[11 sept.] Ce qu'un cosinus peut causer ¤ Eldred - Jérémie [Terminé]

Spoiler:

~ Le 11 septembre 1597 - dans la matinée ~

Une journée en dehors du château de Monthoux constituait toujours une journée moins inintéressante que les autres. Cette loi tacite de l'univers, que Jérémie s'était forgée après déjà cinq ans de servage dans ce domaine, lui revenait à l'esprit en ce jour. Elle fit naître chez l'esclave un début de sourire - si l'on pouvait nommer ainsi la rêche cassure aux lèvres de l'austère statue - lorsqu'on lui avait annoncé la tâche du matin. Le maître requérait ses bras solides et ses jambes promptes à la marche rapide pour aller porter, en son auguste nom, un cadeau de "félicitations" à Dyonis Howksley de Frenn, récemment promu Premier Conseiller de Sa Majesté.
Une lourde caisse entre les bras, surmontée d'une enveloppe contenant ce que Jérémie devinait être des flatteries aussi stupidement dodues que Prosper de Monthoux, il prenait la direction du domaine de Frenn. D'exquises fragrances d'alcool et de liqueurs aux saveurs du Nouveau Monde se dégageaient du paquet. Prenant de temps à autres de petites inspirations, l'esclave les mémorisait - les emmagasinait au même titre que n'importe quelle autre connaissance - le long de son chemin. Un itinéraire occupé du reste par l'observation scrupuleuse des rues, des activités citadines, d'éventuelles routes à retenir dans l'attente d'une occasion où tout ce savoir lui serait salutaire.

Une fois aux portes du château, Jérémie agit en automate. Sans même prendre garde aux paroles mécaniques des soldats à l'entrée, à celles de l'intendant venu s'enquérir de l'importun, aux classiques remuements qui agitaient la cour d'un de ces seigneurs plus ou moins interchangeables. Les oreilles de l'esclave ne mobilisaient que les propos nécessaires, au milieu de flot de banalités. "Le maître absent... Déjà auprès du roi... Déposer le présent dans l'arrière-cour du domaine en attendant qu'il puisse lui être présenté..." Et puis : "Fais vite, esclave. Un commis attend ton retour à l'entrée." Hochement de tête. Révérence. Le corps de Jérémie paraissait agir tout seul, tandis que son intellect en vagabondage s’occupait à terminer la composition d'un nouveau poème, où il testait un genre de métrique encore inexploré par ses soins.
Longer le domaine. Rejoindre les dépendances utilitaires. Jérémie avait enregistré au passage les indications, tout comme il apprenait l'ensemble de ce qui défilait autour de lui au sein de ce domaine étranger. Un château aux allures bien plus martiales et médiévales que celui de son propre maître.
Le port de la lourde charge faisait ressortir les nerfs de ses bras osseux, comme autant de veinules le long d'un tronc. Parvenu à la zone dédiée aux remises et à la glacière, il ne fut pas mécontent de se délester de la caisse - les odeurs restant quant à elles stockées en sa mémoire - dans la fraîcheur de cette petite salle. Demi-tour. Révérence automatique quand se présentait un corps dont la tenue trahissait un rang supérieur.

En sortant, Jérémie avait mentalement fini et signé sa composition poétique. Il ne lui fallut pas longtemps pour qu'un autre objet prompt à stimuler sa curiosité se présente à lui. Là, sur le côté de cette cour arrière : un pan de grange en rénovation, des planches attendant d'être posées et, sur la table, un plan. L'esclave ne put résister à l'envie d'approcher. Ses yeux s'y posèrent et le décodage des calculs courant le long du papier jaillirent d'eux-mêmes. Jérémie s'arrêta sur l'un d'eux. Il grimaça. L'ajustement des espaces entre quatre portances, dont deux en angle, gagnerait encore davantage en précision, en efficacité, si l'orchestrateur suivait un calcul de cosinus plutôt que Pythagore.
Et le voilà parti à ne même pas s'entendre marmonner, à voix haute, quelques fragments de ses comptes - chiffres lâchés ici et là parmi ceux qui lui secouaient le bulbe. Après tout, quand il y a trop plein, il y a toujours un peu de fuites.

-- Adjascent 57,8.... Angle à 61..... Répartir le poids ici.... Et 14....

