[Solo - 18 au 28 janvier 1598] - Ce qui nous lie et nous divise
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18 janvier 1598
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Eléonore avait quitté le manoir du moulin juste après midi. Presque à l’heure, donc, malgré la nécessité de revoir certaines notions. Alors qu'elle laissait vaguer ses pensées dans la voiture, cette façon d’exposer les choses lui fit penser à Tristan et à son histoire de professeur érudit dans son genre - de quoi lui arracher un sourire amusé. Ainsi qu’à la curieuse coïncidence qui vérifiait ses tirages de cartes, d’ailleurs. Quelque chose de très fort du côté des sentiments, avait-il prédit. Elle ne croyait toujours pas au bien fondé de ces tirages, mais pour les sentiments forts, on lui avait demandé de ne pas douter. Une guérison. Une association bénéfique. Une collision avec certaines de ses valeurs… Tout ça, ce n’était après tout que les conséquences naturelles lorsque l’on venait à tomber amoureuse.
Tout comme l’incapacité de se quitter. Non seulement elle avait dû déployer toute sa raison pour ne pas céder lorsqu’il avait insisté pour qu’elle reste, mais en plus, même une fois prise la décision de démarrer, il avait fallu lutter contre elle-même pour ne pas retourner dans ses bras. Monter en voiture n’avait déjà pas été une mince affaire, mais elle avait bien dû en redescendre deux fois pour le serrer encore dans ses bras, l’embrasser et lui répéter qu’elle l’aimait. Car lui non plus, il ne devait surtout pas en douter, et c’était uniquement pour eux qu’elle prenait sur elle de partir si tôt. Uniquement pour qu’ils puissent se voir encore.
Elle se sentait encore étrangement euphorique lorsqu’elle parvint à l’hôtel Tidrien. Comme si la douleur qui la suivait partout depuis des mois n’était pas encore parvenue à la rattraper. Le trajet avait bien éveillé quelques doutes, mais elle les avait courageusement renvoyés là d’où ils venaient.
Coldris l’aimait, et c’était tout ce qui comptait. Parce que désormais, elle avait une vraie raison de s’accrocher. Ce n’était pas qu’elle n’aimait pas assez Ariste pour se reconstruire pour lui, pas du tout… Mais elle était persuadée que son Bien-nommé l’aurait compris et aurait été heureux qu’elle trouve une raison de se battre et une source de bonheur. Elle n’aurait jamais cru que cela puisse encore exister dans ce monde qui n’était qu’un vaste non-sens. Alors non, tout ne pouvait pas s’envoler d’un coup, mais elle se sentait tout de même terriblement heureuse.
Un bras s’enroula brusquement autour d’elle tandis qu’un autre bloquait l’accès à l’arme qu’un réflexe l’avait poussée à saisir.
— Nous en sommes à douze contre sept, souffla Gabriel au creux de son oreille. Tu accumules du retard, dis-moi.
— Mais qu’est-ce que fiches ici ? lâcha Eléonore, pas tout à fait remise de la surprise.
— A moi aussi, tu m’as manqué, mon hirondelle.
Il relâcha sa prise pour la contourner et la presser contre lui. Presque un mois et demi sans la voir. Compte tenu des missives affolées d’Eltinne, il s’était attendu à la retrouver rattrapée par l’apathie qui l’avait submergée au décès d’Ariste. Que ne l’avait jamais tout à fait quittée, d’ailleurs. Il fallait donc noter un détail étonnant - agréablement, mais pas moins étonnant :
— Est-ce bien un sourire que j’ai vu sur tes lèvres ? demanda-t-il, en croyant difficilement ses yeux. Un vrai sourire ?
Alors qu’il désserait son étreinte, Eléonore déglutit difficilement. Un sourire. Le sourire qu’il essayait vainement de lui arracher depuis près de neuf mois. Un sourire apaisé, heureux. C’était injuste qu’elle n’ait pas pu le lui accorder alors qu’il était censé être son meilleur ami. C’était injuste qu’elle se soit tant rapprochée d’autres personnes alors qu’elle s’était tant éloignée de lui. Comme si quelque chose s’était brisé. Quelque chose qu’elle ne savait pas comment réparer.
— Tu avais besoin de prendre du recul, acquiesça-t-il.
Bien sûr qu’il regrettait de n’avoir rien su faire par lui-même. Pourquoi ? Pourquoi était-elle restée si mal tout ce temps et était-elle redevenue si lumineuse quand il était absent ?
— Gabriel ?
— Hmmm ?
— Merci de m’avoir permis de rester. Je sais que... - il prit son bras, pressentant que cette conversation devait se tenir ailleurs qu’au milieu du hall d’entrée - que… que je n’ai pas mérité que tu continues à me soutenir et que tu étais là quand même. Je sais que...
Qu’elle les avait blessé en se comportant aussi égoïstement qu’elle l’avait fait. Lui, Eltinne, Oncle Eineld. Depuis qu’elle était arrivée à Braktenn, ils avaient été les grands oubliés du problème. Parce que même s’ils avaient toujours été là, ils avaient été incapables de la consoler. Parce qu’elle leur avait fait plus de mal en restant en vie qu’en mourant, cela lui semblait très clair, mais que cela n’arriverait plus. La prochaine fois… Il n’y aurait pas de prochaine fois.
Ils passèrent la porte du salon vert - elle ne pouvait toujours pas s’empêcher de le désigner ainsi - quand Gabriel comprit qu’elle ne reprendrait pas la parole par elle-même et qu’un détail avait besoin d’être remis à plat :
— Ma lettre… Ce n’était pas contre toi, j’ai seulement paniqué.
Il avait passé tout le trajet à tourner et retourner ses explications dans son esprit. Pas besoin de préciser de quelle lettre il parlait : il avait soigneusement évité le sujet - et elle saurait lequel - dans les suivantes, de peur de l’embrouiller plus encore.
— J’ai eu peur que cela n’agrandisse les fissures qu’il y avait eu entre nous. Je n’ai réalisé qu’après que c’était une évidence et que c’était le plus simple pour nous deux.
Parce qu’aucun autre époux ne pouvait tolérer ses gamineries. Parce qu’il savait combien elle était attachée à Tianidre. Elle n’aurait pas supporté de devoir partir, elle l’avait toujours dit, et elle se réjouissait que le comte n’ait pas de projets de mariage pour elle. Mais même à cette époque-là, où elle était à la fois la plus folle et la plus prudente d’entre eux, ils auraient dû se douter que cela finirait ainsi. Maintenant qu’il avait pris le temps d’y réfléchir, il se disait qu’elle aurait elle-même fini par proposer cette solution si le décès d’Ariste n’avait pas précipité les choses. Ne fut-ce que pour pouvoir se permettre certains écarts plus discrètement.
— Je ne cherchais pas à me débarrasser de toi, précisa-t-il. Ni à faire Dieu sait ce que tu pourrais t’imaginer d’autre.
— Je sais, confirma Eléonore.
Il n’aurait pas cherché à le faire. Ou du moins, il aurait vite changé d’avis. Parce qu’Ariste leur avait demandé de veiller l’un sur l’autre. Parce qu’il n’aurait pas pu se résoudre à l’abandonner. Pas comme elle l’avait fait. Elle ne méritait pas un tel ami, moins encore que les autres. Non, elle ne le méritait pas, il valait bien mieux que ça. Il méritait une amie qui sache vraiment reconnaître sa valeur, pas de vivre dans l’ombre d’un cousin ou d’un amant. Pas d’une amie qui, lorsque quelque chose était cassé, était incapable de savoir comment le réparer. Pas d’une amie qui ne savait que lui faire du mal.
Alors qu’elle envisageait de faire demi-tour, des bras l’entourèrent de nouveau sans qu’elle ne s’y attende.
— Raison… S’il te plait… Tu sais très bien que ça ne t’isoler ne va pas t’aider.
Elle se laissa faire. Oui, elle savait. Elle l’avait bien vu : quand elle était toute seule, ses pensées tournaient en boucle et elle avait de plus en plus mal alors que quand elle parlait à quelqu’un, même si elle s’en voulait de déranger et que tout ne s’arrangeait pas, elle se détestait déjà moins. Mais pourtant, depuis le début, elle n’avait pas pu s’empêcher de le repousser.
— Tu préfères manger ici ?
Elle acquiesça. Oui, c’était mieux qu’ils restent juste tous les deux. Elle devait lui parler.
Gabriel, de son côté, fut surtout soulagé qu’elle accepte de manger. Quelque chose s’était brisé entre eux, il le savait bien. Il ne serait jamais Ariste. Eternel second pour elle, il ne le savait que trop. Il l’avait toujours accepté, parce que chercher à rivaliser avec une complicité si forte ne menait nulle part. Il ne connaissait rien d’aussi puissant que le lien qui avait uni ses deux amis. Il ne voulait pas le remplacer, cela n’arriverait jamais, mais il voulait retrouver Eléonore comme elle était avant. Quand elle lui parlait. Leur amitié ne pouvait pas s’être brisée si facilement, c’était impossible. Il avait déjà trop perdu ; cela, ce serait trop.
