[3 septembre, soir] Monthoux et ses esclaves - une réprimande [Terminé]

Le comte n'avait pas digéré l'incident de la veille, à la librairie Bellanger. Vraiment pas. L'honneur de la famille de Monthoux était en jeu, et à cause des sournoiseries de cet esclave, de mauvaises langues disaient peut-être déjà que l'auguste lignée versait dans les idées et les sciences douteuses. Il ne fallait pas se contenter d'une sanction dans le secret de la demeure. Le maître allait profiter d'une excursion sur la Grand' Place en compagnie de ses esclaves, lesquels avaient à vider les ordures dans un coin particulièrement purulent de la Place réservé à cet effet, pendant que le noble profitait d'un spectacle de danse en plein air.


Les traits tombants de colère, il empoigna sa canne, en donna un coup sec au menton de Jérémie pour le faire reculer et le plaquer contre un mur. Puis, espérant être suffisamment entendu pour laver son honneur, Monthoux entama :


-- Vermine. Qu'as-tu osé aller conter aux Bellanger ? Le libraire et son fils m'ont appris de fort belles choses... Que tu étais, paraît-il, le précepteur pour mes filles ? Et que tu leur enseignais de ces idées ridiculement fausses et scandaleuses ? Je ne laisserai pas passer de telles sornettes. Les bonnes âmes m'en soient témoin : cet esclave est un orgueilleux et un menteur, toujours prompt à nous nuire. Rien de ce qui coule de sa bouche fielleuse n'est vrai.

Jérémie n'avait pas senti la colère gronder et pleuvoir aussi sec sur lui. Le coup de canne l'avait surpris. Il en avait lâché le lourd seau qu'il vidait puis s'était laissé plaquer, sans possibilité de se défendre sous peine des lourdes sanctions qu'il savait. L'esclave serra les dents et sut se contenir assez pour garder son éternelle et terrible expression impassible. Un très léger regard de sa part glissa vers ses compagnons d'infortune.


-- Maître. Je n'ai jamais prétendu être précepteur. Les Bellanger auront extrapolé - ou menti. Quant aux noms que je leur ai cités, ce ne sont que des références que j'ai entendues ici et là et que, naïvement, je pensais être intéressantes pour leur librairie...


Il n'eut pas le temps de poursuivre que le maître lui ordonna de se taire, d'un ton de couperet. Un premier coup lui démonta la joue. Un autre atteignit son épaule. Jérémie ne bougeait pas. Attendait. Il ne ferait rien -- et personne sur cette place ne faisait rien non plus... Dans son esprit cependant, les choses tournaient très vite : Alexandre Bellanger s'était déjà monté toute une pièce, et avait dû maladroitement lâcher le morceau devant le maître et son père. Imprudent et zélé, le bequilleux... Oh, peu importait finalement. Jérémie n'avait pas honte. Incommoder le Monthoux était toujours un plaisir. Et instruire le jeune Bellanger des nouvelles sciences qui allaient changer la société valait bien quelques coups pour le moment.

Marie-Anne assistée à cette scène qui la mettait mal à l'aise au plus haut point. Elle ne pouvait supporter voir Jérémie être mal traité de la sorte surtout en public bien qu'elle sache que le maître avait peut être des raisons valables de le faire. Mais de part son éducation, un noble ne devrait pas se donner en spectacle de la sorte. Comment pouvait-elle venir en aide au pauvre Jérémie sans se mettre à dos son nouveau maître ? D'autant plus qu'elle sentait Claire-Marie s'affolée auprès d'elle.

Dieu lui envoya un signe, autour de la scène, de nombreux badauds s’agglutinaient et les chuchotements des autres nobles s’amplifiaient. A ça grande surprise ceux -ci dénigrés son maître pour son comportement désastreux. Ils étaient navrés qu'un noble se donne en spectacle dans des quartiers comme celui-ci face à la populace. Tiraillée entre par son devoir, il fallait qu'elle intervienne pour la réputation de son maître et par la même occasion pour ce pauvre Jérémie.

- Je reviens dans un instant, chuchota-t-elle à l'oreille de Claire-Marie

Lachant la jeune fille elle s'approcha discrètement de son maître et fit tomber quelques pommes d'un étale à proximité de la scène. L'effet escompté se produisit, la populace se tourna de surprise vers la chute accidentelle. Profitant de la confusion elle s'approcha de son maître et chuchota à vois basse en faisant mine de lisser sa tenue.

- Veuillez excuser mon impudence maître,que Dieu me garde, je me devais au nom de votre réputation d'intervenir. Une majorité de noble gens commençais à parler en mal de votre personne. Puis-je vous suggérer de finir votre affaire dans un lieu plus discret ?

Marie-Anne s'inclina devant le comte et attendit la suite des événements. Elle espérait fortement que s'il acceptait de se mettre à l'abri des regards il n'ait plus la motivation de punir Jérémie.

Trop concentré sur les coups qu'il continuait à porter à son esclave, Prosper ne vit rien du manège de Marie-Anne, des fruits qui avaient chu, ni du remue-ménage autour de son esclandre. Il ne s'apaisa que quand, alors que la plèbe se concentrait sur l'étalage de fruits sans dessus-dessous, la petite voix de sa nouvelle esclave lui glissa ses très discrètes recommandations.
Prosper renâcla. Guère besoin d'elle pour décider de ce qu'il fallait faire. Cependant, elle n'avait pas tort : à la grande surprise du comte, des passants voyaient d'un mauvais œil son châtiment public. Il était pourtant dans son bon droit et devait laver sa famille de toute suspicion de lectures scandaleuses. Il grommela, à l'attention de Marie-Anne :


-- Tu es observatrice, toi.