Immobile, son dos à la raideur de poutre penché vers le document, il ne verra pas le passage d'éventuels individus dans la cour. En revanche, lesdits individus auraient le spectacle déboussolant d'un égaré, grand et sec dans ses vieux habits, tanguant parfois d'un pied sur l'autre comme un grand dadais qui ne savait pas quoi faire de son corps-charpente. Ronronnaient aussi les nombres et les quelques mots essaimés par sa sombre voix monocorde - aux puissants R roulés et à l'accent à couper au couteau : celui des Iswylans, assorti à la peau cuivrée et à la tignasse corbeau de l'esclave.

Eldred avait toujours du mal à se faire cette nouvelle vie de servitude même si, il devait l'admettre, il aurait pu bien plus mal tomber. Malgré les corvées qui lui étaient déchues, il jouissait d'une liberté toute relative.

Ce matin là, comme tous les matins, il revenait des écuries où il s'était assuré que les chevaux ne manquaient de rien. Les rayons du soleil adoucissaient l'air désormais frais du petit matin. Il s'arrêta un court instant pour savourer ce qui s'apparentait presque à un moment de liberté. Mais ce fut sans compter la voix rauque d'un garde qui lui fouetta l'esprit en lui intimant de se remettre en route. Il s'inclina en grinçant des dents et se remit silencieusement en route.

Il contourna l'un des bâtiments et arriva dans l'une des petites cours où se trouvait une grange en pleine rénovation. Mais ce n'était pas tant la vieille bâtisse que le spectacle de l'individu qui se trouvait devant qui attira son attention. Que pouvait bien trouver cet homme à ce tas de gravats ? Puis il s'intéressa un peu plus à l'homme en question. Sa peau cuivrée ne venait pas d'ici et à y regarder de plus près sa condition semblait proche de la sienne. Il s'avança donc silencieusement dans le dos de l'homme et l'écouta marmonner des choses sans queue ni tête.
Eldred écarquilla les yeux en essayant de recoller mentalement les informations qu'il obtenait au fur et à mesure sans parvenir à former un tout cohérent.

Il allait reprendre son chemin lorsque ses lèvres finirent par articuler quelques mots malgré lui
- Que trouvez-vous donc de si passionnant à ce morceau de mur?

Il avait déjà vu des choses étonnantes mais là cela dépassait clairement son entendement.

Il n'avait pas rêvé ? Quelqu'un venait de lui adresser une question. Jérémie se trouvait parfois si perdu que la frontière entre la réalité et ce qui coulait de son esprit se brouillait. Cela lui en avait valu, des corrections pour non-attention aux ordres ! C'était en l'occurrence une voix solide, au accents étrangers, et sans doute aussi charismatique que la personne à laquelle elle appartenait.
Se retournant, Jérémie découvrit un homme bien bâti, au regard perçant. Il devina dans ses pupilles une fermeté certaine, gardée en secret et nourrie à la patience, sous l'attitude et les habits modestes d'un employé - voire d'un esclave. Autant d'élément qu'appréciait le Torrès et que lui-même tentait de cultiver. Étant donnée la parlure non monbrinienne de l'homme, Jérémie pencha pour : un esclave. Au moins, il ne semblait pas trop abîmé, correctement traité. Son état servile ne sautait pas de suite aux yeux.

Quant à sa question... Les mots se bousculaient déjà dans la tête et la bouche de Jérémie, prêts à tomber d'instinct, drus comme une pluie. "C'est que la répartition du poids sur les portances pourrait être encore plus précise, en décalant très légèrement ces deux poutres-ci et en ajustant cet angle-là avec, pour appui, un calcul de cosinus d'après Hipparque..." Ce jargon heureusement ne franchit pas le seuil salutaire de ses lèvres. Il opta pour :

-- Oh... J'aime bien regarder les choses en construction, essayer de voir leur logique. (Il désigna alors, plus encore que la carcasse en rénovation, les papiers étendus sur la table juste devant) Et puis en fait c'est surtout ça que je regardais.