Re: [Solo - 18 au 28 janvier 1598] - Ce qui nous lie et nous divise
Éléonore replia cette fichue lettre où elle ne faisait que parler égoïstement d'elle alors que son amant avait certainement beaucoup mieux à penser. Elle paraissait à la fois horriblement longue et terriblement vide. Un véritable tissu d'âneries. Elle n'avait jamais eu tant de mal à écrire. Elle ne voulait pas l'envahir, mais elle ne voulait pas non plus qu'il doute de son amour. Elle ne voulait pas le froisser, mais il fallait bien qu'elle l'informe de certains changements… Elle voulait tant avoir de ses nouvelles, mais elle ne pouvait pas décemment demander qu'il lui réponde alors qu'il avait clairement indiqué qu'il aurait du travail. Elle aura bien pu lui répéter mille fois combien elle l'aimait et combien il lui tardait de retrouver ses bras, et sa voix, et son sourire, et son regard ensorcelant, et sa folie, et ses baisers et… et lui. Déjà juste lui. N'importe quoi de lui.
Gabriel pouvait répéter autant qu'il le voulait qu'elle avait effectivement été amoureuse du premier homme qu'elle avait embrassé, il se trompait sur toute la ligne. La tendre obsession qui l'habitait aujourd'hui n'avait rien de comparable avec ce qu'elle avait pu ressentir à l'époque : une attirance marquée doublée d'une entente vote nouée. Quinze ans. L'âge le plus léger qu'elle ait connu. Après les deuils, après avoir retrouvé toute sa complicité avec un Ariste qui s'assumait parfaitement, mais avant son absence désespérément prolongée.
Les larmes se mirent à couler sur ses joues. À lui, elle aurait déjà parlé. Elle n'aurait rien caché. Elle aurait pu se rouler dans ses bras et lui dire tout ce qui lui passait par la tête. De ses doutes à ses fantasmes, de ses certitudes à son émerveillement, de son impatience à la force et à la douceur de ses sentiments. Tout. N'importe quoi. Et il aurait tout compris. Il aurait effacé toute la culpabilité qu'elle pouvait ressentir, comme il l'avait toujours fait. Lui aussi, il lui manquait énormément. Douloureusement. D'une douleur qui ne disparaissait jamais vraiment, comme une migraine constante qui, parfois, s'estompait légèrement mais demeurait atrocement pesante. Ces derniers temps, il lui prenait de s'effacer davantage, et même, de devenir tellement insignifiante que pour un temps, Éléonore se sentait simplement bien.
Mais pour l'heure, elle était seule. Seule à ruminer ses idées. Seule à se reprocher les vérités largement amputées qu'elle avait servies à Gabriel. Seule ! Et tout revenait. Elle se détestait. Ce n'était plus Ariste, c'était seulement elle. Ariste aurait dû tout arranger. Si Ariste avait été là, elle n'aurait jamais craint qu'il ne prenne pas ses sentiments au sérieux. Qu'il la prenne pour une gamine sotte qui ne savait pas ce qu'elle voulait. Non : lui, il aurait su. Et s'il avait eu un doute quant à Coldris, cela n'aurait guère eu d'importance : il l'aurait couverte et laissée profiter de cette parenthèse enchantée et il était le seul qui aurait pu la consoler si cela tournait mal. Heureusement : si elle perdait Coldris aussi, elle ne voulait pas être consolée. Elle ne voulait plus avoir besoin de s'en remettre.
Elle se détestait. Sans son tout, que restait-il d'elle ? Comment pouvait-on l'aimer ? Comment s'étonner qu'on ne prenne plus rien au sérieux ? Elle n'était plus qu'inutile, pitoyable, pathétique, méprisable, stupide, lassante, encombrante, ridicule… Elle écrasa violemment les poings sur son lit, puis, par précaution, elle cacha sa lettre dans un tiroir. Elle la confierait à Jean demain. Elle saisit son poignard pour le balancer dans la boiserie qui lui faisait face désespérée. Elle plongea la tête dans son oreiller sans même voir qu'elle avait atteint sa cible. Elle martelait son matelas comme pour tenter de dissiper la rage qu'elle accumulait contre elle-même… Elle ne serait jamais comme il fallait.
Gabriel pouvait répéter autant qu'il le voulait qu'elle avait effectivement été amoureuse du premier homme qu'elle avait embrassé, il se trompait sur toute la ligne. La tendre obsession qui l'habitait aujourd'hui n'avait rien de comparable avec ce qu'elle avait pu ressentir à l'époque : une attirance marquée doublée d'une entente vote nouée. Quinze ans. L'âge le plus léger qu'elle ait connu. Après les deuils, après avoir retrouvé toute sa complicité avec un Ariste qui s'assumait parfaitement, mais avant son absence désespérément prolongée.
Les larmes se mirent à couler sur ses joues. À lui, elle aurait déjà parlé. Elle n'aurait rien caché. Elle aurait pu se rouler dans ses bras et lui dire tout ce qui lui passait par la tête. De ses doutes à ses fantasmes, de ses certitudes à son émerveillement, de son impatience à la force et à la douceur de ses sentiments. Tout. N'importe quoi. Et il aurait tout compris. Il aurait effacé toute la culpabilité qu'elle pouvait ressentir, comme il l'avait toujours fait. Lui aussi, il lui manquait énormément. Douloureusement. D'une douleur qui ne disparaissait jamais vraiment, comme une migraine constante qui, parfois, s'estompait légèrement mais demeurait atrocement pesante. Ces derniers temps, il lui prenait de s'effacer davantage, et même, de devenir tellement insignifiante que pour un temps, Éléonore se sentait simplement bien.
Mais pour l'heure, elle était seule. Seule à ruminer ses idées. Seule à se reprocher les vérités largement amputées qu'elle avait servies à Gabriel. Seule ! Et tout revenait. Elle se détestait. Ce n'était plus Ariste, c'était seulement elle. Ariste aurait dû tout arranger. Si Ariste avait été là, elle n'aurait jamais craint qu'il ne prenne pas ses sentiments au sérieux. Qu'il la prenne pour une gamine sotte qui ne savait pas ce qu'elle voulait. Non : lui, il aurait su. Et s'il avait eu un doute quant à Coldris, cela n'aurait guère eu d'importance : il l'aurait couverte et laissée profiter de cette parenthèse enchantée et il était le seul qui aurait pu la consoler si cela tournait mal. Heureusement : si elle perdait Coldris aussi, elle ne voulait pas être consolée. Elle ne voulait plus avoir besoin de s'en remettre.
Elle se détestait. Sans son tout, que restait-il d'elle ? Comment pouvait-on l'aimer ? Comment s'étonner qu'on ne prenne plus rien au sérieux ? Elle n'était plus qu'inutile, pitoyable, pathétique, méprisable, stupide, lassante, encombrante, ridicule… Elle écrasa violemment les poings sur son lit, puis, par précaution, elle cacha sa lettre dans un tiroir. Elle la confierait à Jean demain. Elle saisit son poignard pour le balancer dans la boiserie qui lui faisait face désespérée. Elle plongea la tête dans son oreiller sans même voir qu'elle avait atteint sa cible. Elle martelait son matelas comme pour tenter de dissiper la rage qu'elle accumulait contre elle-même… Elle ne serait jamais comme il fallait.
Re: [Solo - 18 au 28 janvier 1598] - Ce qui nous lie et nous divise
19 janvier 1598
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Éléonore avait passé plus de temps à simuler le sommeil qu'à dormir. Pour changer. Et elle avait fini par se réveiller les yeux gonflés de larmes avant l'aube. Pour changer. Dès que l'heure fut décente, elle descendit et confia son billet à Jean qui partit aussitôt le transmettre.
Elle ne savait pas où était Eltinne - elle ne l'avait plus revue depuis la veille, quand elle lui avait assuré que Gabriel et elle formeraient un couple idéal -, la marmotte en question n'était certainement pas prête de se lever. Elle envisagea de faire un tour dans le jardin, mais renonça aussitôt. En s'engageant dans l'escalier pour retrouver sa chambre, elle surprit Gilbert à contempler l'imposant portrait de Grand-père Constantin et Grand-mère Eugénie exposé sur le premier pallier. Elle savait qu'il s'agissait d'eux parce que c'était ce qu'on lui avait dit, mais elle ne les avait pas connu. Dans le couloir qui menait au bureau, il y en avait un autre, réalisé plus tard, ainsi que ceux des cinq enfants de l'ancien ministre. Constance, Auguste et Félicie avant le bureau, Eineld et Charles après. Son oncle était mort quelques années avant le second mariage de grand-père, et ses tantes… Elle avait dû les voir une ou deux fois étant enfant, mais elles étaient déjà vieilles à l'époque. Il n'y avait de portraits que d'eux cinq. Éléonore savait que les autres n'avaient pas vécu longtemps.
