[11 septembre 1597] A l'Ours Noir [Terminé]

-- Aaaaaaaaah !

La bête s'éveillait dans un lourd grognement après avoir reçu un verre d'eau sur la tête. Il avait sursauté et cogné une nouvelle fois la table. Toujours dans le cirage, il se tourna vers Nogo qui proposait à manger et clama :

-- Mais très volontiers mon... hips ! Mon cher Sieur ! Mon grand gosier n'attend jamais ah ah ah. Et à plusieurs nous serons plus forts.

Il entendit alors les réponses de l'esclave aveugle puis l'intervention de Thierry. Lénius ne comprenait pas très bien mais un mot parvint à percer au milieu du magmas de paroles insignifiantes : Tristan.

-- Tr... Tristan ? Où est-il ? Je me ferai des lacets avec les tripes de celui qui l'a acheté comme esclave !!! OU EST-IL ?

Trois coups secs à la porte. L'esclave attendait derrière, pierreux et statuaire. Il penchait en avant sous le poids de ses charges et ses bras serraient toujours le pauvre bébé attaqué par cette folle sur la place publique. De l'intérieur de la taverne, les clients pourront entendre la voix d'ébène et les R roulés suivant une cadence mécanique :

-- S'il y a quelqu'un, ouvrez-moi je vous en prie. J'ai besoin d'aide. C'est urgent.

Lénius reprenait enfin conscience. Thierry observa ce sursaut avec intérêt puis avec une nouvelle désillusion. Pourquoi Dieu le chargeait-il d'une nouvelle épreuve si longue et difficile ? Serait-ce une expiation ? N'avait-il pas assez souffert hier d'apprendre son fils condamné à l'asservissement ? D'un autre côté, il préférait que ce soit lui qui souffre qu'Alex. Pourvu que cela continue. Que son petit Alex puisse tranquillement vivre chez Irène. Si cela se déroulait ainsi, il accepterait toutes les punitions en contrepartie.

Finalement, Lénius réagissait au nom de Tristan. Le mot-clé. Celui qui pouvait tout faire basculer.

"Tristan va bien, Lénius. Hier soir, quand je l'ai quitté, il a été recueilli par Irène, la femme que vous avez vu hier au procès qui l'a courageusement défendu sans le connaitre. Elle est d'une telle force, d'une telle générosité... Oui, Tristan va très bien, comme Alex. Irène les garde chez eux. Elle a chassé ce cardinal qui les a acheté ! Il n'en menait pas large face à elle."

Ses entrailles se nouèrent en songeant à sa pitoyable conduite à lui. Il n'avait songé à ce moment qu'à Alex, sacrifiant Tristan. Comme toujours, le pire venait de lui. Il sourit cependant du désir de Lénius.

"Des lacets de cardinal ? Voilà qui est intéressant ! Mais vu son profil, ce serait plus jouissif de le voir griller ! Un bon feu de joie pendant que nous viderions avec satisfaction nos chopines ! Ah ! Là je serai pas contre un bon repas devant le spectacle !

Brusquement, des coups retendirent à la porte de la taverne, puis des éclats de voix. Thierry tressaillit. C'était.. Il était presque certain que...

"Jérémie !"

Intrigué, lâcha le bras de Claire et alla ouvrir la porte, découvrant avec stupeur l'étonnant chargement dans les bras de l'esclave. Il ne put retenir un petit trait d'esprit :

"Eh bien, ton maître les achète de plus en plus jeunes !"

Le mépris et le dédain exprimés par le prêtre auraient pu déconcerter quiconque avait un peu d'orgueil. Nogo Luisni sentit passer la salve du mépris qui comme la bave du crapaud épargne la jeune colombe. Que faisait-il cet incestueux à bibicher de mamours la jeune aveugle, alors qu'il bilait sa haine universelle sur le restant de l'assemblée? Nogo encaissa et cela fit résonance. Il connaissait ce genre d'individus qui se prennent pour dieu le père, le fils et le saint-esprit en personne. Dès le premier regard, il avait su, que ce membre vautré du clergé bas tombé serait hostile. Il allait répliquer, comme on applique un cataplasme sur une jambe pourrie quand il perçut une voix étrange, souffrante et trébuchante appeler à l'aide.
Avec un regard plein de morgue, vers le curé couronné d'une auréole endogénérée, à défaut de la morve qu'il eût pu lui cracher au visage, Nogo Lhuisni alla ouvrir la porte.

