. En fait, il mettait un point d'honneur à cultiver son allure d'étranger. Et qu'y avait-il de plus étranger à Braktenn qu'un corsaire sans foi ni loi, en mal de mer et de pillage joyeux ? Alors qu'en réalité il connaissait assez bien la ville pour savoir de quelles adresses elle parlait, cette insolente "Amélie". Il se détourna de la boutique pour lui faire face, sans pour autant quitter le seuil.

Elle voulait être Amélie, très bien. Il mettrait donc un point d'honneur à l'appeler ainsi. Cette dissimulation lui indiquait que la petite se méfiait de lui. Ou du moins, elle voulait le tromper. Pourquoi ? bonne question. La boutique n'étant pas défendue d'entrer aux hommes, il ne voyait pas pourquoi il ne pourrait pas mettre un pied à l'intérieur pour y faire quelques achats. Mais de fait, depuis qu'elle lui tenait le crachoir, il n'avait pas pu mettre à exécution son but d'y entrer. Sans façon, il s'assit dans l'embrasure de la porte. Empêchant quiconque d'entrer ou de sortir sans le bousculer.

- Mon nom ? ma belle ? Pyrrhus. Est-ce que ça t'avances de le savoir ? parce que je ne savais pas qu'on devait passer un interrogatoire pour acheter des fanfreluches à une dame...

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'Dé à 6 faces' :

Cassandre fixa l'inconnu qui venait de se mettre à éclater de rire suite à sa répartie sur les maisons closes. Elle observa les passants se retourner vers lu d'un air impassible, puis sourit de sa réponse.

"Dans ce cas, je ne vous montrerais rien."

Il y avait quelque chose de perturbant dans l'atitude de cet homme. décomplexé, insouciant... Il lui rappelait Simon. Elle refoula le souvenir. Simon était mort. Comme son père. Ils avaient à jamais disparus. Elle se focalisa sur le présent. Son interlocuteur. Elle ferma un instant les yeux pour s'imprégner de son odeur et la mémoriser. Elle piquait. Cet homme empestait le sel. Comme les marins qui travaillaient sur le port ou ceux qui revenaient d'un long voyage en mer.

"Vous êtes un aventurier, pas vrai ? Vous avez visité beaucoup de pays à l'étranger ?"

Il n'avait apparemment rien relevé sur le mensonge de son nom. Il en disait un, qui ne devait pas être le sien à lui non plus. Ce dénommé Pyrrhus bloquait à présent la porte et barrait le passage. Elle le fixa, sévère.

"Je ne vous aime pas, c'est tout. Vous sentez les ennuis."

Elle continua de le fixer, songeant à Grâce seule avec leur petit frère à l'intérieur. Si cet homme entrait, poyrrait-elle avoir peur ? Elle se rappelait de la visite terrible d'Alduis de Fromart. Elle ne la laisserait plus être effrayée. C'était son rôle de grande sœur que de les protéger, elle et Ludovic.

"C'est quoi vos vraies intentions ?"

Ses mains étaient croisées contre sa poitrine.

"Je l'ai déjà fait, ça, plusieurs fois, de surveiller des commerces pour rapporter les habitudes des gens et le faiblesses du lieu. Pour que ceux qui me payaient puissent aller voler. Ne me prenez pas pour une idiote."

Il était si près de la porte.
Grâce et Ludovic, à l'intérieur, qui auraient peur, seraient terrorisés peut-être même.
Elle les protégerait.
Elle le devait.

Grâce était restée bien au chaud, comme l'avait demandé sa mère et sa grande sœur. D'ailleurs, elle tâchait d'être discrète pour ne pas réveiller sa mère en haut et jouait parfois avec Ludovic dans son berceau pour le distraire. Elle empilait quelques petites caisses dans un coin et les vidaient de leur marchandises. Elle fronça les sourcils en voyant au travers les fenêtres que Cassandre semblait discuter avec quelqu'un. Elle voulut aller ouvrir la porte pour au moins voir mais la trouva coincée. Elle fronça les sourcils et tenta de la pousser un peu. Mais c'est qu'il devait y avoir quelque chose de lourd derrière !