Elle savait aussi qu'une série de sept portraits d'enfants était exposée dans la bibliothèque. Tous à cinq ans. Alors qu'elle contemplait distraitement les peintures, elle ne put s'empêcher de se rappeler que son père avait utilisé ce même bureau devant la porte duquel elle ne cessait de passer depuis près d'un quart d'heure. Et qu'il avait utilisé la chambre juste au dessus de la sienne tout le temps qu'il était resté à Braktenn. Elle se demandait si on avait conservé les lettres qu'elle lui avait écrites avec Anne. Celles où elle lui racontait ce qu'elle faisait. Parfois, il lui répondait, elle s'en souvenait. Anne ne lui lisait que certains paragraphes, et si a l'époque elle y croyait dur comme fer, elle doutait de plus en plus que ce soit venu de lui. Lui qui n'avait su lui accorder qu'une poignée de mots.
Elle retourna dans sa chambre pour faire passer cette mauvaise idée qui lui tournait en tête. Le pire était bien que toutes ses préoccupations se mélangeaient en même temps : l'envie d'aller vérifier, la culpabilité des omissions faites à Gabriel, et cette lettre qu'elle n'aurait jamais dû envoyer. Que Coldris allait-il penser, maintenant ? Il l'aimait, elle devait en être sûre, parce que s'il n'avait pas été sincère elle l'aurait senti mais… Une part d'elle commençait à douter : l'aimait-il comme elle l'aimait, où utilisait-il ce mot d'amour aussi légèrement que beaucoup semblaient le faire ? L'utilisait-il comme quand, six ans plus tôt, Gabriel l'avait accusée d'être amoureuse alors que cette folie n'avait duré qu'une poignée de semaines ? Parce que si c'avait été le cas, il n'aurait sans doute pas eu l'air de mentir…
Sans s'en rendre compte, elle avait verrouillé la porte et commencé à faire tourner son poignard. Quelque chose lui faisait sentir qu'il n'avait pas utilisé ce mot à la légère sans qu'elle ne puisse déterminer quoi. Elle devait lui faire confiance. C'était sa seule garantie. Et puis… lui aussi lui faisait confiance. Et il avait paru tellement heureux la veille que quoi qu'il en soit, elle resterait tant qu'il le voudrait.
Mais attendre ici était beaucoup trop éprouvant. Elle craignait de le déranger en lui envoyant du courrier de si bon matin. Après tout… après tout, il avait sans doute bien mieux à faire. Plus important. Après tout, ce n'était pas parce qu'il l'aimait qu'il avait besoin qu'elle le harcèle. Et s'il regrettait son aveu, désormais ? Oh, si seulement Ariste avait été là pour l'aider. Pour savoir ce qu'elle devait faire, ce qu'elle ne devait pas, ce qui était de trop…
Ariste aurait su, lui, s'il était préférable d'aller voir dans la chambre - certainement pas vidée parce que Gilbert avait une sainte horreur de déplacer quoi que ce fut - de son père ou si ce n'était qu'une méprisable curiosité déplacée. Toutefois, elle finit par monter, abandonnant là ses scrupules pour un temps. Porte verrouillée, bien sûr, mais ce détail fut rapidement corrigé. Évidemment, son père n'avait pas besoin d'une coffre entier plus archiver sa correspondance. Elle chercha alors dans les tiroirs. Elle se demandait si elle saurait reconnaître les mots qu'elle avait dictés à Tante Anne lorsqu'elles avaient entrepris d'écrire ces fameuses lettres. Il devait y en avoir eu environ cinq en tout. Quelque chose comme ça.
Une liasse de feuilles attira soudain son attention. Une écriture qu'elle connaissait par cœur. Un billet.
Restituées comme tu le voulais. Pense à la petite.
Plusieurs lettres décachetées se trouvaient empilées dessous. Signées Charles. Puis un autre tas. Sans réfléchir, Éléonore embarqua le tout pour en faire la lecture dans sa chambre. La petite. Quelle "petite" sinon elle ? Y penser… Cela lui était-il seulement déjà arrivé ? Davantage que pour lui dire bonjour et partir comme un voleur parce qu'il était occupé ? Pense à la petite...
oOo
Éléonore continuait de parcourir frénétiquement les lignes lignes couchées par son père près de vingt ans plus tôt. Son père… malgré son absence assidue et la lumière de ses nouvelles découvertes, elle ne parvenait pas à le désigner autrement.
Mensonge. Tout n'était qu'un mensonge. Tout… Elle se détestait. Elle se détestait tellement. Tellement d'être elle. Tellement d'être à l'origine d'un conflit. Tellement d'être une erreur. Une erreur. Elle n'était que ça. Et en existant, elle avait détruit sa famille. Tout était de sa faute, alors ? Sa faute…
Qu'ils en fassent donc ce qu'ils voudront, mais je n'ai ni besoin de la voir, ni de lui parler, ni même de recevoir de ses nouvelles. Pour moi, elle n'existe pas et n'existera jamais. Si ce n'est qu'une erreur, qu'ils l'assument donc seuls.
Ce n'était pas son père, et il n'avait jamais voulu d'elle. Il acceptait tout juste de substituer l'indifférence à la haine pour elle, et ne l'avait reconnue que pour protéger leur nom. Que par une inexplicable loyauté dont il répétait sans cesse qu'elle n'était pas méritée.
Et oncle Eineld - qu'elle ne parvenait pas non plus à désigner autrement… elle ne voulait pas y penser. Elle ne savait pas quoi en penser. Pourquoi ? Pourquoi n'avait-elle même pas mérité de savoir ? Pourquoi, si c'était le cas, ne méritait-elle pas d'être sa fille ? Pourquoi mentir ? Elle n'était plus une enfant ! Non, elle n'était plus une enfant, elle aurait dû savoir.
Non, elle n'aurait jamais dû savoir. C'était bien pour ça que ces informations lui étaient dissimulées : parce qu'elle n'était rien. Elle ne méritait rien. Elle n'était qu'une erreur qui avait continué de faire souffrir autour d'elle, encore et encore. Au fond, elle comprenait : qui aurait voulu de ça comme fille ? Personne. Parce qu'elle ne faisait rien de ce qu'il fallait. A ce prix-là, ils auraient bien pu la balancer des falaises à la naissance, au moins aurait-elle cessé de tout gâcher.
— Raison ?
Elle n'avait même pas entendu la porte s'ouvrir. Elle ne parvint pas à ravaler ses sanglots. Non, il devait partir. Il ne devait pas la voir pleurer. De toute façon, elle n'était doublement pas censée exister. On en revenait à une inaltérable vérité : sans Ariste, elle n'était rien. Il n'y avait que pour lui qu'elle avait vraiment compté. Tous les autres… tous les autres ne la supportaient que parce que c'était là leur devoir. L'idée qu'on puisse l'aimer était juste stupide. Stupide après avoir lu trente fois le strict contraire en moins d'une heure. Qu'y avait-il donc dans cette correspondance que la preuve qu'elle n'aurait pas dû exister ? Hormis peut-être celle que Tante Anne était encore plus exceptionnelle et digne qu'elle n'aurait jamais pu l'imaginer. Elle, c'était quelqu'un de bien. Quelqu'un à qui elle aurait voulu ressembler. Loin de l'ingratitude et l'égoïsme qu'elle répandait.
— Oh, non...
Gabriel rassembla les documents pour les éloigner d'elle alors même qu'elle protestait. Il déposa le tas sur la table de chevet et vint serrer son amie dans ses bras.
— Tu n'aurais pas dû lire une chose pareille...
Une chose qu'il avait devinée au simple nom des correspondants. Une chose qu'il avait lui-même eu du mal à entendre.
— Ce n'est rien, mon hirondelle. Ça ne vaut pas la peine de pleurer.
— Rien que des simagrées, c'est ça ? demanda-t-elle sur un ton pitoyable.
Rien que des simagrées. Elle redoubla de sanglots. Elle ne savait faire que ça. Pleurnicher pour rien et pourrir la vie des autres. Elle aurait dû se contenter d'être reconnaissante, et d'accepter. Et si on ne lui avait rien dit, c'était pour la protéger, trop fragile qu'elle était. Faible, lâche, inutile, encombrante, ingrate, méprisable. Digne d'indifférence sinon de haine. Saleté de petite fouineuse ridicule.
— Éléonore… Je sais que...
Soudain, Éléonore tiqua.
— Tu le savais.
Il n'avait pas l'air surpris. Ni de demander ce qui se passait. Rien. Comme s'il était déjà au courant. Elle releva ses yeux larmoyants pour les planter dans les siens.
— Ce n'est pas ce que...
— Mais tu le savais.
Elle se dégagea. Il savait. Il savait. Il lui reprochait de ne pas tout lui raconter alors qu'il lui cachait que sa vie était un énorme mensonge. Elle se leva et se mit à faire les cents pas autour du lit.
— Depuis quand ?
— Éléonore...
— Quand ?!
— bientôt trois ans.
— Qui d'autre le sait ?