La chose avait été dite d'un ton sec, prompt à faire comprendre à la mulâtre que pour cette fois cela allait, qu'elle lui avait en effet peut-être sauvé la mise, mais qu'elle ne devrait pas trop à l'avenir outrepasser sa condition pour prodiguer ses conseils. Il cessa de frapper Jérémie et lui siffla seulement :


-- Nous allons continuer notre déambulation. Et toi tes corvées extérieures. Mais crois-moi, je ne t'oublie pas. Jamais plus tu n'iras dans aucune librairie et je saurai, plus tard, te faire regretter ton petit manège.


Il s'écarta de lui et s'occupa plutôt de continuer à regarder le spectacle de danse qui se tenait sur la grand' place, méprisant tous les regards -- critiques ou approbateurs -- qui lui étaient destinés.

Une fois de plus, Jérémie s'était comme enterré au fond de lui pour subir sans broncher. Mais il avait tout perçu de l'habile stratégie de Marie-Anne. Quand le maître l'eût lâché et à nouveau menacé d'achever ces remontrances une fois au château, l'esclave ravala un grognement de douleur au fond de sa gorge, se baissa, ramassa son seau pour continuer sa corvée. Il adressa discrètement un regard appuyé -- et reconnaissant -- à Marie-Anne. Jérémie osait espérer qu'elle se contrefichait de la réputation du comte, c'était lui faire trop d'honneur, et qu'elle n'avait agi que pour le bien de son camarade.

Marie-Anne fut soulagée quand le comte stoppa sa réprimande et se remit en marche comme-ci rien ne s’était passé. Elle nota cependant le ton sec employé et su qu’elle ne devrait plus donner son avis aussi directement à ce grossier personnage.

Elle espérait ne pas avoir était trop loin et ne pas être dans les mauvaises grâces de son maître. Cela avait été plus fort qu’elle, un noble se comporter de la sorte ! Aussi bas qu’un animal de basse-cours, qu’elle honte pour la noblesse. Chez elle, sa famille mettait un point d’honneur à traiter ses « employés» comme les nommer son père de façon décente, sur un quasi pied d’égalité. Elle se rendait à présent compte que leur case était peut-être un peu marginale. Elle fut déprimée par cette découverte.

Quoi qu’il en soit, elle avait aidé un amie, enfin elle l’espérait, dans un moment de détresse. Elle aurait souhaité le rejoindre et lui demandé si cela allait mais elle était consciente qu’elle ne pouvait pas se comporter de la sorte devant son maître surtout après tout ce spectacle. Elle capta néanmoins le regard de Jérémie et lui adressa un timide sourire en inclina légèrement la tête.

Marie-Anne rejoignit Claire-Marie et en lui agrippant de nouveau le bras s’enquis de son état à voix basse.

- Tu n’es pas trop effrayée par tout ce remue-ménage ? J’espère ne pas avoir été trop loin et aggraver la chose.

Claire-marie choisissait les pommes au toucher. Elle était contente d'avoir trouvé un marchand qui la laisse faire. Les autres avaient de la méfiance dans leurs voix. Elle n'avait pas vraiment compris pourquoi. Quand Marie-Anne lui chuchota quelque chose, elle était trop concentrée. Elle entendit des bruits mais ne réagit pas de tout de suite, payant les pommes.

- Eh ben... fit le marchand.

Claire releva la tête et sentit une foule. Elle entendit surtout son maître. Il parlait de librairie ? Elle marcha tranquillement, essayant de ne se cogner à personne. La foule se dispersa soudain. Jérémie n'était pas loin, elle sentait son ombre. Marie-Anne aussi. Elle les attendit pour rentrer au domaine. Marie-Anne l'interpela alors. Au moins, elle savait que c'était elle quand on lui prenait le bras. Ça ne la gênait plus vraiment.

- Tu... tu dis ? Pardon, je crois pas avoir tout entendu, je cherchais les pommes.

Jérémie se concentra quelques instants sur sa respiration et massa son corps osseux, pour contrôler la douleur et n'en rien laisser paraître devant Claire-Marie qui de toute évidence n'avait pas saisi grand chose à ce qui venait de se produire. Et tant mieux. Elle terminait d'acheter les fruits pour le comte. Jérémie se son côté acheva de vider ses ordures, nettoya énergiquement le seau à immondices et se releva dans un très bref grognement de douleur. Il allait falloir rentrer. Le jeune homme eut un rapide et amical échange de regards avec Marie-Anne. Il se rapprocha des deux femmes pour prendre le chemin du retour.

Le spectacle qui occupait le comte une fois achevé, il s'en retourna vers les esclaves qui l'accompagnaient et ordonna simplement :


-- Rentrons.


Le chemin se fit en silence. De retour au château, le noble dispersa ses esclaves en les envoyant à leurs travaux respectifs et, une fois seul, ne retint que Jérémie. Il lui signifia que le jeune homme allait payer son affront d'une semaine de jeûne et qu'il lui remettrait autant de coups en cas d'un nouvel incident du même genre.

Il tourna les talons après avoir congédié Jérémie, qui allait regagner la cour arrière où il devait passer la brosse. Le noble ignorait que dans l'esprit de son esclave se formaient déjà des rêves de fuite, d'émancipation, de renversement du systèmes -- rêves dans lesquels il espérait être suivi par ses deux nouvelles camarades, aidés peut-être par des personnes dissidentes qui, à l'extérieur, se faisaient de plus en plus nombreuses à s'opposer à toutes les idées et sciences traditionnelles.
Jérémie ne dirait rien de la sanction à ses camarades. Il ruminait seul et attendait l'heure propice à ce que tout puisse être renversé. Un jour.