Un aventurier. Elle n'avait pas vraiment tort. Mais il n'allait pas lui dire qu'il était un pirate n'est-ce pas ? parce qu'au fond, malgré sa lettre de course, c'était un peu ce qu'il était resté. Un pirate amoureux de l'action, du gain, de la violence et des femmes. Mais surtout de la mer. A sa question sur ses visites à l'étranger, il répondit par un air énigmatique "peut-être bien". Si elle ne l'aimait pas, alors lui n'avait aucune raison de l'apprécier non plus, et dans ce cas, il ne lui dirait rien de plus à son sujet personnellement.

- Je sens les ennuis. Tiens, ça c'est original. On m'a dit que je sentais beaucoup de choses, mais les ennuis, c'est un parfum nouveau.

Il fourra une main dans sa poche et y fit tinter les pièces d'argent qui s'y trouvaient.

- On m'a plutôt souvent dit que je sentais l'or, vois-tu ma belle. Et mes vraies intentions sont justement d'en dépenser une partie dans cette charmante boutique. Peut-être même pourrais-tu m'aider à trouver un ruban qui siérait à une jolie dame aux cheveux bruns ?

Il faisait cette remarqua lorsqu'il sentit le battant faire pression sur son dos. Il se décala un peu, de façon à ce que la porte puisse s'ouvrir, et il aperçut, dans l'entrebâillement, une fillette.

- Tiens donc, qui voilà ? dit-il en l'attrapant par la taille pour la poser sur ses genoux, sans façon.

Ce n'était pas méchant, juste... à la façon Sarkéris. Il lui sourit pour rassurer la petite.

- Et toi, petite beauté, quel est le doux prénom auquel tu réponds ? Moi c'est Pyrrhus et voici Amélie, dit-il en présentant Cassandre. Tu m'aiderais, toi, à trouver un ruban dans la boutique ? tu dois bien t'y connaître !

Cassandre toisai de sa méfiance coutumière cet étranger qui lui laissait toujours rien présager de bon. De toute manière, faire confiance à un inconnu, sans connaître ses intentions, c'était donner le moyen de recevoir tôt ou tard un coup de poignard dans le dos. Il continuait de rire suite à ses paroles. Décidément, il ne prenait rien au sérieux ? Comme.. Elle s'interdit de penser à ce nom. Les morts appartenaient au passé. Ils n'étaient plus rien.

Le marin s'amusait à faire tinter des pièces depuis ses poches et s'exclamait qu'on lui disait habituellement qu'il sentait l'or. Cassandre lui répondit d'un sourire insolent, sur un ton proche du sien.

"Les odeurs des ennuis et de l'or sont généralement similaires."

Il insistait pour entrer et acheter un ruban qui serait pour une dame. Serait-ce là sa véritable démarche ? Pourtant, il était venu quelques jours plus tôt, sans approcher, ne faisant que regarder la boutique. Comme aujourd'hui. A moins que ce soit de la timidité ? Non, il ne transpirait pas ce trait de caractère. Bien au contraire. Elle répondit d'une voix moqueuse.

"Plutôt qu'un ruban, je vous recommanderais plutôt un collier. Un beau collier en chanvre."

Elle le toisait avec insolence, fière de sa répartie.

Mais une chose plus embêtante se produisit. Grâce, derrière la porte, avait entendu leurs voix, et essayait d'ouvrir. En vain. Et ce bougre venait de le sentir. il se levait et... Il entrait dans le magasin et parlait à sa petite sœur. Il la touchait. la prenait dans ses bras. Cassandre serra les poings dans son dos. Elle venait d'échouer à la protéger.

D'une voix sèche, Cassandre aboya :

"Grâce, retourne t'occuper de Ludovic. Et tu sais bien que ta maman ne veut pas que tu parles aux inconnus !"

Ses poings se serraient toujours dans son dos.
Ce diable avait réussi ses objectifs et à entrer. Il ne lui restait vite qu'à trouver ce maudit ruban afin que celui-ci disparaisse vite vite. Elle s'avança, résignée, et se dirigea vers les étagères où étaient entreposées divers colifichets et autres petits accessoires de beauté. La fillette s'obligea à retrouver un visage poli.

