[21 janvier 1598 - Après la sanction] - Les blessures de l'âme [Terminé]

Il se sentait con comme… en fait il ne savait même pas. Il ne s’était jamais senti si misérable de toute sa vie. Pas même quand son père l’avait surpris à voler un poulet dans la ferme du grand Harald tout ça pour prouver aux garçons plus âgés qu’il n’était pas une poule mouillée… C’était mal il le savait et pourtant il n’avait pas su résister. Tout ça pour quoi ? Il fallait croire que l’histoire se répétait et qu’elle était de pire en pire. Mais quel idiot profond.

Son dos couvert d’onguent irradiait comme si l’on avait décidé d’y faire bruler des buches. La tête penchée sur le côté, le regard perdu dans les fissures du mur, il ne songeait pourtant pas aux sillons qui labouraient sa chair. Il ne pensait que son immense connerie et la vacuité de son esprit, plus profonde encore le Ginnungagap et à cette profonde culpabilité mêlée de colère envers lui-même. Depuis quand était-il devenu d’une telle faiblesse ? Une vieille merde bonne à jeter dans une fosse d’aisances. Que pensait Byrnja là-haut ? Non, en fait il n’avait pas envie de savoir. Il ne devait que l’avoir déçu depuis le temps. Si elle pouvait le voir cela faisait longtemps qu’elle devait avoir détourné les yeux de sa personne. Pensait-elle qu’il les avait trahis ? Parce que son meilleur ami était un noble monbrinien ? Parce qu’il pensait avec ses couilles plutôt qu’avec sa cervelle ? Comment pourrait-il encore croiser son reflet sans éprouver une immense honte ?

Prit d’une violente nausée, il attrapa de son bras libre le pot de chambre, même la pourriture qui trainait dans ses tripes refusait de sortir. Il frappa violemment le sol de son poing qu’importe le choc avec la pierre dure et froide. Encore et encore et encore, jusqu’à ce que les larmes réussissent enfin à quitter maigrement ses paupières. Il avait tant en vie de s’arracher toute cette peau qui le répugnait. Envie de plonger ses doigts entre les balafres sanguinolentes jusqu’à rencontrer ses propres os.

Il ne serait pas là pour Alduis. Il ne serait pas là pour l’épauler à ses fiançailles tout ça à cause de conneries qu’il ne pourrait jamais se pardonner. Quel ami minable il faisait… Il savait que ce serait difficile pour lui. Il aurait tant voulu être là pour être lui… Il étouffait comme il pouvait les sanglots qui le secouaient lorsque la porte grinça.

Eldred n’avait pas bougé lorsque la porte s’était ouverte. Il se fichait pas mal de qui pouvait venir. Il avait envie d’être seul, seul avec lui-même. Il fut tenté de lui dire d’aller courir les trolls ailleurs, mais il n’en avait pas la moindre motivation. Il se contenta de souffrir péniblement.

Il ne tourna pas même la tête lorsque l’intendant le salua. Au point où il en était de toute façon… D’un geste de la tête il essuya ses larmes contre le lainage de la paillasse et fit semblant de dormir avec l’espoir secret que William retourne d’où il venait sans insister.

Non, il ne pouvait pas. Et puis la matrone avait déjà fait son office, ce n’était pas comme si cela y changerait quoi que ce soit désormais. Il grogna sourdement comme un ours agacé depuis le fin fond de sa tanière. Eldred souffla. Ce que William ignorait, c’est qu’il avait attendu que l’intendant soit suffisamment loin pour se remettre au travail. Ce n’était pas parce que lui se geler la morve de bon matin qu’il faisait froid. Le zakrotien adorait au contraire sentir l’air frais lui bruler les naseaux à chaque inspiration et voir le nuage se former à chaque expiration. Cela lui rappelait son pays, les étendues blanches, les bouleaux, les sapins, les lacs et rivières. Il pouvait entendre les rires des enfants jouant dans le village et… il chassa les images avant que le paysage bucolique ne dégénère en quelque chose de macabre.

Alors il voulait l’entendre et savoir comment il allait avant de lui foutre la paix une bonne fois pour toutes ? Parfait.

