[29 janvier 1598] - La princesse de grand-père [Terminé]

Même sans avoir pu lever les derniers doutes quant aux bains de sang de vierge de son amant, Éléonore avait pu s'endormir en pleine sécurité à ses côtés. Une partie achevée sur un nul, c'était presque plus frustrant qu'une défaite et c'avait été long, mais au moins cela lui avait allégé le coeur pour le reste de la soirée et pour une nuit sans crise de larmes. L'apaisement que lui procurait cet homme-là relevait du miracle. 

Malheureusement, il l'avait laissée tôt et elle ne l'avait plus vu depuis. Elle avait simulé le sommeil pour elle-même durant presque deux heures - ce qui était bien loin d'être un record -, son esprit tendant davantage vers cette demande en mariage impromptue qu'aux autres révélations. Elle avait été tellement stupide, mais… mais elle ne savait pas, voilà. 

Pour n'inquiéter personne en demeurant trop au lit, Éléonore se résolut à s'extirper des draps et à remettre la robe de Bérénice qu'on lui avait laissée. Opération plus laborieuse qu'à l'ordinaire, car elle en avait perdu l'habitude - quand on passait plus de sept mois au lit, on n'avait plus vraiment d'occasion de se changer en cachette - mais l'idée de demander de l'aide ne lui effleura pas l'esprit. Pas plus que celle de demander un petit-déjeuner, et ce même si l'appétit lui était plus ou moins revenu ce mois-là. Pas la peine de déranger qui que ce soit, elle mangerait bien… eh bien : plus tard. 

Elle resta un moment plantée devant sa chemise de nuit sans savoir qu'en faire, puis réarrangea le lit, plus par réflexe qu'autre chose, se demandant si elle aurait toujours accès à la chambre d'en face ou si on avait décidé de l'installer dans un endroit moins grand. 

Peu après huit heures, elle vérifia qu'elle avait bien récupéré toutes ses affaires - ce qui se résumait au pendentif qui était effectivement de retour contre son sternum - avant de quitter l'appartement où elle n'aurait évidemment pas remis les pieds seule. Elle hésita à jeter un oeil à la chambre qu'on lui avait initialement attribuée et où se devait se trouver son poignard avant de renoncer. Elle demanderait confirmation quand elle en aurait l'occasion et en attendant, elle irait… eh bien… peut-être dehors ? Dehors, elle ne dérangerait pas. Le problème était que la seule paire de gants dont elle disposait était aussi restée dans cette chambre et qu'elle n'avait pas vraiment de manteau. Finalement, elle aurait sans doute dû rester en place, mais tant pis… Elle devait aller dire bonjour à Alduis, de toute façon. Et s'il était occupé, elle pouvait chercher Jean… bon cela impliquait une petite exploration mais la reconnaissance de terrain n'avait que trop tardé. 

Ce fut sur ces pensées qu'elle atteignit l'escalier principal et aperçut la femme dont elle portait les habits, accompagnée d'un garçonnet qu'elle identifia comme le fameux Adéis. Elle leur adressa un léger sourire, passablement ennuyé. Décidément, Bérénice avait le chic pour la trouver perdue, et elle pour déranger les gens occupés - enfin, ils devaient forcément l'être.

— Oh… Hmmm... Bonjour..., hasarda-t-elle.

Quoi de mieux que de commencer la journée par une petite promenade dans les jardins en compagnie de son fils ? A ses côtés, Adéis sautillait joyeusement avec entrain, et pour cause : tous deux savaient désormais que Démétrius les rejoindrait prochainement, sans doute la semaine suivante si le voyage se déroulait sans encombres. Bérénice aussi avait du mal à réprimer ce sourire qui ne l’avait plus quitté depuis qu’elle avait appris l’heureuse nouvelle. Elle avait tant hâte de le revoir ! Elle savait pertinemment que quitter Aussevielle ne s’était pas fait sans sacrifice et pour cela elle le remerciait sincèrement. Tout ce qu’elle espérait désormais c’était que la capitale tienne ses promesses et l’aide à retrouver un semblant de vie normale et surtout, tout l’optimisme et la confiance qui avait pu être les siens jusqu’alors.

Elle n’avait pas atteint l’escalier qu’ils remarquèrent de concert une silhouette familière pour l’une et fantasmée pour l’autre. Bérénice reconnut instantanément l’atour prune qu’elle portait de même que la tornade rousse qui venait de lâcher sa main pour courir vers la dame-en-robe-de-maman.

A peine la main libérée, elle se précipita sur ses pas pour éviter la catastrophe en devenir. Trop tard.

—Hey ! Mais c’est la robe de ma maman que vous portez !
— Adéis ! Ce ne sont pas des manières voyons ! sermonna-t-elle aussitôt.
— Je vous présente mes excuses, Madame, déclara penaud le garçon.

C’était étrange de la voir ici, à… cet étage avec sa robe. Mais c’était sûrement qu’elle en avait eu besoin pour une raison ou une autre. D’ailleurs cela ne la dérangeait pas outre mesure. Elle afficha un sourire bienveillant pour la rassurer et chasser le malaise en pleine expansion qui s’installait.

— Bonjour, Eléonore, ne vous en faites pour la robe, il n’y a aucun mal.

Venait-elle de… la chambre de son père ? Ou de celle d’en face ? Oh cela ne la regardait pas, mais quand même… Elle était bien curieuse de savoir. Enfin si elle était là c’est qu’elle ne s’était pas trompée la première fois, non ?

Bon, d'accord, pas bonjour. L'invectiver semblait préférable au garçonnet qui s'était planté drôlement près d'elle. Elle ne lui en voulait pas. Il n'avait pas encore mis d'oies dans sa chambre, lui. Elle baissa le regard sur la robe qui ne lui appartenait pas, ennuyée. À vrai dire, elle venait seulement de se rendre compte qu'elle ignorait si sa propriétaire avait été avertie de l'emprunt… et elle ne pouvait nier détester l'idée que l'on fasse pareil avec ses propres affaires… 

Elle ramena son regard contrit vers Bérénice qui intervenait, puis vers les excuses du petit rouquin. Elle adressa un sourire à l'enfant. 

— C'est déjà oublié, assura-t-elle. 

Bérénice affirmait qu'il n'y avait aucun mal de son côté, seulement elle méritait au moins une explication.

— Heureuse de vous voir. Je suis désolée, s'excusa-t-elle quand-même. Loin de moi l'idée d'accuser qui que ce soit, mais j'ignorais que l'on ne vous avait pas informée. À vrai dire, c'est votre père qui a proposé cette solution… le temps que l'on me trouve autre chose...

Autre point atrocement gênant. Ça arrivait à peine qu'il fallait déjà lui refaire sa garde-robe… Félicitations !

