[6 septembre 1597] À la Garde-Prudence [Terminé]

Samedi le 6 septembre
Hilde restait sur les lieux de sa communauté. Elle n'avait pas de temps oisifs car il fallait tout de même s'acquitter de tâches régulières. On la fit chercher assez tôt pour aider une âme perdue à recevoir des soins.

— Faites chauffer l'étuve, préparer le bain froid. Hilde, tu es forte, soulève-la, disait mère Apolline à sa troupe.

— Est-elle fiévreuse? A-t-elle était… souillée, vous pensez? s'enquit Hilde.

— Pas maintenant, nous verrons ce qu'elle a besoin. Nous l'interrogerons plus tard.

Avec délicatesse, les sœurs de Garde-Prudence dirigère Lucrezia vers une petite cabine en bois d'où une dense chaleur s'échapait. À l'intérieur flottait une vapeur opaque et au sol, un bain comme un demi-baril où un long drap couvrait le fond et les rebords. Le bain froid pour ressaisir après une période d'intense chaleur. Hilde aborda doucement la jeune femme perdue.

— Pour vous laver, nous devons retirer vos vêtements. Me permettez-vous de le faire? Nous sommes entre femmes et nous sommes peu. Nous voulons aider. Vous pouvez aussi poser vos effets céans, à l'entrée de l'étuve. Personne ne les prendra, je vous assure.

Lucrezia hocha faiblement la tête.

N'ayant pas l'énergie de se tenir debout ni de manifester son mutisme, elle s'abandonna aux mains des sœurs. Lorsqu'on la débarrassa de sa besace aux herbes, du précieux livre et de sa cape, elle s'inquiéta, dans son épuisement, du fait que l'on pourrait découvrir son projet par l'examen de ses effets. Puis son œil vit qu'elle portait, sous la cape empoussiérée, la riche robe à longues manches de la fabrique des di Subiaco. Cela attirerait l'attention. Puis son esprit se perdit, et elle ne s'inquiéta plus de rien.

Nue et allongée sur le banc de bois, la survenante se détendait dans la chaleur dense de l'étuve. Après un certain temps, des nonnes en tenues légères et en silence la prenait et la plongeait dans l'eau très fraîche d'un bain extérieur puis la ramenait au chaud. Et ainsi de suite, encore et encore. Chaud enivrant, froid saisissant. Le corps de Lucrezia se purifiait.

Le bain dura une partie de la matinée. Hilde s'était chargé de recueillir les effets personnels de la femme perdue. Elle fut curieuse du livre, surprise de l'étoffe luxueuse et troublée par les herbes récoltées. Hilde connaissait certaines propriétés de ces plantes, sans être la soeur soignante, mais celle-ci pourrait étudier le contenu de la besace. Aussi, Hilde décida d'en faire part à Mère Appoline pour voir toute ensemble ce qu'elles pouvaient comprendre de leur invitée imprévue. La Mère décida de tout garder dans son bureau et conserver un peu l'intimité de Lucrezia. Elle la rencontrerait lorsque celle-ci reprendra un peu mieux ses esprits.

Hilde alla faire ses corvées en silence, respecta les heures de méditation dans la chapelle et se recueillie avec toujours autant de plaisir lorsque la voix de Dolorès-Clarence vibrait. Un peu avant midi, elle aida deux sœurs à rhabiller Lucrezia avec une toge de nonne, sans la guimpe toutefois, et la posa sur une couche dans le dortoir. Les vêtements de la jeune femme était à la lessive comme le reste des linges de la communauté. Il fallait attendre quelques jours pour les sécher, à ce temps doux de l'année.

Lucrezia avait dormi tout le jour.

Un chant choral lui parvint aux oreilles. C'était l'office de complies.

Elle ouvrit tout à coup les yeux sur le dortoir désert. Rien ne détourna son regard du plafond durant tout l'office. Elle avait encore dans l'esprit le feu du presbytère et les formules d'Alfrédic. Les herbes ! Elle en avait assez : le datura, l'aconit napel, la mandragore et la morelle noire emplissaient déjà la besace. Il fallait trouver le ricin, la jusquiame et les somnifères du pavot. D'autres ingrédients seraient plus difficiles à dénicher. Mais l'un d'entre eux se trouvait sans doute en ces lieux. Dans la pénombre, elle arbora un sourire affreusement tordu.

