Les prisons du château [Terminé]

Des murs gelés semblaient couler avec lui le long de la descente. Au bas des marches, on se remit à le pousser. Le groupe passera devant les cordes et étaux qui avaient arraché ses aveux à Tristan la veille. L'infirme pencha la tête et fixera son regard sur Alexandre.
Une grille grinça. On les abandonna ensemble dans une humide geôle au fond de laquelle gisaient des paillasses et un pot à pisser. Les gardes ne jugèrent pas nécessaire de les menotter. Une simple sentinelle devant l'entrée suffirait. Une fois le tour de clé donné sur les deux prisonniers, les soldats les quittèrent.
Le jour venait de tomber. Tristan contempla, hébété, les barreaux qui s'imprimaient sur sa peau et se tordaient au gré de l'obscurité. Son souffle frémissant embaumait la pièce macabre.

Des sanglots finirent par raisonner. A pierre fendre. Tristan interrompit le souffle mécanique qu'il pulsait au creux de ses mains pour lutter contre le froid et porta les doigts à ses roues. Elles grincèrent dans l'ombre et il approcha d'Alexandre. Le garçon se força à oublier que tout cela venait des imprudences de son ami, il déglutit ce qu'il pouvait avoir de colère.
Alexandre pourra sentir doucement, très doucement, les bras de Tristan s'enrouler autour de ses épaules pour un peu de chaleur et, espéra-t-il, de réconfort.

Lorsque Alexandre sentit les bras de Tristan l'étreindre, il le repoussa puis s'écarta. Il ne méritait aucune affection. Il avait ruiné les merveilleux efforts déployés par son père, qui s'opposait dès le départ à son idée de venir au château, pour les sauver. Il ne méritait rien. Rien à part la mort. Au moins, celle-ci arriverait. Demain, il serait déferré à la prévôté et allait très probablement être condamné à la corde. Serait-ce douloureux ? Rapide ? Il espéra s'éteindre vite, sans trop de souffrances. Sa pitoyable existence connaîtra enfin un terme et ne sèmerait plus le malheur.

Il murmura à l'attention de Tristan :

"Laisse-moi. Tout ceci est ma faute. Laisse-moi. Je ne mérite rien d'autre que la corde qui va me pendre."

Aux paroles sinistres d'Alexandre, Tristan soupira. Pour sûr, le fils Bellanger devrait prendre un abonnement à la prévôté... Ces paroles méchantes ne passèrent heureusement pas le barrage de ses lèvres et il les regretta dès les secondes qui suivirent. Le garçon aux béquilles repoussa ses bras et leur câlin. Il se tint à distance un court instant et chercha ses mots, puis alla se placer en face d'Alexandre qui demeurait tout recroquevillé, la tête enfouie entre ses jambes.
La main de Tristan vint délicatement saisir la sienne.

-- Alexandre. Regarde-moi s'il te plaît. (Un temps, il lui adressa un doux sourire et ses yeux rougis tentaient tant bien que mal de retenir ses propres larmes) On a tous déconné ces derniers jours. Mais j'retiens aussi que t'as voulu venir prendre de mes nouvelles, et ça, ça m'touche. Puis Thierry t'aime. Il a défié le seigneur comme quasiment personne oserait le faire. Il t'aime, tu entends. Il te laissera pas tomber. Ta mère t'aime aussi. Oh d'ailleurs, est-ce que t'as réussi à la revoir ? Qu'est-ce que t'as fait de beau ces derniers jours ? (Un temps) Puis moi, moi j't'aime beaucoup.

Alexandre finit par redresser la tête au discours émouvant de Tristan. Comment quelqu'un parvenait-il encore à l'aimer ?Il avait pourtant été témoin de ces bêtises, de ces provocations, de sa naïveté. Il ne méritait ni compassion ni pitié. Quelques sanglots encore s'échappèrent.