— Parfaitement bien ça se voit, non ? articula-t-il d’une voix encore plus rauque et rocailleuse que d’ordinaire. Maintenant laissez-moi en paix.

Et il tourna la tête dans l’autre sens pour ne plus le voir. Quant à la soigner… Oh ce qu’il avait dans le dos et qui lui faisait un mal de chien écorché, c’était rien de plus que quelques vulgaires égratignures supplémentaires qu’il aurait vite oublié, le reste.

— Non, vous ne pouvez pas. C’est inutile, il n’y a rien qui puisse me guérir.

Et il sentit de nouveau une vague brulante ourler ses paupières. Ses vraies blessures… Ce n’était pas en jouant les infirmières qu’on les soignerait. Les baumes et les onguents n’y changeraient rien. Ne pouvait-on pas juste lui arracher la partie gangrénée de son cœur, comme on le ferait pour un blessé ? Non, on ne pouvait pas. Bien sûr qu’on ne pouvait pas. Il devrait apprendre à accepter cette part misérable qui vivait en lui. Quand il pensait qu’il avait tout gâché en l’espace de quelques dizaines minute. Quel putain d’idiot fini. Pour une paire d’yeux de biches qui se trémoussait contre lui. Quel con fini ! Mais quel con ! Il frappa rageusement le matelas.

Pourquoi lui poser des questions et lui demander son autorisation puisqu’il avait de toute évidence décidé qu’il le ferait avec ou sans son aval ? Il n’avait pas envie de jouer aujourd’hui. Il avait suffisamment perdu. De chair. De sang. D’estime. D’honneur. Était-ce trop demander que de le laisser avec ses propres pensées ? Si son dos le lui avait permis, il se serait roulé en boule, mais seul une parfaite horizontalité limitait ses souffrances physiques. Les autres, les autres déversaient leur fiel dans ses veines jusqu’à lui empoisonner l’esprit.

— Vous êtes aussi chiant que du chiendent, William marmonna-t-il dans un grondement caverneux.

Le mur de chaux était admirable. Il aurait pu contempler ses imperfections des heures durant. Et ça tombait bien. Il en avait visiblement pour dix jours à les admirer et les détailler dans leur moindre recoin. Dix longs jours à ne rien faire d’autre que d’être seul avec son insupportable personne. Dix jours à ressasser ce qu’il aurait dû faire ou ne pas faire. Dix jours à s’en vouloir de ne pas être présent pour Alduis à cause de ce… ce… Il frappa rageusement le mur cette fois-ci pour évacuer la douleur qui prenait en étau son cœur.

William était gentil. Il voulait être gentil, bon et compatissant. Lui voulait juste tout oublier. Pouvait-on tout oublier ? Alduis aurait dit que non. Ou plutôt il aurait dit qu’il n’avait qu’à tomber malade. Il aurait dit aussi que c’était angoissant de ne plus se souvenir de rien quand les autres s’en souvenaient. Il frappa de nouveau le matelas.

Chatouilleux ? C’était bien peu dire quand on avait le dos en sang pour avoir pensé avec ses couilles.

— Si vous êtes venu avec un pot de sel, William, je vous en prie, versez-le directement sur ma chair, je ne suis plus à ça près. Parce que ce qui est important, c’est que je vais manquer les fiançailles de mon meilleur ami et le reste je m’en fous comme d’une airelle en décembre.

Comme faisait-il pour sourire et s’amuser de ses injures ? Il lui rappelait Tyr face à Fenrir. Allait-il lui aussi sacrifier son bras pour gagner sa confiance et l’enchainer ? Oh c’était bien le genre. Qu’était-ce qu’un bras après tout hein ? Eldred s’était toujours dit que cette histoire n’était qu’un effroyable malentendu et que si les Dieux avaient eu confiance, ils n’auraient pas attisé la haine de Fenrir nourrie de leurs peurs ancestrales. Enfin, là n’était visiblement pas le débat. Sa grippe ? Oui il s’en souvenait. Cet idiot avait failli tomber dans les escaliers pris dans un délire fiévreux. Un peu plus et Eldred l’aurait assommé pour être sûr qu’il cesse de remuer. L’ennui c’est qu’assommer l’intendant du domaine, ça ne se faisait pas.