— Nom d'un Soviet Suprem mais que nous vaut ce chargement des destinées dialectiques!

Et il sourit au jeune homme essoufflé accablé par le poids des charges et les difficultés de l"existence. Siloé-Sémélé avaient suivi l'élan de Nogo et aussitôt s'intéressèrent au bébé…

-- Chez Irène ! Oh !! Par tous les dieux du monde ! Voilà qui me rassure ! Cette f... femme est décidément une bénédiction. Pour fêter ça, une fois dans ma vie, je veux bien me signer ah ah ah !

Il fit un pompeux signe de croix, encore tremblant à cause de l'alcool. Ses yeux suivirent l'échange froid entre Thierry et Nogo. Lénius capta l'agacement de ce dernier et haussa les épaules, un peu navré. On toqua alors à la porte. L'infirme se pencha pour voir : un pauvre homme en haillons était là, avec des commissions et un bébé. Il pouffa à la plaisanterie du prêtre et ne put s'empêcher de rempiler :

-- Il n'est pas le seul je crois à les aimer jeunes ! Hips !

L'esclave fut soulagé de voir Nogo et le prêtre le faire rapidement entrer. Il laissa échapper un petit rire, bref et rocailleux mais sincère, à la pointe du curé concernant le bébé. Puis l'homme se rembrunit : il ne fallait surtout pas qu'il rentre au château de son maître avec cet enfant. Déjà qu'il avait pris un retard monstrueux, abîmé les courses du comte et allait très probablement se prendre une rouste mémorable... Hors de question d'aggraver les choses.
Jérémie sourit au langage pour le moins littéraire et original de Nogo. L'esclave espéra pouvoir nouer conversation avec lui plus tard, quand il serait moins pressé. Pour l'heure, il tendit les bras pour montrer l'enfant et dit :

-- Il était abandonné dans la rue. Il meurt sûrement de faim. Et il vaudrait mieux vérifier qu'il n'a pas quelque côte fêlée. Je n'ai malheureusement pas le temps, je dois rentrer d'urgence chez mon maître, mais... L'un de vous aurait-il la charité de prendre cet enfant ? Au moins le temps de le confier à des nonnes ou à un refuge.

Il préféra ne pas entrer dans les détails, parler de la femme qui avait essayé de tuer l'enfant, encore moins évoquer la manière dont elle avait insulté et maltraité l'esclave. Jérémie détestait se plaindre, préférant toujours sembler si droit, distant comme si rien ne devait l'atteindre. Seul son regard demeurait un peu triste et inquiet.

Thierry remarqua la critique qu'il lisait à son sujet sr le visage de Nogo mais s'en désintéressa vite. Son opinion à lui, il s'en moquait. Seule Claire et Lénius comptaient ici. Il s'amusa alors du signe irrévérencieux que se permit Lénius aux nouvelles données.

"Oui, Irène est une grâce du Ciel. Évitez cependant ces moqueries quand nous serons chez elle au cas pu son frère cardinal serait là. Si elle est un bel ange, l'homme serait lui un sale démon."

Alors que Jérémie entrait en tenant avec précaution le bébé dans ses bras, avançant difficilement avec tout le barda sur son dos, à cet instant Lénius le cloua sur place en rebondissant sur sa propre plaisanterie. Il le dévisagea avec horreur, resta muet inerte quelques secondes, puis se tourna vers Claire. Pensait-on que.. Imaginait-on que... A cette seule pensée, il se plia en deux et régurgita à nouveau sur le plancher. Une brusque colère le saisit ensuite qu'il laissa éclater, incapable de la retenir :

"Claire est ma fille, sombre crétin alcoolique ! Vous voudriez que je.. Il faudrait être le porc le plus vil et le plus immonde qui soit ! Taisez-vous donc au lieu de proférer de pareilles infamies !"

Le sang battait encore à ses tempes. Il tenta de se calmer et reporta son attention vers Jérémie, s'intéressant à ce bébé dans ses bras. Un enfant abandonné ? Il s'approcha et toucha doucement le front du bébé. il paraissait en bonne santé et pas encore trop dénutri. Il devait cependant vite recevoir un baptême si la chance lui tournait le dos.