"Quelle couleur siérait à cette dame ?"

Ses regards alternaient successivement à l'homme suspect et à sa petite sœur. Que Grâce s'écarte rapidement de lui. Qu'elle retourne derrière le comptoir. Son ventre se tordait d'imaginer déjà les pires actions qui pourraient se produire.

Alors que Grâce continuait à pousser, persuadée qu'un caillou ou un peu de neige bloquait le passage, elle se trouva soudain à presque tomber en avant quand on ouvrit brusquement. Elle étouffa un cri mais se trouva récupéré par des bras de grand. Elle cligna des yeux. C'était un monsieur qui venait de la prendre pour la poser sur ses genoux. Elle leva les yeux avec curiosité, étonnée. Qu'est-ce qu'il faisait devant leur porte ? Et puis il était un peu bizarre avec son cache-œil. Elle rentra les épaules. Il faisait un peu peur... Mais Sylvère aussi lui avait fait peur au début et en fait, il était très gentil. Peut-être que le monsieur aussi. Et si c'était un client, il fallait faire bonne figure, pour faire plaisir à sa maman !

Seulement, la suite acheva de la perdre. Pyrrhus ? Amélie ? Elle fronça un peu les sourcils en regardant Cassandre. Pourquoi est-ce qu'elle manquait au monsieur ? Et en plus, il avait l'air de chercher quelque chose, pourquoi est-ce qu'elle ne l'avait pas fait entrer ? Cependant, elle n'eut pas le temps de s'interroger plus car Cassandre la gronda. La petite rentra aussitôt les épaules. Elle n'aimait pas se faire gronder et même si elle ne comprenait pas ce qu'elle avait vraiment fait de mal, elle préféra obéir. Elle glissa des genoux de l'inconnu, la tête basse, sans répondre puisque Cassandre avait donné son nom. Elle trottina pour retourner au berceau où Ludovic commençait d'ailleurs à s'agiter un peu et le berça, tout en regardant vers sa sœur pour voir si elle avait besoin d'aide. Pourquoi est-ce qu'elle lui avait parlé comme ça ? Est-ce qu'elle avait peur ?

La répartie de la belle Amélie lui plaisait. Elle était réellement sarcastique, mais sa méfiance ne l'empêcherait pas d'entrer et de dépenser effectivement son argent pour des babioles, mais surtout pour regarder ce qui se cachait à l'intérieur de la boutique. La petite fille qu'il avait à présent sur les genoux resta muette et sans doute quelque peu impressionnée. Sarkéris avait l'habitude : son cache-oeil en effrayait plus d'un qui n'osait plus le regarder dans son unique pupille.

La Grâce glissa de ses genoux et il ne la retint pas, la suivant même à l'intérieur, Cassandre-Amélie sur les talons. La jeune esclave ne s'embarrassait pas et donnait des ordres à sa toute petite maîtresse... en soi, rien que cela était intéressant. De même qu'elle n'ait pas hésité à l'aborder dans la rue. Cette Irène d'Aubeville devait avoir laissé la bride à ses esclaves pour qu'ils se sentent si à l'aise.

Dans un autre contexte, Sarkéris aurait simplement constaté la chose, mais là, il la nota dans sa mémoire. Il se fichait pas mal qu'on lâche la bride à des esclaves. Au contraire, ça prouvait que tout le monde n'était pas esclavagiste dans l'âme. Mais puisque son père voulait des informations, il allait lui en rapporter. Peut-être le savait-il déjà ? ce n'était pas à Sark de décider de ce qui avait de l'importance.

Alors que Cassandre se dirigeait tout droit vers une étagère de rubans, le corsaire s'en alla à l'opposé, du côté des corsages. La petite Grâce n'était plus en vue, et pourtant son visage lui trottait dans la tête avec une vague impression de déjà-vu. Ce qui était impossible puisque c'était la première fois qu'il mettait les pieds ici, et qu'il avait une excellente mémoire des gens qu'il rencontrait. Du moins ceux qui revêtaient un tant soit peu d'importance à son oeil, et qui n'étaient pas morts.