Tout ce qu’il savait c’est qu’il ne voulait plus entendre parler de Lavinia. Pourquoi n’avait-il pas compris plus tôt ? Comment avait-il pu songer l’aimer ? Comment avait-il pu imaginer que tout se finirait bien et qu’il reconstruirait sa vie ? Comment ? Comment ? Comment ? Même un gosse aurait jugé que c’était parfaitement stupide.

La remarque lui fit souffler un rire qui se mua en râle de douleur. Une lettre ? Il tourna cette fois-ci la tête vers l’intendant avant de secouer la tête à sa seconde proposition.

— Je suis désolé, vous ne pouvez pas me remplacer. Ce qui nous lie… ce qui nous lie est unique et si je ne suis pas là, alors personne ne le pourra. Il sera seul. Ses yeux se remirent à bruler et il cligna plusieurs fois des paupières pour éteindre l’incendie avant qu’il ne se propage. Les larmes endiguées de justesse, il reprit : je ne sais pas quoi lui écrire. Je ne veux pas l’inquiéter. Ou le mettre en colère. Ou l’attrister. S’il sait, il voudra venir et… ce  n’est pas possible. Et en même temps c’est la seule personne que j’aimerais réellement voir maintenant. Alors vous voyez, on pourrait bien me fouetter de trente coups supplémentaires que cela ne changerait rien, parce que je me fiche pas mal que mon dos tombe en lambeau, et croyez-moi j’aurais enduré bien pire si cela avait pu m’assurer d’être libre dans trois jours.

Eldred n’avait qu’une obsession en ce moment, et c’était celle de ne pas être présent pour les fiançailles de son meilleur ami. Quoi qu’il fasse, il ne pourrait jamais être là et il ne pourrait jamais rattraper ce moment égaré. Et le pire n’était même pas dans cette pensée purement égoïste de vouloir partager cet évènement avec son ami, non, le pire c’était de savoir qu’il ne pourrait pas lui offrir soutien requis, alors même qu’il savait à quel point ce serait difficile. Et ça… il avait l’impression de manquer à ses obligations fraternelles, et c’était bien plus douloureux que toutes les flagellations du monde. Cachée dans la paille de son matelas, la dague d’Alduis reposé sous son corps. Il s’en sentait si peu digne aujourd’hui. Dans un grognement de douleur, il se redressa. Il avait l’impression que tout son dos allait éclater sous le mouvement, il se mordit les joues pour ne pas hurler tandis que sa main fouillait le paillasse avant de s’effondrer, haletant serrant le manche de l’arme contre sa poitrine.

— Alors allez chercher de quoi écrire, je vais réfléchir à ce que je vais dire pendant ce temps.

Il sentit une main se poser sur son épaule dans un frisson qui le tendit instantanément, tant la mémoire de sa peau était encore à vif…


— Je vous remercie, mais je préfère être seul avec moi-même.

A méditer sur ses erreurs pour ne plus les reproduire à l'avenir. Dire qu'il avait pensé être affranchi un jour... C'était maintenant hors de propos. Il aurait le temps de mourir vingt fois avant d'avoir réussi à réparer ses erreurs. Quel con.

Eldred serrait la dague d’Alduis autant qu’il pouvait contre sa poitrine. Il ne faisait même pas attention à William qui en ignorait l’existence. Il avait failli lui en parler plusieurs fois, mais s’était finalement ravisé. Aujourd’hui cela n’avait pas grande importance. Il savait qu’il n’irait rien dire au baron qui était de toute façon au courant de cette possession. Il était à la fois si soulagé d’être en vie et si désespéré par ce sentiment de honte qui l’accablait et qui l’agaçait. Cette colère qu’il tentait de contrôler. Que dirait-il quand il le reverrait ?