La Dame-en-robe-de-maman ne lui tint pas rigueur de son intervention quelque peu cavalière. En même temps, Adéis se demandait bien pourquoi elle portait cette tenue. Elle n’avait pas de robes à elle ? Mais comme elle était venue ici alors ? À moins que… oh elle s’était surement salie en jouant dans le jardin ! Hmm non… les grandes personnes – surtout les dames – n’avait pas pour habitude de pratiquer ce genre de loisirs. Il chercha du regard sa mère : peut-être qu’elle avait une explication, elle ? D’ailleurs, il découvrit qu’elle se nommait Éléonore c’était joli. Comme la femme de Saint François de Borgia. Il se tourna ensuite vers elle pour écouter la réponse.

Alors c’était grand-père qui lui avait prêté la robe de ma maman. Il la connaissait ? Alors c’était ? Son regard s’illumina subitement, s’agrandissant de concert avec sa bouche pour former trois « o ».

— Alors c’est vous la princesse de mon grand-père ? s’exclama-t-il avant de la détailler sous toutes ses coutures.
— Adéis…
— Je savais bien que ça pouvait pas être la femme aux cheveux rouges. Elle était moche, alors que vous, vous êtes belle. Et puis je l’aimais pas d’abord.
— Adéis… répéta timidement sa mère.
— Mais c’est vrai ! Elle était bizarre ! Et puis elle s’est mise à pleurer comme ça sans raison. Je savais pas quoi faire, moi.
— Adéis…
— Je sais que je devais pas espionner, c’est mal, mais je voulais savoir si elle était plus belle que vous, Maman.

Elle était plus jolie que la Dame-bizarre-avec-des-cheveux-de-feu-qui-pleure-pour-rien-et-qui-fait-peur, mais quand même, elle serait jamais aussi belle que sa mère avec ses cheveux blonds comme ceux d’un ange. Bérénice se racla la gorge.

— Je suis navrée… C’est… Veuillez l’excuser. Je n’étais pas au courant, mais mon père a bien fait puisque vous étiez visiblement dans le besoin. Je n’aurais pas agi différemment. Peut-être souhaiteriez-vous vous joindre à nous et nous raconter cela ? proposa-t-elle. Nous allions nous rendre dans les jardins. Enfin, si vous n’avez rien de prévu bien entendu.

Le jeune Adéis semblait finalement plus intrigué que fâché par sa personne, et Éléonore en fut rassurée jusqu'à le voir écarquiller les yeux si manifestement. Une expression miroir, davantage formée par l'incertitude, s'imprima sur les traits de la jeune femme tandis que le gamin poursuivait, au grand désespoir de sa mère. 

La dame aux cheveux rouges… à laquelle elle pensait ? En effet, ce n'était pas un exemple de bon goût… et elle avait menacé son merveilleux phénix. Pauvre petit. À quel moment les avait-il surpris, au juste ? Avant qu'elle ne les aperçoive, espéra-t-elle. Était-elle déjà… ? Éléonore chassa cette question. Maintenant ou sous peu, elle n'avait pas envie de s'en soucier. Pas envie de penser que pour pleurer sans raison apparente, il fallait que celle-ci soit plus ancrée et douloureuse encore. L'avantage de n'avoir pas été là était de pouvoir croire en une simulation. 

Non, pas envie de s'en soucier. Elle sourit, attendrie, à la justification ultime du garçonnet, puis secoua légèrement la tête aux excuses présentée par sa mère. Non, vraiment, il n'y avait pas de raison et…

— Merci, souffla-t-elle. À vrai dire, je n'avais guère de projets, avoua-t-elle, ce serait avec plaisir… pour peu que cela ne vous incommode pas.

Elle se tourna ensuite vers l'enfant. Et avec un air faussement réprobateur - dont elle espérait sincèrement qu'il n'offusquerait personne : 

— Vous mettez la barre vraiment haut, tout de même ! C'est qu'elle est vraiment belle votre maman. Comment voulez-vous que votre grand-père trouve une princesse plus jolie ?

Elle roula des yeux. Non mais quelle idée ! C'était comme demander à Alduis de se trouver un nouvel amant qui soit aussi beau que son Ariste : absolument ridicule pour les yeux d'un enfant.

— Je m'appelle Éléonore, se présenta-t-elle. 

Et si, malgré l'évidence, elle n'avait pas deviné immédiatement l'identité du rouquin, elle aurait eu l'occasion de se faire une petite idée de son nom.

Bérénice passa un main distraite dans son cou, c’est qu’il avait le don de dire exactement ce qu’il fallait pour mettre mal à l’aise son monde ce petit. Au moins Éléonore ne lui en tenait pas rigueur et acceptait même sa proposition.

— Bien au contraire, cela me fera grand plaisir. Je vais vous trouver un manteau, n’ayez crainte la rassura-t-elle avant de héler un domestique pour lui demander d’aller chercher ceci dans ses appartements.

Pendant que maman s’occupait de problème vestimentaire, la dame-en-robe-de-maman-qui-était-surement-la-princesse-de-grand-père s’adressa à lui. Enfin, il ne comprit pas tout de suite que c’était à lui que l’on s’adressait parce que c’était bien la première fois qu’on le vouvoyait comme une grande personne, et c’était bien parce qu’elle le regardait lui – qui était en train d’écarquiller les yeux comme des billes – qu’il était bien sûr et certain que c’était à lui que l’on parlait et personne d’autre. Adéis releva la tête, fièrement, presque suffisamment pour déclarer :

— Ma maman ne peut pas devenir sa reine. Et puis c’est mon grand-père qui a décidé, c’est à lui qu’il faut demander, moi, je ne fais que constater.

Et puisqu’elle se présentait – quoiqu’incomplètement – le petit rouquin en fit de même après une révérence en bonne et due forme.

— Adéis Virgil Coldris d’Aussevielle. Je suis heureux de faire votre connaissance princesse Éléonore.

Zut. Elle avait dit qu’il pouvait la tutoyer. La prochaine fois. Là, un serviteur arrivait avec un manteau en laine noire bordé de fourrure qu’il tendait à Éléonore qui s’en drapait. Ils prirent alors la direction des jardins, temps durant lequel le jeune garçon sautillant parvint à se tenir calme (sans doute trop), marchant comme un grand, mains croisées dans son dos pour descendre l’escalier sans dire un mot. Pourtant des questions, il en avait plein ! Sa mère poussa la porte et avec elle s’ouvrit la bouche du petit garçon espiègle faisant volteface pour attraper le regard de la princesse-de-grand-père.

— Alors tu l’aimes vraiment, mon grand-père ? questionna-t-il avant de renchérir après un temps : tu vas te marier avec lui, alors ?

A ses côtés Bérénice croisa son regard d’un air désolé. C’était un enfant, il ne pouvait pas comprendre les subtilités des relations d’adultes pas plus que celles particulières de son grand-père, bien loin des valeurs chrétiennes dans lesquelles il était élevé.

Les yeux d'Éléonore se plissèrent quand Bérénice évoqua ce manteau, le demandant avant qu'elle ne puisse protester. Ce n'était pas vraiment nécessaire… Enfin, soit. Autant ne pas s'illustrer ainsi. Elle se tourna vers le garçonnet, et ne comprit d'abord pas ce qui suscitait - encore - une telle surprise. Ce fut cette question plus que les ailes qui poussaient je le dos d'Adéis qui l'occupa. 