"Nous allons y pouvoir, oui, ne t'inquiète pas, Jérémie. Que quelqu'un aille chercher du lait et de quoi le faire boire ! C'est le plus urgent. Demain, il faudra aussi l'amener à l'église. j'ai déjà un baptême de prévu. Je m'occuperai en même temps du sien. Ce pauvre enfant n'a pas dû e recevoir si on l'a abandonné... Il est urgent de lui en donner un si le Seigneur se décide à le rappeler.

Le regard de Thierry remarqua ensuite les griffures sur les avant-bras de Jérémie. Il releva la tête, surpris.

"'Que s'est-il passé ? Tes maîtres ! Ils ont... Alors cet idiot de Monthoux n'aura pas entendu mon message. J'irai au soir lui rendre visite et renouveler ma mise en garde, Jérémie. Mais si tu as encore ce problème, n'attends pas et viens donc me trouver. J'ai un certain pouvoir sur ton maître et je finirai par réussir à l'adoucir."

Nogo aimait bien le gros infirme qui paraissait bourré, mais en fait était bourré de sagacité, d'à propos pertinents et d'intelligence du cœur.

Comme on devait s'y attendre le prêtre fit son intéressant. Il s'appropriait le bébé, jouant tout à la fois le rôle du pédiatre, de la nourrice, du Jean Baptiste, allant jusqu'à imiter des accents spartaciens pour tenter d'emberlificoter le pauvre jeune-homme, dont Nogo comprenait avec colère qu'il était esclave. Les jumelles avaient aussi leur mot à dire. Nogo se tournait vers elles. Étaient elles ses alliées?

Claire fut rassurée de sentir de nouveau quelqu'un, mais cela n'apaisait pas ses questions. Cependant, le reste s'enchaîna trop vite pour qu'elle puisse comprendre tout, ou ouvrir la bouche. Elle sursauta lorsque Lénius cria. Thierry devait l'attendre, au vu de la façon dont il lui serait le bras en l'appelant en même temps. La pauvre ne saisissait pas tout, encore moins des insultes qu'elle n'avait jamais entendu. Seulement, elle sentait facilement la colère qui animait la pièce. Il n'y avait pas que celle de Lénius, mais de l'animosité autrement.

On lui lâcha soudain le bras mais quelque chose l'empêcha de se sentir seule. Une voix. Une ombre. Elle la connaissait. Elle s'avança.

- Jérémie ?

Elle fut coupée par un cri. Le père Thierry affirmait qu'elle était sa fille. Claire était de plus en plus perdue. L'un ou l'autre ? Celui qui ne voulait pas d'elle ou celui qui l'avait choisi ? Elle murmura seulement.

- Ce n'est pas possible...

Elle comprit aux sons également qu'un bébé était arrivé. Elle s'approcha doucement, sentant l'ombre de Jérémie peu à peu la recouvrir. Elle demanda d'une voix timide, cherchant surtout à apaiser peut-être les tensions qu'elle sentait résonner dans la pièce.

- Je peux faire quelque chose ?

Lénius sentit le regard très amical de Nogo l'envelopper. Assez pour qu'il ne réponde même pas à l'insulte que lui adressait Thierry. Il avait apparemment touché un point sensible en ne voulant faire qu'une petite blague dans le goût de celle du prêtre. La tête lui tournait. Il écarquilla les yeux au mot de "fille" concernant Claire-Marie. Dans un rire doucereux trempé d'alcool, le gros invalide ajouta :

-- Ma parole mais je rencontre deux de vos enfants en trois jours, est-ce bien cela ? Vœu de chasteté, apparemment c'est démodé !

Quand Thierry vomit, Lénius ne comprend pas. L'alcool, certainement. Il aimerait aider à éponger mais ne s'avérait clairement pas en état. Il préféra hocher la tête à l'intervention des jumelles, très sages une fois encore : l'urgence est de nourrir ce marmot et de vérifier sa santé avant de le baptiser. Une seconde, le troubadour s'attendrit du regard que pose une des siamoises sur Jérémie. Vrai que le gaillard avait du charme, tout esclave et Statue du Commandeur qu'il était. Il accompagna aussi d'un rire très ému les jeux de Sémélé auprès du bébé. En voilà un qui était bien tombé et serait sauvé ! Devant tant de bienveillance qui redonnait foi en l'espèce bipède prétendument intelligente, l'infirme se it la réflexion que si Dieu avait besoin des hommes, les hommes n'avaient pas besoin de Dieu.