"C'est normal que je veuille te voir, non ? c'est naturel. Tu m'as soutenu. Pendant que j'étais au pilori, tu es resté toute la nuit avec nuit, malgré le froid, malgré la fatigue. Tu es resté avec moi pendant ma convalescence. Tu m'as soigné, tu m'as soutenu.. tu m'as aidé à mieux comprendre mon père, à accepter notre lie.. Je crois que c'est même grâce à toi que je suis capable d'avoir une vraie relation, sincère, avec lui."

Sa gorge se serre. Thierry.. Son père.. Il revoyait encore cette manière qu'il avait eu de le regarder après sa provocation à Dyonis, ce dégoût qu'il lui semblait avoir lu dans ses yeux, ses phrases assassines dites à son intention à Tristan et ce départ sans un regard pour lui. Son cœur se brisait encore.

"Papa... Non, papa ne peut plus m'aimer... Il m'a défendu bec et ongles face au seigneur de Frenn, plus que de raison, il a tout tenté... Comme il a toujours fait pour moi. Je me suis remémoré un souvenir y a pas longtemps : j'étais pas très vieux, douze ans, je crois, et à je voulais voir un charivari en dépit que ma mère m'avait interdit de sortir. Je me suis fait attaquer par des soûlards, on m'a ligoté à un poteau, on a voulu me baptiser à l'alcool pour me purifier de mon infirmité. J'ai commencé alors à perdre connaissance, mes souvenirs deviennent flous.. mais je crois me rappeler un silhouette intervenant pour les chasser, avec une robe, oui une robe... Elle m'a prise, elle m'a ramené chez moi... Je me suis réveillé le lendemain dans mon lit. je crois que c'était mon père."

Sa voix tremblait. il se rappela de la promesse prononcée quelques heures plus tôt. Une promesse vite trahie.

"Je l'ai trahi. Avant d'entrer au château, mon père m'a fait promettre de rester avec lui, de ne parler que si on m'y invitait... De ne pas avoir d’initiatives. Je n'ai pas tenu ma promesse. Je l'ai trahi."

Il tressaillit en entendant Tristan évoquer sa mère. un faible sourire illumina un bref instant son visage. sa mère... il la revit pleurer sur son lit. Comment allait-elle apprendre la nouvelle de sa condamnation à mort ? Qu'est-ce son époux en dirait encore ?

"'Oui, je l'ai revu. Elle... Elle... Elle m'a révélé l'histoire entre elle et mon père. Contrairement à ce que je craignais, elle n'a pas été violé. Papa.. Papa était à cette époque timide et maladroit."

Alexandre éclata brusquement de rire, ayant du mal à visualiser une image de son père à cette époque de vie tant celle-ci était éloignée de ce que lui en connaissait.

"Il venait de sortir d'une longue période de réclusion au monastère où son père l'avait vendu. Il était... perdu, confus, craintif à l'idée de commettre une bêtise qui pourrait le rappeler là-bas. Ma mère, elle, était mariée depuis l'âge de seize ans, depuis presque dix ans, mais elle et mon père n'avaient du concevoir un seul enfant. Pas même un début de grossesse. Elle s'est alors sentie libre de tromper son mari, de s'amuser avec les hommes puisqu'il n'y aurait apparemment aucune conséquence. Elle a ensuite rencontré mon père, son physique, ses manières timides.. Tout ça l'ont séduit. Ils ont eu une liaison puis à un moment elle a découvert être enceinte. Alors... Alors, mon père a mal réagi, il a eu peur du scandale, peur d'être renvoyé au monastère, peur de perdre sa liberté.. Il a renvoyé sèchement ma mère qui est retournée vers son époux et a e suite passé le reste de sa fin sous sa garde, n'ayant plus que moi à s'occuper..."