William ne comptait pas renoncer et Eldred n’avait pas la force de contester. Il se contenterait de faire semblant de dormir s’il ne voulait vraiment pas le voir. Parfois un homme avait besoin de s’affronter lui-même dans la solitude pour mieux se retrouver. Mais ce n’était sans doute pas quelque chose qu’il pourrait comprendre. Il avait dix jours pour guérir son âme. Son dos c’était superflu. L’intendant devait être ravi : il ne pourrait rien porter avant un moment. Lorsqu’il quitta le dortoir, Eldred se laissa sombrer dans un demi-sommeil las en pensant aux landes de Zakros. Le grincement de la chaise et la voix de sa mouche du coche lui firent entrouvrir une paupière. William. Dictée. De quoi parlait-il ? Qu’attendait-il ? Il lui fallut quelques secondes pour se souvenir de la lettre… À laquelle il n’avait pas réfléchi. Il hocha malgré tout la tête tandis qu’il se préparait à prendre note.

— Frenn, le 21 janvier 1598. Alduis,

Il croisa le regard de William. Que devait-il dire ensuite ? Par où commencer ? Il soupira de dépit.

— Je suis désolé, plus que désolé et tu pourras me le faire payer, mais… je ne pourrais pas être présent à tes fiançailles. J’ai… Il marqua un temps d’arrêt sans savoir comment poursuivre. Les secondes s’écoulèrent sans qu’il ne puisse refermer ses lèvres puis : je suis enfermé pour dix jours. Il sait que… ça ne pouvait pas bien finir de toute façon n’est-ce pas ? S’il te plait, ne soit ni triste ni en colère et n’accourt pas aux portes de Frenn. Je vais bien et j’accepte parfaitement la peine qui m’est due. Cela faisait partie des risques. J’en étais conscient… Je… Alduis, je veux que tu saches que je m’en veux terriblement de ne pas pouvoir être présent. Et… et… Ce n’est pas pareil, mais tu auras toutes mes pensées. Tout ira bien et tu n'as qu’à m’imaginer à la place de ta fiancée si ça peut te détendre. Mais évite de lui parler d’éviscération, les femmes n’aiment pas trop ça en général. Je te verrais dès que je pourrais. Encore une fois, accepte mes excuses pour mon absence. J’espère que tu m’en voudras pas trop.

Il attendit que William termine avant de s’adresser cette fois-ci à lui.

— Merci, William. Pourriez-vous me donner le nécessaire maintenant?

Eldred dicta sa lettre, le cœur serré. Il préféra omettre qu’il avait le dos en lambeaux. Alduis n’avait pas besoin de savoir ça. C’était comme une blessure de guerre après tout, rien de plus. On assumait la faute d’inattention qui pouvait coûter cher. Celle-ci était sans doute impressionnante, mais elle rejoindrait les autres. C’était la preuve qu’il était toujours en vie et c’était tout ce qui comptait désormais. Dicter cette lettre aussi naturellement que s’il était présent le soulagea quelque peu. Il devait admettre que William avait eu là une bonne idée. Ce n’était pas comme pouvoir lui dire en personne, mais il fallait savoir se contentait de ce qu’on pouvait. C’était déjà bien gentil à l’intendant de jouer les écrivains pour un esclave fraichement châtié pour avoir baisé la fille du maitre.

Il ne lui prêtait pas grande attention jusqu’à ce qu’il ne l’aperçoive sursauter dans son champ de vision. Il arqua un sourcil, oui une éviscération. Le tas de tripes qui tombait lorsque la lame vous ouvrez le ventre de part en part d’un sifflement funèbre. Les boyaux et la merde qui se déversaient au milieu de la boue et des hommes qu’on ne savait ni mort ni vif. Voulait-il un dessin ?

Il aurait bien voulu hausser nonchalamment les épaules mais ses dorsaux maltraités semblèrent se déchiraient à l’ébauche du mouvement. Son sourire se mua en grimace et il abandonna l’idée fraichement éclose.

— Je l’ai rencontré à Zakros, durant une bataille. C’était un adversaire redoutable et implacable mais j’ai failli le tuer. La corne de retraite l’a épargné.

Quand Byrnja était morte… Ses grands yeux bleus rivés vers Asgard… Il soupira et reprit sa lettre puis lui demanda la feuille pour la signer. La réaction de l’intendant lui tira un sourire amusé pour la première fois depuis son retour.

— Inutile, Alduis est fâché avec l’encre. Il se fout royalement d’une tache.

Serrant les dents, il se pencha pour voler le nécessaire à William. La lave se déversa dans son dos instantanément. Qu’importe. Il compléta. Et rectifia.