— Bon, je lui demanderai, alors, répondit-elle sans s'offusquer. Puis, comme elle identifiait ce qui l'avait fait tiquer : Vous préférez peut-être que l'on se tutoie ? suggéra-t-elle. Si vos parents... hésita-t-elle en cherchant l'approbation de Bérénice. Elle ne voulait surtout pas interférer dans son éducation ou dieu savait quoi d'autre. 

Bon, c'était accepté. Et avec tout cela, la jeune femme se rendit compte qu'elle ne s'était même pas présentée. Elle retint un soupir en voyant combien ce petit se voulait plus formel qu'elle.

— Éléonore Anne Eugénie de Tianidre, se rattrapa-t-elle plus pour lui que parce qu'elle en ressentait la nécessité. Enchantée, monsieur d'Aussevielle - je peux t'appeler Adéis, n'est-ce pas ?

De toute façon, le tutoiement en parlant par titre, ça ne ressemblait à rien. Et voilà que vêtue du fameux manteaux, la jeune femme entreprenait de suivre les autres a l'extérieur. Seulement voilà : à peine la porte franchie, voilà que démarrait l'interrogatoire. La première question lui décrocha un sourire. La seconde fit retomber les commissures de ses lèvres. Bien sûr que non, elle ne lui reprochait pas sa curiosité, elle était seulement embêtée de ne pouvoir être assez normale pour composer avec les évidences qu'on lui avait certainement enseignées. Puis… comment ne pas le décevoir sans révéler la dernière proposition de Coldris ?  

— Je ne sais pas… Je l'aime beaucoup… Qu'en penses-tu, nous devrions ?

Bérénice valida le tutoiement proposé par Éléonore, puisque c’était à son initiative, elle n’y voyait bien évidemment aucun inconvénient. D’autant plus qu’il tutoyait déjà Sarkeris et Alduis, alors il n’y avait aucune raison de refuser. Elle comprenait aisément l’étonnement de son fils d’ailleurs : c’était bien la première personne à le vouvoyer si l’on exceptait sa gouvernante. Il restait encore un petit garçon et ce n’était pas chose commune.

La princesse de grand-père se présenta de nouveau en lui donnant son nom complet cette fois-ci. Adéis agita la tête pour marquer qu’il avait bien pris note. Eléonore Anne Eugénie de Tianidre. Il fronça pensivement les sourcils cherchant s’il connaissait son patronyme, mais non, ça ne lui disait rien. Bon tant pis.

— Bien sûr Dame Éléonore. Il n’y a qu’Élisabeth qui m’appelle ainsi ou jeune marquis. Elle me vouvoie aussi et je ne l’aime pas beaucoup. Tout le monde m’appelle Adéis sinon vous savez.

Adéis avait grand-hâte de sortir respirer l’air frais. Parce qu’il voulait courir et… qu’il pourrait lui poser de nouvelles questions. Elisembête lui disait sans arrêt que la curiosité était un vilain défaut et qu’il devait garder ses questions pour lui pour ne pas déranger les grandes personnes. Mais Éléonore n’avait pas trop l’air de lui en vouloir et Maman ne disait plus rien pour l’heure alors c’était qu’il pouvait, non ?

Sa première question lui arracha un sourire (et à Maman aussi d’ailleurs). Donc elle l’aimait vraiment ? Ses yeux émeraude se mirent à pétiller et il enchaina avec une seconde question qui… n’eut pas vraiment le même effet. Avait-il dit quelque chose de mal ? Il chercha sa mère du regard, mais elle ne semblait pas le réprimander.

— Evidemment ! Si vous l’aimez, vous voulez vivre avec lui comme mon papa et ma maman, même s’il est pas là, mais il va bientôt rentrer, tu sais ! Parce que si tu ne te maries pas, alors tu ne pourras pas rester avec lui pour toujours, et aussi tu ne pourras pas avoir d’enfant. C’est interdit tout ça, si on n’est pas marié. C’est le père David qui me l’a dit.

Adéis ne voyait pas ce qu’il y avait de compliqué et Bérénice en percevait au contraire toute la subtilité. Elle se souvenait encore très bien de leur discussion, de son mariage en mars prochain sans doute. Avec un autre qu’on lui avait choisi. C’est ainsi qu’il en allait pour les enfants et tôt ou tard, son fils le découvrirait également. Il deviendrait à son tour le garant du marquisat et se devrait de perpétuer sa lignée ancestrale.

— Tu sais Adéis, les choses ne sont pas toujours si simples entre un homme et une femme, parfois le devoir s’emmêle. Et le devoir doit toujours primer sur les sentiments, tu comprends ?

Comme son propre mariage à l’origine. Comme Démétrius qui devait quitter Aussevielle pour rentrer à Braktenn et elle l’espérait accepter la charge de directeur de l’institut Saint-Edouard. Il en avait sans doute le cœur déchiré à cet instant, tandis qu’il s’apprêtait à laisser derrière lui celles qui auraient toujours son cœur. Elle en avait de la peine pour lui, pourtant cela ne parvenait en rien à entacher son impatience et sa joie à l’idée de le retrouver. Était-il aussi impatient qu’eux ?

Éléonore esquissa un léger sourire à la mention de la gouvernante. Ces femmes-là étaient faites pour se montrer pénibles, voilà tout. Elle lui adressa un regard complice, mais sans aucun commentaire. Le but n'était pas d'en critiquer le choix ni de le rendre comme elle.

— Adéis ! Parfait alors !

Sur ses questions non plus, elle n'aurait pas voulu l'influencer. Quand Coldris affirmait que son beau-fils - qui ne pouvait fatalement pas être le mari d'Alduis - était un homme droit et intransigeant, cela ne devait pas vouloir dire gagné à sa vision des choses. Et il n'aimerait certainement pas qu'elle aille contaminer l'esprit de son fils avec ses grandes idées - et s'il devait "bientôt rentrer". D'ailleurs, même si Bérénice se montrait compréhensive vis-à-vis de sa situation, cela ne lui plairait sans doute pas non plus. Parce qu'elle n'était pas comme il fallait. Si même Coldris en finissait par préférer le mariage…

Elle acquiesça. Oui, évidemment, elle était idiote. Ce bout de papier était sa meilleure assurance. Quant aux enfants… pourquoi cette question était-elle obligée de se poser quoi qu'elle décide ? Oh, ce n'était pas qu'elle ne les aimait pas, seulement… seulement, c'était encore plus loin de sa conception de l'amour que le mariage. Pas ce qu'elle aurait cherché. Fallait-il être folle pour préférer les rendez-vous clandestins à une vie rangée ? Préférer profiter de cette légèreté, au moins pour un temps. Seulement, on ne décidait pas quand cela venait. 

— Oui, tu as raison, nous devrions...

