le 16 janvier 1598 | Faire la lumière sur les incompréhensions

Alduis s'était ennuyé tout le reste de la journée. Il n'avait rien à faire. Tout se ressemblait. Il n'y avait aucune action, il ne se levait le matin que pour lutter contre des ennemis imaginaires ou pour parler à Courage. De temps en temps, il aiguisait ses armes. Bien plus souvent que nécessaire. Alexandre quant à lui était occupé en permanence, tout le monde l'était. Il n'y avait que lui qui errait dans le château sans but pour tuer le temps.

Il en avait marre de s'entraîner tout seul. Depuis le mois de septembre, il n'avait fait que quatre véritables duels. L'un contre Eldred, l'autre contre Leyria, le troisième contre Bérénice et le dernier contre Sarkeris. Il avait l'impression d'être enfermé dans une routine répétitive de laquelle il ne pouvait se dégager. Et le soir, il n'était même pas assez fatigué pour dormir une nuit complète.

Alduis s'était finalement résolu à gagner la chambre. Alexandre était déjà là, à lire sur le lit. Lui, il semblait tellement avoir de choses à faire, il ne semblait jamais arrêter. La porte se ferma doucement dans son dos. Sans s'approcher, Alduis jaugea la situation. Avait-il dessaoulé ? Il semblait que oui. En tout cas, il était plus alerte.

Il demeura prudent néanmoins, il ne savait pas vraiment quoi dire ou quoi faire. Au fond, voir Alexandre zigzaguer sans pouvoir tenir debout l'avait bien plus gêné qu'il ne l'avait pensé. Parce qu'il savait que désormais que cette image s'était implantée dans son esprit, elle n'en sortirait plus jamais. Et l'idée était déplaisante.

Enfin, il prit son courage à deux mains et fit quelques pas dans la pièce. Il ne comprenait toujours pas l'intérêt de boire. Même trois verres de vin. Finalement, il se décida enfin à s'approcher et se laissa tomber sur le lit, à côté du jeune homme. Que lisait-il ? Alduis ne prit pas la peine de lire le titre.

Il resta un moment silencieux, sans bouger, avant de se décider enfin à prendre la parole, pour poser la question qui lui occupait l'esprit depuis la conversation avec Coldris.

— Tu vas revenir ivre tous les jours ?

Peut-être qu'Alexandre pourrait lui expliquer la conversation avec Coldris et lui donner des explications ? Il avait des dizaines de questions qui lui venaient pour éclairer ses propos qui lui avaient semblé si flous.

Peu après le dîner, Alexandre avait choisi de remonter dans la chambre pour lire tranquillement un roman. Il ne tenait pas à recroiser aujourd'hui Coldris après la découverte de la mise en scène de ses travers dans la salle de jeux. Par bonheur, il n'avait pas été là pour le repas. Le jeune homme ne s'était cependant pas attardé et avait même négligé de se resservir, inquiet de voir son maitre apparaître dans la pièce. A un moment, Matthias, le fils de Léonilde, était entré pendant qu'il se relâchait un peu et profitait de la dégustation cuissot de chevreuil et le petit infirme avait aussitôt tressailli et demandé poliment au domestique s'il comptait assassiner des gens s'il persistait à se déplacer de manière aussi discrète. Son interlocuteur avait ri, puis répondu qu'il s'entrainait à surprendre son futur pensionnaire.

Depuis, seul dans cette chambre, Alexandre retrouvait sa confiance et se détendait aufil des pages lues. la porte s'ouvrit et il se redressa, souriant, d'apercevoir son amant entrer.

"Bonsoir, mon amour !"

Il éprouvait un tel bonheur de le revoir, après ce court moment passé dans la salle d'armes, le temps d'un baiser fugace, avant que tous deux ne doivent reprendre leurs occupations. Alduis resta cependant immobile. S'était-il encore perdu dans ses pensées ? Que lui était-il arrivé ? Son esprit songea immédiatement à la conversation avec Coldris. Qu'avaient-ils pu encore se dire ? Pourquoi ces deux-là ne savaient-ils pas communiquer sans risquer de provoquer de nouvelles secousses ? Comment le ministre avait-il tourné ses paroles ? Se souvenait-il que son fils n'entendait rien aux sous-entendus ? Même la moindre petite allusion le perdait. Et il se permettait de critiquer Nehalan... Au moins, son ami faisait des efforts pour essayer de comprendre et surtout se faire comprendre.