"Ça", venait-il de lâcher d'une voix qu'il s'appliqua à rendre hésitante, comme s'il avait observé les calculs avec une curiosité naïve sans les comprendre. En vérité, "ça", il l'avait décodé. Mais Jérémie devait simuler. Il ne savait rien encore de l'individu qui lui faisait face : hors de question, donc, de laisser voir ce qu'il tenait précieusement caché. Ses maîtres eux-mêmes le prenaient pour un illettré - situation qui convenait bien à Jérémie : on le laissait aller aux bibliothèques pour y faire le ménage... et lui en profitait pour tout lire - tout enregistrer petit à petit. Dans l'attente d'une opportunité. Autant dire qu'il s'appliquait à ne se dévoiler qu'à des personnes choisies - personnes de confiance, ou celles dont il tirerait quelque chose.
Combat quotidien que de dissimuler les débordements de son esprit. Jusqu'à présent, il y était arrivé chez ses maîtres. Cela lui réclamait toutefois de tels efforts ! Peut-être était-ce pour cela que, vue l'impossibilité d'un auto-contrôle permanent, il laissait échapper de fâcheuses maladresses dans certains moments relâchés. Pourvu d'ailleurs que le camarade d'infortune face à lui se satisfasse de son explication et n'ait pas entendu précisément sa bouillie de plus tôt.
Jérémie enchaîna, avec autant de naturel que cela lui était possible :

-- Je... Je suis esclave du seigneur de Monthoux. Je viens de porter en son nom un présent pour le maître de ces lieux. (Il pointa la remise dont il sortait. De quoi justifier sa présence, si son vis-à-vis se posait la question) Et vous...

"Vous" - cela lui faisait drôle de s'adresser ainsi à un pair. Cependant l'homme lui avait parlé de cette façon et Jérémie choisit de lui rendre ce qui l'avait étonné - et qu'il interpréta comme du respect.

-- ...vous travaillez céans depuis longtemps ?

Cette question venait d'être drainée par la reconnaissance de l'accent des Zakrotiens. Jérémie en avait croisés. Or il avait lu en cachette, dans un rapport d'affaires de son maître quelques semaines auparavant, qu'en mars dernier des rebelles de cette colonie avaient tenté de bouter le gouverneur de Monbrina hors de chez eux. Que l'opération avait échoué. Que l'asservissement fut la punition de quelques-uns desdits rebelles - ceux qui n'avaient pas été directement exécutés. Jérémie se demandait donc si l'homme à qui il parlait faisait partie de cet "arrivage" là.

Lorsqu'il lui avait posé cette question d'apparence anodine, le jeune homme ne s'était pas immédiatement retourné si bien qu'Eldred s'était demandé si sa question avait été entendu. Peut-être était-il sourd après tout? Mais non! Finalement il lui fit face et après quelques secondes supplémentaires où son interlocuteur à la peau tannée sembla chercher ses mots, il obtint une réponse curieuse.

Il suivit du regard ce qu'il indiqua comme étant "ça" pour y découvrir les plans de la réfection de l'édifice. Il posa derechef ses yeux perçants sur le jeune homme. Il paraissait tout juste entrer dans l'âge adulte. Cela étonna d'autant plus le zakrotien pour qui, ce genre de schéma n'avait pas grand intérêt... Il n'osa cependant pas dire quoi que ce soit avant que son interlocuteur n'est achevé de justifier sa présence. Car oui, il semblait bien que c'est ce qu'il essayait de faire...
Étrangement, plus les paroles hésitantes sortaient de la bouche du jeune homme, moins celles-ci semblaient correspondre au personnage qui se trouvait face à lui. Au fond de son regard, brillait une petite flamme de curiosité et d'intelligence pour qui savait regarder. Elle était enfouie mais elle paraissait bien présente. A moins qu'il ne s'agisse de folie? Après tout, la répétition inlassable des tâches le mènerait peut-être là également ? A murmurer de mystérieuses paroles.

Ce fut finalement à son tour d'être questionné après un vouvoiement hésitant. A vrai dire, Eldred n'avait pas vraiment réfléchis à son langage. Il passait tellement de temps à de voir se contrôler pour n'oublier aucune formule de politesse qu'il ne s'était pas rendu compte que celles-ci seraient peut-être inappropriées. Qu'à cela ne tienne ! Il valait toujours mieux en faire plus que pas assez.

- Je travaille pour le Seigneur de Frenn depuis le mois d'avril.

Si son interlocuteur n'avait eu aucun mal à se présenter sous son statut exact, il n'en était pas de même pour le zakrotien qui ne digérait toujours pas son aliénation. Il écourta donc sa propre présentation pour revenir au sujet qu'il le taraudait toujours.

