[13 Septembre 1597] Début de soirée au Lupanar [Terminé]

En dépit de satisfaction de savoir Cassandre aux mains d'une bonne famille, où elle terminerait de grandir heureuse et comblée, Isabelle revint au Lupanar le cœur serré. Cette attachante fillette, qui ne se plaignait jamais, toujours volontaire, compatissante, généreuse, lui manquait déjà. Elle avança lentement dans les rues en se remémorant quelques uns des moments passés avec Cassandre. De petits repas partagés dans sa chambre, une petite douceur glissée sous sa robe, une caresse sur sa tête... Elle essuya une larme qui lui venait. Tout était pour le mieux. Elle avait accompli son devoir en confiant Cassandre à une famille de bons chrétiens. Il n'y avait pas de regrets à avoir.

De retour dans l'établissement, les filles demeuraient dans la pièce principale à échanger de manière bruyante des rebondissements et des arrestations. Leurs cancanements faisaient mal à la tête. Isabelle chercha Louise parmi elles et aboya avec autorité :

"Louise ! Tu es responsable avec moi de ce lieu. Quand je sors, tu dois les tenir."

Louise sortit du rang, baissant la tête, tout timide. Isabelle lui sourit.

"Tu t'y feras, j'en suis sur. Et puis, c'est sûr qu'aujourd'hui est assez spécial."

Isabelle prit ensuite chaque fille une à une et consacra du temps pour la rassurer et expliquer que rien ne changerait pour elles. L'établissement resterait un lieu où accueillir les clients et elles n'avaient qu'à poursuivre ce qu'elles savaient faire et faisaient bien. Sa tâche se révéla plus pénible quand il lui fallut parler aux huit esclaves de la maison. Trois femmes de vingt-trois à vingt-sept ans, une de trente-deux et quatre entre seize et dix-neuf ans. La voix brisée, elle leur exposa être incapable de cautionner la prostitution d'êtres n'ayant aucun choix pour accomplir ce métier délicat et serait demain forcée de les revendre. Elle les pria de comprendre que sa position la plaçait dans un choix douloureux. Les malheureuses ne lui adressèrent pas de reproches mais ne répondirent pas non plus. Seul un silence glacé trouvait écho. Que pensaient-elles donc ? Isabelle, le cœur lourd, préféra l'ignorer. Cela risquerait de la blesser davantage.

Une fois les esclaves parties dans la pièce qui leur était attribuée, Isabelle étudia ses filles qui avaient finalement repris les bonnes habitudes. Louise les surveillait à distance tout en préparant le cahier ds comptes pour inscrire les recettes de la soirée qui s'ouvrirait bientôt.

"Bien, bien... Nous allons pouvoir ouvrir."

Don Juan de la Vega, 30 ans

Don Juan n'avait pas mis bien longtemps à retrouver l'adresse. Il faut dire que nombre d'hommes s'y dirigeaient déjà, plus ou moins éméchés. En les regardant, il songeait à la Cour et à tous ces nobles qui se vantaient de leur soirée, se recommandaient des noms... Il avait toujours tenu ces pratiques en horreur. A vrai dire, même si on l'aurait volontiers traité d'idéaliste, il voulait encore croire qu'un homme et une femme pouvaient se trouver, s'aimer et se rester fidèle. Il avait été déniaisé bien sûr, comme tous les autres. Son père l'avait amené à quinze ans dans un établissement de ce genre, l'un des plus luxueux de Madrid et lui avait remis une bourse en lui donnant de bonne recommandations. Il se rappelait encore de cette femme au visage d'ange, plus âgée et plus expérimentée mais qui en voyant sa gêne avait été d'une grande douceur. Il avait retenu son nom. Violeta. C'est tout ce qui lui resterait et il ne savait si c'était assez pour la remercier. Enfin, il doutait de la revoir un jour...