Alexandre se décida à ne pas brusquer son amant. Il avait besoin de temps pour se décider. Alduis finit par avancer et se laisser tomber dans le lit. Et là dessus, il enchainai directement par une question sans préliminaires, fidèle à ses bonnes habitudes. Le jeune homme prit un léger temps et répondit d'un ton malicieux.[

"Je ne suis pas ivre ce soir !"

Il se pencha pour l'embrasser tandis que sa main jouait avec les mèches de son amant.

"Je sais que tu ne bois pas par principe. Moi, ce n'est pas mon cas. Je n'ai jamais bu car j'avais peur. Je tremblais à l'idée de ressembler à mon père, à mon père adoptif, qui devenaient si méprisables sous l'effet de l'alcool. Je craignais de perdre le contrôle. Je pesais comme un enfant. Je me cachais derrière les jus de fruits pour ne pas affronter ce qui me faisait peur. Mais un homme ne fuit pas, non ? Un homme a des principes ou il affronte ses peurs. C'est pourquoi j'ai décidé d'apprendre à boire. Pas pour être ivre. Non, pour ne pas l'être justement. Et montrer à mon imbécile de père que l'on peut boire sans revenir à chaque fois à quatre pattes."

Il observa nerveux, Alduis.

"Tu.. tu me comprends ?,"

Alduis était sincèrement préoccupé par ces histoires d’alcool. Ce qui ne semblait pas être le cas d’Alexandre qui répondit avec un air malicieux. Même si cela ne le rassura pas totalement, savoir qu’il ne prenait pas cela avec inquiétude le détendit au moins un peu. Oui, il n’était pas ivre ce soir mais…

— Tu l’étais tout à l’heure...

Et hier. Ainsi qu’avant-hier.

Alexandre se pencha pour l’embrasser et Alduis le laissa faire. Juste après vinrent les explications plus précises. Il comprenait bien, oui, c’était même logique. Mais cela l’inquiétait quand même un peu. Parce qu’il n’avait pas envie de retrouver Alexandre ivre tous les soirs. Ce n’était pas pareil.

— D’accord... (Il fit une brève pause.) Mais ne reviens pas ivre tous les soirs, s’il te plaît.

C’était tout ce qu’il lui demandait. Et puis, Alexandre se trompait sur une chose : il ne le faisait pas par principe. Si Alduis ne buvait jamais, c'était parce qu'il avait peur, lui aussi. Peur de ne plus se souvenir de ce qu'il avait fait. Peur de perdre ses réflexes. Mais il le garda pour lui.

Il hocha la tête et se redressa sur un coude pour le regarder. Le livre était toujours ouvert alors Alduis le referma pour l’inciter à s’allonger. Et puis, de toute manière, il avait plein d’autres questions. À commencer par celle-ci :

— Pourquoi est-ce qu’il m’a dit que tu ne parlerais pas beaucoup dans les prochains jours ?

Coldris n’avait donné aucune autre précision et sachant qu’Alexandre parlait toujours, Alduis avait du mal à s’imaginer le silence venant de sa part.

Alexandre essayait de détendre l'atmosphère au sujet de l'alcool mais se figea quand Alduis répliqua assez sévèrement qu'il avait été ivre dans l'après-midi. Une aigreur le traversa un instant et, avec elle, les souvenirs d'un certain curé qui revenait à l'église on ne savait comment pour vomir dans les endroits les moins appropriés. Il répondit un peu sèchement :

"Ce n'est pas, ça, être ivre. Un homme ivre, ça s'écroule au sol, comme un ver de terre rampant, et ça vomit ses entrailles."

Son regard se tourna vers ses béquilles posées près du lit.

"J'ai déjà du mal à avancer normalement. Si j'étais réellement ivre, comme cet imbécile, je serais au sol."