Alexandre sourit à l'évocation de ce beau roman qu'était l'histoire de ses parents. Romantique, tragique, poignant.. Cela ferait un récit magnifique, digne des plus belles plumes. Il se rêva un instant de l'écrire, en modifiant toutefois leurs noms et quelques détails, tout en restituant les détails importants. Ce serait un si bel ouvrage si celui-ci pouvait exister.

Peu après, Tristan l'interrogea sur ses journées depuis la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Ses journées...

"Tout se passait bien pour moi. Je suis encore resté une journée au lit, à me reposer. mon père a été si gentil pour moi, tu sais il m'a même lu un livre pour me passer le temps à un moment ! Le lendemain cependant j'ai voulu chercher un emploi. En vain. Personne ne veut embaucher un infirme. j'aurais dû le savoir. Nous sommes des parasites, indignes de toute miséricordes. J'ai eu cependant la chance de rencontrer une merveilleuse personne qui m'a recueillie, logée et nourrie. Elle avait deux beaux enfants. Oh non : Grace.. je lui avait promis d'être toujours là pour la protéger ! Je.. Je l'ai trahie elle aussi..."

Il songea alors à la scène de l'église, sa colère, l'agression de Thierry.. Il fondit en larmes.

"Irène doit me détester ! Devant elle, à l'église, j'ai... J'ai blessé avec mes béquilles mon père, je lui ait parlé avec insolence, je me suis enfuie sans donner de bonnes raisons... Elle doit être tellement déçue, tellement indignée.. Elle ne voudra sûrement plus me revoir..."

La chape de plomb le recouvrait à nouveau quand la confession de Tristan le sortit de sa coquille. Il releva la tête et l'observa avec confusion.

"Pourquoi... Pourquoi ? Comment ? Je... J'ai tout gâché.. Je n'ai fait que t'exposer au danger... Tu as passé ce message à l'autre manipulatrice qui t'a conduit devant le presbytère.. Tu as été torturé à cause d'elle, à cause de moi... Je ne mérite pas que tu m'aimes. Détestes-moi, Tristan, déteste-moi. Ce sera plus bien simple et bien plus logique."

Le mutisme d'Alexandre se muait en un déferlement de paroles que Tristan reçut de toute son attention et de ses pupilles fixes. L'invalide se trouva particulièrement ému par cette anecdote du charivari, qui en disait déjà long sur le caractère d'Alexandre et sur la propension de Thierry à vouloir le protéger. Et se racheter, en un sens. Que répondre ? Le garçon tenta de rassembler son peu d'éloquence et son sourire ne tomba pas. Il s'élargit, même, avec un sérénité presque hypnotique qu'il s'efforçait de conserver, pour ne rien trahir de son propre effroi à la préfiguration du gibet qui les attendait sûrement.

-- Oh... je... J'ai pas fait grand chose entre toi et ton père, juste un p'tit lien au début. Le reste, c'est vous qui allez le tisser. Vos accrocs, c'est vous qui allez les réparer. (Un temps) Il va pas t'abandonner. Je le sens. J'en ai l'intuition. Il t'a déjà aidé autrefois comme tu viens d'le dire. Et... Ah ! Crois-moi, j'imagine bien c'que c'est que des imbéciles qui veulent purifier un invalide, ou refusent de l'embaucher. J'ai mendié des années durant parce qu'un père a pas voulu d'moi, et que personne m'embauche malgré toutes mes demandes. Enfin... Heureusement qu'y a des exceptions ! Tu vois, cette dame qui t'a employé, elle est là elle aussi. Et... Oui t'as dû la surprendre, la fâcher sur le moment, mais elle pourra pas t'en vouloir en apprenant ce qu'y vient de t'arriver.

Il se laisse complètement attendrir par l'évocation de la fillette.

-- Grâce. C'est un très joli prénom. Je vais penser très fort à elle. Espérer que vous vous revoyiez. (Plus grave, quand Alexandre lui demanda de le détester dans un sursaut d'horreur) Non. J'te détesterai pas. On est dans la même galère, c'est plus le moment pour la culpabilité.