Il arriva enfin devant la porte et guetta l'ouverture. Cela semblait bien s'agiter, à l'extérieur comme à l'intérieur. Juan se mit en retrait du groupe qui aurait volontiers forcer la serrure pour enfin se repaître de son désir inassouvi. Il s'interrogea alors de manière déplacée ; avaient-ils des femmes ? Savaient-elles ou le leur cachait-on ? Feignaient-elles d'attendre bien sagement leur mari en brodant ? Il fronça le nez puis secoua la tête. Après tout ce n'était pas ses affaires. Il avait juste à prendre les papiers, à s'enquérir du dénommé Tristan et à partir. Le reste n'était pas de son ressort.

La panique s'était bien dissipée et l'établissement retrouvait son dynamisme habituel. La salle avait son aspect propre, prête à accueillir les clients. Les tables étaient propres, recouvertes chacune d'une belle nappe rouge, un pot de fleurs fraichement coupés au centre. Les vins et autres boissons alcoolisées attendaient dans un recoin, prêts à la consommation. En l'absence de Cassandre, les filles devraient servir elles-mêmes, ce qui les révoltait. Elles jugeaient que ce n'était pas leur rôle mais celui de la servante. Agacée, Isabelle avait décrété que les choses se passeraient désormais ainsi, que ce ne serait pas négociable et celles qui ne le supportaient étaient parfaitement libres de partir.  Sans surprise, personne ne souhaita en arriver. Elles étaient emportées mais sans grand caractère. Elles avaient ici une bonne place et redoutaient de la perdre.

Pendant que les filles buvaient un verre d'absinthe pour se donner du courage avant l'ouverture toute proche, Isabelle interpela Louise.

"A partir de maintenant, tu dois tenir fidèlement les comptes lors des soirées. Tu es la seule lettrée. Seule toi peut le faire.

Le teint de Louise pâlit.

"Alors... je ne fais plus de passes. mais mes revenus..."

Isabelle lui sourit.

"Tu auras en contrepartie un dédommagement. Si je me souviens, tu te fais neuf cent rilchs la nuit c'est ça ? Je t'en accorde mille pour ces lignes d'écriture chaque soir."

Louise sourit, radieuse. Cet arrangement lui convenait parfaitement. Toucher l'argent de ses passes sans en faire... un miracle. Elle alla s'installer à une table dans le fond, le cahier des recettes ouvert, prêt à enregistrer les clients, les requêtes et les actes.

Il fut bientôt l'heure d'ouvrir. Isabelle s'avança seule vers la porte et poussa le verrou. Une cohorte d'hommes attendait derrière. Elle leur adressa un sourire aimable et les invita à pénétrer dans l'établissement. Ils ne trainèrent pas. Certains, les plus malpolis, la bousculèrent. Ils faisaient le tour de la salle pour évaluer les filles en présentation pus arrêtaient leurs choix. Ils s'asseyaient ensuite à une table avec la fille retenue et engageait la conversation tandis que celle-ci l'incitait à la consommation d'alcool. Isabelle les observait à distance. Elle n'avait pas encore été sollicitée. Elle allait refermer la porte au dernier homme passé lorsqu'une silhouette inhabituelle retint son attention. la patronne du Lupanar s'avança et reconnut la personne amie de Dame Irène. Elle s'inclina respectueusement.

"Vous voici donc. Bienvenue dans note modeste établissement. Entreriez-vous ?"

Don Juan de la Vega, 30 ans

Juan prit son mal en patience et vit bientôt les portes s'ouvrir. Il attendit que le troupeau fut passé puis se glissa dans l'établissement. L'odeur d'alcool mêlé à celui de la sueur lui picotait déjà les narines mais il se retint de laisser paraître quoique ce soit. Il avait une mission, il repartirait tout de suite après. Doña Isabela arrive alors devant lui. Il lui sourit.

- Doña Isabela, je suis ravi de vous revoir. je suis venu chercher les papiers je ne vous dérangerai pas davantage.

Isabelle fit une courbe révérence pour saluer Juan.

