[RP alternatif] Institut Saint-Martin

Trigger Warning:

Le libraire Bellanger ne supportait plus d'entretenir le parasite sorti des entrailles de sa maudite femme. A cause de cette déplorable stérilité qui le frappait apparemment, il s'était résolu à garder l'enfant en dépit de son infirmité. Son commerce avait besoin d'un héritier. Le garçon se modelait bien. Grâce à sa particularité physique, il le dirigeait sans difficulté. La menace de l'abandon était une carotte magnifique. Mais cela ne suffisait plus. Son honneur était en heu. Alexandre.. Alexandre commençait à avoir des traits reconnaissables et tout en lui criait qu'il n'était pas le fils de son père. Un enfant adultérin. Les mauvaises langues auraient beau jeu de rappeler que l'épouse avait foutu le camp au moment de la conception de l'enfant. Et ce n'était pas le pire.. Le pire, c'était que lui-même avait deviné avec celui qui lui avait volé son bien. Un maudit prêtre qui avait renié ses vœux et qui tournait régulièrement près de la librairie. Il voyait bien les regards régulièrement posés sur Alexandre.

Le libraire Bellanger avait ainsi pris sa décision : il échangerait l'infirme contre un garçon solide et travailleur. Son épouse, elle subirait encore mieux sa faute et il aurait de cesse de lui rappeler son erreur. Quant au prêtre... Qu'il cherche longtemps le fruit de ses entrailles, il ne le retrouverait pas !

Sans aucune compassion, le libraire s'avançait vers l'hôpital général. Alexandre le suivait en silence, la mine basse, mais peinait encore avec ses béquilles. Le père roula des yeux. Ce serait bientôt fini.

"Allez, gamin, dépêche, ou je t'abandonne là !"

Il retint un rire moqueur, fier de sa trouvaille. Devant l'hôpital général, le père poussa la porte et fit entrer l'enfant d'un coup de pied, peu enclin à l'attendre, puis s'avança d'un air bourru.

"Je viens déposer cette... chose. J'exige en contrepartie un meilleur enfant.


Alexandre avait fixé avec anxiété son père en s'interrogeant longuement sur leur destination. Il ne l'emmenait jamais nulle part. Une peur terrible lui nouait le ventre. Et si.. ? Il parlait souvent de l'échanger à l'orphelinat contre un enfant valide en bonne santé. Tout son contraire. Lui coutait de l'argent à entretenir, pour les soins, poor les jours où il restait au lit.. Il n'était pas rentable. Son père répétait souvent cela puis lui souriait en assurant l'aimer et il ne pourrait jamais l'abandonner. Le souvenir fit frissonner le petit garçon. Il n'arrivait pas à croire en ces paroles. Son père... Son père savait mentir aux clients de la librairie. Il l'avait vu faire. Et s'il lui mentait à lui aussi ? Il avait peur. Terriblement peur. Mais il ne pouvait pas l'abandonner là maintenant. Il n'avait pas dit au revoir à maman. S'il avait choisi de l'abandonner, il lui aurait demandé de monter à l'étage adresser ses adieux à maman. Et ils auraient pleuré. Beaucoup. Et papa aurait été agacé d’attendre. Il aurait fini par monter lui aussi et les aurait battu. Surtout maman. Il aimait bien ça, papa, battre maman. Ces pensées rassurèrent un peu Alexandre. Papa n’allait pas l'abandonner. Pas aujourd’hui. Il n'avait dit adieu à maman.

Brusquement, ce fut un choc. Pire que le banal coup de pied pris à l'entrée. Papa annonçait vouloir se débarrasser de lui et réclamer un autre enfant. Le garçon demeura au sol, prostré, puis se mit à supplier en s'accrochant aux mains de son père.

"Non ! Papa, pitié ! Papa ! Je serai gentil ! Et brave ! Et travailleur ! Je ferai tout ce que tu me demanderas ! Ne m'abandonne pas ! Ne m'abandonne pas ! Papa ! Papa ! Papa ! Papa !"

Papa ne répondit pas. Seul son bras bougea et écarta Alexandre d'un geste agacé. Le garçon gémit faiblement et se pelotonna au sol.

" Maman... Je veux voir maman... maman ! Maman !"

On informait à l'instant le sieur Administrateur en Chef qu'un homme et son gringalet de fils se présentaient à l'entrée de l'Hôpital Général. Apparemment, d'autres pauvres étaient là aussi, à attendre dans l'antichambre de l'institution. Certains crevaient tant de faim qu'ils venaient d'eux-même, clopinant, ou bras en écharpe, ou simplement trop maigres pour espérer survivre encore seuls dans la rue. Mais la plupart étaient vivement invités - un peu de force, il fallait l'admettre - par les archers de la ville à les suivre jusqu'au massif et austère bâtiment à la tête duquel il se trouvait. Il fallait dire que tellement de pouilleux polluaient la cité, encombraient les honnêtes gens, parasitaient, coupaient les bourses... Oh, la police en arrêtait bien quelques-uns à déferrer devant les Tribunaux. Cependant le bâton seul ne suffisait pas et il faisait bon donner une impression de charité, par l'accueil de ces improductifs entre les murs de cet Hôpital. Une belle idée des plus hauts dignitaires du Royaume, validée par Sa Majesté.
De son pas autoritaire, Sir Berlingtham traversa l'enfilade de couloirs qui le mènera vers l'entrée, non sans adresser au passage un regard sévère sur les enfermés qui travaillaient ici et là à frotter les bancs, les sols, ou à porter des piles de denrées sur des dessertes. Le directeur faisait toutefois mine d'en bénir certains, pour les encourager dévotement dans leur labeur par lequel ils regagneraient le Ciel.
Enfin, il se présenta devant ceux qui attendaient. Il fit signe aux gens d'armes de déposer dans une salle adjacente les quatre premiers arrivants : une fille mère, un petit gosse des rues, et deux barbus rachitiques dont l'un puait la mort. Ceux-ci écartés, il approcha du dernier visiteur : un homme étonnamment élégant pour un endroit pareil. Il ôta son chapeau pour le saluer.