— Je ne sais pas. Écoute, j'avais promis de ne pas en parler.
— C'est à dire ?
— Il se peut que j'en ai parlé avec Ariste et...
— Non !
Non ! Non ! Non ! Ça, ce n'était pas possible. Ariste je lui aurait pas menti. Il ne lui aurait plus rien caché. C'était faux. C'était faux. C'était faux, elle n'y croirait pas. À moins qu'il n'ait pas eu le temps de lui dire. À moins qu'il n'ait pas eu le temps…
— Quand ?
— Éléonore, ça suffit.
Elle avait bien remarqué que quelque chose clochait.
— Quand ?
— Éléonore… Je n'avais pas le droit de t'en parler… Eineld...
— C'est drôle, c'est un concept que tu comprenais beaucoup moins hier !
Hier. Quand il avait tenté de lui arracher les motifs de sa dispute avec Alduis, entre autres.
— Cela n'a rien à voir.
— En effet : dans ce cas précis, ça me concernait personnellement !
Elle se détestait. Elle ne voulait pas se disputer. Elle ne voulait pas. Pourquoi n'arrivait-elle pas à s'en empêcher ? Pourquoi ? Elle savait, pourtant, que c'était idiot et qu'il avait ses raisons. Elle était méprisable, juste méprisable. Comment osait-elle s'étonner de ne pas voir les choses s'améliorer si elle était incapable de faire un effort ? Elle se saisit de la première lettre - la pire - et l'emporta hors de la chambre.
— Je peux savoir où tu vas ?
— Ailleurs.
Elle descendit et croisa justement Jean, à qui elle demanda de préparer la voiture.
— Éléonore...
C'était à elle de faire un effort. Elle était en tort. En tort par sa simple existence. En tort parce qu'elle n'aurait pas dû trouver ces lettres. Parce qu'au fond, elle savait pourquoi il ne lui avait rien dit.
— Je reviens. J'ai juste besoin de sortir.
Sortir là où il n'était pas.
Re: [Solo - 18 au 28 janvier 1598] - Ce qui nous lie et nous divise
Eléonore était rentrée peu après le déjeuner, passablement apaisée par la conversation qu’elle avait eue avec Alduis et par cet entrainement improvisé qui lui avait changé les idées. La seconde invitation au fiançailles était arrivée un peu plus tôt, et elle avait vu le visage d’Eltinne crisper de rage quand Gilbert la lui avait transmise - très satisfait, pour sa part. Gabriel avait accepté de l’aider à s’y préparer, non sans s’étonner qu’elle ne la rejette pas catégoriquement. Il n’avait pas précisé qu’il comptait l’accompagner, elle n’avait pas osé préciser qu’elle aimait autant qu’il s’en abstienne… simplement parce qu’elle ne savait même pas si elle serait capable de sortir de voiture sans lui. Au fond, c’était sans doute mieux qu’elle ne s’y rende pas.
Mais après avoir laissé entendre qu’elle serait prête à prendre part à ce genre d’évènement, il n’y avait plus eu moyen de faire revenir Gabriel sur ses résolutions pour celui du lendemain. La préparation relevé de l’improvisation totale, et elle avait commencé par y mettre une mauvaise volonté prodigieuse dans l’espoir d’y échapper… en vain.
Tout cela, bien que réveillant ses angoisses et démontrant la réalité du fardeau qu’elle représentait, avait eu le mérite de repousser un peu les tourments majeurs qui la taraudaient et qui ne revinrent en puissance qu’après le dîner. Là, elle s’était effondrée, plongée dans un relatif repos dont l’angoisse de la cérémonie la tira au bout de trois petites heures. Alors elle lut, lut et relut quelques lettres bien sélectionnées, puis celle de Coldris, puis celle, parmi la correspondance qu’elle avait découverte le matin, à laquelle elle avait encore accès, puis de nouveau la lettre de Coldris, sans parvenir à refouler ses pensées les plus douloureuses.
Elle finit par se saisir du livre qu’il lui avait prêté, et grâce auquel elle espérait penser à autre chose. A une telle heure, l’anglais devenait un joyeux charabia et elle ne savait même pas si elle le déchiffrait grâce à ses souvenirs de la pièce - quoique vu l’attention qu’elle y avait portée cela relevait du miracle - ou si elle suivait vraiment. Elle continuait pourtant de tourner les pages, à la lumière d’une énième bougie, en se remémorant le déroulement de cet après-midi-là.
Arrivée à la mort simulée de Juliette, elle eut presque l’impression que Coldris était là, puis qu’il la fuyait. Elle posa l’ouvrage, puis laissa vaciller sa tête contre ses bras croisés. Elle se repassa la suite des évènements, jusqu’à ce qu’elle quitte sa chambre. Elle s’en voulait encore, quelque part, de l’avoir laissé. Et quelque part, aussi, elle avait du mal à croire ce qu’il lui avait dit deux nuits plus tôt. Tout était arrivé si vite… Alors peut-être qu’il se trompait.
Comment réagirait-il quand il apprendrait qu’elle ne devait pas exister ? Est-ce… Est-ce qu’il lui en voudrait, lui aussi ? Est-ce qu’il l’aimerait toujours ? Et puis… Et puis, après tout, parlaient-ils vraiment du même amour comme elle s’en était persuadée ? Elle replongea dans son livre, survolant les mots du regard plus qu’elle ne les lisait, suivant très vaguement le déroulement des évènements en ayant l’impression que certaines choses n’avaient pas de sens, et il lui fallait alors revenir en arrière. Elle venait de lire la dernière réplique lorsque l’on frappa à sa porte.
Avant même de se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle avait saisi la lettre de Coldris et celle de son père pour les cacher. La première avait disparu dans le tiroir, l’autre était toujours dans sa main lorsque Gabriel ouvrit la porte. Ce ne fut que celle-là qu’il vit, et il voulut qu’elle aille la ranger avec les autres, là où elle les avait prises la veille. Elle secoua la tête. Il en était hors de question.
— Tu te fais du mal en relisant ce torchon.
— Cela parle de moi.
— Cela ne t’appartient pas, mon hirondelle.
— Tu n’as qu’à considérer que c’est mon héritage, voilà. Et cesse de m’appeler ainsi.
— Raison...
Elle ramena la lettre contre elle quand il voulut la saisir, puis la fourra dans le tiroir qu’elle referma aussitôt, lui défendant de le rouvrir d’un regard sévère, tout en songeant déjà qu’elle les déplacerait dès qu’il serait sorti. Au moins celle de Coldris - qu’il était hors de question de brûler - afin qu’il ne l’apprenne pas de cette manière. Elle tenait à le lui dire elle-même. Il fallait seulement trouver le bon moment, ce bon moment, ce n’était pas maintenant.
Pas alors que tout à l’heure, il verrait son amant démontrer des talents dont elle ne doutait pas pour la manipulation de masses pour servir des idées auxquelles ni Gabriel ni elle n’étaient franchement sensibles. Pour elle, cela ne changeait rien. Elle n’en aimerait pas moins cet homme, celui qu’elle, elle avait pu rencontrer, et n’en continuerait pas moins à le voir s’il voulait encore d’elle après ce qu’il venait d’apprendre - elle n’aurait jamais dû écrire cette lettre. Même s’il était aussi celui qu’elle verrait ce soir - car elle ne se faisait pas d’illusion ni ne se racontait d’histoire à ce sujet -, même s’il avait fait, poussé à et laissé faire des choses atroces. Même si elle ne voulait surtout pas le voir comme ça et se confronter à cette réalité. Lâche, tellement lâche qu’elle était.
— Je t’attends dans le salon - elle savait lequel - mais ne lis plus ce torchon tu vas te rendre malade.
— D’accord.
Et il partit. Et comme elle l’avait décidé, elle déplaça les lettres là où personne n’oserait les chercher, parmi celles d’Ariste, et elle referma la malle. Et comme elle venait de l’accepter, elle ne traina pas à se préparer et à descendre le rejoindre. C’était une chose étrange de sortir de sa chambre le matin plusieurs jours de suite. D’être sortie de son lit, même, pour lire. Ces choses-là appartenaient à une autre époque. Une époque où elle ne faisait semblant de dormir que la nuit, fomentant des plans incroyables et inventant les scénarios de bêtises les plus fous. Ce n’était pas naturel d’agir comme à cette époque à la fois si proche et si lointaine.
Cette époque… Cette époque où elle savait comment trier ses pensées : c’était facile, il suffisait de tout lui dire. Tout, absolument tout, n’importe quoi, même. Le moindre tourment s’envolait dès lors qu’elle le lui confiait, et elle n’avait pas peur. Elle savait qu’il ne pourrait rien leur arriver tant qu’ils seraient ensemble - même à des jours de distance, ils étaient toujours ensemble - qu’ils seraient ensemble pour toujours, quoi qu’il arrive. Elle le savait avec une certitude absolue qui ne craignait aucun délai ni aucun obstacle, ni aucun danger. Une seule âme dans deux corps séparés, invincibles dès lors que ces moitiés étaient réunies… et réduite à rien l’une sans l’autre. Surtout elle, parce que son Ariste était la perfection même.