Et elle savait déjà, au fond, qu'elle ne pourrait pas lui refuser cette tranquillité. Moins encore après l'expérience qu'il en avait eue. Au fond, un mariage d'amour ne demeurait-il pas préférable tout de même ? Il avait promis que rien ne changerait et que cela ne gâcherait pas tout. 

À entendre Bérénice répéter que le devoir primait sur les sentiments, Éléonore culpabilisa. Cela faisait tellement longtemps qu'elle s'assurait que ses folies n'impactent pas les siens. Elle n'aurait jamais agi aussi inconsciemment si elle n'avait pas été aussi… bon, Gabriel n'avait peut-être pas tout à fait tort sur ce point là, mais cela ne changeait en rien ce qu'elle ressentait et elle ne pouvait pas y renoncer. Elle ne pouvait pas laisser Coldris, et aurait été parfaitement incapable de continuer seule. Alors si Gabriel ne voulait vraiment pas être de son côté… Le seul moyen de limiter les dégâts serait encore une fois ce fichu papier. 

— Ta mère a raison, mais je vais certainement rester ici quelques jours. Peut-être que ce sera possible. Si ton grand-père a vraiment envie que je reste avec lui pour toujours et que mon oncle est d'accord.

Elle adressa un regard désolé à Bérénice. Elle ne voulait pas mentir, mais elle ne pouvait pas leur dire. Elle ne voulait pas embrouiller l'esprit de son fils ni lui donner de faux espoirs, mais si on lui assurait que ce n'était pas possible, il n'y comprendrait plus rien quand cela arriverait. 

— Mais dis-moi, Adéis, qu'est-ce qui t'a fait dire que ton grand-père avait une princesse ?

Avait-il posé une question si compliquée ? Il semblerait. Parfois on posait des questions qui avaient l’air simple aux grandes personnes et cela finissait avec de drôle de réponses, pas simple du tout. Et quand ils répondaient avec une autre question, c’est qu’en fait il n’avait pas vraiment de vraie réponse à formuler. Lui, il aimait qu’on lui réponde. Comme oncle Alduis : il ne posait jamais d’autres questions pour éviter le sujet, lui.

Tout cela le laissa perplexe. Et puis oui, Maman avait raison : le devoir passait avant. Mais qui décidait des devoirs quand on était grand ? Comment on savait ça ? Tout semblait si compliqué. Il ne voulait pas grandir. Cela lui faisait peur et puis cela n’avait pas l’air drôle du tout. Les adultes, ça ne riait pas souvent quand même.

Bérénice tiqua au « toujours » prononcé par Éléonore. Rester « pour toujours » avec son père ? Est-ce que… Oh non c’était absurde. Parfaitement absurde. Pourquoi ferait-il une chose pareille ? On parlait tout de même de Coldris, pas de Démétrius. C’était… illogique, absurde, insensé et…

— Qu’est-ce qu’il vient faire là ton oncle ? Pourquoi il doit être d’accord pour que tu restes ici ? Tu es grande !

Et en même temps, si elle avait besoin de l’aval de quelqu’un c’était bien que… Elle inclina légèrement la tête avant d’avoir un regard interrogateur appuyé à Éléonore. Elle creuserait le sujet tout à l’heure, lorsqu’Adéis aurait décidé d’aller courir, après tout il n’avait pas besoin de savoir ce genre de chose pour l’instant d’autant que cela paraissait pour le moins incertain.
Éléonore avait une nouvelle question pour lui, il se redressa pour écouter sa requête avant de finalement répondre doctement :

— J’ai surpris une conversation, mais je te dirais pas où ni qui ! C’est mon secret à moi ! Tout ce que je sais c’est que mon grand-père est amoureux ! Et maintenant je sais aussi que c’est toi.

Il avait envie de tirer la langue pour ponctuer sa déclaration, mais c’était mal. Et puis maman était là et elle allait pas être contente du tout !

— Et Alexandre, il cherche une princesse, lui. T’en connais une, dit ? Il a même été au Lupanar avec mon oncle et mon grand-père. C’est quoi tes fleurs préférées, Eléonore ?

Bérénice cligna des paupières pour lui indiquer qu’elle comprenait parfaitement et qu’elle n’avait pas à se justifier de quoi que ce soit… Lorsqu’Adéis posa une question fort gênante.

Lui ne voyait pas ce que venait faire son oncle là-dedans. Heureusement Éléonore accepta de lui expliquer. Son papa était mort alors ? Et sa ma maman aussi ? C’est pour ça que c’était pas elle qui s’en était occupée ? Le petit rouquin se pinça les lèvres. Il regrettait sa question maintenant. C’était triste quand même. Le reste… Il ne comprenait pas tout. C’était un peu compliqué toutes ces histoires d’adultes quand même.

— Mon papa il a failli mourir, tu sais… fit-il en grattant distraitement la neige du bout de son soulier puis il releva la tête : Oui, mais ton oncle il n’a pas pu te trouver un meilleur mari que mon grand-père. Il est ministre, il peut pas trouver mieux, c’est idiot…

Et en même temps qu’il disait cela, il cherchait qui pouvait être mieux que son grand-père… Il se rappela alors qu’Elisabeth lui avait parlé du baron de Frenn.

— Ou alors il veut que tu épouses le Premier Conseiller ? Mais il est que baron alors que mon grand-père est vicomte… Et puis il n’a pas de main ! Il pourra pas te faire de calin !
— Adéis, enfin ! En voilà des manières !
— Pardonnez-moi, Maman… Mais c’est vrai quand même ! Et puis si elle aime grand-père et que lui aussi alors c’est bien que Notre Seigneur veut qu’ils vivent ensemble. Pourquoi on irait à Son encontre ? Les devoirs passent avant tout et les nôtres envers Lui, aussi alors.

Eh bien… Que répondre à cela, si ce n’était un sourire attendri plein de fierté ? Elle était désolée de mettre Éléonore dans l’embarras à ce point, mais comment aurait-elle pu contredire cette logique à toute épreuve ? Passé cela et l’origine de cette histoire de princesse dont elle devinait possiblement l’origine (ironie du sort, c’était surement arrivé alors qu’elle parlait avec la principale concernée), Adéis dériva sur Alexandre, son excursion au Lupanar, et oh non ! Il fallait qu’il ressorte les fleurs ! Elle adressa un regard désolé à Éléonore pour cette question qui semblait sortie de nulle part.

Parfois Adéis ne comprenait pas les grandes personnes. Encore une fois sa question était simple, pourtant non ?

— Des fleurs, oui… Tu sais, ces plantes avec des pétales de toutes les couleurs et qui sentent bon… expliqua-t-il en songeant qu’elle n’avait peut-être pas compris. C’est lesquelles tes préférés ? Ma maman par exemple c’est les pivoines roses… Et moi je n’en ai pas, parce que les fleurs, c’est un truc de fille !

