[14 septembre, début d'après-midi] Interrogation mouvementée

Dimanche, jour du Seigneur. Emeline était lasse de tout le protocole à suivre qu'impliquait la pratique religieuse. Se lever tôt après un samedi soir, franchement... Elle était quasiment sûre que Dieu n'allait pas râler si la messe se déroulait un peu plus tard. Mais bon. Cela lui tenait tout de même à coeur, surtout qu'elle allait emmener Hubert pour la deuxième fois depuis qu'elle l'avait recueilli. La première fois, l'enfant n'avait cesse de poser des questions et avait du mal à intégrer la règle de bienséance selon laquelle il ne fallait pas faire de bruit. Mais cette fois, il se tint plus tranquille, et Emeline en éprouvait une certaine fierté.

Après la messe, il fallait encore préparer le repas pour les clients du midi. Ce n'était pas de tout repos. Même en ayant l'habitude, Emeline était toujours fatiguée à ce moment-là. Heureusement, il y eut peu de clients ce jour-là, et Hubert était tout de même d'une aide non négligeable.

Alors qu'ils pensaient avoir un peu de répit, ne restant que quelques personnes attablées, la porte de la taverne s'ouvrit d'un coup sec. La silhouette de deux gaillards se dessina dans l'encadrement de la porte. Zut ! Les soldats ! Emeline se leva, légèrement tremblante, et envoya Hubert à l'étage, qui se demanda pourquoi on le chassait à chaque fois qu'il se passait un truc qui le dépassait.
Se souvenant des conseils d'Alexandre, elle se mit à frotter frénétiquement une série de chopes sales, avec des gestes plus vifs et plus saccadés que d'ordinaire. Elle fit mine de ne pas les remarquer, comme si elle était particulièrement concentrée sur sa tâche, et attendit qu'ils approchent.

Les gardes d'astreinte en ce dimanche n'étaient pas vraiment de bonne humeur. Oh certes des roulements étaient opérés et ils auraient leur Jour du Seigneur la semaine suivante, mais une pointe d'agacement tirait malgré tout leurs visages en ce matin sacrifié. Doublement sacrifié, car avant que de se présenter à leur poste vers les sept heures, il avaient observé l'obligation d'aller tout de même à la messe - ce qui ne leur laissait d'autre choix que d'assister à celle qui se tenait parfois avant même le lever du jour. Une bien courte nuit en somme. Le devoir de bon chrétien cependant s'avérait accompli.

Au moins, le programme de la journée ne serait pas aussi intense que ceux des derniers jours avec toutes ces arrestations... Il ne s'agissait alors que d'aller recueillir le témoignage de l'aubergiste de l'Ours Noir. Une brave dame que certains de ces soldats ne manquaient pas d'aller visiter régulièrement, profitant de la bonne nourriture de l'établissement, de la bière et de la bonne humeur qui y régnait.
Néanmoins, il semblait aussi que des affaires moins conviviales s'y pouvaient dérouler parfois - puisque l'une d'elles les amenait en ce jour. Que saurait la dame Lefèvre au sujet du client pour le moins incommodant que serait le Père Thierry ?
Parvenus à la porte de la taverne, le plus solide du groupe frappa énergiquement à la porte pour signaler leur présence, puis la troupe pénétra dans le local encore bien calme à cette heure. Ils découvrirent Emeline affairée à son travail, avec des gestes dynamiques qui laissaient deviner un tempérament volontaire et besogneux. Les quatre hommes hochèrent la tête en guise de salut.

-- Agents du guet. Madame, s'il nous faut vous importuner si tôt, c'est parce que nous aurions quelques questions à vous poser dans le cadre d'une investigation.

Déjà, tandis que le chef parlait, un collègue derrière lui sortait de quoi consigner tout ce qui allait être dit. Pupitre, feuillets, petite encrier et plumes furent vite dégainés.

Comme attendu, les gardes vinrent demander à Emeline sa coopération. Elle les salua avec un sourire un peu crispé, qu'elle faisait de son mieux pour camoufler, et fit mine de réfléchir deux minutes, puis dit, d'un ton qu'elle réussit à faire un peu détaché :

- Bonjour, messieurs. Une investigation ? Ah, je suppose que ce doit être par rapport à ce prêtre, Thierry d'Anjou. N'est-ce pas ? Que voulez-vous savoir ?

Elle ne pouvait pas feindre l'ignorance, cela aurait été peu crédible. Il était bien connu qu'Emeline était au courant de tout ce qui se passait, et cette histoire concernant le prêtre faisait le tour des rumeurs.
La question sensible allait sûrement arriver, mais Emeline était préparée.

L'aubergiste les reçut poliment et avait l'honnêteté de dire qu'elle se doutait bien qu'il s'agissait du prêtre. Les ragots avaient tellement tourné en ville que c'eût été un mensonge que de prétendre ignorer la chose, et peut-être involontairement Emeline venait d'elle-même passer le premier test qu'envisageaient les émissaires. Elle aurait pu jouer l'innocente, cependant rien n'aurait été moins crédible.
Ce constat sembla disposer plus agréablement le soldat en charge de poser les questions. D'un geste il invita Emeline à s'asseoir en face d'eux puis engagea :

-- Si fait. Il s'agit de Thierry d'Anjou. Est-il client régulier de cet établissement ? Et quelles ont été les deux ou trois dernières fois où il s'est présenté céans ?

Emeline dut s'asseoir en face des gardes. Situation somme toute assez stressante, mais elle dut prendre sur elle pour ne pas montrer son trouble. Pour cela, elle continua de frotter frénétiquement sa vaisselle.
Elle fit ensuite mine de réfléchir aux jours où elle avait vu le prêtre, mais en réalité, elle réfléchissait à la manière de tourner sa réponse pour qu'à la fois elle dise une part de vrai, et qu'à la fois elle le couvre.

- Eh bien... Oui, on peut dire qu'il passe assez souvent ici. Et parfois, il cause même du grabuge ! Il était là le jour après l'ouverture, puis est revenu deux jours après.

"Le jour après l'ouverture", voilà ce qui était faux. Mais pour s'en convaincre, Emeline s'était figurée que "le jour d'après" voulait dire "ce jour". Ainsi, son mensonge passerait un peu mieux.

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'Audace' :

Le greffier nota ces premières réponses, tandis que les soldats gardaient un visage impénétrable face à l'aubergiste. L'exercice de leur profession avait depuis longtemps habitués à cet exercice. L'un d'eux en revanche nota une certaine anxiété dans les petits gestes de la dame Lefèvre. Après tout, cela pouvait être dû à la nervosité déclenchée par une telle visite : un interrogatoire de cette nature n'était pas de ce que l'on vivait tous les quatre matins. Mais il valait mieux demeurer prudents et creuser.

-- Pouvez-vous nous détailler le déroulement de ces dernières visites du père d'Anjou ?

La version d'Emeline allait-elle coller avec celle qu'avait rédigé, en prison, la femme qui prétendait avoir été importunée par le curé de la paroisse Saint Eustache ? Qu'allait-elle mentionner ou cacher ? Oh, cela risquait d'être du parole contre parole... toutefois l'entente des deux versions demeurait nécessaire.