Elle ne serait jamais prête pour cette fichue cérémonie
Mais après avoir laissé entendre qu’elle serait prête à prendre part à ce genre d’évènement, il n’y avait plus eu moyen de faire revenir Gabriel sur ses résolutions pour celui du lendemain. La préparation relevé de l’improvisation totale, et elle avait commencé par y mettre une mauvaise volonté prodigieuse dans l’espoir d’y échapper… en vain.
Tout cela, bien que réveillant ses angoisses et démontrant la réalité du fardeau qu’elle représentait, avait eu le mérite de repousser un peu les tourments majeurs qui la taraudaient et qui ne revinrent en puissance qu’après le dîner. Là, elle s’était effondrée, plongée dans un relatif repos dont l’angoisse de la cérémonie la tira au bout de trois petites heures. Alors elle lut, lut et relut quelques lettres bien sélectionnées, puis celle de Coldris, puis celle, parmi la correspondance qu’elle avait découverte le matin, à laquelle elle avait encore accès, puis de nouveau la lettre de Coldris, sans parvenir à refouler ses pensées les plus douloureuses.
20 janvier 1598
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Elle finit par se saisir du livre qu’il lui avait prêté, et grâce auquel elle espérait penser à autre chose. A une telle heure, l’anglais devenait un joyeux charabia et elle ne savait même pas si elle le déchiffrait grâce à ses souvenirs de la pièce - quoique vu l’attention qu’elle y avait portée cela relevait du miracle - ou si elle suivait vraiment. Elle continuait pourtant de tourner les pages, à la lumière d’une énième bougie, en se remémorant le déroulement de cet après-midi-là.
Arrivée à la mort simulée de Juliette, elle eut presque l’impression que Coldris était là, puis qu’il la fuyait. Elle posa l’ouvrage, puis laissa vaciller sa tête contre ses bras croisés. Elle se repassa la suite des évènements, jusqu’à ce qu’elle quitte sa chambre. Elle s’en voulait encore, quelque part, de l’avoir laissé. Et quelque part, aussi, elle avait du mal à croire ce qu’il lui avait dit deux nuits plus tôt. Tout était arrivé si vite… Alors peut-être qu’il se trompait.
Comment réagirait-il quand il apprendrait qu’elle ne devait pas exister ? Est-ce… Est-ce qu’il lui en voudrait, lui aussi ? Est-ce qu’il l’aimerait toujours ? Et puis… Et puis, après tout, parlaient-ils vraiment du même amour comme elle s’en était persuadée ? Elle replongea dans son livre, survolant les mots du regard plus qu’elle ne les lisait, suivant très vaguement le déroulement des évènements en ayant l’impression que certaines choses n’avaient pas de sens, et il lui fallait alors revenir en arrière. Elle venait de lire la dernière réplique lorsque l’on frappa à sa porte.
Avant même de se rendre compte de ce qu’elle faisait, elle avait saisi la lettre de Coldris et celle de son père pour les cacher. La première avait disparu dans le tiroir, l’autre était toujours dans sa main lorsque Gabriel ouvrit la porte. Ce ne fut que celle-là qu’il vit, et il voulut qu’elle aille la ranger avec les autres, là où elle les avait prises la veille. Elle secoua la tête. Il en était hors de question.
— Tu te fais du mal en relisant ce torchon.
— Cela parle de moi.
— Cela ne t’appartient pas, mon hirondelle.
— Tu n’as qu’à considérer que c’est mon héritage, voilà. Et cesse de m’appeler ainsi.
— Raison...
Elle ramena la lettre contre elle quand il voulut la saisir, puis la fourra dans le tiroir qu’elle referma aussitôt, lui défendant de le rouvrir d’un regard sévère, tout en songeant déjà qu’elle les déplacerait dès qu’il serait sorti. Au moins celle de Coldris - qu’il était hors de question de brûler - afin qu’il ne l’apprenne pas de cette manière. Elle tenait à le lui dire elle-même. Il fallait seulement trouver le bon moment, ce bon moment, ce n’était pas maintenant.
Pas alors que tout à l’heure, il verrait son amant démontrer des talents dont elle ne doutait pas pour la manipulation de masses pour servir des idées auxquelles ni Gabriel ni elle n’étaient franchement sensibles. Pour elle, cela ne changeait rien. Elle n’en aimerait pas moins cet homme, celui qu’elle, elle avait pu rencontrer, et n’en continuerait pas moins à le voir s’il voulait encore d’elle après ce qu’il venait d’apprendre - elle n’aurait jamais dû écrire cette lettre. Même s’il était aussi celui qu’elle verrait ce soir - car elle ne se faisait pas d’illusion ni ne se racontait d’histoire à ce sujet -, même s’il avait fait, poussé à et laissé faire des choses atroces. Même si elle ne voulait surtout pas le voir comme ça et se confronter à cette réalité. Lâche, tellement lâche qu’elle était.
— Je t’attends dans le salon - elle savait lequel - mais ne lis plus ce torchon tu vas te rendre malade.
— D’accord.
Et il partit. Et comme elle l’avait décidé, elle déplaça les lettres là où personne n’oserait les chercher, parmi celles d’Ariste, et elle referma la malle. Et comme elle venait de l’accepter, elle ne traina pas à se préparer et à descendre le rejoindre. C’était une chose étrange de sortir de sa chambre le matin plusieurs jours de suite. D’être sortie de son lit, même, pour lire. Ces choses-là appartenaient à une autre époque. Une époque où elle ne faisait semblant de dormir que la nuit, fomentant des plans incroyables et inventant les scénarios de bêtises les plus fous. Ce n’était pas naturel d’agir comme à cette époque à la fois si proche et si lointaine.
Cette époque… Cette époque où elle savait comment trier ses pensées : c’était facile, il suffisait de tout lui dire. Tout, absolument tout, n’importe quoi, même. Le moindre tourment s’envolait dès lors qu’elle le lui confiait, et elle n’avait pas peur. Elle savait qu’il ne pourrait rien leur arriver tant qu’ils seraient ensemble - même à des jours de distance, ils étaient toujours ensemble - qu’ils seraient ensemble pour toujours, quoi qu’il arrive. Elle le savait avec une certitude absolue qui ne craignait aucun délai ni aucun obstacle, ni aucun danger. Une seule âme dans deux corps séparés, invincibles dès lors que ces moitiés étaient réunies… et réduite à rien l’une sans l’autre. Surtout elle, parce que son Ariste était la perfection même.
Elle ne serait jamais prête pour cette fichue cérémonie
Re: [Solo - 18 au 28 janvier 1598] - Ce qui nous lie et nous divise
Jean Sargnan, 29 ans
23 janvier 1598
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23 janvier 1598
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Jean avait rattrapée Mademoiselle Eléonore, et après lui avoir accordé un certain temps de marche pour qu’elle évacue sa rage, il l’avait fait remonter d’autorité dans la voiture. A vrai dire, c’avait été plus aisé qu’il l’avait anticipé. Elle avait protesté une fois, puis lâché un fébrile « D’accord » en voyant qu’il ne s’en était pas détourné.
Il se demandait s’il avait bien fait, parce que depuis lors, il ne percevait plus dans l’habitacle que des sanglots désespérés. Elle était sortie seule, plus lasse qu’on l’eut imaginé d’un fantôme, et il l’avait vue disparaître à l’intérieur. On s’y chargerait d’elle tandis qu’il gérait ses propres tâches, il le savait, mais il se sentait quelque part coupable de la laisser.
Il terminait à peine que déjà, Monsieur d’Irtéon le rejoignait pour l’interroger. Enfin, c’était certainement pénible que cette Eltinne qui débarquait et piétinait dans leurs affaires. Il ignorait par quel miracle de loyauté son père ne lui avait pas encore fait traverser une fenêtre.
— Où étiez-vous ? Que c’est-il passé ? interrogea le noble sans ambage.
— Bonjour Monsieur. A Fromart, comme Mademoiselle l’avait annoncé. Je n’ai pu voir ce qui s’est passé, je n’étais pas présent à ce moment-là.
Voir, non. En revanche il avait entendu, et c’était que la petite savait encore donner de la voix. Ce qui était certain, c’était qu’elle n’aurait jamais pu aligner deux phrases sur un tel ton devant leur grand-père commun. Lui, en tout cas, ne s’y serait jamais risqué.
— Et que faisait-elle là-bas ?
— Je pense que Mademoiselle vous répondra mieux que moi. J’ai entendu parler d’entraînement, je crois... hasarda-t-il.
Ce qui était en outre parfaitement vrai même si cela ne se rapportait pas au programme de sa visite. Si la jeune femme voulait parler - option qui, après son investissement, ne l’intéressait que peu -, elle le ferait, mais ce n’était pas à lui de trahir la seule vraie Tianidre qu’il restait dans cette maison à la faveur d’une espèce de pièce rapportée, fut-il vu comme le prochain comte.