- Et vous ça fait longtemps que vous êtes là ? Vous étiez bâtisseur avant ? demanda-t-il en inclinant la tête en direction des plans.

- Je vous ai entendu vaguement parler tout à l'heure et... M'est avis que vous faisiez plus que simplement observer ce charabia.

Quel gâchis ! Comment pouvait-on reléguer des hommes à de basses besognes insignifiantes quand ceux-ci pouvaient se montrer utile et peut être même exceller dans d'autres tâches ?!
C'était une question qu'il n'avait jamais eu l'occasion de réellement se poser lorsqu'il était de l'autre côté de la barrière. Mais sa nouvelle condition lui permettait au moins de prendre conscience des absurdités du système actuel. Lui même aurait pu être bien plus utile à autre chose qu'à simplement ramasser du bois et évacuer du fumier....

Aux regards du pair en face de lui, Jérémie comprit qu'il cherchait à le décoder et sentait ses hésitations. Donnant-donnant. Après tout, lui-même avait eu d'instinct des réactions de ce type : commencer à lire l'individu à qui il parlait. D'autant qu'il semblait d'une caste similaire - ce qui ne stimulait que davantage l'intérêt du Torrès.

-- Avril, répéta-t-il, roulant le R comme Sisyphe son dur rocher.

Un mot pour valider l'information qui allait dans le sens de son hypothèse : un Zakrotien, raflé après la révolte ratée de mars... et à cela il fallait ajouter les trois à quatre semaines de marche forcée qui, d'après les calculs de Jérémie lorsqu'il avait étudié des planisphères chez ses maîtres, séparaient la frontière de colonie nordique et la capitale Monbrinienne. Il se sentit la gorge nouée à l'idée de ce que cet homme et ses camarades avaient subi. Sans compter l'amère déception de la défaite. Comme si le chemin logique était inutile à exposer, Jérémie ajouta d'une voix moins âpre :

-- Je suis désolé. Il est regrettable que vous n'ayez pas réussi le coup d'éclat qui aurait pu être le prélude à d'autres.

Jérémie avait baissé d'un ton en glissant ce commentaire. Son timbre était toujours monocorde, mais contre-balancé par un voile de déception au creux de ses yeux caverneux. Un pli de tristesse ourla ses lèvres. S'il envisageait bien des choses sous l'égide de sa seule logique, il arrivait parfois que l'émotion, la révolte, ou un dépit solidaire, passe le philtre rouillé de ses traits peu expressifs. En l'occurrence, Eldred pourra aussi deviner dans ses pupilles, après la peine, l'admiration : Jérémie venait d'envisageait que pour avoir été dans un tel plan de révolte, son vis-à-vis devait être un excellent stratège, ou un brillant combattant. Voire les deux.
Décidément oui, cette journée s'avérait moins inintéressante que les autres. Et le Zakrotien semblait riche de choses à raconter - dont Jérémie apprendrait. Ce genre de rencontres et de personnes, capables de désennuyer le Torrès, et plus encore : de l'intriguer... puis avec un peu de chance de lui apprendre l’humilité, cela était si rare !

S'il ne s'était pas trompé, si son interlocuteur appartenait à un groupe de révoltés, Jérémie se sentit déjà plus serein à l'idée que le Zakrotien puise accéder - pour faire bonne mesure - à ses propres secrets. Ils étaient du même bord. Animés par des regrets et espoirs similaires quoiqu'ils ne prenaient pas les mêmes sentiers. Ils ne se créeraient pas d'ennuis. Du moins, le Torrès voulut y croire. S'il n'avait aucun scrupule à user de ses supérieurs comme de pions sur son échiquier - truquant parfois leurs documents, arrangeant à sa sauce les tableaux où on inscrivait l'organisation des corvées - Jérémie refusait d'user d'autres esclaves. Hormis cas d'absolue nécessité.
Fort de cet espoir, de cette confiance en son interlocuteur, Jérémie s'en trouva moins déstabilisé quand l'homme confirma ses soupçons : le calculateur venait d'être partiellement grillé ; le Zakrotien se doutait qu'il était capable de davantage que ce qu'il avait dit... Derrière son masque inexpressif, Jérémie s'en voulut tout de même un instant. Il détestait être pris en faute. Haïssait ses maladresses. Si ça n'avait pas été un esclave en face de lui, mais un supérieur, ou une de ces serpillières de serviteurs zélés et délateurs... Jérémie avait eu chaud ! Et avait été faillible. Il ravala un grognement.

