[9 février 1598] - Baiser plutôt que prier [Terminé]

Coldris avait quitté l’église à 23h après sa cinquantaine de prières récitées à la perfection. Mais quand on pouvait déclamer l’Enéide sous le fouet, qu’était-ce que quelques malheureuses prières agenouillées sur un escalier ? Une chose était certaine, le vicomte se sentait bien trop pur de cette journée passée à l’église. Les cloches résonnaient encore dans son esprit et cette odeur d’encens qui lui collait à la peau lui donnait envie de vomir.
Il avait filé au galop vers le lupanar manquant de renverser quelques manants qui trainaient leur carcasse émaciée le long de la voirie, Valmar sur ses talons. Arrivés à la porte cochère, il proposa à son garde de venir le récupérer au petit matin, mais celui-ci insista pour rester. Ils entrèrent donc tous les deux dans l’établissement.

Coldris ne laissa pas le temps à Isabelle de le saluer qu’il ordonnait déjà qu’on lui fasse couler un bain pour le purifier.

A peine arrivé, il réclama un bain. Une urgence absolue après avoir passé quinze heures au confessionnal. Nom d’une chienne syphilitique… Quinze heures. Quinze ! Il devait tout de même admettre que l’évêque avait su quelque part gagner son respect ce qui n’était pas rien lorsque l’on s'appelait Coldris de Fromart.

Désormais au Lupanar, il ne rêvait que de gratter cette couche collante à souhait de vernis de piété dont on l’avait enduit. Il se sentait bien trop pur. La langue écorchée de ses prières idiotes. Oh Virgil pouvait bien rouler des yeux et même sans doute s’être copieusement gaussé pendant cette épreuve, cela ne changeait rien au fait qu’il réclamait un bain dans la minute !

Il ne prêta pas attention au petit manège habituel entre Isabelle et Helga. Tout ce qui l’obsédait était de prendre un bain et de se purifier en baisant tout son saoule, car rien ne vaudrait jamais la jouissance des corps.

Il enlaça la gérante et l’embrassa tandis que Valmar prenait discrètement congé pour rejoindre Jana, sa compatriote. Lui aussi avait bien mérité de se détendre après une si longue journée à patienter et prier.

Et voilà qu’Isabelle en rajoutait à le croire malade.

— Non j’ai passé la journée dans une bière à respirer l’haleine pestilentielle d’un macchabée qui m’a refusé de danser ou de l’enlacer. Autre chose, Isabelle ?

Il lui aurait bien répondu « Non je vais juste me marier demain et je devais me confesser » mais compte tenu des myriades d’yeux qui scrutait déjà le grand Roi du Lupanar qu’il était, cela était parfaitement exclu. Les confidences n’iraient que sur l’oreiller et il apprécierait conserver sa réputation de plus grand débauché de Braktenn. Merci bien.

Au moins Isabelle n’insista pas. Sans doute avait-elle compris d’ailleurs. Depuis le temps, elle avait l’habitude de lire entre ses lignes. Quant aux yeux curieux, ils s’en retournèrent aussi vite à leurs activités initiales. Il n’était pour l’heure, pas d’humeur à se donner en spectacle, pas plus qu’à divertir qui que ce soit excepté lui. Coldris lui rendit son baiser. Oui voilà le ramener au monde des vivants. Quelle ironie quand elle l’avait déjà surnommée Hadès…
Il laissa glisser ses mains contre ses courbes jusqu’à les poser sur ses larges hanches, fermant les yeux pour humer les effluves entêtants émanant de sa nuque. Il se sentait définitivement revivre.  Il tourna légèrement la tête pour déposer un baiser dans sa paume.

— Oui allons-y, je ne puis supporter plus longtemps toute cette pureté et j’ai grand besoin de me délasser.

Il prit donc les devants et gravit les marches en direction de cette chambre qu’il connaissait si bien. Un bref sourire traversa son visage si fermé jusque-là.

— J’y compte bien, je ne viens pas ici simplement pour me laver vous pensez bien.