"Vous n'êtes venu que pour cela ? Vous pouvez vous attarder. C'est un bon établissement. En remerciement du service rendu, je vous accorderai un demi-tarif avec n'importe laquelle de nos filles."

Elle le laissa au pas de la porte et repartir à l'intérieur chercher l'acte de propriété de Cassandre. Certains hommes étaient timides et avaient besoin d'être encouragés avant d'accepter totalement l'idée de pénétrer dans un établissement de luxure. Isabelle prit ainsi tout son temps pour revenir. Elle en profita pour discuter avec deux clients qui s'avançaient dans sa direction et souhaitaient partager sa couche. Elle les entretint longtemps, faisant monter leurs désirs, puis accepta l'offre. La prostituée les envoya ensuite vers Louise afin que celle-ci enregistre les demandes puis encaisse les paiements. Elle les regarda faire puis appela ensuite Louise, jugeant le temps écoulé correct, afin que celle-ci lui montre le papier qu'attendait Juan.

Retournant à l'extérieur, le document en main, Isabelle sourit à Juan qui attendait toujours.

"Et voilà, monsieur, l'acte de la petite. Transmettez-lui toutes mes pensées pour son bonheur."

Don Juan de la Vega, 30 ans

- Oh je... vous remercie mais non, je dois refuser. Je ne suis pas un habitué de ce genre d'établissement et vous semblez avoir déjà assez à faire. Je ne voudrais pas vous déranger.

Il attendit alors patiemment qu'elle revienne. Il s'approcha un peu et observa l'intérieur. Cela ressemblait bien à ses souvenirs. Il resta prudemment sur le pas de la porte, penchant la tête devant les rires gras des hommes et les minauderies des filles. Il soupira. Ce n'était vraiment plus dans ses priorités. Isabelle revint alors. Il lui sourit.

- Merci beaucoup. je pense qu'elle vous en sera à jamais reconnaissante.

Juan était si mal à l'aise qu'il aurait pu donner l'impression d'être puceau. A son âge, cela était hautement improbable. Il devait être par conséquent respectueux de la vertu de la femme. Ou résolument ancré dans les principes de la foi chrétienne. Quoi que il soit, son épouse, s'il était marié, avait de la chance. Elle ne courait pas le risque d'une maladie vénérienne que bon nombre de maris ramenaient à leur femme sans que celle-ci s'en doute. Les malheureuses.

Il serra à présent l'acte de propriété de Cassandre. Une nouvelle vie commençait pour elle. Heureuse. Presque libre. Elle retint une larme qui menaçait. Ce n'était pas le moment. Son maquillage allait couler et en début de soirée ce serait du pire effet.

"Si vous n'avez plus besoin de moi, monsieur, je dois retourner à mon commerce."

Elle attendit cependant avant de faire une révérence. Peut-être...

Don Juan de la Vega, 30 ans

Juan remarqua aisément le malaise d'Isabelle. Il s'avança d'un pas.

- Est-ce que tout va bien Doña Isabela ? Oh, elle doit vous manquer cette niña, c'est cela ? Ne vous en faites pas, elle est entre de bonnes mains avec Irena.

Isabelle eut un sourire mélancolique devant la sollicitude de Juan.

"Non, ça va. Je suis seulement.. heureuse. Je suis contente de savoir que Cassandre aura à présent sa place dans une véritable famille. C'est si merveilleux et inattendu."

Don Juan de la Vega, 30 ans

- Je comprends. Vous pouvez vous en féliciter. Vous avez réellement une bonne âme Doña Isabela.

Juan se demanda en son fort intérieur pourquoi il trainait tant. Ce n'était pas dans ses habitudes mais la conversation de cette femme lui plaisait.

