[13 Février 1598] Un nouveau maître, une nouvelle vie

La journée de Skalitis n’avait déjà pas bien commencée. Le père de sa maîtresse, le marquis de Langes, avait annoncé à son enfant qu’il la séparerait de son esclave tant aimée. Vous comprenez, une relation d’amitié entre les deux jeunes femmes n’était certainement pas acceptable, surtout pour une noble de son rang. Ainsi, Skalitis serait revendue avant la fin de la journée.

Lorsqu’elle vit le libraire arriver, la vue des livres ne fut même pas suffisante pour distraire l’esclave silencieuse du mépris qu’elle ressentie immédiatement pour l’homme qui venait d’entrer dans la salle. Et pourtant, Skalitis adorait tout textes écrits ! Mais le vendeur, était si mielleux avec son maître qu’elle ne put retenir une moue de dégoût lorsqu’elle leur tourna le dos pour passer les achats du marquis dans les mains d’une servante qui s’en alla les ranger.

De fil en aiguille, alors que la rencontre se poursuivait, Skalitis finit par devenir le sujet de conversation. Enfin, l’esclave passa des mains du marquis à celle de son nouveau maître, le libraire, totalement contre son gré bien qu’elle ne pipa mot à propos de son avis puisque après tout, ce n’était pas sa décision à prendre, n’est ce pas ? Le chemin de retour se fit en silence, sur ordre  du maître et Skalitis ne s’en plaignit pas, d’abord parce qu’elle n’avait rien à dire, ensuite parce qu’elle passa le trajet, les yeux dans le vague, à repasser en boucle les souvenirs qu’elle avait passée avec sa bien-aimée maîtresse.

En suivant son maître dans la boutique, Skalitis ne put s’empêcher d’ouvrir des yeux ronds comme des soucoupes : il y avait tellement d’ouvrages ! Elle prit une grande inspiration, savourant l’odeur d’encre, de papier et de cuir qui lui était si familière. Un mince sourire, le premier de la journée, étira ses lèvres. Un homme possédant tant de merveilles ne pouvait pas être si vil, si ?

Lorsque Bellanger prononça ses premières paroles dégoulinantes de condescendance et de mépris, Skalitis grimaça. Si, si s’était possible. Quel dommage. Il fallait croire que même instruit, certains hommes resteraient stupides. Elle reporta son regard clair vers son maître et continua d’écouter ses instructions. Les tâches qu’elle aurait à effectuer ne différaient pas de ce dont elle avait l’habitude et ça la soulagea. Enfin, à la question du libraire, Skalitis laissa ses yeux dériver à nouveau vers les livres. Avec une petite voix, rauque à force d’être peu utilisé, elle posa sa question.

- Aurais-je l’autorisation de lire ? Je manipulerais vos possessions avec le plus grands soin, bien sûre...

La première réaction du maître en la voyant balader son regard bleu sur les livres avait été de la menacer. Skalitis soupira discrètement et jeta un regard un soupçon insolent à Bellanger. Une heure de retard et il la déclarerait comme en fuite ? Que se passerait-il si elle se retrouvait dans une foule et prenait trop de temps à se calmer ? Il était rare qu’elle prenne autant de temps à revenir du marché mais la jeune esclave ne doutait pas que sa punition pour un retard plus court serait tout aussi sévère. Un frisson parcouru Skalitis à l’idée du fouet frappant la peau de son dos. Elle s’était déjà fait battre bien sûre mais elle ne pensait pas pouvoir un jour s’habituer à de telles punitions.

Alors que l’esclave observait son maître adossé à son comptoir, elle ne manqua pas la lueur de surprise lorsqu’il apprit qu’elle savait, en effet, lire. Un sentiment mesquin de triomphe l’envahit et elle se rattrapa de justesse avant de laisser un sourire moqueur s’échapper. A la place, elle prit soin de répondre à chacune des questions du libraire.

- J’ai grandit dans le Nord de Monbrina, dans un village de pêcheurs. C’est ma grand-mère et ma sœur qui m’ont appris à lire, maître.

A nouveau, un doux sourire éclaira le visage de Skalitis. Les souvenirs qu’elle gardait de son enfance étaient parmi les plus beaux qu’elle possédait. Mais la pensée de sa famille apportait aussi avec elle une profonde tristesse dont elle ne se séparerait sans doute jamais. Après tout, c’est aussi cette famille qui avait été massacrée sous ses yeux d’enfants alors que la future esclave se faisait emporter sur le bateau pirate. Son plus grand rêve désormais était de retrouver son frère et sa sœur disparus.

Alors que les réminiscences de son ancienne vie laissaient Skalitis dans un mélange d’espoir et d’abattement, elle fut interrompu par l’intervention de Bellanger. Étrangement, en plus des émotions précédente, l’excitation s’ajouta au cocktail et les yeux de l’esclave s’éclaircirent de bonheur. Une heure pour lire chaque jour ? Elle n’en demandait pas plus ! C’était bien d’avantage que ce que d’autres maître avait put lui offrir et elle porta un regard reconnaissant sur celui qui lui avait donné ce cadeau. Même le fait de discuter avec lui ensuite de ses lectures ne la dérangeait pas. Si elle n’avait plus l’habitude de parler et préférait son cocon de silence, ce serait une condition bienvenue si cela lui permettait de dévorer les romans qui parcouraient les étagères de la librairie. Ne vous détrompez pas cependant, Skalitis n’était pas suffisamment naïve pour croire que l’homme était un saint et elle ne l’en aimait pas plus, loin de là. Mais elle lui serait au moins reconnaissante pour cette rare occasion de s’évader dans les histoires romantiques et les contes fantastiques. Avec une légère courbette, elle répondit convenablement.