Tristan gardait sa détestation pour le baron. Puisse Thierry se venger de lui proprement.

Alexandre commençait à détendre, à oublier doucement cette culpabilité qui lui collait à l'âme. Les paroles douces et compatissantes de Tristan l'apaisaient.

"Papa.. J'espère que tu dis vrai, qu'il m'aime toujours, qu'il va tenter quelque chose.. Oh ! Mais... Oh mon dieu ! Mais oui ! Papa.. papa est un habile comédien et manipulateur ! Il m'a probablement ignoré pour feindre le seigneur de Frenn pour mieux le leurrer, faire croire qu'il pourrait abandonner... Quel idiot ! Mais quel idiot ! Comment ais-je pu douter de lui ? Papa. Oui, Papa va nous sortir d'affaire ! Il doit être en ce moment à la prévôté et demain, au procès, il aura encore réussi à négocier pour diminuer nos peines. Tu verras ! Tout ira bien demain ! Nous serons juste condamnés à quelques coups puis à l'exposition. Tu verras, c'est un peu douloureux mais on y survit très bien ! Après, papa nous récupèrera et nous chouchoutera !"

Il songea ensuite à Irène à Grace, à leurs déception. Quand il sortira, qu'il serait remis, il irait s'excuser. S'excuser... Au milieu de ces pensées, le jeune homme fut soudain envahi par la vision trouble de Dyonis. il revoyait sa gentillesse surprenante quand celui-ci lui avait accordé un siège pour se reposer. Comment un noble aurait pu avoir une telle intention pour un misérable tel que lui ? Il se rappelait de certaines de ses expressions. Il doutait. Il avait senti que ses positions n'étaient pas honorables. Dyonis.. Il songea à la femme perverse, manipulatrice... Tout était sa faute.

"Le seigneur de Frenn... J'aimerais faire quelque chose pour lui. Le pauvre..."

Tristan se laissa contaminer par le regain d'espoir d'Alexandre. Tout allait effectivement se jouer demain lors de leur procès. Selon ce qui serait dit, réclamé, selon l'attitude des uns et des autres... ils pouvaient écoper aussi bien du gibet que d'une simple flagellation. Resterait-il un espoir ? Le garçon voulut y croire et acquiesça vivement aux paroles d'Alexandre.
Puis un silence. Le visage de Tristan changea cependant du tout au tout en l'entendant prononcer ces mots insensés concernant l'homme qui l'avait torturé, et qui les avait faits condamner. L'invalide fronça les sourcils et, comme s'ils n'avait pas compris, il laissa échapper un :

-- Euh..... Quoi ?!

Alexandre sourit à l’effarement de Tristan compréhensible au vu de la situation.

"Je sais ce que tu penses. Tu le déteste pour t'avoir torturé, nous enfermer ici, nous promettre à un sort terrible."

Sa voix était douce, apaisante et sincère.

"Le seigneur de Frenn n'est pas une mauvaise personne. Je le sens. Il est... Oui, je le comprends. J'ai vécu la même expérience. Il a rencontré le Diable : sa main aguichante a tendu la pomme, lui a laissé espérer ce qu'il désirait et il a perdu ses sens. Elle est douée, experte en la manipulation. Mais le seigneur de Freen demeure malgré tout un homme bon, je l'ai senti. Quand il nous a reçu, il m'a proposé en premier une chaise pour m'asseoir et me reposer. Avant même d'en demander un pour mon père. Et tout au long de cette scène, il.. je l'ai senti. J'ai senti son trouble, son embarras. Il doute de ce qu'il fait, il comprend mal agir... Contrairement à la première réaction à avoir à son intention, on ne doit pas le blâmer mais lui pardonner. Il pourrait alors s'amender, j'en suis certain, et repousser ce mal que cette femme perverse a su verser dans son âme."

Résolu, Alexandre regarda le mur devant lui.