Marmonnant un sorte de juron inintelligible, Monsieur d’Irtéon tourna les talons et le planta là. Eh bien, bon après-midi, Monsieur… Pffff.
26 janvier 1598
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Cela faisait trois jours que l’hôtel Tidrien avait retrouvé son fantôme. Un fantôme qui avait manifestement su garder le silence, se disait Jean, puisque personne n’était encore venu lui arracher les yeux pour n’avoir rien vu. Bien sûr, il avait subi un interrogatoire serré de la part d’une taupe incapable de comprendre que certains étaient capables de ne pas mettre leur nez dans les affaires des autres. Le plus difficile avait été de ne pas se trahir devant son père, nettement moins bigleux.
C’était dans ces moments-là que Jean regrettait de s’être laissé entraîner dans cette histoire. Mais c’était trop tard. Trop tard depuis le premier trajet. S’il ne l’avait pas aidée, elle se serait débrouillée seule et aurait pu être morte à l’heure qu’il était. Serait-elle morte, ce soir-là, si elle s’était rendue seule à Cervigny ? Pas tant pour l’aller que ce retour d’errance. Il ne savait pas tant ce qui s’y était passé. Rien de fâcheux, elle le lui avait assuré en voyant son inquiétude. Il l’avait crue. Plus ou moins, car il savait que sa cousine n’utilisait pas ce mot de la même manière que tout le monde. Et à vrai dire, même s’il ne lui était jamais venu à l’idée de se comporter de la sorte, cela ne le choquait pas plus que cela. Soit : il était pris dedans jusqu’au cou et il ne lui restait plus à présent qu’à espérer que cela lui retomberait pas trop vite sur le coin de la figure.
En attendant, il était fort peu agréable de voir - même de savoir - Mademoiselle dans un tel état. C’était qu’encore une fois, cette situation semblait vraiment sans issue - quelle idée, en même temps, de se laisser prendre par de telles colères. D’un autre côté, il les avait vus ensemble la semaine précédente, avant qu’ils ne se séparent… Et il y avait quelque chose entre eux, quelque chose d’évident et qui lui avait semblé fort. Ils étaient alors presque incapable de se séparer, alors peut-être y avait-il une chance pour que… Jean soupira : de toute façon, il n’entendait rien à ces choses-là et ne voulait plus rien en savoir. Mais tout de même, il voulait croire qu’Eléonore retrouverait le sourire. C’était quelqu’un d’adorable.
Alors, quand celle que Mademoiselle avait appelée “petite souris” s’était présentée avec ce livre qu’il reconnaissait bien, le cocher d’opportunité en avait été rassuré. Sans laisser aucune précipitation le trahir, il était monté le lui porter en même temps qu’une tasse de thé. Entre toutes les sottises proférées, Eltinne n’avait-elle pas clâmé que son rôle était de veiller sur Mademoiselle à tout moment.
Il interpella doucement sa jeune cousine en ouvrant la porte.
— Pas soif... fit-elle en le voyant, comme désolée qu’il se soit déranger pour rien.
Elle était appuyée contre la tête de lit, le nez plongé dans ses lettres. Il avait surpris la rédaction de certaines d’entre elles, à l’époque où Ariste - « Ariste, seulement Ariste, par pitié. Comme quand nous étions enfants » - se retrouvait coincé ici pour ses permissions. Ils avaient connu pas mal de soirées bien arrosées tous les deux - il fallait dire que c’était tombé dans une période assez difficile pour lui aussi. Oui, il avait surpris la rédaction de certaines, mais aussi quelques lectures, et certains jours vides. Ils se ressemblaient, quelque part. Et aussi incongru que cela puisse paraître, cela lui avait fait pensé au désarroi d’Oncle Charles.
Il déposa le livre sur sa table de chevet, sans trop savoir comment annoncer la chose.
— Le rendre... demanda-t-elle d’une petite voix qui refoulait ses reproches en le voyant.
— Je m’en étais chargé, Mademoiselle.
Elle fronça les sourcils. Il y avait quelque chose d’enfantin dans sa façon de l’interroger du regard. Elle ne put néanmoins pas formuler cette question qui lui aurait tout de suite amené la réponse, ce « Si vous l’avez rendu, que fait-il donc ici ? » qu’il lisait dans ses yeux. Il sentait aussi qu’elle réprimait un espoir qui ne voulait que l’envahir.
— Vous petite souris vient de me le transmettre. Je pense que vous savez qui en est l’expéditeur.
En moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, l’héritière de Tianidre se saisit du bouquin, et ses yeux ses retrouvèrent noyés sous les larmes. Soulagement ou crainte d’un faux espoirs ? Elle ouvrit l’ouvrage pour y découvrir un petit papier dont la lecture la transporta. Un sourire s’épanouit sur son visage, chassant le fantôme, et on en oublia qu’elle avait les paupières gonflées et des cernes effrayants tant, d’un coup, elle sembla lumineuse.
— La… La voiture, Jean, demanda-t-elle même si elle n’avait pas vraiment eu besoin de le préciser. Et tant pis si encore une fois, elle n’arrivait pas à y mettre les formes, car c’était la pure émotion qui retenait ses paroles.
Re: [Solo - 18 au 28 janvier 1598] - Ce qui nous lie et nous divise
Gabriel d'Irtéon, 27 ans
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Eléonore avait rechuté. Oh, certes, il eu sans doute fallu se réjouir que son état se fut améliorer ce dernier mois, mais c’était bien trop dur pour Gabriel qui la voyait, encore une fois, replonger dans ce profond désespoir qui lui collait à la peau depuis neuf interminables mois. Après l’avoir revue sourire - même aussi brièvement -, ce n’était que plus douloureux encore. Et, quelque part, épuisant.
Quand elle était revenue, Gabriel avait immédiamment vu que cela n’allait plus. Pas qu’il faille être particulièrement perspicace pour l’avoir remarqué… Mais ce qui le chiffona le plus, ce fut qu’une fois de plus, elle avait refusé de lui parler. Après avoir essayé de confirmer ses hypothèses auprès de son imbécile de cocher, qui n’était manifestement pas fichu de veiller sur elle, il avait tenté un coup de bluff pour confirmer ses hypothèses, affirmant qu’un certain “il” - qu’il pensait bien avoir identifié, c’était cela de connaître quelqu’un par coeur - n’aurait pas voulu qu’elle se fasse du mal pour ce qui s’était passé, quoi que ce fut. En réalité, il se fichait bien de ce que Son Excellence pouvait vouloir, surtout après avoir mis sa petite Raison dans un tel état… Il craignait trop qu’elle ne commette l’irréparable dès lors qu’on aurait le dos tourné.
Elle avait changé. Tellement changé. Parfois, il retrouvait des fragments d’elle, auquel il tentait de se raccrocher. En général, même pas quelqu’un d’autre, Eléonore n’était que néant. Dans ses pires moments, il en venait à regretter qu’elle ne soit pas morte sur le coup. Dans son regard vide, souvent, il avait lu qu’elle le regrettait aussi.
Ils avaient tant espéré quand elle s’était relevée. Oh, elle ne l’avait pas vu, et lui non plus n’aurait pas dû le voir, mais le comte en avait pleuré dès lors qu’elle avait quitté le bureau. Il s’était écroulé sur son siège, et lui avait demandé trois fois s’il l’avait bien vue, lui aussi. Tout ça pour quoi ? Pour que cela reprenne déjà ? Pour qu’elle se comporte de manière aussi… effrayante.
Rien qu’à lire ses lettres, il était évident qu’elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Rien que cette histoire de broche… Et ce qu’elle avait écrit sur son intervention dans l’église, avec ce fameu curé. Elle était incohérente, impulsive, faisait tout simplement n’importe quoi - il n’osait pas imaginer ce qu’elle lui cachait. Et si encore cela lui avait permis de se remettre, il n’en aurait rien dit, mais si ce n’était que pour qu’elle dépérisse plus sûrement à chaque fois… C’était d’autant plus désagréable que cela lui évoquait les confidences d’Eineld sur la mère de son amie. Soit…
Il avait passé une bonne partie des journées précédentes à son chevet, essayant de lui rappeler que cela ne fonctionnait pas, que s’isoler de la sorte ne faisait que l’enfoncer davantage. Quelque part, il trouvait son impuissance encore plus douloureuse de par l’idée que quelqu’un avait bien su lui arracher un sourire, si bref eut-il été. Qu’elle avait été se consoler ailleurs quand lui, qui avait toujours été là, elle l’ignorait. Il savait bien qu’il se ruinait le moral à rester à ses côté dans cet état. Il le savait, mais c’était plus fort que lui. Comme les sottises qui détruisaient plus encore son amie devaient lui être irrésistibles.