- Finalement, lança-t-il à Cassandre. Je vais faire un tour de la boutique avant de me décider pour un ruban. Il y a plein de choses très intéressantes ici. Je pourrais changer d'avis pour un cadeau plus approprié.

L'homme ne s'intérressait finalement à ces rubans et souhaitait faire le tour de la boutique.
Pour ses repérages.
Pour savoir les choses à voler et comment les voler.
Mais elle ne pouvait plus rien faire pour l'en empêcher.

Cassandre s'autorisa une légère révérence, ajoutant d'un ton pincé :

"Très bien. Faites donc, monsieur, et revenez vers nous si vous faites vos choix."

Sans le lâcher totalement du regard, Cassandre se dirigea vers le comptoir, là où attendait Grâce, avec Ludovic encore dans son berceau. Elle se désolait de lui avoir parlé sèchement mais dans ces conditions c'était indispensable. Elle ne pouvait la laisser plus longtemps dans les bras de cet homme. Elle prit la fillette dans ses bras et l'embrassa avant de murmurer doucement à son oreille :

"Pardon pour tout à l'heure. Mais cet homme..."

Elle lui montra discrètement le fameux client qui faisait à présent le tour des marchandises exposées.

"Il ne m'inspire aucune confiance. Il prépare un mauvais coup. Je le sens. Observe-le, Grâce. Tu crois que tu peux essayer de reconnaître son visage ? Si tu le revois, tu embarques Ludovic et tu te caches avec lui et tu fuis. Tu comprends ?"

Sa petite sœur avait beau être encore jeune, elle devrait comprendre qu'il ne fallait pas faire confiance aux inconnus. Ou sinon il arrivait de mauvaises choses. Cassandre touchait les joues de la fillette. Avec douceur.

"Et il ne faut pas que tu fasses de câlins à des gens que tu ne connais pas. Que tu viens juste de rencontrer. Les gens, ils ont parfois de mauvaises intentions, même avec les enfants. Tu comprends ? Si tu as un doute, si tu ne sais pas qui est une personne, retiens-toi.. tu comprends, Grâce ?"

Trop secouée pour sérieusement écouter, Grâce se contenta de faire un câlin à son petit frère. Oui, il était bizarre ce monsieur, mais elle n'avait pas fait exprès... Elle n'avait même pas eu le temps de dire son nom alors que c'était la moindre des politesses pour une demoiselle... Elle soupira puis se fit surprendre par Cassandre. Elle laissa son petit frère dans le berceau puis se laissa faire mais sans enthousiasme. Elle fronça ensuite les sourcils. Elle ne comprenait pas tout. Qu'est-ce qu'ils avaient tous à dire que tout le monde était dangereux ?

Elle hocha cependant la tête et plissa les yeux. C'est bizarre, son médaillon lui disait quelque chose... Mais bon, sa mère avait eu beaucoup de bijoux et en avait vendu plein ! Alors c'était peut-être juste un bijou qu'elle avait vu avant. Elle haussa les épaules puis fit non de la tête.

- Non, je ne le reconnais pas.

Cassandre lui fit un peu peur ensuite. Elle leva les yeux au plafond. Et maman ? Elle était toute seule et très fatiguée... Qui la protégerait, elle ? Cependant, elle sentait qu'il valait mieux obéir.

- D'accord... Mais il ne me dit rien, c'est peut-être juste un gentil monsieur qui vient faire des courses...

Elle fit ensuite un peu la moue.

- mais je n'ai rien fait moi ! je voulais juste voir ce qu'il y avait dehors, c'est lui qui m'a pris d'abord...

Elle baissa les yeux ensuite, un peu vexée. Elle savait bien ce qu'il ne fallait pas faire, elle n'était pas un bébé !

Sark ne s'occupa guère plus des deux fillettes. Entre la muette et la méfiante, il avait trop peu d'espace pour penser. Certains pourraient hocher la tête l'air de dire : "Sark, penser ? il faudrait qu'il neige au Sahara !". Mais sans en avoir l'air, le corsaire du roi pouvait parfois réfléchir avec un brin d'intelligence. C'était une capacité qu'il exploitait toujours lorsqu'il s'agissait de satisfaire à une commande paternelle...