"Demain.. Demain, si je le peux, s'il se présente, j'essaierai de lui pardonner, de l'encourager à de meilleurs sentiments. Je suis certain que ce mal peut être combattu. Je crois en lui."

Un sec hochement de tête confirma la première phrase d'Alexandre. Tristan se calma ensuite et l'écouta, plus tranquille mais toujours suspicieux. Il rétorqua :

-- Une bonne personne ? J'dirais plutôt pas complètement mauvaise. C'est... (il eut un sourire quelque peu grimaçant) Oui, c'est une bonne action d'sa part pour la chaise qu'y t'a tout de suite fait donner. Il a lui-même une infirmité. J'crois que ça lui a au moins donné ces bons réflexes.

Rêveur et admiratif, Tristan suivit une association d'idées et continua sur ce sujet :

-- Pour avoir vu des salles de son domaine et ses cuisines, d'ailleurs, c'est impressionnant ! Plein d'trucs sont aménagés pour lui faciliter l'usage. Ses livres, ses pupitres avec des manivelles à anse... Même ses couverts, on lui en a fondu des spéciaux. Avec des manches en angle pour aller à la bouche sans plier la main ! Enfin, bref...

Il s'assombrit et revint à ce qui préoccupait Alexandre :

-- Donc oui, il a respecté ça en t'voyant. Pour le reste... Crois moi, j'le sens ambitieux, très ambitieux ! Il a fait la rencontre qui a permis de décupler ça, t'as raison, mais... (il devint même coupant et ironique à ce moment là, à l'évocation de la Genèse) Mais c'est déjà en lui et y a pas besoin d'la pomme d'une femme pour s'excuser de ses travers et les remettre sur Eve. Merci à cette histoire d'avoir fait du mal aux femmes depuis des siècles. Euh... Je sors à nouveau du sujet, pardon... Mais voilà...

Il fut secoué d'une brève quinte de toux quand Alexandre parla de donner son pardon au seigneur le lendemain, au procès -- car bien évidemment qu'il y serait.

-- Tu t'prends pour Jésus sur sa croix ? On va t'rire au nez demain, si d'vant tous ces gens, t'as la prétention de pardonner à ce noble alors que c'est toi... enfin nous... qu'on est les coupables.

Tristan soupira. Il avait exposé ses idées, puis redevint très doux.

-- J'voudrais qu't'aies raison. Qu'il change... Mais... (Il ne terminera pas sa phrase et haussera les épaules de dépit)

Alexandre écouta le récit de Tristan sur les aménagements dont Dyonis avait pu bénéficier pour compenser son infirmité. Cela lui rappela le chariot roulant, le fauteuil. Tous deux confectionnés par son autre père pour l'aider à se tenir debout et à travailler efficacement ou à se reposer quand son corps craquait. Il baissa la tête. Dyonis... Tous deux se ressemblaient plus qu'il n'y paraissait. La différence sociale était indéniable mais pourtant il continuait à sentir un lien particulier entre eux.

"Je ne crois pas que le mal soit uniquement en lui, Tristan. Le Mal... le mal, déjà, c'est un concept complexe, difficile à expliquer, à poser des contours. Non, je crois que le mal est en chacun de nous, tous, et c'est à nous de décider si on veut le faire sortir mais on peut être aussi aidé pour le repousser. Autrement... Autrement, on devient un individu irrécupérable, comme cette femme perverse ? Je ne veux pas que le seigneur de Frenn devienne comme elle. Je reste persuadé qu'il peut être sauvé."

Le rire moqueur de Tristan le blessa mais ne le découragea pas. Il voulait continuer à croire. Au contraire, étrangement, ce manque de foi en projet lui en insufflait davantage, lui donnait la volonté de prouver ce qu'il avançait.