Frenn,
le 21 janvier 1598,

Alduis,

Je suis désolé, plus que désolé et tu pourras me le faire payer, mais je ne pourrais pas être présent à tes fiançailles. Je suis enfermé pour dix jours. Il sait que… Ca ne pouvait pas bien finir de toute façon n’est-ce pas ? S’il te plait, ne soit ni triste ni en colère et n’accourt pas aux portes de Frenn. Je vais bien et j’accepte parfaitement la peine qui m’est due. Cela faisait partie des risques. J’en étais conscient. Alduis, je veux que tu saches que je m’en veux terriblement de ne pas pouvoir être présent. Ce n’est pas pareil, mais tu auras toutes mes pensées. Tout ira bien et tu n'as qu’à m’imaginer à la place de ta fiancée si ça peut te détendre. Mais évite de lui parler d’éviscération, les femmes n’aiment pas trop ça en général. Je te verrais dès que je pourrais. Encore une fois, accepte mes excuses pour mon absence. J’espère que tu m’en voudras pas trop.

Eldred déroba le nécessaire d’écriture avant le refus de l’intendant. C’est qu’il ne le laissera jamais récupérer la feuille avant d’avoir tout réécrit. Qu’est-ce qu’on pouvait s’en ficher d’une pauvre tache ! S’il n’y avait que ça, il allait lui arranger cela qu’il ne s’inquiète pas ! Et puis ce n’était pas comme si Alduis y verrait quoi que ce soit à redire à la qualité de la rédaction.

Incorrigible ? Lui ? Un éclat de rire meurtrier secoua ses côtes avant de se transformer en râle. Mauvaise idée. Très mauvaise idée. Sa bouche se tordit dans une grimace, mais son regard avait retrouvé son étincelle de vie.

— Jamais quelle question, répondit-il avec une malicieuse provocation. Et vous alors ?

Parce que trainer dans les escaliers quand on était fiévreux était largement pire que de couper du bois en plein hiver et de le ramener dans sa hotte. Il se hissa sur ses avant-bras au prix d’un effort douloureux. Sale fils de troll vérolé ! Ça ne faisait pas si mal tout à l’heure. Il avait l’impression que l’air lui-même avait décidé de lui lécher la chair avec acidité. Ça irait mieux demain. Ou après-demain. Il entreprit donc d’ajouter un petit lapin pour « son lapin ». Alduis saurait que cela ne pouvait que venir de lui, il n’y avait qu’entre eux qu’ils se permettaient ce genre de bêtises. Ensuite il décora d’une jolie fleur la tache d’encre élégamment posée sur « éviscération ». Tout ça lui rappela que cette vieille caille lui devait un bouquet de fleurs, d’ailleurs. Finalement, il signa son nom en runes. Parce que « ton bichon » serait suicidaire. On n’évitait pas le mur de justesse pour finir sur un bucher pour une sodomie qu’on ne pratiquait pas. L’hérésie passait encore pour terminer en grillade, mais il préférait en revanche les jolies fesses féminines bien rebondies. Certes, certaines vous faisaient finir lacérer… Mais c’était mieux que le bucher non ?

Il rendit son œuvre à William puis lui demanda de la porter à Fromart. Savoir qu’Alduis aurait de ses nouvelles le soulagea. Cela faisait un moment qu’ils ne s’étaient plus vus en plus… William s’inclina comme d’habitude comme s’il était devant le baron alors qu’il n’avait qu’un esclave flagellé échoué lamentablement sur une paillasse face à lui. Il serra la dague d’Alduis contre lui. Sa dague… Ses fiançailles.

D’un coup il se redressa :

— Attendez William !

Et s’écroula lourdement terrassé par la douleur lancinante qui se déversa dans tout son torse.

— Je… Enfin je ne voudrais pas abuser de votre bonté ni de votre temps… Alors enfin… si cela ne vous ennuie pas… il y a autre chose que vous pourriez faire pour moi en ville… Le mois dernier j’ai… enfin une jeune femme m’a offert une broche en remerciement. Je lui ai dit de la garder en attendant, car je craignais que l’on m’accuse de vol. Pourriez-vous… Pourriez-vous la récupérer ? Quand ce sera fait, j’aimerais que vous la vendiez – mais conservez quelques pierres–et achetez une belle lame de dague, la plus belle que vous pourrez avec la somme reçue. Juste une lame brute.