-- Messire ? A qui ais-je l'honneur ?

Les yeux d'acier de l'Administrateur en Chef tombèrent sur l'estropié au sol, qui pleurait à chaudes larmes et suppliait. Il demeura de marbre. Le gamin finirait par se calmer en écoutant la conversation des grands. S'il était un tant soit peu bien élevé. Aussi le Sir Berlongtham poursuivit-il :

-- Je suppose que votre visite concerne ce... petit ? Et comment cela, un autre enfant ?

La demande était originale... Les gens qui atterrissaient ici le restaient très longtemps, parfois même pour toujours.

Le libraire Bellanger demeurai imperturbable face aux gémissements agacement du petit bâtard qui se morfondait. Un homme vint et le salua. Il répondit avec dignité puis hocha de la tête à ses questionnements.

"Je me nomme Romain Bellanger et tient une librairie, qui se trouve dans ma famille depuis plusieurs générations, dans le centre. Un excellent commerce. Je suis ici, comme vous le voyez, pour des circonstances malheureuses. Ce garçon... Comme j'en souffre ! Mon épouse, ma pauvre épouse, n'a pu avoir qu'un seul enfant et celui-ci est né... avec des problèmes. Mais je l'ai aimé. Je l'ai tant aimé. mais maintenant je me fais vieux. Je dois songer à la reprise de mon commerce. Alors..."

Il dissimula intérieurement le rire qui lu venait quand il affirmait aimer ce garçon. L'aimer ? Que le Diable l'en préserve ! Ce garçon était la preuve des égarements coupables de son épouse ! S'il avait su... s'il n'avait pas été stérile, il l'aurait tué à la naissance ! Qui irait soupçonner un infanticide ? Bon nombre de nouveau-nés mouraient et cela n'étonnait personne.


"Il me faudrait un garçon plus fiable. Solide. Auriez-vous cela ?"

Tout au long de l'entretien, il ne regarda pas une fois Alexandre.


L'arrivée de l'homme qui s'approcha de son père terrorisa davantage Alexandre qui se recroquevilla davantage. Il sentait en même temps des émanations corporelles qui empestaient ses narines et apercevaient des silhouettes effrayantes. Il ne voulait pas rester là. Il voulait rentrer. Il voulait les bras de maman. Ses sanglots s'accrurent.

"Maman ! Maman.... Maman !"

Brusquement, le garçon se raidit en entendant son père proclamer l'aimer et ressentit une violente nausée. Par quel homme horrible il avait été engendré ! Il l'aimait ? Quel idiot ! Il l'aimait à grands coups de ceinturons, oui ! Son dos portait des traces fraiches de la dernière correction ramassée deux jours plus tôt pour le simple prétexte de l'avoir regardé. Il avait assuré avoir vu dans ses yeux une lueur d'insolence. Ses yeux se remplirent à nouveau de larmes. Maman... Maman allait être seule. Il allait vraiment être abandonné. Maman allait être seule avec papa. Mama,.. Maman allait mourir. Alexandre le savait. S'il n'était pas avec elle, maman n'aurait pas la force de supporter papa. Maman... maman...

Noyé sous la panique, l'esprit du garçon essaya d'inventer une solution possible. Il devait dégoûter l'homme de le prendre. A la librairie, des clients venaient parfois se plaindre de certains ouvrages et demandaient remboursement. Qu'est-ce qui serait un défaut chez un enfant ? La réponse vint aussitôt : la désobéissance. La méchanceté. Les mauvaises manières. Il devait donc très mal se comporter et l'homme ne voudrait pas de lui.

Rapidement, Alexandre se redressa et chercha une première bêtise à faire. Quelque chose de gros. Il remarqua la main de l'homme et eut une idée. Et si... ? Ce pourrait être une bonne chose. Il ne voudrait plus de lui après une telle mésaventure. Alexandre s'approcha pour attraper la main et mordit de toutes ses forces dedans comme si c'était une grosse pommes juteuse. Tant pis pour la correction qu'il se prendrait au retour ! L'important, c'était de revenir vers les bras de maman.

-- Ah, vous êtes libraire à la capitale. Je vois, répondit l’Administrateur, avant d'écouter les explications qui amenaient un personnage de cette bonne bourgeoisie dans son institut.

Il croisa pieusement les mains et hocha la tête, l'air contrit, à l'expression d'amour que ce visiteur portait à son chétif enfant. Quelle peine que ce garçon soit finalement devenu un fardeau pour les épaules du commerçant - lesquelles commenceraient à se voûter sous le poids des années. Il ne pouvait en effet pas compter sur un repreneur invalide si ce dernier s'avérait décevant.

-- Il est très généreux de votre part que de vous en être occupé jusqu'à présent. Je partage votre peine. Mais céans, ce petit trouvera un toit, à manger, et des camarades en échange de quelques menus travaux. Par la grâce de Dieu, nous ne laissons pas ces pauvres à la rue et sans activité. Tout le monde y gagne.

Le Sir Berlingtham comprit ensuite mieux la requête singulière de son hôte. Ses traits prirent un tour illuminé, comme par la piété et le soulagement de voir un enfant trouver bientôt une nouvelle famille. Il assura :

-- L'écrasante majorité de nos pensionnaires sont là pour toujours tant la recherche d'emploi est ardue pour eux. Cependant oui, parmi les petits vagabonds des rues que nous ramassons, certains sont solides. Une fois grands, ils se réintégreront parfaitement à la société contrairement à d'autres que la nature a bien moins gâtés...

Il songea alors à tous ces enfants qui, lorsqu'ils atteignaient un âge suffisant pour le travail, étaient vendus par lui-même ou par ses commis à des manufactures locales. Oui, fort heureusement, tous n'étaient pas estropiés entre ces murs. Aussi l'homme ramena-t-il les mains derrière son dos et poursuivit, sourire aux lèvres :

-- Je vais vous faire venir l'un de nos petits pensionnaires. Il aura de quoi remercier le ciel d'avoir trouvé un nouvel avenir et que nous y ayons conjointement contribué.