D'abord timide, Jérémie finit par avancer dans la taverne. Il inclina humblement la tête pour saluer les personnes présente. Alors seulement, il nota Claire-Marie. L'esclave lui adressa un sourire qu'elle ne pourrait pas voir -- mais peut-être sentir.

-- Oui, Claire-Marie, c'est moi. Je suis très heureux de te recroiser ! Comment vas-tu dis-moi ? Comment se comporte ton nouveau maître ? J'ai beaucoup pensé à toi ces derniers jours.

L'esclave repéra aussi, derrière Nogo, un gros infirme ivre mais aux réparties très sympathique, ainsi que deux sœurs partageant le même corps. Par politesse, il ne montrera rien de son étonnement alors que déjà, son esprit vagabondait dans ses lectures scientifiques : des chirurgiens tels que le français Ambroise Paré avaient déjà écrit des traités sur ces phénomènes de la nature, cherchant à trouver les causes des siamois, des nains et autres curiosités. Jérémie se garda bien de porter sur ces deux femmes un œil plus chirurgical qu'humain. Il mourrait pourtant d'envie de comprendre.
Elles s'avançaient et il les laissa jouer avec le petit enfant. Une légère cassure aux lèvres pierreuses de l'esclave fit office de sourire. Il répondit doucement à l'une des sœurs qui le saluait :

-- Bonjour Madame.

Ses joues creuses s'empourprèrent à la vue du regard très équivoque que Siloé posait sur lui. Il connaissait ce genre de regards. Mais n'en éprouvait que de de la gêne sans savoir y répondre. Il savait résoudre les propositions mathématiques les plus complexes, mais pas les jeux des sentiments. Cela manquait encore à sa partition.

-- Un verre ? Oh, c'est... C'est vraiment gentil. Mais je vais avoir de gros ennuis si je traîne encore plus. Merci.

Jérémie regarda le père d'Anjou qui intervenait alors. Il acquiesça lorsque l'homme proposa de baptiser bientôt l'enfant, espérant cependant que Dieu ne reprendrait pas ce petit enfant d'ici là. Concernant les blessures que Thierry pointait à ses bras, Jérémie baissa les yeux et affirma :

-- Je vous remercie, mon Père. Mais ceci n'est pas causé par mon maître.

Captant le regard chaleureux de Nogo Lhuisni, il frotta le pied au sol, un peu gêné, et était resté très pudique dans sa réponse. Les courses sur son dos commençaient à le faire souffrir, il ne devrait pas traîner. Il haussa un sourcil quand Thierry prétendit être le père de Claire mais ne réagit pas : Lénius s'en chargeait assez bien et le sujet avait l'air de trop gêner la jeune aveugle.

Alors que Thierry observait avec un discret regard attendri le bébé dans les bras de Jérémie, il vit surgir les siamoises. Sémélé jouait déjà avec lui, charmé par sa présence, tandis que Siloé protestait contre sa proposition de le baptiser. Le nourriture et le soigner était vital, cela était incontestable, mais l'eau du baptême était presque aussi important. Un nourrisson pouvait être si fragile, avoir tant possibilités de mourir...

D'une voix aimable, sans aucune méchanceté, il reprit pour Siloé :

"Le nourrir est très important, oui, j'en conviens, mais il faut aussi songer à son salut. A la taille de ce petit, il est probablement né il y a quelques jours à peine. Une mère isolée qui ne pouvait l'élever, une naissance illégitime... Il existe tant de raisons perverses pour supprimer une aussi jeune vie qui ne demande pourtant à croitre."

Sa main se tendit à nouveau vers le bébé et caressa lui aussi sa joue.

"Il a eu le temps de s'affaiblir depuis. je redoute qu'il ne survive pas longtemps. Si cela arrive... Si cela arrive, son âme doit être au moins sauvée, qu'elle puisse gagner la plénitude que notre monde terrestre n'a pas voulu lui apporter."

Au même moment, Jérémie et Claire se retrouvaient. Thierry sourit mais n'intervint pas, ne désirant pas troubler leurs émotions. D'ailleurs, Lénius choisit le même instant pour l'interpeler et le gratifier d'une répartie cinglante. Son visage tiqua et perdit sa mine adoucie. Il renoua avec la sévérité et l'aigreur.