Les chants se turent. Tiré d'une fascination bizarre, le regard de Lucrezia fureta de droite et de gauche. Elle remarqua l'absence de sa besace au pied du lit, l'habit de moniale et ses cheveux détachés. Ses sourcils se froncèrent. Elle ne sentait plus, sur sa poitrine, la fiole d'encre, et sa plume froissée n'était plus sur elle.

Elle savait qu'à la fin de complies les moniales s'en viendraient dormir. Ces femmes de Dieu l'avaient bien accueillie : elles s'interrogeraient sur le livre, mais sans la clef de cryptage, elles n'y comprendraient rien. Lucrezia aurait l'occasion de récupérer la besace. Peut-être une moniale lui fournirait-elle, en l'ignorant, l'ingrédient tant convoité !

Bientôt un bruit de pas se fit entendre et interrompit le déraillement de sa pensée.

Tout de silence, le pas feutré des nonnes emplissait le vide du dortoir. Chacune se dirigea vers son lit, un coup d'œil d'accueil peut-être parfois à l'inconnue éveillée. Elles défaisaient leur coiffe sobre, allégeaient leur vêtement d'accessoires à la prière. Déjà, les sœurs se glissaient sur leur maigre couche de paille.

Hilde s'approcha de Lucrezia. En murmure, elle lui adressa la parole.
— Je ne sais pas si vous aurez sommeil pour la nuit, mais si vous sortez, il serait préférable de rester près de nos établissements. La lune est nouvelle et il fait très sombre. Le froid aussi est grandissant.

À ce propos, Hilde lui sortit une chape de laine de sous le lit. Un gris ordinaire, quelques reprises là où le textile chaud était mangé. Un parfum de renfermé mêlé à l'odeur du cèdre voltigea près de Lucrezia.
— Vos remarquables vêtures sont à sécher et seront prêtes demain, susurra-t-elle encore, si l'temps est clément. Vos autres affaires sont chez Mère Appoline, au bout du dortoir, là. (Hilde lui montra du doigt) On ne vous retient aucunement, mais, si je peux suggérer, vous avez peut-être grand besoin de répit. Je serai tout à côté de vous si vous avez besoin durant la nuit.
La sœur attendit une quelconque réaction de Lucrezia avant d'émettre le souhait de s'allonger elle aussi comme ses sœurs qui patientaient leur silence.

Par crainte de voir le brouillard de la nuit reformer le visage de Giacometti, Lucrezia avait fui le sommeil depuis ses seize ans. Elle l'avait remplacé par la fascination des longues somnolences sur le fauteuil de l'antre, en face de la table de divination. Cette nuit toutefois, sa peur reflua.

Enfin la sœur lui recommanda de garder le lit. La chaleur de la chape de laine eut un effet tranquillisant. Comme la sœur regardait Lucrezia dans l'attente d'une réaction, il était temps de l'instruire de son mutisme. En se redressant à demi dans son lit, tournant le buste en direction de son interlocutrice en train de s'asseoir sur le sien, Lucrezia montra sa bouche et mima très sobrement l'action de la parole ; elle termina le geste en faisant de la tête un signe de dénégation. Puis, s'asseyant tout à fait, Lucrezia joignit les mains devant elle et inclina le front sur l'entremêlement de ses doigts pour remercier la sœur.

Hilde plissa d'abord les paupières et réagit en murmurant toujours.
— Vous n'voulez pas parler? Oh, non! Vous ne pouvez pas parler. Compris. Nous aimons beaucoup le silence ici. Tant mieux.
Elle lui sourit du coin des yeux avant de glisser sous sa courtepointe. Les sœurs commençaient à faire des chut un peu plus insistants de toute façon, alors Hilde se donna à la nuit en toute confiance.

Lucrezia absorba longtemps son regard dans la contemplation du plafond du dortoir. Une sorte de paix l'envahissait. Ce n'était ni la chrysoprase, ni la satisfaction d'avancer sur la voie de la vengeance. Il s'agissait d'autre chose.

Elle s'endormit en cherchant quoi.