Éléonore afficha un sourire compatissant lorsqu'Adéis lui apprit que son père avait failli mourir. Le beau-frère d'Alduis, fatalement. Elle se souvenait d'avoir lu à propos de son accident. Comme pour chaque nouvelle de ce genre - qu'elle jugeait bien qu'elle n'ait presque jamais connu les concernés -, elle avait dû se dire qu'eux étaient invincibles, et que son Ariste lui reviendrait. Elle en était restée persuadée jusqu'au bout, même si ses certitudes à lui s'étaient effritées. Il fallait toujours quelqu'un pour continuer à y croire. Mais elle était tout de même contente que la guerre n'ait pas arraché son père à cet enfant. C'était… trop cruel.  

Plus léger : il était vrai que son oncle aurait difficilement pu lui trouver un meilleur parti. Seulement, elle savait que ses critères n'étaient pas tout à fait ceux des autres pères. Il fallait avouer que Gabriel n'avait rien sinon la confiance que le comte lui portait. La certitude de savoir sa fragile enfant en sécurité à Tianidre, mariée à un homme qu'il pouvait surveiller et qui dépendait trop de lui pour lui faire du mal. Qu'il ose prétendre que ce n'était pas cela ! 

Alors non, le premier conseiller ne devait pas l'intéresser non plus - quoi qu'il l'aurait probablement moins alarmé à priori. Mais c'était bien de Coldris qu'elle était tombée amoureuse, et si elle n'avait aucune animosité envers le baron de Frenn, mains ou non, il n'y avait pas eu d'attirance non plus. Quant à l'argument suivant… Elle n'était pas certaine que ce soit aussi simple - d'autant qu'Il devait s'en foutre éperdument - mais elle n'avait pas l'intention de se rajouter des bâtons dans les roues. 

— Oh, bien sûr, mais il serait mal de ne pas le consulter avant.

Seulement, étrangement, elle ne croyait pas un instant que son oncle goberait le coup de la volonté divine. Elle savait que son amour était incroyablement puissant et merveilleux, mais lui ne le prendrait que comme les caprices d'un coeur inexpérimenté ou dieu savait quoi d'autre dans ce goût-là. 

Puis vint cet enchaînement de raisonnements auquel elle avait du mal à trouver un sens dans la bouche innocente d'un enfant. Donc, il parlait de vraies fleurs. Hormis à titre décoratif éventuellement, elle ne voyait pas trop de rapport. Et d'ailleurs, d'entre les plantes qui lui plaisaient, aucune n'y était pour ses fleurs. Tante Anne aimait le lys, les marguerites et les fleurs des champs, mais ce qu'elle préférait, c'étaient les fleurs de fraisiers. La baronne de Diéron n'avait l'oeil intrigué que par ce qui était introuvable et nécessitait un entretien indécent, c'était du moins ce qu'elle prétendait à table. Si Gabriel l'avait entendue à cette époque, il ne lui aurait probablement pas adressé un regard. Fleur trop compliquée. 

— À vrai dire, je n'en ai pas non plus de préférées. J'aime bien le lierre, le romarin et le laurier, mais ce n'est pas pour leurs fleurs. Cela ne te déçoit pas trop, une princesse sans fleur préférée ?

Puis, il y avait cette autre question qui la perturbait. 

— Quand tu disais qu'Alexandre cherchait une princesse… Tu parlais bien de l'am...i de ton oncle Alduis ? Cet Alexandre ?

Oui bon elle voulait quand même lui demander son avis. C’était malin quand même. Il nota cette technique également.

— Alors tu ne vas pas forcément l’écouter, hein ? chuchota-t-il sur le ton de la confidence dans un sourire entendu.

Et puis sans trop se souvenir comme il en était arrivé là, il demanda à Éléonore qu’elles étaient ses fleurs favorites. Toutes les femmes devaient bien avoir des fleurs préférées non ? Maman c’était les pivoines, Layla les iris et tante Sybil aimait les lys. Alors il ne s’était pas vraiment attendu à ce qu’elle suscite une telle… perplexité chez la princesse de grand-père.

Sa réponse le déstabilisa. Le lierre ? Ce truc moche qui s’accroche aux arbres ? Il préférait le romarin et le laurier. Ca, ça lui parlait comme plantes, mais bon on n’en faisait pas un bouquet. Juste une jolie couronne de victoire, mais elle la méritait surement si grand-père était amoureux.

— Mais… Comment il va te faire un joli bouquet, si t’as pas de fleur préférée ? Chez nous à Aussevielle, y’en a plein partout du laurier et du romarin. Dis, tu viendras un jour ?

Et comme elle posait une question, il haussa les épaules.

— Ben Alexandre l’esclave de mon grand-père qui s’occupe de la bibliothèque. T’en connais d’autres toi ?
— Et si tu allais jouer, Adéis ? Profite donc un peu du beau temps avant que cela ne se gâte.

Le petit garçon ne se fit pas prier plus et repartit galopant et sautillant dans l’allée chantant à tue-tête.

— J’ai trouvé la princesse de grand-pèèère nananèèèère

Bérénice adressa une oeillade désolée à Éléonore. Pour la discrétion c’était raté. Heureusement, par ici il n’y avait pas grand monde à cette heure-ci. C’était donc un moindre mal et puis cela restait les paroles d’un enfant de quatre ans – bientôt cinq, cela passait si vite déjà – qui irait faire remarquer quoi que ce soit ?

Lorsqu’il fut hors de portée de voix, elle se tourna, toujours souriante vers celle qui avait su faire fondre la carapace de son père. Cette exception de la nature qui prouvait que cela était possible et que même Coldris de Fromart pouvait ployer le genou devant une femme.

— Alors comme cela vous allez peut-être rester ici « pour toujours » ? demanda-t-elle innocemment, mais avec un regard d’où perçait la curiosité.

Le ton de conspirateur de l'enfant lui tira un sourire coupable - et triste. Il y avait sans doute de ça, oui. Parce que les critères de son oncle ne fonctionnaient pas. Il n'y avait pas de sécurité et de long terme. Il n'y avait que le soleil qui éclairait son dernier jour, et ensuite plus rien. Elle ne voulait plus se battre. 

Et guère d'idées de fleurs à aimer, si bien qu'elle se retrouvait à lui dire quelles plantes avaient un impact dans son cœur. Le romarin de maman - même si elle s'en fichait -, le lierre symbolique et le laurier d'Ariste. Son indiscernable. 

— Oh… Si l'on m'y invite… mais ne t'inquiètes pas pour ton grand-père. Ce n'est pas parce que je n'ai pas de fleurs préférées que je n'aime pas cela du tout. Il aura le choix, c'est tout.

De toute façon, elle n'avait pas besoin de fleurs ni de cadeaux. Juste de son regard, juste son sourire, c'était tellement plus beau. Juste ses bras pour s'y réfugier et ses lèvres pour les embrasser et… enfin, lui. 

Elle ne sut comment elle revint de si douces considérations au cas d'Alexandre… Qui n'était d'ailleurs effectivement pas le seul de ce nom qu'elle connaissait. Enfin, soit, ils parlaient bien du même. Et Bérénice demandait à son fils d'aller jouer, ce qu'il dit avec une remarquable discrétion. De toute façon, si elle acceptait, il n'y aurait bientôt plus de secret pour personne. 