Comme lors de sa toute première tentative, quand il s'était retrouvé à nager sur le tapis du salon, peinant pour avancer, incapable de se relever. Naturellement, l'alcool le troublait mais il savait toujours corriger son équilibre et se remettre debout. Alexandre se calma et se pencha pour embrasser son amant avant de de commencer à lui expliquer le pourquoi du comment il se décidait à goûter le vin. Alduis semblait y réfléchir et comprendre. Le jeune homme se pencha pour lui donner un nouveau baiser.

"Dans ce cas , je m'entrainerais le matin ou l'après-midi, le temps que l'alcool puisse passer quand je viendrais te retrouver le soir."

Alduis se redressa un instant pour refermer le livre et l'inviter ainsi à s'allonger. Alexandre sourit et se coucha contre le corps chaud de son amant. Ses mains se glissèrent rapidement vers la chemise et commencèrent à la déboutonner lentement, un bouton après l'autre lorsqu'une nouvelle question brisa le silence. Ils s'intrrompit dans sa tâche, comprenant que Coldris avait évoqué la sanction mais sans la détailler. Un soupir lui échappa. Le manque de communication se révélait ce qui pouvait être de plus pénible. Le ministre ne pouvait-il pas comprendre que ne pas tout expliquer à son fils causait leurs incompréhensions ? Alexandre s'écarta et répondit avec fierté :

"Car j'ai défendu un ami."

Après ce postulat de départ, il poursuivit :

"Tu te souviens de ma rencontre avec le jeune Nehalan à la taverne ? Ton père avait attiré ce pauvre garçon au lupanar et fait croire des histoires ridicules. Aujourd'hui, dans notre conversation, j'ai trouvé un moment pour aborder la question et lui adresser un reproche sur cela et j'ai défendu mon ami. J'ai affirmé qu'il avait besoin d'éducation, mais avec plus de douceur. Ton père n'a pas aimé mon intervention. Alors, il m'a puni en m'interdisant, à partir de demain matin, de parler pendant deux jours."

En terminant son explication, Alexandre toucha son épaule, à l'endroit de sa marque. Il avait été condamné pour avoir souhaité venir en aide à un ami. Aujourd'hui, il était puni pour avoir essayé de défendre un ami. N'en retenait-il donc aucune leçon ? Il ne le pensait pas. C'était seulement dans sa nature de ne pas pouvoir porter assistance à ceux qu'il aimait.

"C'est ainsi. t je ne le regrette pas. On ne regrette jamais de faire son devoir, non ?"

Alduis ne s’était pas attendu à un tel ton sec de la part d’Alexandre. Il se figea et serra les dents. Ne dit rien de plus. Il se referma comme une huître. Il n’avait pas parlé méchamment, il avait juste fait un constat. Alors pourquoi Alexandre lui répondait-il comme cela ? Au moins, Courage, quand il discutait avec elle, ne se vexait jamais.

C’était injuste de lui parler comme ça, il n’avait rien fait. Ce n’était pas de sa faute, si cet imbécile de prêtre finissait toujours la tête la première dans son vomi, il n’y pouvait rien. Les quelques mots, prononcés de ce ton dur, avait fait remonté un goût acide dans la gorge d’Alduis.

Au moins, il s’entraînerait le matin, maintenant, pour laisser le temps à l’alcool de se dissiper. Alduis hocha la tête, toujours sans savoir quoi répondre. Alors à défaut de dire quelque chose, il pouvait faire un geste. En l'occurrence, refermer le livre pour qu’Alexandre s’allonge aussi. Et lui poser une nouvelle question.

La réponse fut pour le moins inattendue. Défendu un ami ? La suite de l’explication arriva rapidement. Alduis écouta simplement. Oui, Nehalan… Il se souvenait - sans surprise - du récit qu’Alexandre en avait fait. Alduis l’avait déjà rencontré, lui aussi, dans la neige, tombé de son cheval sans que rien ne semble avoir pu provoquer cette chute. De son point de vue, c’était surtout un gamin qui serait mort en moins de deux sur le champ de bataille, mais soit.

La fin de l’explication lui laissa un goût amer au fond de la bouche. En fait, au-delà de cela, c’était même de la peur, qui se pressait soudainement au fond de son ventre. Ne plus parler… pendant deux jours…

— Même à moi ? répondit-il, presque désespéré.

C’était déjà dur de parler, alors entretenir une conversation tout seul… Alduis savait qu’il n’y arriverait pas. Qu’il se noierait avec le silence, sans rien trouver à dire.

