[3 septembre] Auberge de l'Ours Noir ~ réouverture [Terminé]

Cela faisait quelques mois que les parents d'Emeline étaient partis, laissant l'auberge aux bons soins de leur fille. Elle s'en occupait avec brio, reprenant le travail presque comme s'ils n'étaient jamais partis.

Cependant, les deux employés principaux, une serveuse et un cuisinier, durent partir eux aussi : travaillant ensemble depuis des années, ils avaient fini par se trouver des affinités, et de fil en aiguille, la jeune femme était tombée enceinte. Emeline leur avait donc laissé un congé afin qu'ils puissent s'occuper du nouvel arrivant.
Emeline avait beau être polyvalente, elle ne pouvait se permettre de travailler seule dans une auberge de cette taille. Elle devait donc se trouver des remplaçants, pour la seconder dans le service, la cuisine ou d'autres rôles.

Elle ferma quelques jours son auberge afin de s'organiser et de souffler un peu, puis annonça sa réouverture, et également qu'elle proposait deux postes à pourvoir. Pour le moment, elle s'en occuperait seule, et ça serait un peu difficile, mais elle tiendrait le coup.

L'auberge est plutôt bien placée, se situant à un croisement entre deux rues passantes. Son enseigne en bois peint, représentant un ours, la rend très reconnaissable, mais ne paie pas de mine de près. Cela dit, ça n'est pas le plus important.
Les murs sont en pierre, d'un style très monbrinien. La devanture ne comporte pas de fenêtre, mais une large porte en bois à double battant permet d'entrer et de sortir facilement.
Lorsqu'on y entre, on se trouve directement face au bar derrière lequel se trouve le plus souvent Emeline, affairée à quelque chose. Plusieurs tables rondes sont disposées ça et là. Sur la gauche, une grande cheminée réchauffe la pièce lorsque les températures sont basses. Sur la droite, dans le fond, se trouve l'escalier menant aux chambres, qui sont au nombre de six.

Oyez oyez ! L'auberge de l'Ours Noir annonce sa réouverture ! Venez y boire une chope, n'hésitez pas ! Et si vous cherchez de quoi vous faire quelques rilchs, venez donc proposer vos services !

Au croisement de la rue Sourde et de la rue des Monts Cendrés se trouvait l'auberge de l'Ours Noir. Lucrezia inspira un grand coup. D'ordinaire elle évitait de fréquenter les lieux dans lesquels se déchaînait le petit peuple. Un coup partait vite et, si les buveurs l'ennuyaient, une jeune muette, assez jolie malgré son regard détraqué, n'aurait pas assez d'une plume et d'un encrier pour les convaincre. Elle tâta le fond de sa poche et y découvrit l'améthyste de l'oubli. Ses propriétés la rassurèrent.

Entraînant le garçon pleurnichard, Lucrezia le fit asseoir à côté d'elle, au fond de la salle, à côté de l'escalier menant aux chambres. Elle tira l'encrier de sous sa cape et, trempant dedans sa plume froissée, elle écrivit : Trois repas sur un bout de parchemin. Son nouvel ami le lirait lorsqu'il entrerait à son tour. Par-dessus son écriture anguleuse, elle posa la bourse dans laquelle elle emportait l'argent, mais aussi les pierres semi-précieuses sur lesquelles son regard hanté revenait s'abîmer.

En pénétrant à l'intérieur, Thierry sourit agréablement. Il appréciait de venir à la taverne, se détendre devant une bonne chope de bière ou d'hydromel puis rencontrer quelques filles. Il ne se trouvait pas ici pour cela aujourd'hui. Il chercha la jeune femme et la découvrit à une table avec le petit malade. Son visage recouvert d'un capuchon. Le prêtre n'aima pas ce détail. Que manigançait-elle et surtout que voulait-elle au fils Bellanger ?
Il s'avança d'un air digne, presque solennel, jusqu'à sa table puis tira une chaise pour s'asseoir face à elle sans en demander la permission.