"Comme Jésus... Notre situation y ressemble. Demain, il est possible d'être condamnés à mort si mon père échoue à atténuer nos fautes. Ce serait risible, oui, mais si je dois partir demain de cette terre, je me moque de leurs moqueries. C'est fini de craindre la foule et ses opinions ! Je n'ai plus rien à perdre, non ? Alors, j'essaierai. Je tenterai."

-- Mais justement, c'est bien ce que je dis : le Mal, ça existe pas comme ça dans l'absolu, c'est un grand mot bien prétentieux pour classer trop facilement les choses. Et tu l'dis très bien, y a du sombre en chacun d'nous. Dyonis compris, la muette et nous deux compris. L'ambition, il l'avait en lui de base. (Un temps, sur la Sibylle) Pour tout t'dire, j'sais pas si elle est perverse... Comment expliquer ça... En fait, j'ai ressenti comme un fil coupé entre elle et le monde vivant, comme si elle connectait pas le résultat de ses actions et la souffrance qu'elle pourrait causer. Oui c'est horrible. Non, ça excuse pas, mais la perversité ça implique une pleine conscience et j'crois pas que ce soit son cas.

Il se tut, puis à l'aveu d'Alexandre sur son projet de tentative auprès de Dyonis le lendemain, il le regarda d'un air perdu, mi-sidéré, mi-admiratif.

-- Si tu veux.

Pour le coup, ces derniers mots furent pleins d'un doux abandon et d'un certain respect.

Alexandre écouta le raisonnement en opinant doucement de la tête. Il partageait ses arguments puis se crispa à l'évocation de la femme perverse et manipulatrice. Son visage se durcit. Il aurait bien craché à terre.

"Je m'en moque de ses raisons, de pourquoi elle agit ainsi, de ce qui l'a corrompu.. Elle, elle n'est plus humaine. Elle n'a plus aucune empathie. Elle.. Elle a allumé un incendie ! Elle aurait pu tuer cent familles ! Des enfants ! Des enfants innocents ! Dans leur sommeil ! Elle.. Non, elle ne mérite ni pitié ni compassion. Ce n'est plus que le diable pervers qui vient réveiller nos désirs et nous soumettre à la tentation."

Il marqua une pause puis ajouta :

"Je songe à ce moment où nous nous sommes rencontrés à l'auberge. Mon père a... Je connais sa réputation. Je sais qu'il.. Mais dans ce cas présent, je crois qu'il voulait avant toute chose me protéger d'elle. Il m'aura suivi jusqu'à ce quartier où je ne vais jamais, l'aura remarqué, aura senti sa nature trouble... Mon père a essayé, à sa manière, de me protéger d'elle. Cet incendie.. Elle l'a allumé pour se venger de lui. C'est méprisable et ignoble. Pour se venger d'un homme, elle a été prête à faire disparaitre un quartier entier sous les flammes. Elle est la pire personne qui existe au monde et rien ne saura l'excuser. Qu'elle en disparaisse rapidement et cesse ainsi ses agissements, tout ira pour le mieux."

La condamnation dans sa voix était manifeste. Toute cette discussion le déprimait.

"Dis, on parle d'autre chose ? un truc plus joyeux !"

Tristan écoutera avec neutralité, sans détailler plus avant ce sinistre sujet. Il n'y eut qu'un point, qu'une parole malheureuse qu'il ne put s'empêcher de relever, ferme quoique toujours d'une voix tranquille :

-- "Elle n'est plus humaine" ? Euh... Non. Ça, non. Dire quelque chose de ce genre, chasser quelqu'un de l'humanité, c'est s'dire qu'on peut tout comprendre, et c'est s'éviter d'réfléchir à une personne complexe. Aux causes, tout ça. Parler de Diable c'est-y la même chose. Ça rassure mais ça enferme...