"Vœu de chasteté, c'est un engagement très noble quand il est prononcé avec une réelle conviction. Néanmoins, pour un enfant auquel on a forcé la décision, c'est un serment impossible à respecter. J'avais quinze ans quand on m'a déposé à un monastère pour y découvrir et y apprendre ce qui devrait être désormais ma vie. J'aspirais jusque là à être militaire, à participer aux conquêtes du Royaume, à redorer le nom de ma famille... Les espoirs déçus se transforment en frustration et teintent l'âme. Je remplis ma fonction du mieux que je puis le faire mais l'homme que je suis ne peut disparaitre sous la soutane. Je suis faible, je le sais, mais je ne peux repousser les tentations qui m'assaillent."

Tout au long de sa plaidoirie qu'il jugeait bien maladroite et qui n'excusait en rien finalement sa rupture de vœux, Thierry nota l’intérêt dissimulé de Jérémie pour les siamoises. Un sourire attendri lui revint. L'esclave singulièrement curieux étudiait le phénomène, cherchant à le comprendre. Bon courage ! Il eut alors un éclat de rire irrépressible, sans moquerie aucune, quand Jérémie rougit à la proposition de Siloé. Ce dernier redoutait cependant la colère de son maître.

"J'irai trouver ton maître, Jérémie, tout à l'heure, et je lui narrerai toute l'histoire. Je vanterai ta générosité l'emportant sur la peur et lui demanderai de te récompenser plutôt que te punir."

Il s'intéressa ensuite à la réponse du jeune homme sur ces étranges marques sur ses avant-bras. La réponse le surprit. Qui l'avait blessé à un tel point ?

"Qui cela peut-il être alors ? En tous les cas, il faut te soigner avant de repartir !"

Il se tourna vers les siamoises puis demanda :

"Y a t-il de quoi ici ?"

Claire sourit à Jérémie.

- Moi aussi je suis heureuse. Je vais bien. Le maître me traite bien. Il se passe parfois des choses étranges, mais ça va. Il a même discuté avec moi. Je crois qu'il veut quelque chose mais j'ignore ce que c'est. Je me suis demandé comment tu allais aussi. Tu me manques, toi et Marie-Anne...

La maison des Monthoux était dure, mais elle avait des amis. Chez son nouveau maître, on était gentil, mais pas protecteur comme il l'était. Elle tendit une main vers lui et trouva son bras. Elle fronça les sourcils. Ce n'était pas de l'eau qu'elle sentait sur ses doigts, c'était plus poisseux. Elle blanchit un peu.

- Mais... tu es blessé ?

Fort heurement, thierry avait pris les devants. Claire entendit aussi un peu l'histoire qu'il racontait. Lui aussi avait été abandonné ? Et il venait d'une grande maison. Alors... alors ce n'était pas l'assassin, celui qui l'avait laissé sur cette plage. C'était un protecteur. Elle songea à sa grand-mère. Dame Rose avait veillé sur elle, puis maintenant le père Thierry... sa grand-mère... ce devait être elle qui avait permis ces miracles. Elle la protégeait. Elle en eut les larmes aux yeux.

L'alcool commença à se diluer et Lénius put se redresser pour paraître un peu moins déstructuré et un peu plus présentable. Il écouta le préchi précha sur la baptême sans broncher et se trouva cependant déjà plus empathique avec le prêtre quand il confia n'avoir pas vraiment choisi cette vocation. Ne trouvant rien de particulier à répondre, il hocha simplement la tête avec respect avant de s'étonner, comme les jumelles apparemment, des révélation concernant Claire-Marie : elle serait la fille du prêtre ? Sérieusement ?
Pour une fois, Lénius ferma sa grande gueule et partit, à l'invitation des siamoises, en quête de médication. Il trouva des compresses susceptibles de faire office de bandage, et un peu d'eau. Il ne pourrait cependant pas les manier seul et comptait sur des mains moins difformes que les siennes pour l'opération. Son regard se posa sur Nogo Lhuisni et les jumelles. L'une d'elles insistait d'ailleurs et offrait à boire à l'esclave. C'était vraiment charmant.