Il fit tinter une cloche à disposition sur son bureau et un sous-chef arriva rapidement. Il s'inclina devant le visiteur, puis se tourna vers son supérieur qui s'empressa de demander :

-- Messire souhaite adopter un de nos enfants. Un solide. Ceux qui nous viennent des rues et qui sont en bonne forme. (L'homme se garda bien de signaler que certains de ces enfants étaient aussi des fruits du péché, des progénitures de filles-mères elles-même enfermées ici, très loin, dans le coin des femmes.) Hum... Le petit Benoît par exemple ! Oui, je suis certain qu'il s'attachera à Messire et que Messire l'appréciera tout autant !

Le commis s'éloigna, ordres en tête. Durant tout ce temps, Sir Berlingtham s'était efforcé d'ignorer les jérémiades du boiteux, mais celui-là ne se calmait pas. Pire encore, il vint lui mordre violemment la main. L’Administrateur sentit sa peau chuinter, l'un de ses os se déplacer sous le couperet des dents du sauvage, puis du sang serpenter le long de ses doigts. Il hurla. Immédiatement, ses seconds accoururent. L'un d'eux fila aussitôt chercher de quoi bander la main de l'homme cassé en deux par la douleur. Les trois autres plaquèrent le môme à terre, l'immobilisèrent, bras derrière le dos.
Sir Berlingtham calma sa respiration, serra les dents, veilla à conserver sa très pieuse impassibilité. Il glissa les yeux vers le sieur Bellanger et s'efforça de demeurer des plus courtois pour assurer, d'une voix doucereuse :

-- C'est en effet un bien lourd fardeau que vous apportez céans. Ses péchés doivent être grands. Mais n... nous.... (il déglutit à une vague de picotement tandis que le sang imbibait le bandage qu'on venait de lui mettre) Nous nous faisons une sainte mission de recueillir ces malheureux et surtout, de les ramener dans le droit chemin. Il apprendra.

S'il y avait une chose dont Sir Berlingtham pouvait être fier, c'était de son calme olympien et de son esprit toujours méthodique même lorsqu'il lui venait furieusement l'envie de châtier un enfermé. Les choses devaient rester sereines et pieuses. Telle était sa sainte mission. Il se disait même parfois qu'en tant que laïc mais dévot, il servait mieux le seigneur que ses prêtres et autres personnes consacrées.

Le libraire adressa un sourire poli, dissimulant as satisfaction d'avoir su atteindre son but.

"Oui, c'est pourquoi je suis venu ici. Ce garçon.. J'ai beau devoir m'en séparer. Je souhaite le mieux pour lui. Qu'il soit heureux. N'est-ce pas le désir de tout père, n'est-ce pas ? Non, de tout être humain, voyons ! Pour un adulte accompli, équilibré il est de son devoir de prendre soin d'un enfant sous sa protection. Vous comprenez naturellement ce sentiment, j'imagine."

Le responsable appelait à présent pour faire venir un de ses pensionnaires. Benoit ? Il haussa un instant les épaules. Il se moquait bien de son nom. Du moment que ce môme fasse son travail et soit docile, voilà tout ce qui importait. Brusquement, cet imbécile d'Alexandre jaillit sur le malheureux directeur et mordit une de ses mains jusqu'au sang. Son visage pâlit. Et si cet acte lui faisait changer d'avis ? Et s'il le jugeait trop rebelle ? Par chance, des commis intervinrent rapidement plaquèrent l'enfant au sol sans aucune pitié. Il reprit un air contrit :

"Pardon. Je ne comprends ce qui arrive. Il est toujours si sage, si bien dressé.. le choc sans doute. Mais vous verrez, quand il vous sera habitué, il deviendra très affectueux."

Son regard, devenu sévère, se posa sur Alexandre tétanisé au sol. Il avait envie de marquer une dernière fois l'esprit du garçon et rebondit sur les paroles du directeur.

"Ses péchés... Oui, il a dû hériter des lourds péchés de sa mère. Avant que je ne l'épouse, ce n'était qu'une trainée. Qui trainait à gauche et à droite. Une rude dépravée que je n'aurai jamais mariée si mon père ne m'avait pas imposé ce choix. Que voulez-vous ? Une excellente dot. Mais une fois marié, je l'ai rappelé à plus de moralité, ce que son père n'avait eu bon sens de faire. Voilà, voilà... Ce malheureux enfant paie pour les impuretés de sa mère dégénérée."


Alexandre était tout excité d'avoir su mordre jusqu'au sang la main de l'homme. La joie fut de bien courte durée. D'autres gens apparurent et le plaquèrent au sol. Il se débattit. Il cria. Il pleura. En vain. Il se calma peu à peu. Vaincu. Il écouta la suite de l'échange avec horreur. Rien ne changeait. Son père l'abandonnait et le directeur acceptait l’échange avec un enfant valide. Ses larmes revinrent. Maman... Maman allait être si malheureuse. Il vit alors son père le fixer et se figea. Il murmura, penaud :

"Papa.... Papa, s'il te plait..."

Alors, il dit des paroles horribles. Il insultait maman. Ses yeux se remplirent de nouvelles larmes.

"Non... Non, maman... maman est gentille... Maman ne fait pas de mauvaises choses. Maman.. maman ! Maman ! "

D'un nouveau hochement de tête, le directeur assura à son hôte toute sa compassion pour ce qu'il lui confiait. Son front se froissa cependant, sceptique, aux excuses données quant au comportement inqualifiable du marmot : était-il si sage que cela avant de venir ici ? Rien n'assurait que le libraire n'essayait pas un peu de maquiller la vérité. Après tout, le péché marquait cet enfant. Oh... Peu importait au fond, cet institut aurait la charge de le dresser et y parviendrait.
Sir Berlingtham choisit de ne pas prendre non plus parti au sujet de la mère, après les aveux de son visiteur. Il ne connaissait pas la femme en question, et le gamin assurait que cette dernière était "gentille". Autant ne pas se positionner et demeurer sur un vague :

-- Il est certain que le mal réside ou bien en ce garçon, ou bien dans sa mère... Peut-être chez les deux. Dieu seul connaît le secret de nos âmes. Mais quoi qu'il en soit, ici nous retirons la souillure de l'âme de nos protégés.