Il ne pouvait pas être là, mais il pourrait leur offrir un présent pour leurs fiançailles ? À lui une jolie dague pour remplacer celle qu'il lui avait offerte et à elle… Peut-être pourrait-il faire une sorte de bijou ? Ou… Enfin il y réfléchirait. De toute façon il avait dix jours à mourir d’ennui autant les rentabilisait utilement. William aussi aurait droit à quelque chose. Il était pénible certes, mais avec un cœur immense.

Lorsqu’il le rappela, William s’immobilisa pour écouter sa requête avec attention et l’acceptait. Formidable. Il pourrait donc s’occuper utilement les mains et l’esprit pendant sa mise à pied.

— Éléonore de Tianidre. Je ne sais pas où elle réside, mais Alduis doit savoir vous répondre.

Il développa ensuite ce qu’il attendait de lui. Rien de bien compliqué : vendre la broche en conservant quelques pierres si possibles pour Florentyna et acheter une lame de dague pour qu’il puisse faire le manche. À en voir la tête le mot dague ne sonnait pas nette dans sa bouche. Que s’imaginait-il donc ? Eldred l’enjoignit d’un haussement de sourcil à poser la question qui le taraudait et… sa protection ? Avec une lame de dague ? Juste la lame ? C’était trop beau pour ne pas lâcher un éclat de rire qui s’acheva en toux douloureuse. Bile de troll… il ne s’y ferait jamais.

— Avez-vous dormi cette nuit, William ? Parce pour en arriver à une telle déduction… Enfin… Si c’était le cas je vous aurais demandé une dague complète et non uniquement la lame. Qui plus est… Il extirpa celle d’Alduis qu’il tenait serrée contre son cœur comme un talisman. Comme vous pouvez le constater, j’ai déjà une arme... Ne faites pas cette tête, le baron est au courant. Il m’a autorisé à la conserver à mes risques et périls. C’est un cadeau de mon ami. Je vais donc lui en offrir une nouvelle pour ses fiançailles. Je graverai le manche en bois ensuite. Et pour sa fiancée… Je ne sais pas encore... Ma foi si vous avez une idée de ce que je pourrais faire avec du bois digne d’une dame…

Eldred ne se faisait pas le moindre sang quant à la mission qu’il venait de confier à William. Il acquiesça sans un bruit, réalisant une fois de plus qu’il était cocasse de donner des directives à celui qui était présentement son supérieur au domaine…

En revanche pour ce qui était de son sens de la déduction, il avait quelques réserves à émettre. À le voir ainsi rougir, on aurait pu croire qu’il l’avait interrogé sur les activités pratiquées durant ses insomnies, mais non, rien de tel. Il n’avait fait que supposer un manque de sommeil. Et quand on connaissait l’intendant de Frenn, c’était somme toute assez logique. La veille des funérailles, ils avaient attendu toute la nuit le retour du baron. Enfin… William tournait comme un lion en cage quand lui sommeillait assis dans une chaise, habitué qu’il était aux longues heures d’inactivité en vue d’une embuscade. Il se souvenait encore de ses questions qui commençaient immanquablement par « Eldred, pensez-vous que… » ou encore « Peut-être se pourrait-il que… » suivies d’un scénario catastrophe. Ce soir-là, la seule chose qui n’était pas hypothétiquement arrivée au baron était de s’être fait dévorer par Níðhöggr et… de se retrouver pris au piège d’une soirée surprise.

Eldred prit toutefois le temps de l’informer de la dague qu’il avait en sa possession, il faisait confiance à l’intendant et de toute façon son maitre était déjà au courant. Cela sembla le rassurer et il apprécia visiblement et lui suggéra une sculpture d’animal. Pourquoi pas après tout ?

— C’est une excellente idée, William. Mais pas une chouette. Chez moi ce sont celles qui voient à travers les ténèbres. Au sens large du mot. Ce n’est pas très… approprié pour des fiançailles, mais je vous remercie je vais réfléchir à quelque chose de cet ordre.