Inutile de préciser qu'il n'était pas familier des boutiques de fanfreluches. Les différents tissus, leur degré de brillance, leur épaisseur, l'emploi particulier qu'on faisait de celui-ci plutôt que de celui-là, l'art de les assembler, et de les mettre en valeur, dépassait de loin ses capacités et ses intérêts. Couleurs et textures l'entouraient sans qu'il n'y connaisse rien. De ses mains d'inculte, il ne toucha nul article. Inutile de réveiller l'agressivité du tigre Amélie.

Pourtant au milieu de tout ce fatras, il reconnaissait l'organisation d'une âme rigoureuse. Les articles qui se ressemblaient étaient ensembles, rares étaient ceux qui sortaient des présentoirs policés. Le plancher était propre malgré le va-et-vient des clients, et les sens du marin exercés à exploiter ce qu'offre l'environnement, reconnurent que la moindre ouverture vers l'extérieur était employée à mettre en valeur ce qui devait l'être. La préciosité de certaines étoffes ne faisait aucun doute quand la bonne facture de certaines autres, moins rarissimes, était mise en avant par une habile disposition des étals.

Il se garda d'approcher du paravent d'où parvenait un entrelac discret de voix féminines débattant de tel ou tel point de couture. La façon dont l'intéressaient ordinairement les jupons ne ferait ici que le détourner de sa tâche. Il fallait profiter de n'avoir pas vu le visage des clientes pour échapper au charme irrésistible qu'elles exerceraient sans conteste sur lui. Les sirènes qui naviguaient dans les terres capitoliennes étaient aussi redoutables que celles des profonds abysses.

Ses déambulations le ramenèrent lentement vers le comptoir principal, lustré, ciré autant par des soins domestiques que par des mains commerçantes. A côté, les filles se tenaient près du berceau et il eut un moment de stupeur passagère. Il ne sut pas vraiment ce qui lui permit avec certitude de reconnaître Grâce à cet instant et ce qui l'en avait empêché auparavant, mais comme pour se convaincre qu'il ne rêvait pas, il porta la main à son cou.

Surprenant son geste, il se détourna aussitôt pour repartir à l'aventure dans la boutique. La réminiscence le tourmentait. Derrière un mannequin de bois habillé d'une vaste robe, il souleva le pendentif de joaillerie qu'il portait. Et il l'ouvrit. A l'intérieur, le sourire de Grâce lui confirma son soupçon. D'un geste impatient il fourra le bijou dans une poche, tout en étouffant un juron. Sa chance n'était pas avec lui pour l'heure. Il lui fallait sortir de cette boutique à présent, se débarrasser le plus rapidement possible du bijou compromettant.

Mais il ne pouvait pas fuir comme un voleur. Des fichus se trouvaient juste sous ses yeux à cet instant.

- Eh ma belle ! c'est pour mettre autour du cou, ça ? ce serait joli pour ma brune...

Le pire c'est qu'il était sincère. Certes, il utilisait une excuse pour quitter les lieux au plus vite, mais cette couleur rouge teintée de flammes orangées n'irait-elle pas comme un gant à la ravissante et mordante Leylia de Montpuit. Pour leur prochaine rencontre.

Tout en observant discrètement l'imprévisible client tourner dans la boutique, Cassandre gardait sa petite sœur dans ses bras. Elle faisait un peu la tête et elle s'en voulait d'avoir été un peu dure. Elle essayait de lui expliquer, de trouver un moyen de la protéger mais sans non plus lui faire peur. C'était compliqué. L'enfant se pencha pour l'embrasser au front.

"Tout va bien, Grâce."

Elle n'était pas si rassurée mais elle devait lui faire croire. Ne pas paniquer.

"En tous cas, Grâce, tu essaies de te souvenir de cet homme et si tu le revois, tu restes loin de lui."

Elle l'embrassa à nouveau en apercevant sa moue au moment de se plaindre d'être allée dehors.

"Non, c'est pas ta faute. Tu ne pouvais pas savoir. Certains hommes peuvent faire ça. si ça arrive, avec un que tu ne connais pas, que tu veux pas, tu dois te défendre. Tu comprends ? Tu mords ou tu donnes des coups. Ce n'est pas mal. Tu ne fais que te défendre. Et après, tu te dépêches de courir ou tu seras en sécurité. Tu comprends ?"