Toutefois, il avait souvent besoin d’air. Après être resté une bonne partie de la nuit sur un fauteuil tout près de son lit - il se serait bien allongé pour se reposer tout en restant à ses côté, comme ils le faisaient à une époque, mais il aimait autant éviter qu’Eltinne ne pique de crise, c’était assez compliqué ainsi -, il avait rejoint le sien pour quelques heures, se promettant d’être de retour quand elle se réveillerait. Cette fois, il ne faillirait pas. Pas comme la dernière fois, quand il avait été présent les premières semaines puis s’était découragé, ne venant plus que pour s’assurer qu’elle mange - il préférait s’en charger que de lui imposer Eltinne, qui était nettement moins patiente - puis n’était plus passé que quelques heures chaque semaine. Peut-être lui en voulait-elle ? Quelque part, il l’avait abandonnée. Mais il fallait comprendre : il n’aurait pas pu tenir plus longtemps sans devenir fou. Comme si perdre l’amour de sa vie pour de bon n’avait pas été assez douloureux, il avait fallu que sa meilleure amie en meure de l’intérieur, et continue à se dégrader lentement.
Trois jours qu’il ne dormait presque plus - Eléonore non plus, d’ailleurs -, et contrairement aux deux inséparable, lui, il en avait besoin. Trop besoin pour se réveiller à temps ; quand il ouvrit les yeux, il faisait déjà clair. Il sortit se rafraichit en urgence, puis se rendit d’un pas décidé chez Raison.
Quand il posa la main sur la poignée, elle tournait déjà, puis lui fut arrachée des mains par l’ouverture soudaine de la porte... Et il se trouva nez à nez avec une Eléonore souriante, habillée comme pour sortir.
Re: [Solo - 18 au 28 janvier 1598] - Ce qui nous lie et nous divise
Gabriel d'Irtéon, 27 ans
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Gabriel fixa son amie, stupéfait de la trouver là et d’une si vive humeur - joyeuse semblait un grand mot, car à la vérité elle semblait prise entre mille émotions qui ne devaient pas être toutes bien agréables.
— Je peux savoir où tu vas ? s’enquit-il bien plus sèchement qu’il ne l’aurait voulu.
— Je… sors, répondit Eléonore comme s’il s’était montré particulièrement indiscret.
Il lâcha un soupir agacé. Oui, c’était bien facile. Et bientôt, devrait-il demander pardon de se faire du souci pour elle quand elle donnait l’impression de se préparer à mourir à chaque instant ? Et de s’étonner que d’un coup, alors qu’il avait quitté à peine un fantôme, elle se trouve là, debout, agitée, presque souriante ! S’excuser d’avoir du mal à suivre ?
Il s’était trouvé dans l’encadrement de la porte, la jeune femme tenta de se faufiler sur le côté. Sans savoir exactement ce qui le prit, il lui barra la route d’un bras, recevant en réponse l’un de ces regards furibonds qu’elle jetait si bien. De ses grands yeux bruns, elle fit quelques aller-retours bien ostensibles entre son bras dans son chemin et ses yeux qui suivaient son numéro.
— Gabriel. Ton bras. J’aimerais passer.
Peux-tu déplacer ton bras s’il te plait… Non ?
— Gabriel, ton bras ! insista-t-elle au bout de quelques seconde d’inaction. Ton bras !
Il n’aimait pas son ton. En général, si elle oublait les formes, elle y mettait assez de coeur pour qu’on ne s’en préoccupe pas. Il était excessivement rare qu’elle emploie un tel ton. Il n’y avait qu’une occurence qui l’avait marqué, la première. C’était une gamine de treize ans, furieuse qu’on lui ait menti qui n’avait pas trouvé plus poli pour entamer la conversation que “vous, dehors !”. Il n’avait pas discuté, trop content de ne pas avoir à gérer cela - peut-être y avait-il eu alors un peu de lâcheté dans son départ précipité.
Seulement voilà, cette fois la situation était inversée, c’était elle qui le prenait pour un idiot depuis… depuis combien de temps, au juste ?!
Comme Eléonore tentait maintenant de forcer le passage, il la repoussa à l’intérieur. Il était sérieusement temps qu’ils reprennent la question depuis le début. Il la connaissait bien, et quelque part il savait que la seule chose qu’il était parvenu à faire était de l’énerver en agissant de la sorte. Le fait était qu’Eléonore avait bien trop tendance à prendre leur entente pour acquise. Plus que le ton, c’était bien cela qui l’énervait. Etait-ce cela ? N’était-il donc plus bon qu’à la tirer de ses mauvais pas quand elle en avait besoin et à oublier dès lors qu’elle savait se débrouiller ? C’était tellement peu elle qu’il en avait envie de vomir. Elle avait raison : quelque chose s’était brisé entre eux. Quelque chose devait forcément ne plus fonctionner dans sa tête pour que soudain, la susceptibilité de tout un chacun lui passe complètement au dessus de la tête.
La jeune femme serra les poings, demandant sur un ton de pseudo diplomatie qu’il la laisse sortir. Ce ton précis qui semblait dire “Tu libères le passage où je m’en charge moi-même ?”. Oui, ce devait être cela, car elle tenta encore de forcer le passage. Elle le poussa hors de la porte, il la renvoya vers l’intérieur sans réfléchir, alimentant la rage qui enflammait déjà ses prunelles.
— Laisse. Moi. Passer. Tout de suite ! commanda-t-elle.
Il lui renvoya un regard de stricte refus. Sérieusement, s’était-elle vue ? Il était bien hors de question de la laisser sortir dans cet état, pour qui le prenait-elle ?! Il savait quel poitn sensible il touchait, il se doutait aussi qu’il s’y risquait dans un moment des plus délicats. Tant pis.
— Tu n’as pas le droit ! cria-t-elle presque en s’obstinant à vouloir passer.
— Précisément, si ! répliqua-t-il par pure exaspération, ne se rendant compte qu’après qu’il n’avait fait qu’envenimer plus encore la situation.
Elle poussa un grognement de fureur, recula et tenta de lui claquer la porte au nez. Quel imbécile ! Il l’ouvrit précipitamment, ne lui donnant pas l’occasion de la verrouiller, et la referma derrière eux.
— Raison...
Elle lui jeta un regard de profonde déception, assorti d’une espèce de rancoeur.
— Il est sérieusement temps qu’on en parles, tu ne crois pas ?
— Au contraire, je pense qu’on s’est tout dit.
— Oh, Eléonore !
— Sors.
— Ne veux-tu pas cesser un instant de te comporter comme une enfant ?
— Ne veux-tu pas cesser un instant de te prendre pour le seul adulte ici ?
Elle s’était calmée. Désormais plus amère qu’autre chose, elle se laissa choir dans un fauteuil. Il s’appuya à l’accoudoir voisin et attendit une minute en silence qu’elle daigne parler. Rien.
— Donc tu as le droit de piquer une colère quand Ariste ne te donnes pas toutes les informations sur ceux qu’ils fréquentent mais personne n’a le droit de te pose des questions, c’est ça ?
— Oui, c’est exactement cela, approuva-t-elle, sarcastique.
— Et qu’est-ce, alors ?
— Exactement ce que tu viens de dire.
Gabriel poussa un soupir agacé. Ne pouvait-elle pas trouver plus productif que de jouer avec ses nerfs, l’ignorer à moitié et acquiescer bêtement à tout ce qu’il disait sans songer un instant à se remettre en question ? Que de croiser les bras et détourner le regard ? N’était-elle pas censées prétendre que cela n’avait rien à voir, comme il savait pertinnement qu’elle le pensait ? Evidemment : puisque Mademoiselle avait raison, pourquoi prendre la peine de discuter avec la plèbe… Autrefois, il n’y avait qu’une chose qui pouvait amener un mépris similaire. Alors… elle pensait vraiment qu’il y avait quelque chose...
— Que lui trouves-tu, au juste ? demanda-t-il après un long silence. A ton ministre, précisa-t-il.
Rien.
— C’est lui que tu allais voir ?
Rien.
— Cela dure depuis longtemps ?
— J’aurais voulu te le dire moi-même.
Facile de l’affirmer après coup…
— Eh bien ?
— Eh bien tu sais déjà quand je l’ai rencontré. J’avais accepté le dîner. Il me plaisait beaucoup… et puis, ce n’était pas toi qui insistais pour que je saute le pas ?
— N’était-ce pas toi qui prônais la prudence. Il aurait pu se passer n’importe quoi.
— Et alors ?
— Alors ?
— Alors je m’en fichais éperdument, voilà. Comme tu le disais : il est un moment où il faut arrêter de se poser trop de questions. Qu’avais-je à perdre ?
“Nous ?”, voulut-il suggérer. Ce qui lui restait d’espoirs de s’en sortir ? Il avait toute une liste à dérouler, si elle y tenait. Il s’abstint, sachant fort bien qu’il n’aurait pas d’autre chance de lui faire cracher le morceau. De mot en mot, il finit par se rapprocher. Elle racontait, il la relançait dès qu’il sentait un doute. Le monde avait disparu, leurs différends avec. Quelque chose d’une confiance oubliée se sentait dans son récit.