L'entrée du dénommé Benoît, accompagné de deux administrateurs, l'interrompit. L'enfant de neuf ans était tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, solide, cheveux châtains et grands yeux bleus. Il s'avança timidement, ne comprenant pas bien ce qui arrivait là, entre ce riche Messire à la porte, ce petit garçon immobilisé au sol, avec des béquilles à côté de lui, et Monsieur le Directeur qui observait Benoît avec intérêt.

-- Jeune homme, lui dit-il d'une voix calme et rassurante, en pointant Messire Bellanger : ce Sieur qui nous rend visite a décidé de t'adopter. Tu vas avoir une famille, un travail, et la chance de réintégrer la société.

Benoît écarquilla les yeux, mi-soulagé, mi-apeuré. Devrait-il faire ses preuves ? Serait-il mieux traité qu'ici ? Penaud, il adressa un sourire fragile au visiteur, accompagné d'un petit :

-- B'jour M'sieur...

L'enfant ne put s'empêcher de glisser à nouveau un regard vers le garçon de son âge, toujours immobilisé à terre, en larmes. S'il comprenait bien, alors tout ça signifiait qu'il le... remplaçait ? Le rouge monta aux joues de Benoît, extrêmement mal à l'aise. Il se tortilla sur place et tenta de dissimuler son air tout désolé pour le malheureux camarade qu'on internait là à sa place. Il aurait aimé lui dire quelque chose. "Courage..." "Désolé..." "J'y suis pour rien..." Une parole dans ce goût-là. Mais rien ne vint. Et cela aurait contrarié Monsieur le Directeur.

Le libraire n’éprouvait qu'aucune pitié devant les larmes du gamin qui tentait de défendre la vertu de as mère. S'il savait ! Il aurait aimé lui dire la conception de sa naissance mais cela écarterait de son esprit la possibilité que son père l'avait abandonné. Il jugerait normal d'avoir été délaissé s'il n'était pas le fils du Bellanger. L'information l'apaiserait. Or, lui souhaitait polluer ses idées. Alexandre était un garçon gentil, affectueux.. Le rejet du père allait le détruire puis se laisserait mourir. Dans six mois, cet avorton serait enterré !

A ce moment entra le fameux Benoit. Le libraire l'accueillit sans un sourire, austère.

"J'espère pour toi que tu es bon travailleur. Sinon je n'aurai aucune pitié à te ramener ici. Je veux un enfant solide et efficace."

Il fixa en même temps sa future victime soumise à son autorité. Allait-il se rebeller lorsque viendraient les premiers coups ou sa mauvaise humeur ? Alexandre l'(avait habitué à une si grande docilité. Pourvu que le dressage de cette nouvelle créature soit facile...


Alexandre pleurnichait quand un autre garçon pénétrait dans la pièce. Il semblait aussi perdu que lui-même et accueillit avec surprise la révélation du directeur. Son regard se posa dans direction, embarrassé par ce que tout ceci signifiait. Il avait de la compassion pour lui laissé à cette place. De toute manière, Alexandre savait qu'il ne serait pas mieux loti. Les corrections injustes, les réprimandes, les punitions... Il risquait de connaitre des jours terrible. Son père ne souhaitait pas qu'un héritier pour reprendre son commerce mais un enfant à soumettre afin de pouvoir déverser sur son dos toute sa colère et sa mauvaise humeur.

Malgré la peur et la tristesse, Alexandre trouva la force sourire à Benoit puis murmura :

"C'est pas faute. Fais attention. Papa.. Papa a mauvais caractère. Ne le contrarie pas. Ne désobéis pas. Sinon..."

Discrètement, le garçon fit un geste éloquent indiquant une correction sévère.

"Bonne chance quand même. Ah oui.. Tu pourras prendre soin de maman à ma place ? Dis-lui que je suis désolé de ne pas avoir pu lui dire au revoir, que papa m'a pas laissé le faire.. Tu le feras, hein ? Et essaie de la protéger de papa si tu peux. Elle a souvent pris des coups pour moi. S'il te plait, s'il te plait, protège-la."

Alexandre baissa la tête, les yeux humides, et songea au visage de sa maman si malheureuse quand elle allait apprendre la terrible nouvelle.

Passant toujours d'un pied sur l'autre, donnant une illusion de décontraction, Benoît écouta son nouveau tuteur. Il finit par cesser de remuer en entendant son discours austère : apparemment non, ce Messire ne l'adoptait pas comme un fils... mais ne voulait qu'un travailleur pour son commerce. La déception traversa le visage du bambin dans une vague moue, qu'il s'efforça bien vite d'effacer. Il ne devait pas décevoir. Comme on lui avait appris entre ces murs, il devait satisfaire les gens qui s'occupaient de lui, aussi sévères soient-ils. Benoît acquiesça aux paroles du libraire. Son geste fut nerveux, alerte, comme pour se donner contenance et pour montrer au Sieur sa motivation à ne pas le décevoir.
Il entendit alors ce que lui murmurait son camarade, pendant que les deux adultes discutaient de leur côté. Le petit infirme le rassurait et le mettait en garde. Quel adorable copain il aurait fait ! Quel dommage qu'ils ne puissent pas sympathiser... Benoît lui adressa un doux sourire et ses yeux se voilèrent de mélancolie. Il souffla, tout bas :

-- D'accord. Merci de m'avoir dit... Et... ouais je ferai attention à ta maman. C'est promis. (Puis, plus haut) J'vous décevrai pas. J'suis fort.

Son visage retrouva un air dynamique et il venait de bomber le torse à ses derniers mots. Oui, il avait la volonté de s'en sortir et il le prouverait !