"Bonjour, mademoiselle, je suis le père Thierry d'Anjou. Pourrais-je connaitre votre nom à vous ?"

Cet homme envahissant tirait une chaise et s'asseyait !

Reprenant le message et la bourse d'un geste compulsif, Lucrezia tira le capuchon sur son visage et se recroquevilla. Son nouvel ami ne tarderait pas.

Alexandre parvint à son tour à l'auberge, un peu essoufflé certes, il avait essayé d'avancer un peu plus vite que de coutume. Il chercha la jeune femme parmi les clients puis se figea en reconnaissant les traits du prêtre de l'église de son quartier assis à sa table. Il resta inerte au milieu de la salle. Que faire ? Devait-il se signaler ? ?e risquait-il pas de compromettre sa compagne ?

Avec satisfaction, Thierry observait cette jeune fille ranger ses affaires. Une affaire louche, comme il le pressentait? D'un air détendu, il clama vers la tavernière :

"Pourrions-nous avoir de l'hydromel ! J’ai grand soif !"

Il reporta son attention vers la jeune fille :

"Vous partageriez bien avec moi cette joie de boire ensemble, mademoiselle ? Mademoiselle comment déjà ?"

Il remarqua à cet instant le fils Bellanger apparaître à l'entrée de l'auberge et esquissa un sourire amusé.

Risquant un regard vers la salle, Lucrezia aperçut le fils du libraire et devina son indécision. L'aubergiste était du côté de la cheminée. Il n'était pas sûr qu'elle eût entendu l'appel du jovial homme d'Église.

Le cœur de Lucrezia battait plus fort. Elle saisit dans sa main l'améthyste de l'oubli. Un frisson froid lui grimpa le long de l'échine et la força à rejeter la tête en arrière. Son regard fut planté dans les yeux du père Thierry. Elle le fixait avec crainte et intensité. L'améthyste lui faisait mal mais sa main la serrait toujours plus fort.

Thierry se releva de chaise, avança d'un pas pour contourner la table, donnant un instant l'impression que celui-ci partait. Brusquement, il se retourna pour tous les faire sursauter, approcha son visage au plus près de celui de la jeune femme et porta la main à son épaule. Il reprit :

"Ne m'autorisez-vous donc pas à rester ?"

Il releva en même temps la tête pour surprendre le regard du jeune Bellanger.

Depuis le milieu de la salle, Alexandre resta interdit en découvrant le prêtre importuner sa compagne. Comment.... Son sang bouillait. Il serra ses béquilles, impuissant. Comment faire... Comment lutter ? Comment aider ? Il se mit à appeler :

"Aidez-nous à faire comprendre à Monsieur...."

Elle sentait l'haleine de l'homme d'Église juste sous son nez. Elle serra l'améthyste jusqu'au sang. Un mauvais pressentiment.

Son bras droit tambourina sur la table. D'abord doucement, puis de plus en plus fort. Un tremblement lui parcourut tout le corps. Le tremblement devint un spasme et sa nuque se roidit. Ses pupilles se dilatèrent de manière anormale. Elle roula des yeux, dont le blanc laiteux fixait maintenant le plafond.

À peine entendit-elle le contenu de la bourse, argent cliquant et pierres semi-précieuses, se répandre sur le sol de l'auberge en tintinnabulant comme un carillon de lépreux.

À travers le brouillard de son délire, elle entrevit la maison natale. Elle y était, et fixait devant elle, le rayonnement sombre et beau d'un saphir noir. Il y avait du mirage et de l'avenir à l'intérieur. De tout petits futurs s'agitaient dans le piège fiévreux des facettes. Elle n'arrivait pas bien à voir, dans les reflets. Mais elle vit, très distinctement, la porte en pin sculpté s'ouvrir, lentement, sur une silhouette encore imprécise.