Elle décrivait des émotions si vives qu’elles en étaient effrayantes, de l’ampleur du désespoir que perdre Ariste avait engendré à cet amour illusoire qu’elle s’était inventé pour combler le vide. Gabriel ne savait pas s’il devait croire Coldris de Fromart particulièrement doué pour parvenir à duper son amie, ou se résoudre à penser que celle-ci avait drôlement perdu en lucidité. Et puis, il y avait dans son histoire des incohérences qu’elle ne semblait même pas remarquer. C’était trop gros pour que lui, il ne remarque pas que c’était fait exprès. Tant son affaire d’urgence professionnelle en plein milieu de la pièce de théâtre que son départ de leur chambre en pleine nuit “parce qu’il n’était pas parvenu à s’endormir et ne voulait pas me réveiller, ce n’était que cela, il me l’a assuré”. Il savait son ami prompte à extrapoler, mais tout de même, pour qu’elle s’imagine systématiquement qu’il ne voulait plus d’elle, il avait bien dû le laisser entendre d’une manière ou d’une autre.
Plus inquiétante était bien cette application qu’il semblait mettre à la détacher de sa famille, à briser la confiance qu’il y avait entre eux. Elle pouvait bien dire que “c’était normal qu’il s’inquiète, sérieusement, quel fiancé me permettrait de me conduire de la sorte ?”, il trouvait cette excuse absurde. Comment diable avait-il pu la convaincre que lui pourrait l’empêcher de s’amuser ? Certes, il avait mûri et pris conscience de certaines réalité ces deux dernières années, pris conscience de l’importance qu’elle avait jusqu’ici prôné, mais elle ne pouvait pas penser qu’il avait changé à ce point, si ?
Le pire demeurait sa façon sinistre d’en parler, comme si leur relation était devenue une question de vie ou de mort. Comment pouvait-elle seulement envisager de lier sa vie aux caprices d’un homme qu’elle amusait bien mais qui n’en aurait plus rien à cirer de son existence dans deux mois ? Et encore, si l’on pouvait considérer qu’il s’en souciait actuellement. Et elle se mettait à répondre à ses appels comme un chiot bien élevé alors même qu’elle ne s’était jamais précipitée ainsi pour personne.
— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée.
— Il faut que je le voie, insista Eléonore.
— Il faut surtout que tu t’en éloignes.
— Je lui ai promis de ne...
— Tant mieux : il ne pourra pas te le reprocher puisqu’il n’a aucune notion de ce que promettre signifie.
Eléonore se leva, agacée :
— Je t’ai défendu, tu sais ça ? Devant lui, je t’ai défendu.
— Bien encore heureux !
Ce n’étaient pas que ses années de services le lui devaient bien, mais tout de même ! Ils étaient amis depuis des années - elle était encore presque enfant, alors -, et son vicomte leur était bien étranger ! A vrai dire, il était même presque choqué qu’elle sente le besoin de le dire tant c’avait toujours été réciproquement évident.
— “Encore heureux” ?! s’exclama-t-elle, outrée. Oui, eh bien si tu veux tout savoir j’ai eu tort, parce que tu te conduis précisément comme il l’avait prédit !
Cette dernière affirmation le blessa profondément. Pourquoi fallait-il que le conflit s’en reprenne.
— Oh, s’il te plait, ne mélanges pas tout !
— Tu as changé.
— Raison, je t’en prie ! Tu sais bien que cela n’a rien à voir !
— Ah oui ?
— Tu sais très bien que je serait toujours de ton côté, plaida-t-il.
— Tu en as l’air...
— Mais être de ton côté ne veut pas dire t’encourager à faire n’importe quoi !
Elle lui lança un regard qui disait “c’est drôle, ça a toujours été ta spécialité”. Et comme s’il l’avait entendu, il reprit :
— Si même moi je réprouves, Raison, c’est que c’est réellement dangereux pour toi… Et oui, tu t’en fiches, tu l’as déjà dit mais ce n’est pas mon cas.
— Et donc c’est ton avis qui compte quand il s’agit de mon bonheur et de mon amour ?
— Oh, je t’en prie ! Tu t’entends parler ? Je ne pensais pas avoir besoin de t’expliquer à toi que l’amour n’avait rien à voir avec ça.
— Mais puisque je te dis que… Tu ne comprends rien ! Je l’aime, d’accord ? - Gabriel secoua la tête - Admettons que ce ne soit pas le cas : cela ne change rien. Si moi j’ai envie d’en profiter.
— Moins fort ! - Cela change que je ne comprends pas ce que tu vas trouver à un vieillard égoïste et cruel, voilà.
— Tu veux une raison vraiment triviale ? Il n’est pas pris de nausées à l’idée de me toucher. Je peux y aller, maintenant ?
— Tu es ridicule.
— Non, là c’est toi, Gabriel !
— Si tu avais été dans ton état normal, tu n’aurais pas jeté ton dévolu sur le premier venu.
— Ah oui, d’accord. C’est comme ça...
— J’ai tort, peut-être ?
— Non non, tu as parfaitement raison. En réalité je ne sais juste pas me tenir et cela m’obsède tellement qu’il faut absolument que je le rejoigne là, maintenant, tout de suite, répliqua-t-elle sarcastique. Mais si tu es à ce point jaloux je suis sûre que tu pourrais y remédier, histoire que je voie ce que ça donne quand un homme sait vraiment s’en servir.
— Oh, Eléonore, je t’en prie, ça devient absurde.
— Il faut bien que je m’adapte à ton niveau. Tu ne veux rien écouter, voilà ce qui ne fonctionne pas. Tu es jaloux et tu ne te rends même pas compte que c’est d’une absurdité sans nom parce que la relation que j’ai avec Coldris n’a rien à voir avec la nôtre. Je l’aime, c’est tout.
— Et tu ferais absolument n’importe quoi pour lui, compléta-t-il par dérision.
— Oui.
— Même me tuer ?
Eléonore poussa un grognement de rage, qu’il espéra pouvoir interprêter comme un nom. A vrai dire, une réponse calme l’aurait plus effrayé encore. Le ton qu’ils s’efforçaient de modérer malgré la colère accumulée monta subitement.
— Mais POURQUOI ?! Pourquoi ?! Sincèrement, Gabriel : pourquoi veux-tu que j’aies besoin d’aller faire une chose pareille ?
— Donc tu le ferais ?
— Mais POURQUOI ?!
— Qui sait quelle preuve d’amour il peut te demander...
— Tu veux que je te dises ? Tu es encore pire qu’Antoine Rinthe !
La gifle partit toute seule. Rinthe. Elle aurait difficilement pu pointer plus douloureux, et elle le savait. C’était qu’en plus, ce monstre l’avait rendue mesquine. Il se prit le retour de son coup avant même de s’être rendu compte qu’il l’avait atteinte.
— Tu ne me frappes pas ! protesta-t-elle, un sanglot de rage dans le fond de la voix.
Il ne songea même pas à s’excuser. Il serra les poings et percuta le dossier d’un fauteuil à sa portée. Rinthe. La salope. Alors c’était vraiment comme ça qu’elle le prenait. Rinthe ? Le Rinthe qui avait démoli leurs vies, vraiment ?
— Tu veux que je te dises : il avait raison. Tu n’es qu’un monstre d’égoïsme, une gamine coléreuse qui ne sait même pas ce qu’elle veut et qui est incapable de faire quoi que ce fut correctement. Tout ce que tu sais faire c’est t’approprier les gens et les garder juste pour toi. Oh, mais ce n’est pas grave, ne soyez jamais que les deuxièmes partout, Mademoiselle est la première pour tout le monde, et tout le monde ne devrait jamais se soucier que d’elle. En fait, je devrais te laisser y aller. Je devrais te laisser le revoir, pour que tu voies par toi-même. Sérieusement, tu ne penses quand même pas qu’il puisse supporter tes putains de caprices d’enfant gâtée, si ? Si ? La vérité, Eléonore de Tianidre, c’est qu’il n’en a rien à faire de toi et que dès qu’il comprendra comment tu es, il s’arrangera pour te faire disparaître définitivement de son existence. Morte ou vive. Et à ce moment là, ce ne sera pas à moi de te récupérer en morceaux parce que je t’aurai prévenue.
Il détourna le regard de son visage complètement catastrophé et des larmes qui y coulaient déjà. Il avait été trop loin, bien trop loin, il le savait déjà. Il venait de détruire ce qu’il restait d’eux et sur le moment, il hésita à se dire qu’il n’en avait absolument rien à cirer. Il ne pouvait tout simplement plus. Et pourtant, il s’en voulait déjà terriblement.
— Le pacte tient toujours, tenta-t-il de se rattraper. Mais si tu essaies de le revoir, c’est fini, je ne te couvres plus. Péril gratuit n’a pas de saveur.
Puis, conscient qu’il serait fort mal venu d’essayer de la consoler, il partit sans se retourner, songeant déjà qu'il faudrait abréger leur séjour avant une catastrophe.
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