Sir Berlingtham observait la scène, satisfait. D'un geste, il fit signe à Benoît se rejoindre Monsieur Bellanger. Si l'homme était contenté, il allait bientôt repartir avec l'enfant. Le Directeur se tourna vers le béquilleux, qui semblait enfin se calmer et admettre l'idée qu'il allait rester à l'Hôpital Général. De toute manière, vue sa constitution, le faiblard n'aurait pas pu s'épuiser et gigoter encore longtemps. Par sécurité néanmoins, on ne le lâcherait qu'une fois Benoît et le visiteur partis.

Le libraire Bellanger arborait un sourire sévère et posa la main sur l'épaule de Benoit.

"Je le prends. C'est bon. Cessez de me faire l'article. Bien, bien, allez, Benoit, nous rentrons à la maison. Dépêche-toi !"

Sans un regard pour le garçon, il salua poliment le directeur puis sortit. Ce garçon avait intérêt à être rapide ou il essuierait dès leur retour sa première correction.


Les yeux humides, Alexandre adressa un sourire timide à Benoit de reconnaissance pour les soins qu'il donnerait à sa maman puis baissa la tête en entendant son père souhaiter repartir avec le garçon. Son cœur se serra. Il allait rester là. Seul. Sans aucune personne pour l'aimer. Il s recroquevilla et sanglota.

Le Messire avait l'air pressé. Benoît ne s'en formalisa pas, et le suivit. Il ne serait pas un boulet et avançait vite sur le chemin - on le disait d'ailleurs parmi les plus actifs et rapides de l'Hôpital. Juste avant de franchir le seuil, très discrètement, il aura adressé un triste "au revoir" de la main à son petit camarade dont il ne connaissait même pas le nom. Il se dit qu'il prierait pour se malheureux garçon. Pour qu'il prenne le pli et tienne le coup dans cet endroit. Peut-être que lui aussi, plus tard, quelqu'un viendrait le prendre malgré ses béquilles.

-- Au revoir Benoît. Au revoir, Messire, dit l'Administrateur en Chef.

La porte se referma derrière le sieur Bellanger et son nouveau petit employé. Une fois seul avec le béquilleux, Sir Berlingtham fit signe à ses agents de le lâcher. Il se pinça les lèvres et supporta ses pleurs quelques secondes. La patience cependant le quitta vite et il devait le mettre au pas. Toujours calme, le Directeur ordonna :

-- Debout, garçon. Suis-moi.

Il se dirigea vers la salle voisine où attendaient encore les quatre autres pensionnaires qui venaient d'arriver.

Après le départ de son père et de Benoit qui prenait sa place, Alexandre gémit et pleura. Il était inconsolable. Le directeur s'avança soudain vers lui et lui ordonna de le suivre. L'enfant se refusa à obéir. A quoi bon essayer ? Il ne voulait pas être là ! Il voulait rentrer à la maison, rien d'autre. Ou alors... Il songea un instant au père Thierry auprès duquel le garçon était enfant de chœur. Il l'effrayait un peu. Il était si sombre et si sévère. Pourtant, il sentait qu'il aurait pu l'aider. Mais ce méchant monsieur ne voudrait sûrement pas en entendre parler.

Alors, d'un air buté, Alexandre croisa les bras contre la poitrine.

"Non !"

Une insolence peu coutumière apparut en lui. Il eut envie d'être provocateur. Il ajouta :

"Battez-moi autant que vous le voulez, je ne bougerai pas. Et puis l'autre, il m'a déjà bien tanné la peau ! Alors, c'est pas les coups de fouet qui me font peur !"

Ils avaient voulu se débarrasser de lui ? Ils allaient le regretter ! Fini le petit garçon sage et docile ! Désormais, Alexandre se promettait d'être terrible !

A sa grande surprise, le gosse ne le suivait pas. Il restait assis à terre, ses béquilles encore au sol, bras croisés. Le directeur garda un air impénétrable, et même polaire, aux provocations du gamin. Il fronça les sourcils.

-- Crois-moi mon garçon tu ferais mieux d'obéir sans discuter. Tu n'as plus nulle part ailleurs où aller, mets-toi bien cela dans le crâne. (Un temps, plus menaçant encore) Sais-tu que tu pourrais être livré à la prévôté comme parasite ? Tu serais fait esclave, marqué au fer, n'aurait d'autre choix que d'appartenir à un maître qui fera ce qu'il veut de toi. Ici nous veillons sur vous et votre âme jusqu'à ce que vous soyez jugés dignes de réintégrer la bonne société. Tu as grandement déçu le sieur Bellanger, mais si tu es travailleur céans, alors peut-être comme Benoît sortiras-tu et intéresseras-tu d'autres gens.

Pour l'instant, l'homme jugeait bon d'en rester au discours, alternant menace et promesse de récompense.

A l’étonnement d'Alexandre, l'homme n'entra pas en colère. Il se montra même calme. Il avait imaginé recevoir comme entrée en matière une rude claque qui l'aurait fait volé au sol. Il n'était pas violent ? C'était sans doute un progrès par rapport à son père. Mais malgré cela, ce ne serait pas bien ici. Il n'y avait pas maman. Ce ne pouvait absolument pas être bien. Il disait des arguments logiques. Devenir esclave, marqué au fer.. La pensée 'une telle déchéance l'horrifia. Il songea encore une fois au père Thierry. Le garçon perdit de son insolence puis murmura, suppliant :

"Je veux voir le père Thierry... Je suis un de ses enfants de chœur. je veux le voir."

Alexandre n'était pas très assuré que le prêtre lui soit d'un véritable secours. En plus, à cette heure, il devait être déjà ivre dans une quelconque sordide. Mais c'était son seul espoir.

"S'il vous plait..."

Le marmot se calmait. Parfait. L'Administrateur en Chef s'efforça à un léger sourire et répondit à sa demande :

-- Si tu te tiens bien et ne nous déçois pas. (Un temps) A présent pour la dernière fois : debout et suis-moi.