Les Romains louaient le bain et Coldris en faisait tout autant. Contrairement à ce que tous pensaient globalement, lui, chérissait cette activité. Si les Romains n’en étaient pas morts, il ne voyait pas pourquoi il y en aurait été différemment de lui. D’ailleurs, il était toujours là, plus vigoureux que jamais. Il valida donc, suivant du regard cette robe qui glissait si sensuellement le long de son corps nu. Juste assez pour le mettre en appétit, oubliant par la même son estomac qui criait famine.

Il défit lentement chacun des boutons de son pourpoint noir puis de son veston : c’est qu’elle devait apprécier le spectacle au moins autant que lui. Il avait ce petit sourire en coin qui ne le quittait pas alors qu’il disposait précieusement son costume sur une chaise avant de se séparer finalement de ses chausses.

— Si vous chantez mieux, peut-être aurais-je une chance de vous entendre ? À vrai dire… entama-t-il en posant ses ultimes effet, je doute de pouvoir subir un nouveau cri lancinant après cette terrible journée.

Sans quitter sa chemise – il savait que certaines l’attendaient bien au chaud dans l’un des placards – il passa une jambe puis l’autre dans le baquet agitant dans un léger remous la surface avant de s’asseoir, faisant augmenter d’un coup le niveau d’eau quasiment à hauteur. Cette chaleur… Juste… Absolument parfaite. Il s’immergea entièrement sans prêter attention à l’eau qui déborda. Dans cette atmosphère feutrée où les sons lui parvenaient de manière étouffée, il se sentait revivre et reprendre contact avec la réalité après cette journée dans un monde parallèle. Il émergea quelques secondes plus tard, ruisselant d’eau.

— J’entends encore ces maudites cloches sonner !

Puis il se rapprocha d’Isabelle pour la prendre entre ses bras, mains sur ses seins, lèvres dans son cou.

— Comment peut-on préférer prier à baiser. C’est tout bonnement ridicule.

Il se sentait si bien dans l’eau, il pouvait enfin respirer et il avait l’impression de dissoudre cette crasse biblique dans l’eau pour redevenir enfin lui. Oui, il en avait eu assez pour la journée indubitablement. Il lui rendit son sourire. Il préfère ses lèvres occupées autrement qu’à chanter de toute façon… Sa remarque sur le curé lui arracha un petit rire.

— Croyez bien que s’il s’était endormir j’aurais abrégé mes souffrances bien plus tôt. Mais rien n’y a fait. L’évêque Zacharie de Braktenn n’a pas succombé à sept ans de confession. Diable sait que j’y ai pourtant mis toute sorte de détails épouvantables…

Quinze heures… Quinze heures ! Il espérait que Virgil en soit heureux, car il était hors de question de réitérer l’expérience désormais. Il préférait de loin s’abandonner à ses caresses salvatrices tout en écoutant ce qu’elle en disait du dilemme de la prière ou de l’acte charnel. Il fut rassuré de savoir qu’elle pensait bien comme lui et il la reconnaissait bien là : l’une des rares femmes à apprécier pleinement ce métier tant décrié.

— Vous pouvez toujours, ça ne tombera jamais dans l’oreille d’un sourd.

Ce qu’il pouvait aimer lorsqu’elle se cambrait ainsi entre ses mains ! Et elle le savait… Un frisson de plaisir remonta le long de son échine.

— Méfiez-vous, il parait que l’insolence est également de famille. J’espère au moins qu’il ne finira pas curé à dire qu’il vaut mieux prier que baiser avec deux parents telles que les siens.

Ah ces pensées nostalgiques, c’était bien une affaire de femme que ce genre de réflexion. Lui préférait de loin l’embrasser fougueusement en se saisissant d'un sein.

— Je n’ai pas pour habitude d’accoucher, je dois dire.

Il déposa un baiser sensuel dans le creux de sa nuque, remontant ses cheveux.

— Je me marie demain, Isabelle, avoua-t-il.

Coldris se sentit tout de suite mieux ainsi sanctifié par la gérante du Lupanar. Voilà qui atténuait l’interminable supplice de la confession. Il tendit ses jambes autant qu’il le put : elles avaient passé bien assez de temps fléchies comme ça aujourd’hui.