Il trouva Alexandre quelque peu paradoxal, à invoquer le diable après qu'ils furent tombés d'accord sur la subtilité du mal, ou plutôt des maux. Tristan n'aura bien sûr pas les mots pour verbaliser comme il aurait fallu tout cela, et demeura un temps dans un silence contrit.
Heureusement, son ami proposa d'aborder des sujets et divertissements plus heureux, à l'approche de la mort et pour leur potentielle dernière nuit. Tristan croisa les mains devant sa bouche et, tout en soufflant contre le froid mordant, il réfléchissait. Enfin, se redressant, tout sourire, il proposa :

-- Dis ? Tu m'avais demandé à voir d'aut' tours de magie la dernière fois ? Et comment qu'on les fait ?

Entêté, Alexandre ne voulut plus débattre au sujet de la nature de cette femme pernicieuse. Son opinion était établie : il ne la changerait. Elle était le mal véritable, peut-être avait-elle connu des événements terribles l'ayant mené à des choix mais rien n'excusait ses actes. Son père.. Son père aussi était passé par une jeunesse tourmentée, un manque crucial d'amour de ses deux parents, un abandon pour récupérer de l'argent pour honorer une dette... Pourtant, malgré ses travers, il conservait encore une belle part d'humanité. Non, cette femme, il ne lui pardonnerait jamais et se refusait à accepter le moindre argument justifiant ses actes.

Désireux de ne plus aborder le sujet, il sourit à la proposition de Tristan.

"Oh oui ! Et tu avais promis... Quand je me reposais, tu avais promis de me montrer une de tes danses. Si demain... Peux-tu faire ça aujourd'hui ? Je voudrais au moins te voir danser une fois."

-- Que... Que je danse ? Là, ici ?

Il rougit, mais accepta finalement. Lui aussi aimera danser, si ça devait être la dernière fois. Son sourire lui revint et il affirma, en se baissant pour ramasser les rares petits graviers et des fils de poussière sur le sol de la prison :

-- Danse et magie, on va faire d'une pierre deux coups.

Sur un clin d’œil, il inspira et se concentra. D'abord timides puis plus assurés, ses bras ondoyèrent. Poignets et mains s'entortillaient comme deux cobras jouant ensemble. Leurs ombres dessinaient de longues dentelles sur les sinistres murs du cachot. Tristan se souvint d'une comptine de son enfance et en fredonna l'air, car danser sans musique était bien triste. Sa voix tremblotait mais elle donnait un minimum de tempo.
A vive allure, ses mains s'ouvraient, se fermaient, faisaient apparaître puis disparaître les petits cailloux, quand ils ne roulaient pas le long de ses bras. Puis l'une des pierres parut se volatiliser dans sa paume, pour céder la place aux fils de poussière qu'il jeta dans les airs et qui s'y dissolurent. La naïveté du tour s'alliait à sa poésie dans des espoirs fragiles ainsi figurés.
Les longs doigts attrapèrent les roues. Il tourna sur lui-même, donna de l'élan à son siège pour continuer à tourner alors que ses bras pourraient prolonger les courbes de son corps au dessus de sa tête. Son dos se creusa, sa tête plongea en arrière, avant de revenir s'enrouler tout entier en escargot vers la terre, dans laquelle ses griffes se plantèrent en un mouvement fauve pour en aspirer la force. Tristan se redressa. Lentement. Il fredonnait toujours. Du bout de ses pieds, il fit reculer son fauteuil pendant que ses épaules et son bassin roulaient. Mains dans le dos puis en décrochés à gauche et à droite comme le faisaient des gitans qu'il avait vus.
Le danseur était bien moins à l'aise dans ses mouvements, serré entre ces quatre murs, et les tortures lui causaient encore des douleurs. Mais il œuvra de son mieux pour faire que ce soit beau et les effets rapides de la potion de Lucrezia étaient incontestables.

Les dernières notes moururent et Tristan s'inclina. Alors seulement, il se rappela du cachot, du froid, d'Alexandre.