Il entrera dans la pièce on se tenaient les autres internés. Une femme, visiblement encore pleine de honte d'avoir été reniée par sa famille, étiquetée comme fille-mère, confiée à des archers de l'Hôpital après qu'on lui ait pris son bébé. Un adolescent débraillé qui avait tout l'air d'un vagabond coupeur de bourses. Et deux hommes plus âgés, le corps fatigués par des années d'errance et de mendicité. Les uns semblaient résignés, à attendre qu'on les prenne en charge. Les autres perdus, amenés de force. Ils regardèrent alors le directeur entrer en compagnie de l'adorable petit garçon sur ses cannes. La femme lui sourit avec des larmes dans les yeux. Les hommes s'en désintéressèrent vite. L'adolescent darda un regard presque hargneux contre Alexandre, bien malgré lui cependant : tel était le résultat de sa lutte dans les rues, toujours en concurrence avec d'autres gosses - que ce petit béquilleux lui rappelait sans le vouloir.

Alexandre se méfia des paroles de l'homme. Il sentait que sa promesse n'aurait pas de valeur, que ce n'était qu'une carotte pour le faire avancer. Il se décida pour le moment à le croire. Il avisera ensuite.

Lentement, Alexandre se redressa et le suivit, appuyé sur ses béquilles. Son corps entier tremblait. Dans quel endroit étrange avait-il atterri ? Qu'allait faire de lui ? On l'introduisait dans une pièce avec d'autres gens malheureux eux aussi. Leurs visages étaient si tristes et abattus. Oubliant sa propre tristesse, le garçon courut vers la femme qui pleurait et lui fit un long câlin affectueux.

"Y faut pas pleurer, madame. Je suis si triste si vous pleurer !"

Il dit cela dans un adorable sourire angélique puis s'en alla réconforter les deux personnes âgées. Elles ne bougeaient pas, perdues dans leur pensées. Alors, Alexandre leur fit des bisous afin de transmettre toute sn affection. Il s'avança ensuite vers l'adolescent qui l'observait d'un regard méfiant et fut effrayé. Il rassembla son courage. Il devait être lui aussi apeuré puis se rappela du message du Christ : n’aie pas peur. Alexandre s'obligea à sourire puis enlaça ses petits bras autour de la taille de l'adolescent.

"Toi aussi, je t'aime bien !"

Toute cette tendresse qui lui coulait dessus d'un coup... La femme fondit encore plus en larmes devant le visage angélique du garçon et ses adorables paroles. Mais pour lui, elle se tiendrait bien. Vite, elle essuya ses larmes, lui donna un câlin avant d’ébouriffer affectueusement ses cheveux.
Les deux hommes auprès de la femme sourirent au petit infirme. Même le gosse des rues, complètement déconcerté, finit par s'attendrir. Après tout, ici ils ne seraient pas rivaux, mais tous deux prisonniers... Il soupira et lui tapota l'épaule.

Le Directeur se sentit presque soulagé de voir le morveux s'adoucir au contact des autres enfermés. Peut-être que finalement, le gosse se tiendrait docile. Les commis austères qui entrèrent derrière l'Administrateur jetèrent un froid sur son passage et parmi les internés. Ces derniers se sentaient effrayés par leurs silhouettes et leurs triques à la ceinture. Ils évitèrent leurs regards. Serrèrent les mains. Se plaquèrent contre le mur. Droit devant eux, l’Administrateur en chef approcha d'abord d'Alexandre, toujours enlacé à l'adolescent, et l'écarta pour le caler lui aussi contre la paroi. Il revint ensuite face aux nouveaux arrivants, se racla la gorge et engagea :

-- Vous voici à l'institut Saint-Martin. Notre structure obéit à une philosophie on ne peut plus simple : par votre travail et vos prières, vous vous rachèterez ici non seulement une place dans la société, mais aussi et surtout vous laverez votre âmes. Si vous êtes ici, c'est que vous avez déçu, ou que vous avez fainéanté sans emploi, ou été des parasites... parfois même débauchés et agressifs envers les honnêtes gens. Ici, vous effacerez la souillure de votre vie et trouverez pour plus tard l'accès au Paradis, dans vos efforts et votre repentance. Soyez reconnaissants à notre bon Souverain, ainsi qu'à l'administration de ce Royaume, de vous offrir asile et nourriture sous ce toit en échange de votre coopération. Nous nous refusons à laisser seules au monde les personnes dépendantes et celles qui n'ont plus personne vers qui se tourner... mais cela exige bien entendu de votre part que vous respectiez l'ordre et vous mettiez à l'ouvrage.

Alexandre sourit, ravi d'avoir ramené des sourires à tout le monde. Maman avait raison : la gentillesse payait toujours. Les gens adoraient et s'adoucissaient ensuite. Même le grand garçon cessa d'être mauvaise humeur et accepta son câlin.

Le directeur prit soudain la parole et Alexandre se tendit. Il n'aimait pas cet homme. Quelque chose en lui le dérangeait. Il se força à écouter mais les points abordés le laissaient perplexe. Il se retint de l'interrompre. Ce n'était pas poli. Maman l'aurait grondé autrement. Il attendit patiemment la fin du discours puis exposa d'une petite voix :

"Il y a une contradiction entre vos propos et moi, monsieur. Vous dites que je serai là car j'ai déçu, que je n'ai pas assez travaillé... Mais moi j'ai toujours bien écouté papa et maman. Et malgré mes problèmes, j'ai travaillé dur. J'ai beaucoup étudié, comme papa le demandait, je me suis adapté au travail demandé, j'ai obéi à maman... Pourquoi j'ai déçu alors ? Ce n'est pas logique tout ça. Et puis... Vous prétendez que mon âme doit être lavé. Là aussi vous avez tôt ! Le père Thierry, il le dit toujours que je suis un enfant bien trop pur quand je vais à la confesse ! C'est une seconde contradiction, non ? Si un prêtre dit que je suis pur, ça veut dire que je ne porte aucun péché !"