-- Mes jambes sont comme tu le vois bien rembourrées. Je peux prendre un instant le bébé, si tu le souhaites, dit-il à Jérémie pour se rendre un peu utile.

L'esclave hocha simplement la tête aux recommandations du prêtre. De la nourriture terrestre, puis les nourritures spirituelles, seraient apportées à cet enfant. Quand Thierry insista pour savoir qui l'avait blessé, Jérémie voulut vite évacuer le sujet par un :

-- Des voyous. Qui ont tenté dans la rue de prendre un peu des courses du maître.

Il préférait ne pas rentrer dans les détails, parler de la femme démente et de la conversation qui s'en était suivie. Cela lui retomberait encore dessus. Comme Claire-Marie s'inquiétait pour lui, au sujet de ses plaies, sa voix se fit douce et il la rassura :

-- Rien de bien méchant, merci. (Un temps, avec un sourire qu'il mit dans ses intonations pour remplacer celui que l'aveugle ne percevrait pas) Voilà de bonnes nouvelles, Claire. J'en suis soulagé. Je les rapporterai à Marie-Anne, elle en sera contente aussi. Et à Mademoiselle Florentyna également. Elle est très en colère contre son père depuis ton départ, je pense que te savoir en sécurité lui fera plaisir. (Un temps) Des phénomènes étranges, dis-tu ? De quelle nature ?

Déjà, il se voyait tenter de percer des illogismes ou des particularités relevées chez le sieur de Wollenbach. Puissent-elles ne pas causer de mal en tout cas à la jeune fille. Tout en pensant de la sorte, il remit le bébé sur les jambes de Lénius qui le lui proposait gentiment. Son regard revint sur les jumelles, dont l'une lui servit à boire en arguant le temps nécessaire à le soigner. Sa main d'abord hésitante finit par prendre le verre pour en savourer lentement le jus, après un nouveau :

-- Merci à vous.

Les idées des sœurs quant au prénom le firent sourire et il attendra là-dessus l'avis des autres. L'une d'elle proposa de le débarrasser, au moins une ou deux minutes le temps de boire, de ses courses. Ce ne serait en effet pas de refus. D'autant qu'il avait encore tout le chemin de retour vers le château à assurer. La voix de Nogo le sortit de ses pensées et le détourna de ses courbatures. Il nota le nom d'une des sœurs : Siloé. Les paroles de cet homme énergique plaisaient fort à l'esprit littéraire et mathématique de l'esclave.

-- C'est un plaisir pour moi aussi, Messire. (Un temps, curieux) Si j'en crois votre accent vous n'êtes pas d'ici. Venez-vous céans pour voyages ? Ou affaires ? Que pensez-vous de Monbrina ? (aux compliments de l'homme, Jérémie eut un sourire qui ralluma son visage et combla un instant les creux de ses joues) Vos paroles sont sages. L'équilibre de chaque pas et de chaque pensée est un art. Jouer la meilleure note possible dans une bien étrange partition. Résoudre au mieux une équation à beaucoup trop d'inconnues. Comment qualifieriez-vous votre partition ?

Satisfait de constater que les siamoises l'aidaient à encourager Jérémie à se soigner, Thierry décida de l'y forcer un peu. En tant qu'esclave, soumis à la dure loi de son maître, ce dernier redoutait trop le retard pour envisager se reposer. Il le déchargea de son barda et le déposa avec précaution sur la table la plus proche. Il poussa ensuite sans ménagement Jérémie sur une chaise et l'y força à s'asseoir.

"Allons, il est temps que tu te ménages un peu, mon garçon ! J'ai l'impression que les tartines de miel que je t'ai offertes sont déjà loin, n'est ce pas ?"

Il formula cette moquerie sans méchanceté, uniquement navré par le traitement aussi injuste et misérable qui était réservé à un homme aussi brillant. Si les gens étaient à la bonne place, celle que Dieu leur assignait et qu'ils méritaient, Monthoux devrait être l'esclave affamé et Jérémie le noble promis à un sublime avenir.

Laissant là ce triste constat, il aperçut Lénius revenir avec des compresses et de l'eau. Il approuva Siloé qui refusa de donner de l'alcool à Jérémie.

"Mieux vaut en effet ne pas lui servir d'alcool. Si son maître le sentait au retour, sa punition serait terrible. Monthoux ne fait malheureusement pas dans la finesse avec ses inférieurs."