— C’est un puceau. Ou alors il est sodomite. Notez que ce serait affreusement ironique. Savez-vous que jusqu’à ce que je ne confesse les derniers méfaits d’Alexandre, le garçon était déjà canonisé avant son décès ?

Quant à la liste… S’il fallait toute la nuit, ce n’était sans doute pas si urgent.

— Ce n’est sans doute pas si urgent remarqua-t-il dans un souffle à son oreille. Une longue journée m’attend demain et je prévois d’autres divertissements pour ce soir.

Il y avait assurément pire que curé, et devenir Pape était le minimum requis lorsque l’on disposait d’un sang aussi prestigieux que le leur et destiné à gouverner. Tant qu’il ne finissait pas vulgaire moine ou curé, ma foi c’était ce qui comptait. Il la laissa évoquer sa nostalgie sans prêter grand intérêt à ses babillages : il préférait de loin masser ses seins ou embrasser cette peau qui s’offrait à lui et annonçait de délicieuses réjouissances à venir.

— J’ai dû mal comprendre. Je pensais qu’il s’agissait d’être abstinent avec sa future épouse, rétorqua-t-il moqueur avant de l’embrasser voracement.

Il n’en fallait guère plus pour réveiller toute son ardeur et la prendre sans attendre dans le baquet qui déborda à de multiples reprises sous la houle que provoquaient leurs va-et-vient dansants.

Cette pauvre Isabelle aurait du voir sa tête ! En même temps, lorsqu’il en était venu à cette conclusion, lui avait manqué de succomber à fou rire tant cela était délicieux à imaginer. Son sourire s’étira à la mention du jeune Torienel. Sans doute devait-elle déjà deviner ce qui lui passait par la tête alors qu’il répondait avec cet air de mauvais garçon :

— À ce sujet… Vous pensez bien que j’ai dû confesser mes méfaits… Je ne pouvais mentir et bien figurez-vous que j’ai la bénédiction de l’évêque pour poursuivre sa débauche ! Vous comprenez Isabelle : mieux vaut un dépravé qu’un sodomite en puissance.

C’était si merveilleux ! Il avait quelque peu arrangé la vérité, il est vrai, mais n’était-ce pas le propre de la vérité que d’être abordé sous un angle particulier ? Et puis cela servait si bien son fils, c’était tout ce qui comptait ! Quant à Alexandre, il fit la moue.

— Ne vous avais-je pas dit qu’il avait abusé de la confiance de mon fils pour lui soutirer un pécule en vue d’habiller son parasite de père ? Il en était à récurer la fosse à merde quand trois jours plus tard, il ne trouve rien de mieux que lambiner avec ma fiancée. Mieux encore, il s’est montré condescendant depuis le bas de sa misérable condition. Et ce y compris face à mon intendant et à l’un de mes domestiques. Vous imaginez bien que je n’étais pas ravi, grogna-t-il dans un euphémisme infini pour lui signaler qu’il avait eu envie de lui tordre le cou sur le champ.

Il préféra bien vite oublier ces considérations pour les caresses qu’elle lui procurait et auxquelles son corps ne tarda pas à répondre bien vite. Il agrippa ses hanches et s’évertua à prouver qu’il valait cent fois mieux baiser que prier. Lorsqu’ils eurent achevé de communier, Coldris se laissa retomber contre la paroi du baquet, le souffle encore court de l’intensité de leur prière.

— Ne deviez-vous pas me laver ? questionna-t-il innocemment sa poitrine se soulevant à intervalle régulier sous sa chemise trempée.

— À propos de mon mariage, et c’était là où je désirais en venir tout à l’heure: je dois vous donner la version officielle que vous devrez laisser fuiter.

Lorsqu’il en vint à lui raconter ce que l’évêque avait réussi à gober au sujet de la carpe, Isabelle en pleura de rire de longues secondes durant sous son regard satisfait. Quant à sa question et bien…

— Le talent et l’expérience quelle question !