Le groupe écoutait docilement. La femme baissait la tête : en effet elle avait été la honte de sa famille... Les deux hommes se tenaient un peu bougons, mais résignés, car après tout où avaient-ils d'autre à aller ? Ils crevaient de faim et on ne les embauchait nulle part. L'adolescent rongeait son frein et serrait les poings.
Mais soudain le béquilleux prit la parole. Les autres enfermés tournèrent vers lui des mines effrayées. Le malheureux ! Il allait prendre cher... L'un des hommes se signa discrètement. La femme poussa un soupir.
Le Directeur le foudroya du regard. Il prit une longue inspiration et se canalisa : l'homme ne céderait pas à la colère, ne lui mettrait pas une gifle brutale, mais ce môme allait recevoir une punition en temps et en heure. Pour l'instant, il répondit d'une voix glaciale à ses paroles :

-- Quelle insolence. Je vois que nous allons avoir beaucoup de travail avec toi. Tu es loin d'être pur et sans doute caches-tu beaucoup de choses à ce curé qui a une trop bonne image de toi. La preuve : tu es d'une impertinence inqualifiable. Comment oses-tu prendre ainsi la parole et faire preuve d'une pareille impertinence ?! Tu es orgueilleux. Tu es indiscipliné. Et sans doute même menteur. Car oui, quoi que tu en dises, si tu es entre ces murs c'est bien que tu ne devais pas être aussi honnête et travailleur que cela. Tu as déçu ton père. Et ton corps même porte la marque de ton péché. Penses-tu donc que tu vaux mieux que les autres pensionnaires ?!

Toujours avec une grande maîtrise, sans un geste plus brusque que l'autre, l'homme poussa aux épaules d'Alexandre pour le mettre à genoux. Il attrapa ensuite la trique d'un de ses commis pour abattre dix coups à l'arrière des jambes du malheureux. Sir Berlingtham acheva avec calme :

-- Interdiction de parler sans y être invité. Et cela semble être le moindre de tes défauts. (Un temps) Ton nom ?

Le spectacle de la punition glaça le reste du groupe, figé sur place. Les uns se mordaient les lèvres, d'autres tremblaient ou observaient la scène avec une froideur déconcertante comme pour s'endurcir soi-même.

La colère froide du directeur fit peur à Alexandre qui, instinctivement, cacha sa tête derrière ses mains. Il bredouilla timidement :

"Je.. Je n'ai jamais rien caché au père Thierry ! Je suis un bon chrétien! Je suis même enfant de chœur ! Je ne fais rien de mal ! Je ne fais rien du mal ! Je suis un bon garçon ! Je suis travailleur ! Je ne mens pas ! Je ne vole pas ! Je suis un bon garçon !"

L'insolence avait cédé. Le courageux petit redevenait un tout petit garçon perdu. Il sanglotait, désespéré.

"S'il vous plait... Faites venir le père Thierry... Il confirmera que je suis bon... "

Soudain, le directeur le poussa à genoux et lui infligea des coups terribles à ses jambes. Elles étaient déjà si fragiles. Le malheureux garçon en hurla de douleur et pleura. A la fin du calvaire, l'homme désirait connaitre son nom. Une flamme de rébellion brûla à nouveau dans ses yeux. Il le haïssait pire encore que son père. Un rictus d'insolence le reprit et l'enfant répondit avec orgueil en se redressant :

"J'ai reçu le nom du plus puissant des Empereurs."

Il marqua une courte puis reprit d'un sourire sadique :

"Mais vous n'avez sans doute pas la culture nécessaire pour comprendre cette référence savante."

S'il le trouvait insolent, Alexandre comptait jouer à fond la carte de l'insolence. De toute manière, qu'avait-il à perdre ? Sa mère n'était plus là pour retenir sa fougue. Pour sa vie alors ? Le Christ le accueillerait en martyre, il en était pleinement convaincu. Il avait toujours agi en bon garçon. Le père Thierry l'affirmait. Il irait donc au Paradis. Ce serait assurément la meilleure chose qui puisse lui arriver désormais.

L'Administrateur se crut arrivé au bout de ses peines quand le marmot perdit ses moyens et se remit à bafouiller. Sans doute allait-il en rester là, après quelques jérémiades. Mais ce fut sans compter sur sa langue bien pendue au moment de lui réclamer son prénom. Les traits de l'homme se crispèrent plus encore devant autant d'insolence. Là encore, il choisit de ne pas réagir à chaud et trouverait bien le moyen plus tard de faire cruellement regretter ces paroles au béquilleux. En attendant, comme si la pique le laissait indifférent, il devina et répondit pour lui :

-- Alexandre, donc.

Il s'écarta pour demander leurs identité aux autres internés. "Françoise", "Clotaire", "Harlon", "Yannis"... Les noms s'étaient enchaînés à voix morne, parfois craintive. Pendant que les autres répondaient, la femme se pencha vers Alexandre et lui murmura :

-- Sois sage, pitié. Pour moi.

Il lui avait demandé de ne pas pleurer. Elle lui réclamait de ne pas mourir. Donnant-donnant. Françoise voulait croire qu'un jour, elle sortirait de cet endroit et le petit infirme aussi. Il devait tenir bon d'ici là, ne pas s'accumuler des souffrances inutiles ni faire plus de mal encore à l'image des invalides en général, qui n'avaient vraiment pas besoin de cela.

Alexandre garda un visage dur alors que le directeur l'observait encore quelques instants avant de s’intéresser aux autres. Il ne baisserait pas les yeux le premier. Il regardait ensuite l'homme demander les noms des autres personnes d'un air toujours buté quand la femme de tout à l'heure l'interpela et lui réclama d'être sage. Il marmonna, encore en colère :

"Pourquoi je devrais être sage ? J'ai été sage. Je ne faisais pas de bêtises. J'étais travailleur. Mais papa m'a quand même abandonné. Alors pourquoi je continuerai à faire des efforts ? J'ai plus envie, moi."