Les yeux posés sur la silhouette gracile de son ami, Alexandre se détendait déjà, prêt à apprécier le spectacle. Le dernier, sans doute, avant sa mort prochaine. Il chassa cette pensée. Seul ce moment comptait.

Lorsque débuta la danse, les yeux du jeune homme s'éclairèrent de fascination. La sensualité qui se dégageait de ces gestes l’hypnotisait. Son regard ne pouvait plus se décrocher. Toute pensée s'était tue de son esprit. Il vivait l'instant. Purement. Simplement.

Peu à peu, alors que al danse évoluait, le bas ventre d'Alexandre se durcissait. Il n'avait encore jamais éprouvé une telle sensation. Son esprit n'en relevait cependant aucune trace. Il restait éperdument pris dans la volupté de la danse, enivré. Plus rien ne comptait. Ni autour de lui. Ni en lui.

Le souffle de Tristan retrouva peu à peu sa musique ordinaire. D'un bout de sa tunique, il tamponna la sueur qui roulait à son front et le long de ses bras. Il vit alors Alexandre, immobile, les yeux ouverts et fixés sur lui comme sous hypnose. Quel air étrange il avait ! Le garçon semblait tout chose et même raide... Est-ce qu'il n'avait pas aimé ? Tristan rougit et alla simplement se replacer, avec un petit sourire, juste à côté de son ami.

Le souffle court, Alexandre se remettait doucement de l'état dans lequel le spectacle venait de le plonger. Il se sentait encore transporté dans un univers de pur délice extatiques. Son cœur battait fort, résonnant à ses tempes.

Peu à peu, le jeune homme retrouva contact avec la réalité et rouvrit les yeux sur l'étroit monde de la cellule. Quel triste retour ! A cet instant, il sentit la bosse entre ses cuisses. Les joues du garçon rougirent, cramoisis. Ce... C'était.. Il secoua la tête, honteux. Ce genre de choses.. Cela n'arrivait que quand il se réveillait le matin et trouvait sa semence dispersée sur les draps. Son père lui expliquait que cela était une chose parfaitement normale, que cela prouvait sa virilité. Il lui disait aussi que cela se produirait chaque fois qu'une fille jolie se présenterait à lui en lui suggérant ensuite, d'un clin d’œil lubrique, de bien en profiter. Alexandre se rappelait ne pas avoir aimé l'allusion. Néanmoins... Néanmoins, il n'avait jamais éprouvé ce genre d'envies en regardant une fille. Jamais.

Honteux, Alexandre garda la tête baissée, n'osant plus regarder Tristan.

Alexandre ne disait rien. Il était devenu écarlate et semblait même se cacher. Ses yeux évitaient Tristan. L'obscurité à présent bien installée ne permettait pas au danseur de bien voir les mouvements du corps de son ami, ses jambes, son trouble. Il ne comprenait pas. Le spectacle lui avait-il vraiment déplu ? Tristan avait-il été vulgaire ou offensant ? Il s'était pourtant appliqué à danser et jouer ses tours comme dans la rue... un peu moins bien même, à cause de ses bras qui le lançaient toujours. Il eut un recul troublé.

-- Eh... Est-ce que... Est-ce que ça va ?

Alexandre n'allait pas mieux. Tristan le vit même trembler et se ramasser plus encore sur lui même. Il approcha, posa doucement les mains à ses épaules et :

-- Alexandre... Mais est-ce que ça va ? Tu m'inquiètes... Dis-moi...

Alexandre ne se souvenait pas s'être senti un jour aussi honteux. Même cette scène humiliante et édifiante avec le seigneur de Frenn, même le moment au pilori ne lui avaient pas fait vivre de sensations pareilles. Tristan l'interrogeait, le pressait... Il se recula, craintif, mal à l'aise.

"Je... Non.. Ça va.. ce n'est..."

Dans un mouvement de fuite, les cuisses du jeune homme s'entrouvrirent et Tristan pourra alors certainement apercevoir le résultat de son désir.