Son amie perdait pied, se laissait aller à des visions. Son corps ne bougeait plus. Elle se contentait de fixer le plafond. Alexandre enrageait. Il devait agir face au prêtre envahissant. Courir et se battre était exclu. Dans son état, impossible ! Il serra ses béquilles eut alors l'idée. S'accrochant à une d'elle d'une main ferme, il se saisit de l'autre et l'arma en direction du prêtre Thierry de toutes ses forces.

"Si Dieu nous voit en ce moment, qu'il nous prête sa force !"

Sur cette brève prière, il lança la béquille.

L'entrée de Lucrezia, puis du jeune homme en béquilles avaient attiré l'attention des clients de l'auberge. On les fixait, on chuchotait. A l'entrée du prêtre - qui s'assit tout de suite auprès de la jeune muette sans lui demander sa permission, avant de commencer à la frôler - la salle fut parcourue d'une houle. On alla prévenir la tavernière des mauvaises manières de l'homme.

Ce fut ce mauvais moment que choisit un jeune homme quelque peu efféminé, à la silhouette gracieuse et longiligne de félin, pour entrer dans l'établissement en pensant pouvoir y boire un verre en toute tranquillité. Ce qu'il découvrit alors le glaça. Son visage déjà pâle acheva de perdre ses couleurs. Ses mains fines se crispèrent aux roues de son pauvre landau. Tout le poids de sa colère se rabattit, dans une violente cassure à ses sourcils, sur ses larges yeux ambre fixés sur la scène juste en face de lui.
Ce prêtre. Ce maudit prêtre, encore lui ! Après l'avoir insulté la veille, après les avoir humiliés et traités, Lénius et lui, de créatures démoniaques, non sans y ajouter de fielleux propos misogynes... il en venait à envahir une cliente de l'établissement. La pauvre était incapable même de parler. Une béquille au sol indiqua à Tristan qu'un autre client avait déjà tenté d’assommer le curé. En vain.

Au milieu du raffut des clients, dont tout l'établissement tremblait comme une cymbale -- mais pas un pour oser s'opposer frontalement à l'homme, sans doute impressionnés par sa tenue élégante, et donc sa richesse ! -- le jeune invalide dégaina ses lames. Dans une bourrasque au milieu de laquelle claquèrent toutes ses amulettes, il se rua sur le curé, le poussa sur le côté. Tristan éructait :

-- Maudit... C'toi qu'iras brûler dans l'Enfer qu'c'est bien pratique pour vous aut' d'imaginer !

Le jeune invalide en voulait trop à ce prêtre. Lui, d'ordinaire sensible et timide, magicien et paisible danseur, devenait une Salomé tueuse, un fauve aux griffes acérées devant toute l'hypocrisie dont des hommes soi disant de Dieu -- et des hommes tout court -- se montraient si souvent capables en toute impunité. Et l'on faisait passer les femmes pour les pécheresses !

Tristan prépara son coup. Le dos du garçon s'arrondit, ses doigts écartés et nerveux se firent comme acérés. Il pointa le bout de ses lames vers lui.

-- C'te fois-ci j'lance et j'te rate pas. Tu dégages.

Pendant l’intervention du sauveur providentiel, Alexandre s'activa, empressé, et utilisa les chaises pour rejoindre sa compagne. Son autre béquille avait été lâché, l’encombrant désormais plus que celle-ci ne l'aidait réellement. Devant la jeune femme toujours égarée, ses mains se posèrent avec douceur sur ses épaules, pour la réconforter.

"Ca va aller, hein ! Je suis là !"

Alexandre remarqua que l'infirme qui les avait courageusement aidé continuait à se montrer menaçant. Allait-il tuer le prêtre ? Autour d'eux, la foule sifflait, huait, criait... Une véritable cacophonie d'arène ! Il se mordit les lèvres. Il ne pouvait laisser leur sauveur être accusé puis condamné pour meurtre ! Il ne le méritait pas !