-- Bâtisseur ? reprit-il à la suite d'Eldred, mi-gêné mi-flatté en s'imaginant occuper un si beau métier. Oh, non... Et puis j'ai été capturé à tout juste quatorze ans. Cela fait cinq ans.

Il venait d'arrondir à l'oral, tandis que l'horloge intérieure de sa rancœur complétait : cinq ans, deux mois, huit jours. Cela sonnait au rythme implacable d'un balancier comptable. Il poursuivit, pour répondre aux légitimes soupçons de son interlocuteur :

-- Vous avez raison. Pour tout vous dire, je ne suis pas personnellement bâtisseur, mais j'ai eu la chance d'apprendre des rudiments de trigonométrie et de construction. (Son regard glissa de nouveau vers le plan) Je voyais là une occasion de confronter théorie et application.

Si le Zakrotien demandait, Jérémie dirait la vérité : un exploit pour lui, qui forgeait tant de bobards pour à ceux qui ne devaient pas savoir, ou que l'esclave souhaitait utiliser. Des histoires taillées sur mesure pour chaque interlocuteur, selon ce qu'il fallait lui inspirer - ou en tirer. Il dirait qu'il savait lire mais que ses maîtres l'ignoraient. Ces maîtres qui s'imaginaient qu'en ramassant des esclaves parmi les plus humbles castes des peuples conquis, ils se prémunissaient de tout esprit assez aiguisé pour devenir potentiellement contestataire de leurs arguments fallacieux.

-- Je m'appelle Jérémie, au fait. Et vous ?

Eldred ne put retenir une expression de surprise lorsque le jeune esclave lui rappela la raison de sa présence ici. Comment pouvait-il savoir?! Mais il ne s'arrêtait pas là et ce fut d'une voix bien plus basse qu'il commenta ses pensées. Eldred s'approcha de lui afin de ne pas être entendu. Si quelqu'un surprenait cette discussion, on lui arracherait la langue sans la moindre hésitation et il en avait bien trop besoin pour ce qui s'annonçait.

- Ce n'est que partie remise mon ami. Les échecs sont là pour nous préparer à la victoire.

Une flamme de détermination brûlait avec vigueur au fond de ses pupilles à la couleur terre de Sienne. Cette flamme semblait se reflétait sous forme d'une petite étincelle d'admiration dans le regard du jeune homme. Serait-il possible que lui aussi échafaude un plan visant à mettre fin à sa servitude ? Il paraissait bien plus intelligent qu'il ne le montrait. Il était observateur et avait visiblement une bonne mémoire. Il pourrait être un espion idéal pour son futur projet... Une pièce supplémentaire dans son jeu.
Le savoir c'est le pouvoir.

Eldred décida de changer de sujet voyant le malaise qui commençait à s'installer auprès du timide jeune homme. Cinq ans qu'il était esclave... Il avait donc 19ans. Un âge où il se rappelait lui même avoir eu cette envie de conquête, de liberté et de toute puissance. A un âge où l'on se sent invincible. Certes sa servitude avait entaché sa flamme et cela était parfaitement compréhensible mais ses rêves semblaient intactes. Qui plus est... Le jeune homme connaissait bien les bâtiments et la géométrie. Nul doute que c'était là un atout de taille.
Il devait même peut-être savoir lire et écrire s'il pouvait déchiffrer ces plans...

- Vous avez bien de la chance, je ne sais ni lire, ni écrire. J'espère que vous aurez l'occasion de m'en dire plus un jour. L'endroit n'est pas idéal ici.

Il était persuadé qu'il voyait parfaitement de quoi il voulait parler. Survivre à cinq années de servitude devait certainement vous rendre précautionneux à l'extrême. Surtout lorsque l'on considérait qu'il avait tous ses membres intactes. A priori.

- Je m'appelle Eldred. Eldred Kjaerson et vous?
Il avait beau avoir officiellement perdu son nom le jour où il avait été enchaîné, il refusait de renier ses ancêtres et sa terre. On pourrait bien l'appeler Eldred, esclave, zakrotien ou même barbare, il serait et resterait toujours Eldred Kjaerson, fils de Halvärd Kjaerson.
Il se retourna et jeta un coup d'oeil méfiant à l'un des gardes qui venait de traverser la cour enn les regardant suspicieusement. En même temps ... Que pouvait bien faire deux esclaves étrangers devant un tas de gravats si ce n'est fraterniser et conspirer?