Il releva ensuite la tête vers les siamoises.

"Pourriez-vous vous occuper du pansement ? Je ne suis pas expert pour cela."

Pendant ce temps, Lénius s'occupait du bébé qui tenait sur ses jambes et remuait. Les siamoises proposaient de lui donner un nom. Il écoutait vaguement, ayant une brusque envie de taquiner gentiment Lénius.

"Vous devriez ne pas souffler dessus : avec votre haleine, il risquerait d'être ivre !"

A cet instant, son regard crut distinguer quelque chose sur la figure de l'enfant. Il se pencha et examina avec soin ses joues puis son front. De petites marques, des hématomes.. Serait-il tombé? Ses doigts sentirent ensuite des fragments de pavé.

"Ce bébé... Ce bébé a été jeté au sol. Il..."

Son cerveau entrevoyait le sort terrible qu'avait connu l'enfant. Sans doute une naissance gênante. On avait essayé de l'éliminer en lui fracassant le crâne. Par une chance inouïe, il y avait survécu. Un véritable miracle ! Rapidement, le prêtre se signa en se relavant. Sa main toucha ensuite le front du petit pour le bénir.

"Cet enfant a reçu la grâce de notre Seigneur."

Après les événements du 5 septembre, Emeline avait pu passer une semaine plus tranquille dans son auberge, son commerce florissant et sa caisse pleine grâce à la généreuse avance du Sieur de Wollenbach concernant la réservation d'une chambre. Elle avait pu initier Hubert au service, et l'enfant se débrouillait fort bien. Néanmoins, il restait encore trop timide avec les clients, bien que curieux de ce qu'ils se disaient. Il n'y avait qu'avec Emeline qu'il était à l'aise, et encore, il parlait peu.

En ce jour du 11 septembre, la tavernière reçut une mauvaise nouvelle. Sa tante couturière, à qui elle rendait parfois visite, était tombée malade. Elle décida d'emmener Hubert, ne voulant pas le laisser seul, et confia l'auberge pour la journée à Nogo, qui s'était gentiment proposé. Même si elle ne le connaissait pas bien, il lui semblait digne de confiance, et puis, elle ne prenait pas trop de risques : même si quelques dégâts matériels avaient lieu, elle avait les fonds pour les réparer en cas de pépin.

Au chevet de sa tante, Emeline avait constaté que son état n'était pas aussi gravissime qu'on lui avait dit. Elle était mal en point, oui, mais sa nièce savait qu'elle était forte et avait la capacité de s'en remettre. Les deux femmes échangèrent quelques nouvelles, et Emeline dût expliquer comment Hubert était arrivé à l'auberge. Sa tante ignorait, une fois de plus, qui était cet enfant. Elles décidèrent toutes deux de creuser un peu plus pour découvrir d'où venait cet enfant, dès que la maladie serait partie.

Quand Emeline revint, elle vit tout de suite que l'ambiance dans l'auberge était loin d'être calme. Mais que s'était-il donc passé ? Lorsqu'elle entra, elle vit Lénius et le père d'Anjou tous deux complètement ivres. Elle aurait du nettoyage à faire... Puis, elle vit, confortablement installé sur les cuisses de Lénius, un bébé, autour duquel s'affairaient pratiquement toutes les personnes présentes. Il était manifestement blessé.

- Holà, tout le monde ! Que s'est-il passé ici ? À qui est ce gosse ?

Hubert, lui, regardait tout le monde avec de grands yeux ronds. Quand il vit le bébé, il eut de la compassion : au vu de ses blessures, lui aussi avait sûrement dû être abandonné.

En voyant la porte de al taverne s'ouvrir à nouveau, Thierry poussa un long soupir. Quel autre enquiquineur pour le retarder dans son objectif ? A ce rythme, Lénius et lui seraient chez Irène au début de la semaine prochaine ! Soudain, Émeline parut au seuil, accompagnée d'un jeune enfant. Son teint devint livide.

"Madame... Madame, nous..."

Il bredouillait sa réplique, semblait sur le point de s'étouffer. Pourquoi les choses tournaient-elles ainsi ? Sa main se porta à la croix pendu à son cou. Serait-ce réellement une épreuve ? Il essayait de se racheter, de marcher sur un meilleur chemin, d'être digne de l'intégrité d'Alex et de Claire... Pourquoi devait-il être soumis à la tentations et aux situations compromettantes ? Il se sentait rougir. La dernière fois, Émeline l'avait vu en plein...