Malgré les limites que ce corps faible lui imposait continuellement, Alexandre marcha difficilement les quelques mètres qui le séparaient du prêtre, les jambes plus tremblantes. il titubait comme s'il avait beaucoup bu mais réussissait à rétablir in extremis son équilibre. Il devait teir. Il devait atteindre son but.
Devant le prêtre, les jambes flageolantes, le visage épuisé, il s'interposa, plaçant les bras en croix et cria, se mettant entre l'homme à terre et l'infirme en position de force :

"Arrêtez ! Je vous remercie d'avoir aidé mon amie. Mais si vous le blessez... vous aurez des ennuis ! Et il ne vaut pas ça ! Alors, laissez-le partir ! Ne vous rabaissez pas à son niveau !"

Il y avait eu un choc, causant un nouveau spasme, et les doigts s'écartèrent.

Quand l'améthyste eut roulé hors de sa main, Lucrezia rouvrit les yeux. Elle s'était affalée sur la chaise. En bougeant les pieds, elle heurta l'argent répandu sur le sol ; lorsqu'elle réalisa la diffusion du contenu de sa bourse et, tout particulièrement, des cailloux mystiques sur lesquels s'exerçait sa fascination, Lucrezia plongea sous la table et les ramassa avec frénésie. Comme il y avait du chahut, des coups portés sur un homme et sur le plancher, Lucrezia resta à l'abri sous la table en se recroquevillant.

Les vagues frénétiques sous la poitrine de Tristan, que l'on pouvait voir suivre un roulis tendu et luire de transpiration quand elle se soulevait, s'apaisaient peu à peu. Il ne relâchait cependant pas la ferme emprise de ses doigts autour des deux armes et la colère flambait toujours dans ses yeux qui alors semblaient de feu.
Le prêtre gardait son calme, manifestement apeuré par la menace. A moins que le renard ne préparât quelque ruse. Les pupilles de Tristan restaient plantées dans celles de l'homme, le cisaillaient presque autant que l'eut pu faire le tranchant de ses couteaux. Soudain, le jeune homme aux béquilles se releva et, très vaillamment, vint s'interposer. Tristan l'écouta. Oh sûr, Alexandre avait cent fois raison : blesser ce prêtre serait une folie. Le garçon aux lames se savait d'ailleurs tout à fait incapable de tuer. Jamais. Il ne s'agissait que d'une menace pour faire fuir le prêtre -- menace dont il n'abaisserait la garde que quand l'importun serait loin. Tristan tint la position mais, l'espace d'une seconde, adressa un regard rassurant à Alexandre. Il s'y lisait aussi de la reconnaissance et une certaine admiration : le jeune libraire avait été le premier à intervenir aussi bien qu'il l'avait pu.

Tristan espérait voir le prêtre s'en aller, craignait qu'Alexandre ne chutât d'une seconde à l'autre sans ses cannes, et aperçut au passage Lucrezia qui venait de se réfugier sous une table. L'empathie saisit le jeune homme.

Emeline s'occupait tranquillement de son auberge, les clients ayant déjà afflué suite à son annonce. Cependant, il était fatigant de s'occuper de tout toute seule : elle devait rapidement trouver des employés pour l'assister, ou elle s'écroulerait de fatigue au bout de quelques jours.

Une jeune fille qu'elle n'avait jamais vue auparavant entra alors, l'air timide. Cela étonna Emeline, qui connaissait tous ses clients. Elle s'apprêtait à lui demander si elle avait besoin de quelque chose quand elle aperçut un petit garçon, l'air perdu, qui la suivait.
La jeune fille lui tendit alors un papier, ayant écrit quelque chose dessus. Emeline n'était pas instruite, elle ne savait déchiffrer ces étranges symboles. En revanche, ses parents lui avaient appris à reconnaître les chiffres : ainsi, elle savait que le chiffre "3" était écrit. Mais 3 quoi ? Boissons, repas, chambres ? Pour écrire ainsi, la jeune fille devait être muette. Comment la comprendre ?
Elle remarqua alors que le petit garçon semblait affamé. De toute évidence, il avait besoin d'un repas. Alors, sans être sûre d'avoir compris la requête de cette étrange cliente, elle se retira en cuisine.