Isabelle rougit, touchée de ce compliment que l'on lui adressait si peu. D'ordinaire, les gens l'ignoraient du fait de sa professions ou lui jetaient des regards condescendants. Parfois, certains la raillaient ou la considéraient déjà comme acquise, oubliant qu'il fallait débourser des pièces pour obtenir son consentement. SI elle ne se défendait pas si bien, elle aurait sans doute.. Elle préféra ne pas y songer.

"Je vous remercie beaucoup. Vous êtes vous-même d'une grande générosité et d'une grande gentillesse."

Pourquoi continuait-elle à s'attarder ? Le commerce battait son plein derrière la porte. Deux clients l'attendaient pour rejoindre son lit. Elle trainait. Pour rien. Cet homme ne lui offrirait rien. Pourtant, elle n'arrivait pas à se retirer.

Don Juan de la Vega, 30 ans

Juan observait cette femme. Elle avait une telle grâce, une telle gentillesse, alors qu'elle venait d'une si basse condition. Il aurait tant aimé voir plus de femmes comme elle à la Cour. C'aurait été... rafraîchissant. Il rit un peu quand il lui renvoya le compliment.

- Oh, je ne suis pas mieux qu'un autre. Irena est certainement bien plus vertueuse que moi. Je ne sais si j'aurais son courage, de prendre une enfant alors qu'elle en a déjà deux, presque trois à nourrir seule.

Isabelle n’arrivait toujours à se détacher de la présence cet homme, encore un inconnu pour elle,et à retourner à es devoirs. Elle gardait un léger sourire. Sincère. Ce n'était pas un client auquel plaire. Avec lui, elle pouvait être naturelle.

"Naturellement. Dame Irène est d'un caractère formidable de prendre en charge une enfant dans sa situation plus que délicate. Mais ne vous dévalorisez, messire. Vous valez au moins autant qu'elle. De par votre présence ici, sans arrière-pensée, à discourir ainsi avec ma simple personne. Assez peu d’hommes, même parmi mes clients, montrent un respect sincères. Aux yeux de beaucoup, payer semble permettre de s'abstenir de politesse et de courtoisie."

Don Juan de la Vega, 30 ans

Juan trouvait que l'expression sur son visage était particulièrement charmante.

- Oh, je suis simplement un homme comme les autres. Et je rends service à une amie. Je lui dois bien ça, pour Antoine. C'était l'un de mes meilleurs amis. Oh pardon, je ne devrais pas vous ennuyer avec cela.

Puis lorsqu'elle parla de sa profession, il secoua aussitôt la tête.

- Oh ils ont bien tort Doña Isabela. Ne vous dévalorisez pas non plus, votre profession n'est pas ce qui va vous définir. Vous êtes dame de qualité pour sûr et ces gueux ne devraient pas pouvoir vous approcher avec tant d'impolitesse.

La modestie de cet homme était bien plaisante. Ceux de son sexe se montraient le plus souvent prétentieux et aimaient à rappeler leurs exploits et qualités

"Cette démarche vous honore, messire. Combien d'hommes jurent à un bon ami de prendre soi de leur famille ou de leurs biens mais oublient cette promesse à peine le corps du malheureux défunt enterré ? Trop. Malheureusement. Et vous ne m'ennuyez pas. Pas le moindre du monde. Votre conversation est même des plus charmantes."

Elle se sentit rougir. Qu'est-ce que ces minauderies signifiaient ? On aurait dit une jeune fille en fleurs qui souhaiterait s'attirer à un homme. Ce n'était absolument pas son intention. Elle ne voulait que parler à cœur ouvert avec une personne qui l'appréciait et la respectait. Isabelle se sentit gênée et le fit encore plus au compliment qui suivit.

"Vous êtes si gentil, messire. Je ne mérite pas tant de louanges. Je m'efforce simplement d'être bonne chrétienne, de respecter les évangiles et les commandements. Rien de plus."

Elle baissa le regard, ses joues toujours plus rouges. Le commerce attendait toujours derrière la porte. Des cris extatiques résonnaient. Elle n'avait toujours pas envie d'y retourner. La compagnie de cet homme était si agréable.