En revanche, il songea que cela irait drôlement bien à Alduis, une chouette pour le guider hors de l’obscurité. Cela lui donna d’ailleurs une idée : peut-être… peut-être pourrait-il trouver une chouette pour le ramener au présent lorsqu’il se perdait dans ses pensées ? C’était étrange dit comme ça, mais il avait dit que son père l’avait aidé à enfermer les voix alors, qui sait ? Cela pourrait peut-être marcher ? Il soupira profondément en réalisant qu’il ne pourrait pas lui dire avant la fin de sa détention…

Réalisant qu'Eléonore risquait de se méfier de l'inconnu, il se pencha de nouveau pour récupérer le nécessaire, serrant les mâchoires pour retenir un râle de douleur. Il griffonna rapidement l'assemblage de runes qu'il avait gravé sur la boite offerte signé de son nom. Il espérait ainsi qu'elle accepte de faire confiance à William.

— Donnez ceci à Mademoiselle de Tianidre pour preuve de ma demande si elle se montre prudente. Dites-lui... Dites-lui je regrette toujours de l'avoir bousculé à l'église lors de notre rencontre. Elle saura que vous ne pouvez savoir cela que de moi si besoin. Merci infiniment, cela me touche énormément, je saurais vous rendre la pareille lorsque vous en éprouverez le besoin.

Lorsque William était parti, Eldred  avait sombré dans un demi-sommeil méditatif à la recherche de ce qu’il sculpterait pour la demoiselle d’Alduis. Un serre-livre surmonté d’un élégant petit oiseau… Il espérait que cela lui plairait… Et pour Alduis… Un cheval et un Nidhogg, le dévoreur de cadavre. Il graverait des runes également…

Il se serait bien endormi, mais impossible. Il avait l’impression d’avoir une forge à la place du dos avec du métal en fusion qui s’écoulait au travers des rigoles vers le creuset. Chaque infime mouvement triturait et étirait ses chairs meurtries. Malgré la douleur lancinante, son visage conservait des traits étonnamment apaisés. Cela pouvait paraitre idiot, mais détendre son visage aidait la douleur à s’évacuer au lieu de l’accumuler. Il fallait l’accepter pour ce qu’elle représentait sans la laisser attaquer son âme.

Son esprit s’envola vers les landes et ses étendues de sapins dansant dans leur robe d’aiguille vert émeraude au gré de la brise. Il pouvait même sentir le vent chatouiller ses avant-bras nus. Et le soleil si doux. Et l’air chargé d’humus. La rivière qui gargouillait paisiblement…

Lorsqu’il ouvrit les yeux sur la porte qui venait de grincer, il se rendit que l’obscurité avait gagné sa cellule. Quelle heure était-il ? Il cligna plusieurs fois des paupières le temps de rétablir ses esprits. À en juger le ciel d’un bleu pâle, la nuit venait tout juste d’étendre son voile. William  avait sans doute dû être fort occupé. Bah il aurait pu revenir le lendemain, ça ne fait rien.

— Je ne vous attendais pas de si tôt, remarqua-t-il sans la moindre moquerie.

Bah ? Qu’avait-il dit ? Il en tirait une tête tout de même alors qu’il ne pensait vraiment plus le revoir avant le lendemain  Et le voilà qui s’excusait de son retard. Des contretemps, oui c’était bien normal, après tout il était l’intendant de Frenn, il avait mieux à faire que de prendre des nouvelles d’un esclave châtié pour avoir sauté la fille du maitre. Mais en fait non… Il s’était simplement… perdu dans les rues de la capitale ? Etait-ce bien cela qu’il tentait de lui dire ? Il se mordit les joues. C’était… Oh non il ne fallait pas se moquer, pas après tout ce qu’il avait fait pour lui.

Il récupéra la lame puis l’examina de son œil expert avant d’acquiescer : ce serait parfait pour son usage.

— Merci infiniment William, cela me touche beaucoup. Et… Juste… C’était sincère, je pensais que vous ne reviendriez que demain. Vous avez vraiment passé tout ce temps dehors pour moi ? demanda-t-il encore étonné que sa dévotion se soit étendue jusque là.

Enfin c’est que… il n’en demandait pas tant.