Elle ne vit pas le prêtre entrer, ni faire ses avances à la jeune fille, ni tout ce qui s'ensuivit.
Le garçonnet l'avait suivie en cuisine, curieux. Elle l'avait donc laissé l'observer préparer de quoi le nourrir, puis s'empiffrer avec appétit lorsqu'elle avait fini. Pour le paiement de ce repas, elle verrait plus tard, et même si cette jeune fille n'avait pas assez, elle ne lui en tiendrait pas rigueur : elle n'allait tout de même pas laisser un enfant mourir de faim !
Sans passer par la pièce principale, dans laquelle le grabuge continuait sans qu'elle n'en ait conscience, Emeline amena l'enfant à l'étage, jusqu'aux chambres, afin qu'il puisse se reposer. Elle s'affaira quelque temps à son chevet, avant d'enfin redescendre pour s'occuper de ses clients.

Elle se rendit immédiatement compte que quelque chose n'allait pas. Une foule de clients l'empêchait de voir ce qui se passait, qu'elle poussa sans ménagement. La scène sur laquelle elle tomba était loin de ce à quoi elle s'attendait.
Le jeune garçon qu'elle avait déjà aperçu dans les rues, en compagnie du saltimbanque Lénius, et d'habitude si timide, menaçait avec des couteaux le père d'Anjou, qu'elle connaissait bien pour être un client plutôt régulier. La jeune fille qui lui avait amené l'enfant était recroquevillée sous la table, visiblement terrifiée, le jeune Bellanger à ses côtés.

- Arrêtez ! tonna-t-elle d'une voix forte et autoritaire. Que cesse immédiatement cette rixe ! Vous, là, vous feriez mieux de ranger vos couteaux. Quelle que soit la raison pour laquelle vous les avez sortis, je ne veux pas voir de sang souiller le sol de mon auberge.

Elle s'approcha d'Alexandre, le jugeant le plus apte à la renseigner.

- Pourriez-vous m'expliquer la raison de cette dispute ?

Lorsque le garçon Bellanger s'écroula au sol, Thierry se redressa immédiatement, sans tenir compte désormais de la menace que représentait les couteaux de l'infirme ni de la question de la tavernière. Il prit l'infirme dans ses bras avec délicatesse puis le transporta à une chaise pour l'y asseoir. Sa main ébouriffa alors les cheveux du jeune homme.

Il ajouta, rieur :

"Eh bien, quelle belle bravoure, mon garçon ! Très surprenant, oui, mais très agréable à constater. Tu n'auras tout à apprendre, on dirait.

Il se tourna ensuite vers la tavernière puis prit un ton des plus poli, se baissant en même temps pour lui saisir en douceur la main et en embrasser légèrement le dos.

"ma chère Dame, vous me voyez navré d'avoir causé un pareil trouble dans votre établissement. Je suis simplement le tuteur de ce pauvre garçon et je ne désirais que m'assurer que celui-ci ne traine avec de mauvaises fréquentations. Il semble cependant avoir eu... une incompréhension de mes intentions."

Le prêtre parlait bien, d'une voix détachée, presque mielleuse aussi, s'appliquant à convaincre et séduire.

Ce fut presque avec soulagement que Tristan vit revenir Emeline. Tout ce drame dans son établissement, il comprenait sa juste colère. Aussi ne fit-il pas d'histoire et, en signe de bonne foi, lâcha immédiatement ses armes. Il vit alors Alexandre s'écrouler juste devant lui. Le jeune homme en fauteuil voulut se pencher pour l'aider, mais le prêtre le devança, prit délicatement le garçon dans ses bras et l'installa sur une chaise afin qu'il recouvrît ses esprits. Quel jeu le d'Anjou menait-il avec Alexandre ? Tristan resta songeur une seconde, scrutant les visages de l'infirme et du curé. Il ne savait pas quoi, mais quelque chose se cachait là. Son intuition le lui dirait bien, et très vite.