Éléonore s'apprêtait à demander si elle n'avait pas dit de bêtises lorsque Bérénice lui posa une question autrement plus délicate. 

— Écoutez, je… j'aime votre père. Je veux dire : je l'aime vraiment - et elle n'utilisait pas ce mot dès qu'un homme lui plaisait, que Gabriel pense ce qu'il voudra - Je… me suis disputée avec mon fiancé quand il… l'a appris. Votre père m'a dit que je pourrais rester aussi longtemps que je le voudrais et il se trouve que je n'envisage plus de vivre loin de lui…

Il fallait se rendre à l'évidence : elle serait tout simplement incapable de refuser. Tout de même, rien qu'un jeu, le sort s'était bien payé leurs têtes.

Le choix des fleurs, oui pourquoi pas. Seulement il y en avait tellement que c’était quand même difficile de ne pas se tromper en choisissant… Comment savoir ? Oh ! Il avait une idée ! Il n’aurait qu’à lui offrir plein de fleurs et voir celles qu’elle aimait et celles qu’elle n’aimait pas. Autant commencer tout de suite puisque Maman l’envoyer jouer. Bon, c’était l’hiver, mais il pouvait peut-être trouver quelque chose dans le parc ? Dommage qu’il n’y ait pas de serre pffff.

Bérénice regarda son joyeux garnement filer en galopant sur ses deux petites pattes bondissantes dans la neige, ignorant tout du plan machiavélique de son petit rouquin. Puisqu’elle disposait d’un peu plus d’intimité désormais pour parler à cœur ouvert avec la demoiselle de Tianidre, elle en profita sans attendre : elle savait pertinemment que ce genre d’instant pouvait être d’une brièveté ahurissante.

Elle n’était pas franchement étonnée de découvrir qu’elle ait pu se disputer avec son fiancé à ce sujet. Et dire que Coldris avait jeté Cosimo dans le Grand Canal pour moins que cela ! Aurait-elle eu le courage de fuir par amour ? Sans doute pas. Elle n’avait jamais été particulièrement fougueuse et s’était toujours pliée bon gré, mal gré aux exigences de son père. Elle esquissa un fugace sourire.

— Je vous trouve très courageuse d’être venue ici par amour pour mon père. C’est… inespéré, vous savez ? Quoi que vous ayez à affronter, vous pouvez compter sur lui, il vous protègera. Vous vous êtes enfuie, n’est-ce pas ?

Bérénice ne pouvait que l’admirer pour cette force qu’elle possédait et entrevoyait ce que son père pouvait trouver de si différent chez elle. À cela s’additionnèrent les paroles de la jeune femme. Rester pour toujours. Demander l’accord. Accepter. Disputé avec son fiancé. Plusieurs fois elle hésita, observant son fils faire elle ne savait bien quoi dans la neige puis se décida à poser cette question qui la ronger de par son improbabilité extrême.

— Il… Il… Se pourrait-il qu’il… vous ait demandée en mariage ?

La fin racla péniblement le fond de sa gorge. Elle se sentait si idiote à oser demander une telle chose. On parlait tout de même de son père… Son père… Celui contre qui on l’aurait mise en garde s’il n’avait pas été son propre père. Son père qui avait sans doute dû se sentir soulagé à la fin de son mariage avec leur mère. Oh c’était si idiot quand on y pensait de lui poser une telle question !

— Je suis désolée, je ne voulais pas… Enfin… fit-elle confuse en agitant les bras.

Que… courageuse ? Non, Bérénice se trompait : elle aurait été tout simplement incapable de rester loin de Coldris. Elle aurait dû trouver une meilleure solution que de se sauver. Elle aurait dû essayer de convaincre Gabriel. Essayer mieux. Parce qu'elle n'avait pas été en danger. On ne lui voulait aucun mal.

Elle hocha la tête lorsque Bérénice demanda si elle s'était enfuie.

— Il y a deux nuits. J'avais reçu un mot de votre père pour dire qu'il m'aimait toujours et qu'il fallait que nous nous voyons. Je suis partie avec les vieux vêtements de mon père, c'est pour cela que je n'avais aucune robe… À vrai dire, je ne pensais pas rester.

Elle n'avait plus pensé à grand chose sinon au besoin de voir Coldris. Et elle n'en voulait pas à Gabriel, plus vraiment, mais il devait comprendre qu'elle ne pouvait pas renoncer à son amour juste parce que lui n'y croyait pas. Elle espérait vraiment pouvoir se réconcilier.

— Me… demander en mariage, hésita-t-elle.

La veille à la même heure, elle aurait trouvé cette idée d'une absurdité sans nom. Elle n'aurait rien trouvé de plus improbable. Elle lui avait dit, pourtant, qu'elle n'attendait rien de tel. Elle avait encore du mal à se faire à l'idée qu'il semble autant le vouloir. Même sa propre fille semblait trouver cette éventualité absurde.

— Non, non, ne vous inquiétez pas ce n'est rien… A vrai dire… Je n'aurais déjà jamais cru qu'il puisse m'aimer. Je n'aurais jamais cru en tomber amoureuse moi-même, d'ailleurs, même si nos sentiments sont devenus… une évidence. Ce qu'il faut que vous sachiez, c'est que si mariage il y avait… je ne voudrais surtout pas que cela crée le moindre problème entre nous. Ou avec Alduis. Tout ce que je veux, c'est être avec lui. Et que tout aille pour le mieux pour tout le monde.

Elle savait bien ce que ce genre de situation pouvait donner. Elle avait déjà entendu Tante Constance et Tante Félicie parler de sa grand-mère. Ariste lui avait rapporté plusieurs conversations avec Jean à ce sujet. Mais elle n'essayerait même pas d'être comme ça, elle, c'était promis. Elle savait bien que cela n'amènerait rien de bon.

Adéis semblait gratter la neige un peu plus loin en bordure du chemin. Que faisait-il ? Elle l’ignorait mais cela semblait focaliser toute son attention, elle reporta donc la sienne sur la demoiselle qui les accompagnait. Quel courage que de s’être enfuie ! Rien que de l’entendre évoquer son père écrire des mots d’amour, Bérénice en avait les prunelles émeraude qui pétillaient tant cela semblait digne d’un conte.

— C’est si adorable fondit Bérénice malgré elle.

Oui, bon. Elle n’était pas vraiment fleur bleu comme Layla, mais c’était son père ! Ce coureur de jupons insatiable qui n’avait eu de cesse de la mettre en garde contre les individus de son espèce. Celui qui avouait volontiers ne pas avoir de cœur. Eh bien il s’était trompé ! Et elle en avait la preuve devant elle. Cela la rendait toute chose de savoir son père enfin amoureux. C’était comme un rêve de petite fille qui se réalisait enfin et Bérénice ne pouvait s’empêchait de sourire.