Le client prenait enfin à nouveau la parole et semblait avoir arrêté son choix. Cassandre fixa l'article et pour une fois n'avait aucune envie de lui mettre plus avant d'autres produits ou de trouver moyen d'augmenter les prix. Que cet homme parte et vite ! Elle poussa Grâce en arrière et s'avança.

"Oui, c'est ça. En plus, il n'est pas cher. Six rilchs. Le prenez-vous ?"

Grâce bouda encore un peu avant de se détendre. Elle soupira.

- Bon d'accord. Mais je ne me souviens pas moi...

Elle écouta ensuite sa sœur, même si elle fronça un peu le nez à la mention de la morsure. Ah bon ? On avait le droit de mordre les gens ? Ça lui paraissait quand même un peu bizarre... Et puis elle n'allait pas faire mal à grand-monde avec ses petites mains... mais bon, si Cassandre le disait.

- Oui, je comprends.

Elle regarda le monsieur, espérant qu'elle n'ait pas à le mordre, lui. Elle le vit alors sortir de derrière un mannequin, un peu précipitamment. Tiens, qu'est-ce qu'il avait ? Elle pencha la tête mais laissa sa sœur parler. Elle préféra pour sa part aller voir une cliente qui sortait du paravent et demandait s'il y avait d'autres couleurs. Elle alla tout sourire lui répondre poliment et lui parler de leurs nouveaux tissus.

Le tissu dans sa main paraissait déplacé. Oui, il l'offrirait à quelqu'un, ce n'était pas lui qui allait porter ça. Il verrait pour Leylia. Amélie-Cassandre lui répondit un peu sèchement mais il ne s'en préoccupa pas. Il avait perdu toute envie de rire et le médaillon dans sa poche lui semblait peser aussi lourd qu'un lingot d'or. Le sentiment troublant d'avoir fait une bêtise s'insinuait en lui. Pourquoi avait-il pris ce médaillon ? il aurait pu le laisser à un de ses hommes ce jour-là. Il n'aurait rien du garder. Son butin...

Il sortit 6 rilchs de sa bourse, qu'il déposa sans façon sur le comptoir.

- A la revoyure, lança-t-il à Cassandre avec un faux ton désinvolte.

En deux enjambées, il était de nouveau sur la place, et respirait l'air de la rue avec l'impression d'avoir échappé à un danger. Il tourna vaguement la tête vers la boutique qu'il venait de quitter, indécis. Il y avait un étage, là-haut, qu'il n'avait pas visité. Et c'était certainement là que se cachaient les informations les plus intéressantes. Mais il avait déjà un gros secret à rapporter à son père. Un secret dont il n'était pas fier, et qu'il espérait bien enfoui au fond de l'Atlantique.

Rendu maussade par sa découverte, il remonta vers Cervigny, le nez baissé, pensif. Sans s'en rendre compte, il se mit à jouer avec le médaillon dans sa poche. Au bout d'un moment, surprenant le jeu inconscient de sa main, il la retira de sa poche, et s'arrêta au milieu de la chaussée pour observer de nouveau le portrait à l'intérieur. S'était-il trompé dans la boutique, avait-il mal vu ? Mais non, le visage de l'enfant était bien le même, on ne pouvait pas le nier. A quelques mois de différence, le doute n'était pas permis. Il avait tué le père de la petite Grâce.

Une sensation glacée lui parcourut l'échine lorsqu'il songea à la raison de ce meurtre. La rage succéda à la prise de conscience. Insensé qu'il avait été ! Il avisa une ruelle sombre, s'y dirigea d'un bon pas et une fois entre les murs rapprochés des maisons, il referma d'un geste sec le médaillon, hésita à conserver la chaîne mais finalement, il enfouit le tout au creux de sa paume, et d'un geste calculé et puissant, il lança le bijou maudit le plus loin possible dans les ténèbres de la venelle.

Ensuite, il tourna les talons.
Le passé doit rester en arrière. On ne se retourne pas pour avancer.
Mais il faudrait prévenir Coldris.