- Je pense que nous devrions retourner à nos occupations. J'espère vous revoir prochainement. murmura-t-il avant de reprendre à plus haute voix:

- Je vais de ce pas aller apporter le présent. La sortie se trouve derrière.

C'était bien cocasse que de parler ainsi au jeune Jérémie qui ne devait pas manquer de bien mieux connaître les différents châteaux locaux que lui-même...

Les yeux arrondis d'Eldred rappelèrent à Jérémie qu'il aurait, peut-être, dû lui exposer le raisonnement par lequel il avait vite compris qui il était. Et quelles flammes l'animaient. Il hocha la tête d'un air entendu.

-- Sans doute, souffla-t-il à cette idée de défaite comme apprentissage vers la victoire.

Sa voix fut chuchotée mais fraternelle. Ô combien Jérémie nourrissait un espoir similaire ! Il se revit, quatre ans plus tôt, tenter une évasion hors du domaine de Monthoux. Jérémie avait étudié les cartes, calculé les moments de passage de tel ou tel employé, à partir de ce qu'il savait de leurs circuits. Et pourtant, la fuite avait raté. L'esclave n'était alors qu'un gamin de quinze ans, ivre de liberté à retrouver. La panique l'avait saisi une fois dans les rues. Il s'était piteusement fait attraper par une patrouille nocturne. Jérémie en avait tiré une leçon : il lui faudrait davantage de patience, et surtout des alliés ! Alliés plus ou moins consentants.
Depuis ce cruel échec resté au travers de sa gorge, le jeune homme attendait, fouillait, compulsait des dizaine de livres et documents administratifs. Jérémie serra les dents à ces souvenirs - et plus encore à celui de la sanction qui s'en étaient suivie : soixante coups de fouet sur la Grand' Place. Son dos en resterait à jamais raidi, toujours droit et crispé, ajoutant à son air de statue gothique.

Les lueurs déterminées parurent se croiser, s'échanger entre les deux esclaves. Jérémie appréciait ce qu'il lisait dans les prunelles d'Eldred. Assurément, il aimerait le voir réussir, lui aussi, à reconquérir sa liberté. Peut-être même y aurait-il des plans à monter, avec un homme qui connaissait l'art de la guerre, qui savait manier les armes et affichait cette robustesse. Oui, un allié intéressant. Et un allié véritable, qu'il n'aurait pas l'intention de duper.
Jérémie s'en rendait compte : il avait la mémoire, l'instruction, une rapidité de calcul et de conceptions de systèmes... cependant il serait ridicule avec une arme, lui qui ressentait son corps comme un poids dont il ne savait que faire. Il ne connaissait pas non plus l'art de la guerre. La force, pourtant, était un levier aussi important que la pouvoir intellectuel pour monter un corps social capable de se protéger.

Et justement, Eldred soulignait le privilège de son érudition. Pour sûr. Jamais Jérémie n'aurait même dû y avoir accès. Il n'était qu'un paysan d'Iswyliz. Dont la mère avait été nourrice chez des Grands et possédait des rudiments de lecture. Maigre trésor transmis à son fils - lequel avait eu la chance de pouvoir les perfectionner par lui-même à une vitesse fulgurante. Quel genre de don avait-il reçu ! Don et malédiction : se sentir en permanent décalage. Se perdre dans les idées et passer pour un paumé - ou un orgueilleux. D'abord d'un ton complice, il répondit :

-- Et moi, tu sais, je serais bien malhabile à assurer un combat.

Le tutoiement était venu d'instinct. Irréfléchi - chose rare chez Jérémie. Il espéra que son pair d'infortune ne s'en agace pas ; c'était le "tu" de la proximité ; en aucun cas celui, écrasant, des supérieurs. Le Torrès voulut passer vite là-dessus et eut un sourire discret, mais confirmant que de nouvelles conversations seraient bienvenues. Plus sérieux, il acheva :

-- Mais oui, c'est tout à fait vrai : j'ai bénéficié d'une chance immense. Chance qui ne devrait pas l'être : pourquoi le feu n'est-il qu'aux Dieux ? Faut-il donc que nous autres le volions ?