— Je comprends tout à fait ! Si je peux faire la moindre chose pour vous…

Il était impossible de résister à la question qui lui brulait lèvres et esprits depuis plusieurs minutes désormais. Était-il possible que l’impensable se soit produit ? Elle n’y croyait pas vraiment au fond. Parce que… eh bien… il s’agissait de Coldris. Et qu’il était plus probable de le voir assister à une messe que signer un acte de mariage. Passé la gêne, Bérénice but ses paroles à la recherche du moindre indice qui confirmerait ou infirmerait son hypothèse tandis qu’elle ne semblait pas vouloir répondre directement.

« c'est que si mariage il y avait… »
Cette phrase éclipsa toutes les autres. Ce n’était pas un non. C’était plus proche d’un oui. Bien plus proche… C’était… Elle attrapa ses mains dans un sourire lumineux.

— Alors il vous a vraiment demandé ! C’est tellement incroyable !

Bérénice trépignait d’une joie qui s’échappa dans un petit cri étouffé avant qu’elle ne la prenne entre ses bras.

— Vous serez la bienvenue ici si vous le désirez, tenta-t-elle de la rassurer une fois son calme revenu.

Adorable. Le dernier qualificatif que l'on aurait cru pouvoir attribuer à un homme comme Coldris de Fromart. Et pourtant… oui, avec elle, il était adorable. Adorablement pénible par moment, mais non, il n'était pas le monstre sans coeur pour lequel il pouvait passer. Qu'aurait-elle pu faire sinon le rejoindre ?

Enfin, tant mieux si cela réjouissait Bérénice plutôt que de l'inquiéter. Tout allait ainsi mieux pour chacun. Toutefois, cette histoire de demande en mariage avait de quoi soulever des questions plus triviales dont elle préférait éviter les soupçons. Mais admettre ce cas hypothétique provoqua une telle réaction chez son interlocutrice qu'Éléonore douta qu'elle ait entendu.

Oui, c'était incroyable. Tellement improbable qu'elle s'était presque sentie trahie par cette demande si soudaine. Elle n'osa ni nier, ni récupérer ses mains. Un sourire légèrement ennuyé sur son visage - ce n'était pas à elle d'en parler ! - dut la trahir parce qu'elle se retrouva bientôt étreinte. Sans envie de se dégager, elle appréciait assez Bérénice pour cela.

— Merci, répondit-elle avec émotion.

Elle avait besoin de ce soutien malgré tout. Même si cela lui interdisait encore plus de refuser. Et même si son amour pour Coldris aurait dû suffir. Elle ne voulait pas créer de tensions ici. Entrer en conflit avec son parrain et son meilleur ami était déjà bien assez difficile.

— C'est… Tout le monde n'aurait pas compris, à votre place… Vous rendez-vous compte que si cela arrivait, je deviendrais… votre belle-mère, à Alduis et à vous ? C'est… étrange à penser.

Bérénice n’avait pu se retenir de l’étreindre en arrivant à la conclusion de ses réflexions. Elle était si heureuse ! C’était incroyable, car tout semblait soudainement s’arranger dans sa vie. Comme si le soleil avait décidé de reparaitre après des mois de pluie ! Elle avait même l’impression d’apercevoir un arc-en-ciel. Démétrius venait les rejoindre, il allait mieux – peut-être pas aussi bien qu’il aurait voulu, mais incontestablement mieux – et son père avait trouvé l’amour et comptait se plier aux règles de la société pour le garder.

Aurait-elle dû avoir peur de la savoir ici à ses côtés, à lui donner la joie qu’elle ne lui avait jamais réellement connue ? Diable non. C’était impossible. Coldris avait toute sa confiance et cela s’étendait jusque dans ses choix les plus intimes. Ceci mis à part, elle appréciait sincèrement la jeune femme pour le peu qu’elle la connaissait et avoir une nouvelle amie lui réchauffait également le cœur. C’était inespéré après toutes ces années. D’ailleurs, Bérénice lui frotta doucement le dos avant de la libérer pour écouter cette remarque sur sa place de belle-mère qui lui arracha une larme d’émotion dans un éclat de rire.

— Avec tout le respect que je vous dois Éléonore, je ne pourrais jamais vous considérer ainsi. Vous serez la femme de mon père et je serai ravie d’avoir votre amitié. J’en serai d’autant plus enchantée, que les années passées ici ont plus souvent été synonymes d’une relative solitude que d’amitié. Et puis vous n’étiez pas là quand j’ai grandi, mais je puis vous assurer que je n’ai pas vu une seule fois mon père comme il peut l’être avec vous. Cela tient pour ainsi dire du miracle. Comment pourrais-je rester indifférente face à cela ?

Sur ce, une tornade rousse arriva, galopant dans la poudreuse, sourire jusqu’aux oreilles, bouclettes soulevées par l’air qui s’engouffrait dedans.

— ELEOOOONOOOOOOOOORE hurla-t-il manquant de s’étaler dans la neige après avoir trébuché.

Il releva néanmoins la main qui tenait les fleurs dans un réflexe avant de se rétablir et de reprendre sa course effrénée.

— Éléonore ! Éléonore ! Est-ce que tu aimes celles-ci ? questionna-t-il en lui tendant un petit bouquet de perce-neige un peu maltraités par la rapidité de livraison du jeune garçon.

Eléonore ne s'offusqua pas le moins du monde du rire de son interlocutrice. Elle n'aurait jamais voulu en endosser le rôle, ne faisant que constater un lien officiel qui leur serait attribué. Bien sûr, elle préférait une amitié - comme avec Alduis, d'ailleurs, avec lequel elle ne voulait surtout pas que sa relation s'en laisse affecter.

De… solitude ? Oui, il fallait sans doute cela pour confier ses tourments à une armure. Éléonore espérait que ce "ici" marque un cas isolé. Elle n'osa pas se rassurer à ce sujet, d'autant que Bérénice poursuivait en lui assurant que son phénix semblait changé - en bien, n'est-ce pas ?

— Je…

Elle avait assez de mal à savoir ce qu'elle en aurait pensé à sa place - d'autant que leurs situations étaient assez différentes. Mais elle n'en demeurait pas moins reconnaissante de sa compréhension.

Elle se retourna soudain pour apercevoir Adéis qui se rapprochait au pas de course.

— Ne dites rien. C'est loin d'être certain et je n'aurais déjà pas dû en parler. S'il vous plaît, demanda-t-elle précipitamment avant d'écarquiller les yeux devant la chute contrôlée de l'enfant qui l'interpellait. Bien joué, Adéis !

Elle regarda les fleurs qu'il avait ramenées, souriant jusqu'aux yeux. Un bouquet un peu amoché mais si plein d'enthousiasme qu'elle ne pouvait qu'être touchée. Bon, certes, un petit garçon comme lui aurait très bien pu lui montrer le bouquet qu'il avait composé pour sa maman, mais étant donné leur conversation, elle avait des raisons d'en douter

— Elles sont très jolies. C'est… pour moi ? demanda-t-elle d'une voix un peu hésitante.