Il n’allait décemment pas lui avouer qu’il s’était mordu les joues pour ne pas finir dans la même situation…

— Et encore, vous ne connaissez pas mon dernier jeu en date : le faire dire que mon fils est un saint. Ce sera absolument fabuleux ! Si vous saviez tout ce que j’ai pu lui faire gober ! C’est à se demander comment son estomac n’a pas fini dans ses talons.

Après cela, il évoqua le cas d’Alexandre. Il savait qu’Isabelle ne le portait pas dans son cœur et cela s’avérait libérateur après toutes ces déceptions et les aigreurs accumulées. Sans parler de la confiance qui s’était définitivement brisée entre eux. Enfin, il se marierait prochainement et cela arrangerait tout le monde…
Entre son agacement qui mettait ses nerfs à rude épreuve et les caresses aussi précises que délicates de son amante, il ne put se retenir de la prendre un brin sauvagement dans le baquet afin d’évacuer toutes traces de tensions. Il décida d’en revenir temporairement  au but de sa présence dans l’eau en lui suggérant de le savonner.

— Vous ne comptiez tout de même pas me laisser empester l’encens !

C’est qu’il avait un mariage demain à célébrer. Et il n’était pas question d’empuantir le vieux moine gâté. Le pire serait sans doute ses cheveux qu’il devrait frotter encore et encore avec le maigre espoir d’en atténuer l’odeur de fumée étouffante. Ce n’était pas ce qu’il avait de sentir pour sa nuit de noces que diable ! Isabelle s’appliquait à lui laver les bras tandis qu’il lui fit part de la version officielle.

— C’est assez simple pour être parfaitement crédible en réalité : j’ai été pris au piège de mon propre jeu. Je l’ai défloré et voilà que l’on me réclame de prendre mes responsabilités ! Oh je n’aurais pas accepté s’il n’y avait pas quelques intérêts à ramener la famille de ce douteux Comte de Tianidre dans le giron de notre Saint Empire. Vous imaginez bien que la situation ne m’enchante guère. Enfin sauf sur un point : elle est jeune et j’ai affreusement besoin d’un second fils dans l’éventualité où le premier me ferait défaut.

Il lui tendit son autre bras.

— Laissez-moi une semaine de répit et vous pourrez commencer à évoquer cette rumeur au sujet de cet étonnant mariage.

Coldris aussi les épaules face à la répartie d’Isabelle avant d’agrandir son sourire.

— Je l’ignore, mais vous savez Isabelle, tuer des païens en temps de guerre c’est un acte chrétien, parait-il pour certains. Je vous parie que je puis parfaitement le faire passer pour une sorte de croisé. Il suffit simplement de tirer sur les bonnes ficelles voyez-vous.

Après un moment de détente, Isabelle s’affaira à le laver avec application et il l’en remercia d’un baiser langoureux.

— J’ai toujours faim, quelle question ! répondit-il un brin taquin en jouant sur les mots.

Mais en réalité pour le coup… Il avait réellement faim. Il aurait bien pris autre chose que des fruits, mais cela ferait l’affaire et puis l’on pouvait les manger de tant de façon différente… Il s’arrêta sur la bouteille de Madère. Virgil n’aurait rien dit, mais il aurait été outré de ne pas avoir son sacro-saint hypocras. Quant à lui et bien ma foi ce n’était pas du whisky, mais cela se buvait tout à fait, n’est-ce pas ?

Il entreprit de lui fournir la version officielle de leur mariage, pour le reste, il lui faisait confiance. Ce n’était pas la première fois qu’il s’amusait à user des rumeurs dans ce lieu après tout, elle était habituée à ses petits scénarios. Il leva son verre pour trinquer et le vida d’une traite.

— Maintenant que je suis plus pur que jamais, il me faut m’entrainer pour ma nuit de noces si vous le voulez bien. Je ne voudrais pas décevoir mon épouse en ce jour si particulier.

Oui toutes les excuses étaient bonnes pour baiser plutôt que pour prier, n’est-ce pas ? Il sortit donc du bain, se frictionna à l’aide d’un drap et passa une chemise blanche sans qu’Isabelle ne tente de regarder. Elle savait qu’il détestait cela. Puis il l’attrapa par les hanches et la déposa sur le lit…