Il s'interrompit, rêveur à ce délit Prométhéen. Ce feu du possible accès au savoir, cela devrait être à tous. Eldred prit alors soin de lui donner son nom de famille. Jérémie saisit combien, à ses yeux, ce patronyme formait un tout insécable avec son prénom. Sa lignée lui était chevillée au cœur. Sa voix se chargea d'émotion lorsque, à son tour, il précisa :

-- Torrès.

La Tour. Ironie du sort. L'élévation et le poste duquel l'on voit si loin... pour lui qui était tombé au plus bas. Il se promit de rendre effective la promesse de ce nom. Il venait d'ailleurs de le prononcer avec une fierté enfantine, et en penchant légèrement la tête sur le côté avec un regard vague. Un de ses rares sursauts de naïve tendresse - celle de la jeunesse, lui qui avait la sensation parfois d'avoir grandi trop vite sous son crâne.
Eldred, heureusement plus pragmatique que lui, le ramena à la réalité : on risquerait de les suspecter s'ils traînaient. Jérémie ravala un soupir. Il aurait volontiers poursuivi la conversation.

-- Merci. (Il profita de passer tout près de lui en se mettant en marche, pour murmurer à vive allure concernant l'envie de se revoir) C'est partagé. Nous aurions grand à nous apprendre. Et à orchestrer.

Il s'éloigna avant que le regard d'un soldat ne tombe trop sur eux. Jérémie s'efforça d'ignorer Eldred en reprenant le chemin inverse. Déjà, son corps repartait dans sa mécanique rouillée - un pas devant l'autre, un chemin suivi comme en pilotage automatique - tandis que son esprit retournait à sa forge de vers. L'esclave s'interrompit toutefois dans sa composition, en proie à une inquiétude : pourvu que les surveillants à l'entrée, qui lui avaient ordonné de "faire vite", n'estiment pas qu'il mérite correction pour avoir traîné. Il pressa le pas jusqu'à la sortie. Il inventerait s'être perdu. Et feindrait d'être bête. Pourvu que cela passe...

Spoiler:

Eldred appréciait le jeune esclave. Le feu n'appartenait aux dieux (quoi que cela veuille dire car pour Eldred le feu... Était le feu?!) Mais il brûlait dans son âme sans même que le jeune Jérémie ne semble conscient du pouvoir qu'il avait entre les mains.
Le savoir c'est le pouvoir! lui avait répété son Maître de bien nombreuses fois tandis que le jeune Eldred s'obstinait à lui répondre avec hargne Le fer c'est le pouvoir! tout en brandissant le poing d'un air conquérant. C'était d'ailleurs sans doute pour cela qu'il s'était dirigé vers l'art du métal : quoi de mieux que de forger soit même ses propres armes?

Jérémie Torres. Un nom que le jeune homme semblait avoir entéré au fond de son cœur avec le reste de sa personnalité cachée derrière un masque de discrétion et de servilité. C'était peut-être parce qu'il n'était esclave que depuis peu mais le zakrotien se refusait à enterrer sa filiation. C'était sa vie, ses racines. C'était ce qui faisait de lui un humain à part entière. Et à en voir la regard plein de fierté de l'esclave à la peau tannée, il n'y avait aucun doute sur le fait que lui même partageait son avis. Eldred lui sourit en retour.
Mais déjà il fallait prendre congés et mettre un terme à cette entrevue inopinée de crainte que cela ne se retourne contre l'un ou l'autre.

Alors que Jérémie le frôlait pour lui faire ses adieux dans un murmure, Eldred lui répondit à son tour en toute discrétion :

- Je l'espère également. Prend soin de toi mon ami.

Son ami. Il regarda le jeune homme s'éloigner dans une démarche mécanique. Cela pouvait paraître bien rapide à certains mais Eldred avait en confiance en lui et il avait cruellement besoin d' "amis". Tous deux étaient dans la même galère -fort heureusement uniquement au sens figuré-, tous deux nourrissaient l'espoir de jours meilleurs.

- Hey! Tu vas compter les mouches voler encore longtemps! gronda la voix rauque un garde qui ne rêvait que de lui administrer une correction qui lui permettrait de relâcher la tension que ses propres supérieurs exercés sur lui.

Le Zakrotien feignit un air surpris, du rêveur prit en flagrant délit, s'inclina profondément et reparti en trottinant comme si l'une des dits mouches l'avait piquée.