Les mots semblaient lui manquer, mais Bérénice n’en attendait aucun en particulier. Elle secoua légèrement les mains pour lui indiquer de ne pas s’en faire. En fait, elle regrettait presque de l’avoir mise légèrement mal à l’aise avec le rappel de sa vie qu’elle… ferait sans doute mieux de taire comme d’ordinaire plutôt que de la déranger avec.

— Dire quoi ? fit-elle avec un sourire entendu.

Son secret était bien gardé, elle n’avait pas à s’en faire. Elle le nierait même auprès de son père si cela était nécessaire.

Adéis arriva comme une petite tornade automnale, un bouquet de perce-neiges quelque peu secoué par la course effrénée à la main qu’il tendit à Eléonore, la bouche en cœur. Il paraissait visiblement très fier de sa trouvaille.

Alors elle aimait ces petites fleurs blanches à clochettes ? Peut-être que la Dame-aux-robes et Grâce les aimeraient aussi ? La suite lui fit froncer exagérément les sourcils et il se retourna d’un coup pour scruter l’horizon puis contourna la Princesse de grand-père pour en faire de même avant de rejoindre son point de départ et hausser les épaules :

— Euh, t’en vois une autre toi ? Parce que moi j’ai pas vu d’autre Eléonore. Ma maman s’appelle Bérénice, tu sais ?

Il leva les fleurs aussi haut qu’il le pouvait pour lui tendre, lorsque son regard fut soudainement attiré par quelque chose dans le bosquet.

— Désolé ! Je reviens ! lança-t-il à la volée en repartant au quart de tour sous l’œil amusé de sa mère

Bérénice l’observa disparaitre près d’un arbre puis se rapprocha d’Éléonore.

— Je sais que cela ne me regarde pas et que rien n’est décidé bien sûr… mais… comment allez-vous faire pour… enfin vous savez… vous deviez… vous marier… avec quelqu’un d’autre, non ?

Éléonore eut à peine le temps d'adresser à Bérénice un regard de reconnaissance complice qu'elle se retrouvait nez à nez avec un bouquet de perce-neige.

Elle suivit le manège du garçonnet, comprenant d'instinct où il voulait en venir. Oui, sa maman s'appelait Bérénice et c'était son nom à elle qu'il avait crié, mais cela ne prouvait que le fait qu'il avait voulu les lui montrer. Bon, cela restait de bonne guerre. Et cette confirmation l'aurait presque fait trépigner.

— Merci prononça une voix troublée mais enthousiaste quand on lui tendit son bouquet.

Et Adéis fila de nouveau dans beaucoup plus d'explications. Éléonore sourit… d'un sourire qui retomba à la question de Bérénice.

— Oui… Hmmm… En réalité…

En réalité, c'était précisément à cause de cela que Coldris la demandait en mariage. En réalité, il entendait certainement se passer de permission. En réalité…

— Oui, et c'est précisément ce qui inquiète votre père… Il est persuadé que cette union me rendrait malheureuse. Gabriel ne l'avait acceptée par égard pour mon oncle. Nous sommes amis depuis assez longtemps pour savoir que nos sentiments ne changeront plus…

Aussitôt le bouquet réceptionné, Adéis avait filé comme l’éclair comme vers un bosquet, le jugeant perfectible. Or, il venait justement de repérer ce qu’il lui manquait pour qu’elle l’aime encore plus.

Bérénice en profita donc pour poursuivre sa conversation, désormais qu’elles étaient de nouveau seules, loin des petites oreilles indiscrètes de son fils. Sur le visage d’Éléonore, le sourire s’évapora aussitôt. Elle s’en doutait, c’était évident qu’elle abordait là un point épineux, mais c’était tout de même une question qui l’intriguait. Elle croisa, embarrassée, ses mains sur le devant de sa robe. Son père inquiet ? Voilà qui était rare. Il devait réellement tenir à elle pour avoir de tels sentiments. C’était touchant. Alors c’était pour elle qu’il avait proposé cette demande ? Voilà qui éclairait quelque peu ce qui pouvait paraitre si absurde au premier abord.

— Je vois… Je comprends mieux désormais pourquoi mon père s’est mis cette idée en tête. Et vous, qu’en pensez-vous ? En êtes-vous persuadée également ?

Après quelques pas crissants dans la fine couche de neige, songeant à son propre mariage, ses propres fiançailles et ses innombrables espoirs déçus tout cela parce qu’il avait tout prévu – oh maintenant elle en riait– elle laissa échapper un petit souffle amusé tout en secouant la tête à ses souvenirs.

— Je serai sans doute de piètres conseils, j’ai toujours fait confiance à mon père. Même lorsqu’il éconduisait tous mes prétendants – enfin certains l’étaient par la faute d’Alduis également –. Figurez-vous qu’un jour, il a même jeté dans le Grand Canal un homme que j’avais rencontré. J’étais fiancée c’est vrai, je voulais juste en profiter, je n’aurais rien fait de déshonorant. C’est tout de même injustice de ne pouvoir être aussi libre que les hommes ! Eux peuvent bien voir toutes les femmes qu’ils veulent sans qu’on ne le reproche quand nous, nous passons immédiatement pour une catin !

Éléonore hésita un instant. Ce dont elle était persuadée, c'était qu'elle ne pourrait plus être heureuse si elle était séparée de Coldris. Il n'y aurait pas de second miracle. Elle n'en voulait même pas. Elle n'aurait pas pu être heureuse non plus si elle ne l'avait pas rencontré, parce qu'il n'y aurait pas eu de lumière. Jamais. Aurait-elle pour autant été malheureuse d'un mariage avec Gabriel de manière générale ? Probablement moins qu'avec un autre…

— Gabriel se rapproche bien plus d'un frère que d'un époux. Il y a certaines choses qu'il n'est même pas capable de concevoir avec moi dans ce contexte. Et je ne veux pas vivre sans votre père.

Eléonore soupira. Ce dernier argument était suffisant si l'on ignorait comment était Gabriel. S'il avait été comme les autres hommes. Pour le reste, elle l'envahissait déjà assez avec ses histoires pour l'en dispenser.

Bérénice lui expliqua alors que le séducteur Braktennois le plus implacable – et son fils – l'avaient "protégée" des hommes comme lui - si l'on pouvait qualifier ainsi une bande de rigolos qui ne devaient pas lui arriver à la cheville. Quant à l'injustice… Sans doute, oui. Ses hommes à elle étaient différents. Ils l'aimaient quand même, chacun à leur manière. Elle ne l'avait mérité pour aucun d'eux.

— Oui… Vous savez… je ne suis…

Probablement pas la plus vertueuse des femmes. Mais en fait même qu'elle fréquente Coldris le prouvait.

— Vous… le regrettez ? s'enquit-elle. D'avoir suivi le choix de votre père ?

Comme une fille convenable et pas une ingrate dans son genre, sans doute.