Il avait presque la sensation que cette punition était autant infligée à Alexandre qu’à lui. Imaginer deux jours sans entendre la voix d’Alexandre en ressemblait bien à une, en tout cas. Tout à coup, il n’avait plus envie de poser des questions. Tant pis pour les autres.

Alexandre réalisa en prononçant ses parles avoir parlé un peu trop sèchement. Alduis se refermait, miné par cette intonation. Le jeune homme baissa la tête, honteux, et s'approcha pour l'embrasser.

"Pardon. Ce n'est pas après toi. Seulement... L'évocation de l'ivresse ne me laisse pas de bons souvenirs. Surtout quand je devais nettoyer les flaques de vomi."

Si on lui versait une pièce par gerbe rentrée, il serait riche. plus encore que Crésus ne l'avait été. Le mois dernier, cet imbécile s'était même distingué en réussissant à sortir chaque soir en dépit de la surveillance des gardes. L'aigreur restait. C'était inévitable.

Après un accord passé pour s'éviter quand lui aurait bu, ils abordèrent la fameuse question du silence. Un instant, Alexandre se demanda si Coldris l'avait choisi volontairement pour l'éloigner de son fils. Il devait bien se douter que la nouvelle ne plairait pas à Alduis et que l'un comme l'autre allaient s'éviter pendant le week-end. Rester ensemble sans la possibilité de s'adresser la parole serait une trop forte torture. Il soupira de l'interrogation posée.

"Je ne peux parler à personne, à partir demain matin, pendant deux jours. Je crains que les consignes soient suffisamment claires, non ?"

Sa voix se brisait à l'idée de ne pouvoir lui parler pendant deux longues journées. De sans doute de ne pas se voir.

"Tu pourras peut-être aller chez quelqu'un ? Avec Eléonore peut-être ? Moi, je resterai de toute manière à la bibliothèque pour croiser le moins de monde possible et éviter les tentations de parler."

Il mordit les lèvres, percevant les coups fourrés de son maitre.

"Même si je parie qu'Adéis va innocemment venir me trouver. Je n'en aurai au moins pas la surprise."

Il prononça sans ironie le mot innocemment pour ne pas vexer Alduis qui ne la comprendrait mais la pensa fort. il devina itColdris manigançant avec Léonilde pour que celui-ci lui envoie le petit garçon afin de tester ses efforts dans le mutisme. Au moins, il se rait préparé. Et il ne céderait pas. Jamais.

Alduis laissa Alexandre s’excusait. Il hocha la tête. Il comprenait. À sa place, les choses auraient sûrement été la même chose pour lui. Il n’empêchait que cela laissait un goût aigre dans sa bouche. Parfois, il se disait qu’il aurait dû la fermer pour de vrai. Il n’en sortait rien de bon, quand il parlait. Quelqu’un se vexait deux fois sur trois.

Ce serait en accord avec les deux prochaines journées, pensa-t-il amèrement. Ne pas prononcer un mot. Quand il imaginait Alexandre ne rien dire, il trouvait cela effrayant. Parce qu’Alexandre parlait tout le temps, au fond, c’était pour cela qu’il l’aimait. Parce qu’il parlait, parlait, parlait. Aussi facilement qu’Alduis trouvait cela difficile.

— Je crains que les consignes soient suffisamment claires, non ?

Alduis haussa des épaules en se rembrunissant, sans lâcher un seul mot. Pourtant, la voix d’Alexandre qui se brisa sur la fin de la phrase le fit s’adoucir et il regarda ses mains et il secoua la tête.

Aller chez quelqu’un ? chez Éléonore ? Alduis savait déjà où il allait passer les nuits prochaines, mais il n’en parla pas, parce qu’il savait ce qu’Alexandre allait dire. Pourtant, à défaut d’avoir son amant dans son lit, ce serait là-bas qu’il dormirait le mieux. Avec Courage.

Il hocha finalement la tête. Il ne savait plus quoi faire, ni quoi dire. Alors, en désespoir de cause, parce qu’il n’avait plus du tout envie de discuter, il se tourna vers lui pour l’embrasser. Après tout, s’ils ne devaient plus se voir pendant deux jours, autant prendre de l’avance.