Pour l'heure, il était hors de question de laisser le prêtre s'en tirer. Tristan fit pivoter son fauteuil vers Emeline et, retrouvant soudain sa voix douce et timide -- conscient qu'il avait déraillé et qu'il risquait très gros -- il affirma :


-- M'dame... Mille pardons... J'suis pas un tueur... (la colère revint vite cependant piquer d'aigreur son timbre clair et lui donner quelque chose de plus tranchant encore) Mais faut qu'vous sachiez que cet... cet homme de Dieu (il retient une nausée) - car oui, il a pas sa soutane là toud'suite, mais c'est un curé... il s'imposait à la table comme ça sans politesse et commençait à insister.

Il dirigea son regard vers Lucrezia, encore sous la table en attendant le retour du calme : voilà qui devait être une preuve assez évidente. Intérieurement, Tristan pria pour que la tavernière se range du côté de Lucrezia. Dans le cas contraire... Lucrezia aurait des ennuis. Quant à lui... Il serait dénoncé. Arrêté. Fouetté et peut-être même pire, tant il avait compris que le prêtre ne le portait pas dans son cœur depuis la veille déjà.

On parlementait.

Lucrezia ne bougeait pas. Son esprit prévoyait d'emporter, s'il lui fallait fréquenter l'auberge à nouveau, un violent émétique. L'image de la vomissure la rasséréna. Il lui faudrait aussi un fragment brut de chrysoprase, indiqué pour les nerfs. Les Anciens rapportaient que Galien lui-même, en public, coupait les nerfs des animaux pour leur éteindre l'œil, leur paralyser le muscle ou leur retirer la voix. Pour s'en garantir, Lucrezia appliquerait le remède souverain de la chrysoprase.

Elle risqua un œil dans la salle. Elle voulait voir si les fous s'entre-tuaient toujours.

Thierry jeta un regard suspicieux à l'infirme, savourant intérieurement la bataille qui se jouait. Les tensions et les discussions animées qui ne se résolvaient que par la persévérance et l'habilité de l'esprit, voilà le véritable sel de la vie ! Il reporta son attention ers la tavernière puis reprit d'un ton presque badin :

"Je vous assure que cet homme ment. Jamais, ô grand jamais, je n'aurai inquiété cette jeune fille. Si je l'ai effarouchée, c'est bien contre mon gré et je m'en excuse sur le champ."

Il posa ensuite la main sur l'épaule d'Alexandre.

"Si vous me le permettez, je vais me retirer et emmener ce garçon avec moi. il a besoin de repos et doit rentrer chez lui."

Malgré sa répugnance à se laisser toucher par cet homme, Alexandre n'eut pas d'autre choix que de se laisser porter jusqu'à la chaise. Il songea à sa mère qui lui disait de l'aimer et le respect. Quelles foutaises ! Il respecterait ceux qui le méritaient et certainement pas lui ! Quant à aimer... Il préférait encore embrasser un crapaud difforme !
Installé sur la chaise, Alexandre se remettait doucement et les couleurs lui revenaient peu à peu. Il suivait en même temps les débats et sentait gronder la colère en entendant ce maudit prêtre jouer aux brebis innocentes pour mieux accuser leur sauveur. N'avait-il donc aucune honte, aucun scrupules ?  Quel fourbe !
Lorsque le prêtre osa poser sa main sur son épaule, Alexandre n'y tint plus. Mû par l'orgueil, il s'appuya à la table et fit encore de terribles efforts afin de se mettre debout. Il sua à nouveau, ses muscles tremblaient aussi.

D'une voix forte et menaçante, le garçon proclama :

"Il ment ! Il a bien brusqué mon amie ! Et puis, laissez-moi !"

Il repoussa avec le peu de ses forces la main du prêtre.

"Je peux rentrer seul. Et même si je dois le dois le faire en rampant, ce sera toujours mieux que dans vos bras !"