- Merci maître, je serais ravie de discuter avec vous de vos ouvrages.

La claque assénée par son maître surprit Skalitis tant elle ne s’y attendait pas. Plus que douloureuse, elle était humiliante et l’esclave aux yeux clairs retintles larmes de honte qui menaçaient de couler. Elle fit un pas en arrière pour rétablir la distance entre eux, son corps parcouru de frissons à la proximité de l’homme. La jeune femme baissa la tête, autant en signe d’acquiescement que pour cacher son visage devenu cramoisi, de colère et d'humiliation.

Alors qu’elle écoutait Bellanger parler, Skalitis serra les dents à l’insulte qu’il lui asséna. Une « demi-civilisé » ? Elle était parfaitement éduqué, merci beaucoup ! Certes pas aussi bien qu’un noble pourrait l’être mais elle savait lire et compter ! Le fait que c’était sa grand-mère qui lui avait inculquée ces connaissances n’aidait pas l’esclave silencieuse à garder son calme. Cet homme venait l’arracher à son amie, la menaçait de l’affamer au moindre retard et maintenant il sous-entendait qu’elle était une sauvageonne ? Intérieurement, Skalitis n’avait qu’une envie, c’était de lui crier au visage. Mais elle avait apprit depuis longtemps que face à de tels maîtres, elle avait mieux fait de se taire. Il ne pourrait pas la tuer sans raison mais les punitions étaient parfois bien plus cruelles que la mort.

En portant la main à sa joue, elle frotta doucement la peau meurtrie, écoutant à peine les prochaines paroles de son maître. Skalitis ne fit pas l’effort de le corriger sur ses origines : le sang qui coulait dans ses veines était lôdméen et non pas zarkotien. Elle avait hâte de terminer cette conversation avec le maître, l’opportunité de lire maintenant une pâle consolation lorsqu’elle s’imaginait vivre avec lui.

Enfin, elle laissa sa main retomber à ses côtés, les yeux toujours dirigés vers le sol et répondit succinctement au libraire.

- Je lis de tout, maître.

Skalitis n’était, après tout, pas surnommée l’esclave silencieuse pour rien. Et même si c’était plus par les autres servants qu’elle était connue comme cela, le titre correspondait bien à la jeune femme. L’excitation à l’idée de lire était une des seules choses qui l’amènerait à parler autant et son ardeur avait été rapidement refroidi par les menaces et l’attaque de son maître. Skalitis s’enveloppa à nouveau dans son manteau de froideur et garda en tête la leçon que Bellanger venait de lui donner : toujours se méfier de ses intentions et garder la tête basse.

Alors que Skalitis gardait les yeux tournés vers le sol, le libraire lui donna ses prochaines corvées. Le ménage n’était pas vraiment sa tâche préférée (en même temps, y en avait-il une?) mais au moins ce ne serait pas pire que la lessive. Le mélange de l’eau qui lui ramollissait la peau et le frottement des vêtements sur la planche à laver laissait souvent ses mains pleines d’ampoules et de petites écorchures qu’elle devait prendre soin de ne pas se laisser infecter.

C’est lorsque Bellanger expliqua la mort de sa femme que Skalitis releva les yeux en fronçant ses sourcils blond. Une pointe de tristesse éclot en elle face à la douleur de son maître à la mention de sa perte. Douleur qu’elle ne pouvait que comprendre. Décidément, cet homme la laissait indécise. D’un côté il se montrait tout ce qu’il y avait de plus humain en accordant à son esclave le droit de prendre part à une activité qu’elle aimait, de l’autre, Skalitis ne pouvait s’empêcher d’éprouver du ressentiment contre sa cruauté. Elle finit par se dire que, même s’il avait perdu sa femme, ce n’était pas pour autant une raison de se comporter comme il le faisait. Après tout, bien des esclaves avaient été sujet à de tels malheur et peu d’entre eux devenaient aussi violent. Elle se contenta donc de hocher de la tête pour lui signifier qu’elle prenait en compte ses paroles.

Enfin, l’esclave aux yeux clairs se détendit à la mention des courses dont elle se chargerait. Skalitis était heureuse d’avoir l’occasion de sortir de la librairie qui était devenue étouffante en présence de son libraire. Elle avait bien en tête la menace de son maître et ferait en sorte d’être revenue à l’heure. L’avantage d’être la seule à servir Bellanger était qu’elle n’aurait pas à se reposer sur d’autre serviteurs et aurait une plus grande autonomie. Ainsi, la jeune femme effectua une simple courbette avant de s’excuser.

-Très bien maître, je vais m’occuper de suite de l’étage avant de partir au marché.

Et avec une dernière révérence pour faire bonne mesure (elle ne pensait pas que le libraire s’en fâcherait, au contraire), Skalitis quitta la pièce.