Têtu, l'enfant croisa ses bras contre la poitrine et bouda.

Françoise était bien embêtée. Que répondre ?

-- Parce que... Parce que tu sortiras d'ici un jour. Je te promets. Sois patient. Il y a des choses injustes parfois mais on s'en sort... Et n'oublie pas que tu es infirme. Malheureusement, ça va pas faire du bien aux autres comme toi si tu donnes à penser que vous vous comportez mal...

Elle avait improvisé. Elle pria secrètement pour avoir fait mouche. Mais déjà, elle devait s'interrompre. Le directeur en effet reprenait la parole pour exposer froidement le morne déroulé de la journée type :

-- Lever et prière du matin à Prime. Collation puis début du travail à la deuxième heure du jour. Nouvelle prière à Tierce. Reprise du labeur ensuite jusqu'à Sexte pour la ration de mi-journée et l'audition de la Bible... Besogne de nouveau jusqu'aux Vêpres. Nouvelle prière et souper, puis au repos après les Complies.

Là-dessus, on entreprit de séparer les hommes et les femmes. Ces dernières seraient acheminées vers un autre grand bâtiment beaucoup plus loin. Avant de disparaître derrière la porte, Françoise souffla à Alexandre dans un sourire complice et maternel :

-- Sois patient. Courage. J'vais prier pour toi...

Quatre commis entraînèrent le marmot et Clotaire vers les dépendances réservés aux plus jeunes. A leur tour, Harlon et Yannis s'éloignèrent puis s'éclipsèrent, encadrés de gardiens et au rythme de leurs pas traînants, de leurs bâtons claudicants.

L'Administrateur constata avec satisfaction qu'Alexandre était enfin docile. Il avançait en silence, dans son sillage, appuyé sur ses béquilles malgré les coups administrés à ses jambes. Il n'ouvrait plus son clapet. Le groupe de gardiens introduisit les nouveaux arrivants dans une gigantesque salle très mal éclairée. Des dizaines de bancs médiocres s'y suivaient. Et sur ceux-ci : une masse de silhouettes assises, ployées, besogneuses. Leurs formes étaient vaguement découpées par la faible lumière et brouillée par de la poussière qui volait en tous sens. Des petites mains s'agitaient sans cesse. Le tout dans une pesante atmosphère sonore où résonnaient les grincements des assises quand quelqu'un bougeait, mais surtout le crissement de cordages manipulés sans répit.
On sépara Clotaire et Alexandre. Alors que le premier était envoyé au fond, à gauche, on fit asseoir le plus petit en bout de banc sur la droite, à côté d'internés en rang d'oignon, qui ne relevèrent que brièvement le regard vers le nouveau petit garçon.
A l'entrée de l'Administrateur en Chef, par réflexe quasi mécanique les uns et les autres ployèrent la tête. Avant de se redresser et de reprendre le labeur. Le Directeur désigna une masse de lourdes cordes aux pieds du gosse et lui ordonna, avant de tourner les talons :

-- Prends ça. Et apprends sur un de tes voisins.


L'un des voisins en question dépassait du sinistre alignement de tous les bancs. Et pour cause : il n'y était pas assis, mais reposait sur un médiocre landau de fortune rafistolé en chariote, garé juste au bout de sa rangée. Alexandre pourra découvrir la silhouette recroquevillée d'un petit bout de gars, tout menu, enroulé dans ses hardes et une vieille écharpe autour du cou. Il y rentrait la tête, protégeant à demi sa bouche et son nez des incessants chahuts de poussière dégagés par les cordages miteux. Pourtant, à l'arrivée du nouvel enfermé, le marmot aura relevé le visage pour lui adresser un très bref sourire. Accompagné de ses larges yeux dorés posés sur son nouveau voisin de corvée.
Aussitôt cependant, il se ploya de nouveau sur son ouvrage, lèvres et nez dissimulés derrière le tissu loqueteux. Les mèches de sa tignasse châtain-rousse tombaient sur son front. Ses mains prirent le relais de la conversation silencieuse : ayant entendu les ordres donnés par le directeur à Alexandre, le petit travailleur se tourna légèrement vers lui pour lui permettre d'observer ses gestes.
A vive allure, il fallait tirer sur d'épais cordages, les dénouer pour en faire des cordes plus petites, et ainsi de suite jusqu'à arriver aux fils les plus fins que l'on pouvait trouver. Alors, il s'agissait de jeter à ses pieds les parties les plus inexploitables de ces nids de chanvre, d'en arracher les nœuds, et de mettre à côté de soi les fils de bonne qualité qui seraient réemployés ailleurs. A force de batailler dans les cordages, de gratter, de tirer - et ce depuis des années - les longs doigts du garçon étaient rouges, pelés, et ses ongles cassés.

La mine basse, Alexandre suivit docilement le directeur et contempla avec tristesse tous ces malheureux enfants qui œuvraient à ce qui semblaient être des travaux de couture. Il eut du mal à cacher son dégoût. Les garçons, ça ne devaient pas faire cela. La vaisselle, le ménage, la couture.. Tout ceci constituait des tâches exclusivement réservées aux femmes. Il plia cependant, désireux de ne pas attirer d'ennuis à des infirmes autres que lui.

L'enfant s'installa près d'un garçon au moins aussi chétif que lui puis remarqua que celui-ci était installé dans un fauteuil qui marquait sa différence vis-à-vis des autres. Il ouvrit la bouche pour dire bonjour puis la referma presque aussitôt. Quel idiot ! Il s'était pourtant juré de ne plus parler. Alors, il ne pouvait pas saluer. Ses yeux observèrent les gestes de son camarade d'infortune mais peinaient à se souvenir comment manier ces cordes. Il posa le regard sur celles posées devant lui, sceptique. Comment on faisait au juste ?

Finalement, las, il lâcha, exaspéré :

"C'est bien un boulot pour gonzesses, tiens ! la preuve, j'arrive pas à comprendre ce qui faut faire !"