"Je suis navré, madame, du dérangement de votre établissement. Les choses ont... dégénéré."

Il fouilla dans ses poches et trouva dedans une bourse dans lequel il y aurait assez pour couvrir l'étendue des dépenses. Il la tendit à la tavernière.

"Voici de quoi éponger au moins les dettes à défaut du sol..."

Il garda le regard baissé, redoutant son jugement qui pouvait le rabattre dans la boue Thierry al vit observer le bébé sur les jambes de Lénius.

"Jérémie, le garçon qu'on soigne là, l'a trouvé dans la rue, et il semble qu'on ait voulu attenter à ses jours. Une chute sur le pavé de ce que j'ai pu voir. Par miracle, Dieu est avec cet enfant."

A la nouvelle plaisanterie de Thierry, Lénius rejeta la tête en arrière et partit dans un rire franc : mieux valait en effet qu'il n'alcoolise pas ce pauvre marmot dès son plus jeune âge ! Retrouvant ensuite un peu de sérieux, et resserra ses bras pour faire comme un nid dans lequel le bébé pourrait se lover. Dans un lent mouvement de gauche à droite, l'infirme se mit à le bercer, tout en notant les hématomes que le prêtre signalait. Pauvre enfant... On avait dû en effet le maltraiter.
La porte s'ouvrit alors sur Emeline, la gérante de cette taverne, accompagnée d'un petit garçon sûrement à son service. Lénius leur adressa un grand sourire.

-- Bonjour Madame ! Euh... Oui, navré pour ce foutoir... Mais promis, nous mettrons un peu d'ordre et épongerons les dégâts... Je suis heureux de vous voir de retour, votre voyage a été bon ?

Il ne savait pas en réalité pourquoi elle avait dû s'absenter de son établissement. Lénius hoqueta dans un dernier sursaut d’ivresse : l'alcool commençait un peu à retomber ou bien il domptait à peu près son état d'ivresse. Son sourire restait flou et ses gestes chancelants, mais il se sentait capable de tenir à peu près correctement une conversation.

L'esclave eut un sourire mélancolique au souvenir de ce bon petit déjeuner dont lui avait fait cadeau le prêtre quelques jours plus tôt. Il se sentait toutefois quelque peu honteux que le père d'Anjou fasse mention de cet acte de charité en public. Timide, Jérémie baissa la tête et se laissa asseoir énergiquement par le curé. Toutefois, à peine installé sur une chaise que l'esclave ne put s'empêcher de se relever aussitôt : il plongea le nez dans les courses du maître pour vérifier leur état.
Il soupira. Les deux salades étaient complètement ruinées, les œufs avaient cassé et la réserve de lait était percée. La boisson s'était déjà répandue au fond du sac et gouttait le long du tissu humide. Ses poings se serrèrent de colère sur la table. Le maître serait furieux. Entre ça et son retard, Jérémie allait prendre une violente rouste. Ses grands yeux éteints et son buste ployé, immobile, semblaient déjà s'y préparer. Enfin, il se rassit avec la lenteur de la fatalité.
Jérémie écouta le religieux prodiguer ses conseils. Thierry était sans doute plein de bonnes intentions, cependant l'esclave se sentit tout de même infantilisé... Pas nécessaire en effet de retourner le couteau dans la plaie en parlant de son maître et de ses punitions, alors que les siamoises avaient déjà compris d'elle-mêmes que donner de l'alcool n'était pas l'idée du siècle. Quand l'aubergiste revint, Thierry parla ensuite à la place de Jérémie pour expliquer l'origine de ce bébé. Gêné, il serra ses mains osseuses entre les cuisses et frotta son pied au sol.

En guise de diversion, Jérémie salua humblement Emeline et le petit garçon à leur entrée. Il rougit en entendant Thierry demander aux jumelles de venir le soigner, tant il n'était pas du genre tactile -- plus encore avec des filles. Ses yeux revinrent sur Nogo Lhuisni, espérant l'entendre discuter avec lui sur les questions qu'il lui avait posées. Histoire d'entendre des choses un peu intelligentes aujourd'hui et de n'être pas considéré que comme le pauvre esclave que l'on prend en pitié.